Ar Santé change de visage
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Ar Santé change de visage
Ar Santé change de visage Ar Santé change de visage Ar Santé change de visage Premier contact Préface “Il n’existe pas d’avenir à celui qui ne connaît Faubourg de Lannion, en limite de la paroisse pas son passé.” de Buhulien, le quartier d’Ar Santé, développé C’est grâce à des ouvrages comme celui-ci depuis une cinquantaine d’années, déjà, s’est que la mémoire pourra perdurer et se trans- forgé une véritable personnalité. mettre. Certains ont pu être surpris de l’attachement Je tiens à remercier personnellement et au que les habitants des logements sociaux ont nom de mon prédécesseur et des équipes manifesté lorsqu’il s’est agi de restructurer le municipales toutes celles et tous ceux qui ont quartier, premier volet de la vaste opération de accepté de donner de leur temps afin que ce requalification urbaine qui va se dérouler sur livre prenne forme. d’autres quartiers. La part prise par les habitants Le travail fut laborieux, long, mais ces “mor- dans la conception et les différentes phases ceaux d’architecture” le méritaient ample- d’un processus long et complexe, m’apparaît à ment. la fois positive et exemplaire, et le nouveau Ar “Du fond du cœur un grand merci pour ces Santé, une fois achevé, dans son cadre, dans souvenirs qui permettront à nos enfants de sa nouvelle organisation sociale, apparaîtra à mieux comprendre ce que vous avez vécu au coup sûr comme une référence de méthode et sein d’Ar Santé.” de réussite dans l’urbanisme du 21e siècle. Christian Marquet - Maire de Lannion Alain Gouriou - Maire de Lannion (1989-2008) Perspective d’ensemble En face Géométrie de la cité Couleur ardoise Boîtes aux lettres Squatters Aire de jeux Ar Santé… Portrait du quartier D’hier à aujourd’hui “Ar Santé, c’était bien !” Saint-Nicolas Création du nouveau quartier S’approprier les lieux Apprendre à se connaître L’école Les enfants Le centre St-Elivet Un terrain d’aventure ? La dernière décennie (1996-2006) Familles Solidarité et convivialité Un quartier agréable mais… Une cité vieillissante Quel visage pour demain ? Le projet de requalification urbaine “Ne vois-tu rien venir ?” L’Atelier mémoire Faire la fête en attendant Déménager, enfin… Rosalic Kerlitous Rester La “mort” du F Interrogations sur l’avenir 7 8 10 10 11 12 12 13 14 14 16 18 22 24 26 27 32 34 36 39 43 48 50 52 56 59 64 66 68 76 78 82 83 84 84 86 89 Ar Santé change de visage La requalification du quartier d’Ar Santé a été la première à Lannion. L’idée a germé ; la préparation des dossiers a été très longue ; les travaux ont commencé dans un contexte de flambée du coût de la construction ; les retards se sont accumulés. L’attente a donné lieu à beaucoup de déceptions, d’angoisse, d’incompréhension. Nous, Ville et Côtes d’Armor Habitat, étions dans l’incapacité de donner des plannings et des dates de réalisations des travaux. Les habitants du quartier s’impatientaient, mais ont supporté stoïquement la situation. La requalification n’est pas achevée, il reste encore aujourd’hui des bâtiments à détruire et d’autres à construire. Mais les premiers bâtiments neufs sont sortis de terre ; les locataires sont relogés au fur et à mesure, dans ces appartements neufs dont ils ont rêvé, dont ils ont douté s’ils se feraient un jour. Et, ce que l’histoire ne dit pas, ils en sont plutôt contents. Le texte que vous allez lire a été conçu dans ce qui devait être un travail sur la mémoire du quartier. Mais il est arrivé un peu tard dans le processus. Les esprits étaient déjà trop préoccupés par ce qui les attendait et la parole s’est focalisée sur la situation présente plus que sur les souvenirs. En 2006, on est au plus fort de l’attente. Les bâtiments se vident, la première démolition a lieu pendant l’été. Le choc est fort. Pendant toute cette période de transition, la vie n’a pas cessé. Bien au contraire. Les occasions de se retrouver aident sans doute à faire passer l’inquiétude. Le groupe des huit femmes, l’atelier mémoire, le P’tit Café, toutes les occasions de rencontre rassemblent beaucoup de monde, y compris ceux qui ont déjà quitté le quartier et qui reviennent. Isabelle Métayer - adjointe en charge de l’urbanisme et de la requalification urbaine 6 7 Premier contact Perspective d’ensemble de salles à manger ou de chambres. Devant les femme âgée qui n’aurait pas pris assez le temps vitres en feu, seul un balcon arbore des jardinières de s’occuper d’elle… disposées le long des barreaux de protection et Elles sont belles ces demeures : un ravalement im- Le “B” avait-il bu ce jour-là pour que certains le Dans la rue St-Elivet, je tourne à droite et aper- parées de magnifiques géraniums. peccable, du granit rose - comme sur la côte -, des voient en “U”. Il n’était pourtant pas tordu lui çois, parmi les barres d’habitation de trois étages, couvertures en ardoise naturelle, des fenêtres PVC qui résiste et protège. Peut-être ses observateurs quelques masses grises en construction. Des nou- et des stores roulants, d’épais murs de séparation avaient-ils été frappés de berlue et ont cru voir un en pierres, des portails peints rutilants, des haies U formé avec ses voisins, le “A” et le “C”. C’est de troènes et de thuyas hautes de plus de 2 m et bien possible car leur géométrie mentale les a mis impeccablement taillées, des rosiers grimpants, tous les trois perpendiculaires et parallèles ! des jardins proprets… Elles sont coquettes ces Le B est pourtant une lettre rassurante avec grandes maisons, distinguées, comme des fem- ses deux mamelles qu’on imagine aux fenêtres mes habituées à se pomponner. surveillant les jeux des enfants dans l’aire de jeu. En face veaux immeubles moins hauts, avec des balcons qui semblent attendre le printemps pour s’habiller En face, l’avenue Park Nevez et sa circulation dont de couleurs. J’espère que ces appartements neufs l’intensité fluctue en fonction des horaires des seront revêtus avec plus de gaieté que les an- écoles. Le trafic reste souvent dense, amenant son ciens. En effet, le temps a œuvré pour recouvrir flot de vie et de demi-tours sur le parking de la le quartier d’une sorte de tristesse. Les peintures cité du bout de la ville. sont laides, sans éclat. Le gris des caves bétonnées et le beige caca d’oie pisseux envahissent les murs d’un passé révolu. On peut apercevoir sous l’un des paliers une fenêtre de cave qui semble ne plus fermer depuis belle lurette. J’entends les enfants de l’école primaire du quartier en récréation. C’est l’heure du goûter. Leurs cris, leurs rires, remplissent le silence de discussions animées. Le soleil embrase les baies vitrées Géométrie de la cité Le chemin bétonné qui entoure l’aire de jeux est L’avenue Park Nevez, une frontière entre deux doublé d’une épaisse haie qui laissait croire aux pays : celui des nantis et celui des mal lotis ; ceux petits qu’ils étaient invisibles. Si ce chemin est qui ont le choix et ceux qui ne l’ont pas toujours… plein de mauvaises herbes c’est parce que les De l’autre côté, sur l’autre trottoir… un monde voitures avaient renoncé à l’emprunter… C’est en différent. fait un chemin qui ne mène nulle part… Posées les unes à côté des autres, de grandes mai- Ar Santé surveillait ses enfants depuis tous les sons bourgeoises narguent la cité HLM abîmée. immeubles et, s’il y avait des bêtises, rappelait à Elles évoquent un passé glorieux quand la cité, l’ordre les petits Bêtas sans distinction d’origine. défraîchie, semble avoir si mal vieillie, comme une de ce qui, a priori, doit être des fenêtres de salons, 10 11 Couleur ardoise Boîtes aux lettres Squatters ou de Pinault de l’autre côté de l’avenue de Park Les toits sont de ceux que l’on retrouve sur toutes Dans l’entrée de chaque immeuble, de l’autre côté À quoi servent les cheminées qui pointent sur les et la pelouse au pied du “G”. Certains avaient les constructions classiques. Ils symbolisent le des façades, d’énormes blocs en métal sont fixés toits pentus d’Ar Santé ? Personne n’a vu de la leurs habitudes et profitaient d’un traitement de haut, la pointe du bâtiment, telle la cime d’une sur le mur. En fait, il s’agit de boîtes aux lettres fumée s’en échapper. Personne n’a vu un voisin faveur. Les autres devaient plonger dans la mêlée montagne, au plus près du vol des mouettes et alignées sur plusieurs rangées. Tous les noms sont remonter de sa cave un panier de bois destiné à pour arracher une part du bec des nantis. Les plus des nuages. Ces derniers laissent parfois tomber inscrits sur des étiquettes blanches. De loin, on pallier le manque d’efficacité du chauffage. Aucun malchanceux devaient composer avec les pigeons, la pluie, pour laver ces pentes, et tenter de leur dirait les tiroirs d’un bureau empoussiéré, oublié pompier n’est intervenu pour un feu de cheminée les merles et les pies qui étaient au pain sec sur donner de l’éclat, en vain. au fond d’une pièce. Les caractères “arial gras” dans la cité ! la pelouse. Quelques moineaux piquaient vers La couleur terne, noire, rappelle la typique toiture d’une imprimante les rendent tous identiques, L’homme sérieux dira qu’elles servent à l’évacua- les miettes en essayant d’échapper aux coups de bretonne en ardoises, qui se veut le prolongement anonymes. tion des gaz émis par les chaudières individuelles. becs. de la mer. Seules les cheminées tranchent sur ces Cela me surprend désagréablement. En quel Ces gaz ne doivent pas être bien méchants car les Ensuite la volée filait vers le “F” où des âmes com- vagues de losanges. On imagine le prolongement honneur, les habitants de ces immeubles sont-ils cheminées sont habitées par les corneilles qui ne patissantes distribuaient pain et restes divers. Mais de leurs longs cous jusque dans les logements, dépersonnalisés ainsi, tels des animaux d’élevage ? paient ni loyer, ni charges… Des mesures de coer- certains ne se contentaient pas de ces “Restos du jusque “chez eux”, sous “leur toit”. Tous les blocs sont les mêmes, les entrées et les cition ont bien été prises avec du grillage contre cœur” et faisaient le tour des fenêtres ouvertes Ce chapeau, couvre-chef du bâtiment est comme appartements, les murs. N’y a-t-il pas de place ces “squatters”, mais celui-ci leur a finalement pour voler sans vergogne une part du repas de posé sur la seule chose qui semble encore solide, pour la différence dans les entrées d’immeubles ? servi à construire leurs nids. C’est ainsi que dans midi… Il ne restait plus aux victimes qu’à regarder telle une ossature : les gouttières qui longent les Je tâche d’oublier l’indignation et la colère qui me les cuisines on pouvait entendre les gazouille- les traces de pattes sur le rebord de l’évier ! C’est façades et séparent les cages d’escaliers. gagnent avant d’emprunter les quelques marches ments des petits et les disputes des parents. Tout étonnant comment les oiseaux sont bruyants en jusqu’au 2e étage. comme ce qui se passait chez les voisins ! bandes et discrets dans leurs chapardages. Ils ne Nul besoin de cheminées pour les mouettes et les veulent surtout pas réveiller les chats. Nevez. Les yeux scrutaient les fenêtres de cuisines goélands. Leur repaire était sur les toits de la Sécu 12 13 Aire de jeux Ar Santé… Une aire de jeux est entourée par trois bâtiments, Quel nom étrange pour un quartier. avec une pelouse, du sable et un toboggan, Un livre rédigé en breton racontant l’histoire de quelques arbres et tout autour une haie. Quelques la ville de Lannion - explique que le nom Ar Santé enfants y viennent de temps en temps, mais ils tire son origine du breton “Ar Zantez” qui signi- sont rares. fiait la personne sainte, sage, pieuse, douce et Le matin, quand je me réveille, j’ouvre les volets. estimée de tous. Il y a 200 ou 300 ans, y habita Et un arbre apparaît devant la fenêtre ; l’arbre une guérisseuse, généreuse et bienveillante envers Avez-vous regardé dans le dictionnaire ce que l’habitat leur facilite la tâche. Les concepteurs signifie le mot “santé” ? “État de celui dont l’or- d’Ar Santé ont-ils voulu réellement faire de ce ganisme fonctionne normalement en l’absence de quartier un lieu de bien-être, de concorde, de maladie”. Sur les fonds baptismaux, la vocation sécurité, de quiétude ? d’Ar Santé était écrite : on espérait en faire un Aujourd’hui, à l’heure où de très nombreux quar- territoire vierge de toute affection, de tout trou- tiers dits défavorisés - eux aussi pour la plupart ble… de tout mal-être. Ar Santé serait un quartier sortis de terre dans les années soixante - pren- paisible où régnerait une vraie douceur de vivre… nent feu, qu’en est-il d’Ar Santé ? Quarante ans commence à se dépouiller et derrière celui-ci je ses contemporains. Elle vécut longtemps et était Une cité est une communauté d’hommes, de vois les nouvelles constructions. estimée par tous. Elle fut tant aimée, que la femmes et d’enfants, qui vivent les uns à côté population du petit lieu-dit où elle vivait - hameau des autres, les uns avec les autres. Ils partagent relativement éloigné du centre de Lannion à des espaces communs : espaces verts, aires de l’époque - a donné son nom au quartier. La mé- jeux, parkings, halls d’entrée, cages d’escaliers, moire collective a voulu garder une trace de cette paliers… Leur intimité doit s’intégrer au cœur femme généreuse en lui rendant ainsi hommage. même de la collectivité. Comment harmoniser vie après sa fondation - alors que désormais la cité se transforme pour s’adapter aux nouvelles contraintes sociales et architecturales des villes - peut-on dire que le pari est gagné ? A-t-on vécu heureux à Ar Santé depuis 1965 ? Si oui pourquoi ? Sinon, qu’est-ce qui a failli ? Quelles leçons en tirer pour les prochains programmes de construction ? La parole d’une vingtaine d’habitants et d’anciens publique et vie privée ? D’autres archives racontent que ce nom a été donné en référence à l’ancienne léproserie située dans le quartier Saint-Nicolas. Cette léproserie datait du Moyen âge. On en retrouve des traces en 1489 : elle renfermait six lépreux-nés qui seront plus tard enterrés dans un cimetière réservé dans le faubourg de Kermaria. 14 habitants du quartier a été recueillie. Pour la majo- L’écoute des habitants révèle que la tâche la plus rité, des femmes vivant seules : divorcées, veuves, difficile est bel et bien là : préserver sa vie privée et elles ont, souvent, enduré leur lot de souffrances. respecter autant que possible celle de son voisin Il y eut aussi un couple, un quinquagénaire, une tout en participant à la vie de la communauté. maman célibataire, une fillette de dix ans, une Cette règle est le principe même de l’harmonie mère de famille nombreuse. Rien à voir avec la sociale au sein d’un quartier. vision des banlieues que nous livre le journal télé- Pour que les hommes soient épanouis, il faut que visé… Quelques personnalités locales ont aussi été 15 sollicitées : l’ancien directeur de l’école du quartier, dans les cages d’escaliers à une époque - mais cela des escaliers. Maternelle et primaire étaient séparées. rieur de la ville, de la campagne. un gardien, une responsable du milieu associatif, des n’a pas duré longtemps -, le manque d’isolation Ici, tout est regroupé, tout est facilement accessi- Après réflexion, il me semble qu’Ar Santé est un membres d’un “atelier-mémoire” créé pour aider - nous avions vraiment froid en hiver à cause des ble. Les grandes surfaces sont à proximité. On peut monde bien fermé, fonctionnant escalier par escalier les habitants à passer le cap du renouvellement. La courants d’air - et cet étrange malaise : la configu- aller jusqu’au centre-ville à pied. Le quartier est très sur la base de liens familiaux voire professionnels. richesse de leur réflexion doit être entendue et écou- ration de la cité, avec ses bâtiments parallèles et calme”. Dans l’escalier se crée la communauté“. tée, en particulier par les pouvoirs publics responsa- perpendiculaires, créait l’impression d’être toujours bles du renouvellement de l’habitat social de tous regardé”. Ar Santé est un îlot central, un quartier particulier “Je louais un appartement de type 4. Les locataires de la ville de Lannion. Proche des commerces et des précédents étaient partis en laissant la clé sous la “On ne peut pas dire du mal d’Ar Santé : c’était écoles, la cité reste relativement calme. Il n’y avait ja- porte. Le logement se trouvait dans un état déplora- tellement bien. Je n’ai jamais eu à me plaindre ni mais eu de vrais problèmes de délinquances jusqu’à ble. Dès les premiers jours de mon installation, je fis du quartier ni du voisinage. Encore aujourd’hui il tout récemment. le ménage en grand et j’entrepris de repeindre et de horizons. Les réponses sont là : dans le cœur des habitants. subsiste une ambiance agréable. Et ce quartier n’a que des avantages : proximité des commerces, de la sécurité sociale, de la piscine, du marché, des écoles, aires de jeux pour les enfants…”. j’appréciai tout de suite les grandes baies vitrées J’avais peu de contact avec mes voisins et je n’avais qui apportaient beaucoup de lumière, l’orientation aucune intention de m’investir dans la vie de la cité et la vue, l’agencement et les rangements. J’étais que ce soit sur le plan associatif et politique : j’étais “Dans les années quatre-vingt-dix, je connaissais très replié. Je rencontrai parfois un voisin dans la Portrait du quartier la réputation de Ker-Uhel mais j’ignorais tout d’Ar cage d’escalier, dans le hall ou devant l’immeuble. Il Santé : je venais y faire demi-tour quand je devais me semblait que les habitants en savaient beaucoup plus “Les avantages et les inconvénients de vivre à Ar rendre à la sécurité sociale. Le quartier me semblait sur moi que moi sur eux ! J’ai appris ensuite qu’il Santé ? Côté avantages : la situation du quartier fermé : l’emboîtement des immeubles impliquait s’agissait d’une caractéristique propre au quartier. - proche des commerces et des commodités - et la qu’on ne pouvait y entrer si on n’y vivait pas”. D’où les gens tenaient-ils ces informations ? C’est sécurité surtout pour les enfants. C’est un quartier changer les papiers peints. Malgré l’état de saleté, “J’ai mis un certain temps à découvrir Ar Santé. ravie que la salle de bain dispose d’une fenêtre et d’un séchoir. Le seul véritable problème lié à cet appartement était l’insonorisation : le moindre bruit, le moindre mot résonnait… Le matin, nous étions réveillés par les bruits de chasse d’eau, de réveil… Mais le pire, c’était d’entendre, sans le vouloir, les disputes de nos voisins. J’étais extrêmement gênée. très simple : tout le monde parle ; l’information calme : un grand atout comparé à Pen-ar-Ru et Ker- “J’aime beaucoup le quartier ; je le préfère à Pen-ar- circule par les femmes autour de tasses de café. J’ai Uhel. Côté inconvénients : les jeunes qui traînaient Ru. Là-bas, pour accéder à l’école, il fallait descendre aussi pu expérimenter le fait qu’Ar Santé véhiculait Alors, je faisais comme si je n’entendais pas et, au pire, j’augmentais le son de la télévision pour étouffer les voix”. des informations provenant directement de l’exté- 16 17 D’hier à aujourd’hui L’idée de construire une grande cité à Lannion date route de Guingamp, dans le quartier Saint-Nicolas. Vu l’avis de M. Le Maire de Lannion en date du reclassée sur d’autres chantiers. Les travaux sont de 1962. Suite à l’implantation du Centre Natio- Ce grand ensemble s’appellera “Ar Santé”. 30 octobre 1962 ; interrompus pendant plus de six mois. En avril 1964, nal d’Étude et des Télécommunications (CNET), Vu l’avis de l’Ingénieur en chef, Directeur départe- la société alsacienne Socaltra accepte de reprendre le en 1960, et à l’implantation de nombreuses en- mental de la Construction en date du 22 novembre chantier. 1962 ; La livraison officielle des douze premiers appar- Sur proposition de M. le Secrétaire Général de la tements du bâtiment A a lieu en avril 1965. Les Préfecture. logements s’avèrent être des constructions solides, treprises, Lannion, bourg rural de 7 000 habitants Extrait du permis de construire délivré le 12 dé- devient rapidement une véritable ville moyenne de cembre 1962 par le Préfet des Côtes du Nord. 20 000 habitants. Les années 60 et 70 voient arriver Vu le code de l’Urbanisme et de l’Habitation ; de nombreux ingénieurs et techniciens accompagnés bâties avec des matériaux de qualité et répondant Vu le décret n° 56-14-67 du 31 décembre 1956, de leurs familles. Lannion, dans les années 80, a “la relatif au permis de construire ; plus forte densité de polytechniciens de France” ! Il [...] faut loger rapidement ces familles. Le 17 mars 1962, Vu l’arrêté préfectoral en date du 10 mars 1962, se tient une réunion décisive à la mairie de Lannion, déclarant d’utilité publique l’acquisition, par l’Office sous la présidence du préfet Dejean, en présence du Départemental d’HLM de terrains sis à Lannion, directeur de cabinet du Ministre des Postes et télé- Article 1. Le permis de construire est accordé à aux normes en cours. Ils font preuve d’un confort l’Office départemental d’HLM pour l’édification de optimum, offrant chauffage central, salle de bain 127 logements HLM au lieu-dit “Ar Santé”, sous complète avec baignoire et toilettes individuelles. réserve du droit des tiers et conformément aux plans annexés au présent arrêté. d’une superficie de 25,549 m2, destinés à l’implanta- communications, de Pierre Marzin et des autorités tion d’un groupe de 127 logements HLM au lieu-dit locales. Au cours de cette assemblée, on fait remar- “Ar Santé” en Lannion ; quer qu’il est urgent “de prévoir l’installation dans [...] la région de 4 000 adultes et de 1 400 enfants”. Des Vu la demande de permis de construire présentée le centaines de logements doivent être impérativement 29 octobre 1962 par M. de Bagneux, Président de et rapidement construits. l’Office départemental d’HLM en vue de l’édification La demande de permis de construire est déposée le de 127 logements HLM sur un terrain cadastré […] 29 octobre 1962 ; le permis est accordé en décem- sis au lieu-dit “Ar Santé” en Lannion ; bre. On veut bâtir plus de cent logements sur la Vu les plans et devis présentés ; Article 2. M. le Secrétaire Général de la Préfecture, M. le Sous-Préfet, M. le Maire de Lannion et M. l’Ingénieur en chef, Directeur départemental de la Construction, sont chargés chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent arrêté […] Saint-Brieuc, le 12 décembre 1962. La construction est retardée par la faillite de la succursale lannionnaise de l’entreprise Renvoisé. 110 ouvriers sont licenciés ; une quarantaine est 20 21 Ar Santé, c’était bien ! Saint-Nicolas Le quartier Saint-Nicolas a beaucoup évolué ces ensuite vers St-Marc. Le train faisait un arrêt près de La fête du quartier était l’événement de l’année. Elle trente dernières années. Certains commerces ont l’actuel rond-point Saint-Marc avant de continuer se déroulait le jeudi de l’Ascension. Une structure disparu et d’autres se sont installés. Le magasin de jusqu’à Perros. Ce petit train a dû disparaître dans les provisoire était installée devant l’actuelle boucherie. La nouvelle cité doit s’étendre route de mobylettes est devenu une supérette Spar qui a été années quarante. En 1966, il y eut la construction du La veille, le mercredi soir, il y avait un concert donné Guingamp, dans la continuité du quartier Saint- revendue pour être transformée en boulangerie. À lycée de Beauchamp et en 1970, l’inauguration du par la fanfare municipale suivie d’une retraite aux Nicolas, en limite de la ville. l’emplacement de l’actuelle pharmacie, il y avait un terrain de football de Park-Nevez”. flambeaux et d’un bal animé par un orchestre. Le “Tout commença dans les années cinquante avec dépôt de gaz appartenant aux frères Roland. Je me jeudi matin, vers 7h30, quelques musiciens venaient la construction des premiers logements sociaux. En souviens aussi d’un magasin de farces et attrapes, sonner le réveil en fanfare, sous les fenêtres des 1953, le lotissement des “Castors” sortit de terre situé à la place de l’actuel centre St-Elivet et tenu Dans les années 50 et 60, un grand quartier habitants du quartier. Il y avait ensuite une messe dans la rue des Cordiers. L’association des Castors par Monsieur Lintanf, un artiste-peintre. M. Lintanf prend vie s’étendant de St-Elivet à Ar Santé. Des en plein air. La petite statue de Saint-Nicolas, préa- regroupait des gens qui s’entraidaient pour cons- vendait des masques pour les “Gras” et fabriquait animations, des fêtes, animent le quotidien des lablement “ravalée” par le peintre du quartier et truire eux-mêmes leur maison. L’année suivante, en des décors pour les spectacles. Aujourd’hui, le quar- anciens et nouveaux habitants. décorée de quelques fleurs, était exposée. L’après- 1954, les premières maisons HLM furent bâties du tier Saint-Nicolas est moins animé : c’est devenu un côté de St-Elivet. Au carrefour Saint-Nicolas, il y avait quartier où l’on passe”. quelques commerces : épiceries, cafés, petit centre midi était consacré au concours de boules, à de nombreux jeux et à un radio-crochet. Des marchands “[…] En une décennie, le quartier changea ra- ambulants s’installaient ; je me souviens du glacier. dicalement de visage ! Avant de subir toutes ces Leclerc, magasin de mobylettes. Le café “Le Vincen- “[...] dans les années soixante, le bâtiment de la sé- nes” était l’endroit le plus populaire : il faisait res- curité sociale n’existait pas. Une petite station-service taurant ouvrier. Je me souviens encore des anneaux occupait un bout de terrain. Elle fut ensuite détruite auxquels les agriculteurs attachaient leurs chevaux pour laisser place à un garage Renault puis aux éta- le temps d’aller prendre un verre avec les copains ou blissements Pinault. Une ligne de chemin de fer, alors de manger quelque chose. “Le Vincennes” était un inexploitée, passait à proximité. Quelques années vrai lieu de passage, très convivial. Il y avait aussi des plus tôt, cette ligne était celle du train Lannion-Per- allées de boules ; des concours étaient fréquemment ros, qui passait derrière les Fontaines, continuait son organisés. parcours à l’endroit de l’école et de la piscine et allait 24 La fête se terminait le soir par un bal animé par le transformations, le quartier Saint-Nicolas, qui allait même orchestre que la veille. La fête de Saint-Nicolas jusqu’à la rue des haras, était un quartier très animé, était une grande et belle fête : beaucoup de gens, y fort de plusieurs cafés où se retrouvaient de nom- compris des habitants d’autres quartiers de Lannion, breux cultivateurs lors des marchés et des foires aux y participaient. Le comité des fêtes organisait très bestiaux. Les gens se déplaçaient beaucoup à pied. bien les choses. Cette fête de quartier exista pendant Il y avait moins de véhicules. Les riverains se rencon- plusieurs années.” traient, discutaient, partageaient un verre dans l’un des cafés. Le dimanche, on se promenait, en famille, jusqu’au bois de Keryvon ou vers le moulin du Duc. 25 Création du nouveau quartier S’approprier les lieux (51 logements), complétaient ce premier ensemble voici deux ans. Et le quartier a continué à s’étendre vers le bas de St-Elivet : on termine ces jours-ci, un D’Ar Santé à Roud-ar-Roch : plus de 600 loge- ensemble de 189 logements et un immeuble de Les barres de quatre étages sont désormais Dans les années 60 et 70, le nouveau ments (1973) 20 appartements. élevées, fières et rutilantes. Reste maintenant à quartier d’Ar Santé fait plusieurs fois la une L’histoire du nouveau quartier a commencé il y a dix Ar Santé - St-Elivet représente à ce jour 387 loge- y accueillir les nouvelles familles… des journaux. La construction de plus de ans, à Ar Santé (encore un nom dont le sens est dis- ments HLM. 500 logements est un chantier de taille, une cuté), route de Guingamp, là où passait le petit train première pour la ville de Lannion, qui accueille Lannion-Perros (seuls vestiges de cette époque, les quotidiennement de nouvelles familles venues briques rouges du pont et la halte de St-Marc). des quatre coins de France. Après les cent vingt-sept logements HLM, les nouvelles silhouettes plus claires des trois immeubles Remise des clés aux HLM, route de Guingamp Les douze premières familles qui vont aménager Certains habitants, ayant emménagé à Ar dans les HLM de “Ar Santé”, route de Guingamp, à Santé dès les années soixante, se souviennent la sortie de Lannion, ont reçu les clés de leur ap- de l’événement peu commun que fut la partement, en présence de Melle Guimier, directrice construction rapide de la nouvelle cité : de l’Office départemental, M. Le Foll, vérificateur, “Dans les années soixante, Ar Santé fut construit, en Mme Corollou, adjointe au Maire de Lannion, M. Bou- catastrophe, sur un champ de betteraves. Un flot de get, architecte et MM. les entrepreneurs. techniciens arrivait à Lannion avec femme et enfants À la fin du mois, le 30 avril, dix-huit familles rece- pour travailler dans la zone industrielle : il fallait les vront également les clés de leur logement. Ouest-France, Lannion, 20 avril 1965, p. 11 loger très rapidement. Mais si, au début, beaucoup de gens se sont installés dans le cadre de l’expansion Les premiers locataires témoignent : du CNET, d’autres arrivèrent ensuite après une failli- “J’ai vécu 40 ans à Ar Santé, d’août 1965 à te, un divorce ou suite à une rupture existentielle. Ils avril 2005. J’y ai élevé 10 enfants. Aujourd’hui j’ai y ont commencé une nouvelle vie”. 26 34 petits-enfants et une vingtaine d’arrière-petits- 27 enfants. il y avait d’animation”. Nous avons emménagé à Ar Santé, dans un F5 du L’euphorie de la nouveauté et de l’accès au confort Le maire y a habité de l’école et des infrastructures sportives. L’appar- bâtiment F, le 14 août 1965. Il pleuvait… Je me moderne laisse alors place à l’organisation du quoti- Les parents utilisaient les fenêtres pour faire descen- tement nous plut beaucoup : nous bénéficiions de souviens bien… dien. Ce quotidien bercé par les cris des enfants, les dre des objets dans des paniers suspendus au bout trois chambres, de toilettes et d’une salle de bain. À l’époque, j’avais déjà 8 enfants, la plus jeune matchs de foot, les soirées télé entre voisins. de longues ficelles”, explique Thierry Pasquiou qui y Ce confort fut extrêmement appréciable : dans notre a passé toute son enfance. On évoque aussi tour à [ancienne] maison [...], les toilettes se trouvaient à n’avait que six mois. Le jour de notre installation, elle se trouvait à proximité de tous les commerces, les aînés étaient en colonie de vacances à Trégastel. La presse raconte : tour, les rallyes voitures, la mobilisation au moment l’extérieur et l’évier de la cuisine tenait lieu de salle Mes deux derniers enfants ont vu le jour à Ar Santé “Quand on est arrivé ici, pour nous, c’était vraiment des Gras. “Il y avait quelques bandes, mais plus dans de bain”. en 1967 et 1969. moderne. Au centre des bâtiments, il y avait un l’esprit de la guerre des boutons autour du bac à Avant d’arriver à Ar Santé, nous vivions tous dans un grand espace de sable. Qu’est-ce qu’on y a passé du sable. Les soirées TV se faisaient chez les uns ou les petit taudis au Rusquet. Il y avait des souris. Je devais temps avec les enfants !”. autres surtout au moment de l’arrivée des chaînes en “Je fus charmée par le quartier. La résidence s’avérait aller laver mon linge au lavoir. Parfois, j’y lavais À l’époque, le centre de Lannion est un vaste fau- couleur. Il y a même eu un maire à y habiter, Pier- calme, contrairement à celle de Ker-Uhel dont j’avais même les enfants ! Tout devint beaucoup plus facile bourg et les appartements des maisons anciennes du re Jagoret”. eu vent de la réputation. À Ar Santé, je croisais des à Ar Santé. L’appartement était grand. Nous dispo- centre ne disposent pas de toutes les commodités [...] personnes sympathiques : nous nous saluions. Pro- sions de l’eau courante, de l’électricité, du gaz de du monde moderne : “Les appartements d’Ar Santé Le Trégor, 12 mai 2005, p. 39 gressivement, des relations de voisinage se nouèrent. ville, d’une salle de bain et de toilettes privées, d’une apparaissent alors très novateurs avec le chauffage De temps en temps, je discutais avec un voisin de machine à laver le linge. La rue était encore vide en central et des salles de bain dans tous les apparte- palier ; je dépannais d’un bout de beurre ou de quel- 1965 : il n’y avait que le garage Renault - où prendra ments”, raconte Jean-Marie Villette. place la sécurité sociale quelques années plus tard Les premiers résidents reçoivent les clés en - et deux ou trois fermes. Dans le quartier Saint-Ni- avril 1965. colas, il y avait un magasin de cycles, un bureau de [...] Il y avait une équipe de foot avec les jeunes du quartier. Mon fils faisait du théâtre de marionnettes tabac-presse, une boulangerie, une boucherie, deux dans les caves pour les plus jeunes”, se raconte-t-on ou trois cafés… Puis, des maisons et d’autres bâti- à l’atelier-mémoire. ments sont sortis de terre. Plus on construisait et plus 28 ques morceaux de sucre ; j’aidais à monter un meu- Tous s’accordent à décrire la quiétude, la chaleur ble ; je rendais certains petits services. À l’époque, humaine et l’animation qui règnent au cœur de les gens étaient très heureux de vivre à Ar Santé. la cité : Les constructions récentes disposaient d’un confort “À notre arrivée, nous ne connaissions absolument moderne. Beaucoup de jeunes ménages vivant là pas le quartier. Les premières impressions furent travaillaient dans les usines du CNET. Ils logeaient plutôt positives. La cité semblait calme, agréable ; parfois à Ar Santé de façon provisoire, le temps de 29 faire construire leur maison individuelle. Ces jeunes Et puis, à la pré-adolescence, j’ai adoré aller, le familles apportaient une agréable animation au sein mercredi après-midi, avec mes copines et notre “Clo- Quittant des yeux ses fiches préparées pour l’entre- Malgré l’engouement des habitants, les premiers du quartier. L’ambiance était gaie. Les soirs d’été, Clo” local, faire les Clodettes au bois de Keryvon, tien, Nicole s’exclame : “Oh ma doué !”. Elle regarde mois et les premières années mettent les bâtiments nous ne craignions pas de sortir de chez nous pour équipés de notre tourne-disque à piles. Et aussi, par la fenêtre pour surveiller les travaux d’en bas, à l’épreuve. Rien n’est jamais tout à fait fini. Certains aller faire quelques pas en ville”. j’allais m’éclater à la piscine deux fois par semaine. “pour remplir son rôle de représentante des habi- points doivent encore être revus pour améliorer le L’école était proche, j’y allais à pied. J’ai grandi et, à tants”. Et reprend le fil de son histoire : “On buvait bien-être des locataires. En témoigne le compte-ren- “Dès ma première visite, j’eus une impression l’adolescence, j’appréciais de pouvoir aller discuter du champagne. On mangeait des gâteaux. On ne du de cette réunion municipale, en février 1968 : positive : le quartier me semblait propre et calme. avec mes potes dans les caves ou aller faire un baby- s’engueulait pas. Je crois que je ne les oublierai J’appréciai particulièrement les espaces verts, les foot au centre St-Elivet”. jamais”. Réunion du 6 février 1968, en mairie. pelouses, les aires de jeux pour les enfants. Je pris aussi rapidement conscience de la convivialité qui y Malgré le temps qui a passé, l’ancienne ATSEM de Sont présents : le sénateur-maire, M. Marzin, repré- régnait. Mais ce qui me parut étonnant c’est le fait Nicole, 38 ans dans le quartier : un peu peur de l’école du quartier se rappelle des années 60 et 70 sentants des locataires d’Ar Santé et de Pen-ar-Ru, que les gens fréquentaient essentiellement les loca- partir. comme si c’était hier. Elle évoque les soirées jusqu’à les élus municipaux, responsables de l’Office dépar- taires de leur immeuble voire de leur cage d’escaliers. “On a mené une vie simple d’ouvrier”. Sans tam- plus d’heure. “Mon mari y jouait de l’accordéon”. temental d’HLM. Il est vrai, que l’on croise plus facilement son voisin bours ni trompettes, Nicole [...] résume 38 années à Les parties de foot de son fils aîné. “C’était sur le Ordre du jour : de palier que le locataire de l’immeuble d’en face !”. Ar Santé. 38 ans d’une vie passée entre trois enfants, terrain de basket. Il n’y avait pas de filet à l’époque. - installation de deux “taxiphones muets” dans les mari, boulot et associations. “On était heureux”, Le ballon échappait aux joueurs à chaque fois. Les couloirs d’immeubles, l’un à AS, l’autre à PAR ; “Ar Santé nous a chaleureusement ouvert ses bras dit-elle. marionnettes du cadet et cette fameuse fête du - installation et organisation de démonstration d’ex- un jour d’octobre 1974 alors que nous devions Mémoire vivante du quartier, Nicole se souvient : quartier Saint-Nicolas. Celle de la famille avait rem- tincteurs ; être relogés de toute urgence. À l’époque, j’avais “L’appartement que nous avions avec mon mari au porté le deuxième prix de déguisements avec un vélo - meilleur éclairage des escaliers ; huit ans. J’ai tout de suite aimé cet endroit joyeux, bâtiment D avait été habité un an par d’autres per- transformé en tour Eiffel”. - installation d’un éclairage public (15 réverbères) ; avec une vie de quartier pleine de piment, ses gran- sonnes. Nous étions seulement les seconds locatai- - création d’espaces verts et d’aires de jeux ; des familles, le bac à sable, les grands arbres. J’avais res. J’avais deux voisines. Une sur le palier du dessus, “Ar Santé : derniers regards de relogés”, Le Télégramme, mercredi 26 janvier 2005, p. 12 des tas d’amis : on rigolait bien. l’autre sur celui du dessous : Gene et Monique”. 30 - mesures pour limiter la vitesse excessive des véhicu- 31 les sur la route de Guingamp ; “L’intégration au sein de la cité fut une étape plus “Je suis en appartement, en HLM, à Ar Santé, depuis avant de bâtir un local, c’est l’Église qui se construit - renforcement des circuits d’eau courante ; difficile. Je me suis vite rendu compte qu’il était diffi- août dernier. Je ne connais pas encore beaucoup de dans une communauté”. M. l’abbé Thomas, curé de - obturation des soupiraux des rez-de-chaussée, cile de se lier, ou simplement de parler, avec les gens. monde. Je ne connais même pas nos voisins d’esca- Lannion, cita l’exemple du Roudourou à Guingamp. résolution des problèmes d’infiltration et de mauvais Moi qui suis “pipelette”, je dis facilement bonjour lier”. Ce jeune ménage regrette l’isolement dans le Cette année la fête du quartier (Ascension) sera une équilibre de chauffage de certains appartements ; mais je dois reconnaître qu’à Ar Santé, j’ai eu beau- collectif. Par contre, dans un autre bâtiment où les autre occasion de rencontre, ainsi que la kermesse - pose de boîtes aux lettres (à voir avec les PTT) ; coup de mal à discuter avec mes voisins. Est-ce parce familles (jeunes foyers) sont arrivées ensemble, les paroissiale du 1er avril, kermesse dont le but précis - question sur la densité des constructions : “nous que nous étions nouveaux ? Il fallut plusieurs mois, contacts ont été plus faciles. est de collecter les premiers fonds nécessaires à restons dans les normes. Il faut bien évidemment et même plusieurs années pour certaines personnes, utiliser nos terrains de manière rationnelle”. pour que quelques mots soient échangés dans la cage d’escalier ou en bas de l’immeuble. Il y a plus de convivialité et de solidarité à la campagne qu’à la ville. Dans les petits villages, les gens semblent plus ouverts aux autres, plus accueillants, prêts à rendre de petits services si besoin est. En ville, les habitants paraissent plus réservés, plus discrets, plus isolés Apprendre à se connaître peut-être. Par ailleurs, dans une cité comme la nôtre, il est très difficile de faire sortir les gens de chez eux et de les satisfaire : quand vous ne faites rien, Que ce soit dans un petit village rural, dans un ça n’est pas bon, mais quand vous faites quelque lotissement ou au cœur d’une cité HLM, aller à chose, ça n’est pas ce qu’il faudrait faire !” la rencontre de l’autre n’est pas pour tous chose Ar Santé - St-Elivet : première soirée contact avec les familles (mars 1973) facile. Si s’approprier les lieux est la simplicité même, il n’en est pas toujours de même pour apprendre à connaître son voisin : 32 l’achat d’un terrain pour la communauté paroissiale Lundi soir au centre d’accueil et de loisirs St-Elivet, d’Ar Santé St-Elivet, un quartier qui accueille des une quarantaine d’habitants de ce nouveau quartier centaines de familles, les uns se fixant, d’autres y se retrouvaient - ou plus exactement se rencon- habitant temporairement. Mais, dans l’un et l’autre traient pour la première fois - à cette réunion orga- cas, il y a l’isolement à vaincre et ceci sans nuire au nisée par la paroisse de Lannion. Réunion amicale, “chez soi”, sans s’imposer aux voisins. sans protocole, autour d’une grande table et du Extrait des archives du centre St-Elivet verre de l’amitié. Chacun se présentant pour mieux se connaître, on avait déjà une microphoto du nouveau quartier : “Je suis Basque, à Lannion depuis huit De mes années dans le bâtiment F, je garde le mois”, “Je suis de la Manche…”, un autre de Paris, souvenir de quelques conflits de voisinage. Pendant plusieurs des départements bretons. Les plus anciens dix ans, j’eus pour voisin un jeune homme assez du quartier participèrent à cette première rencontre. bruyant et parfois agressif. Mais le véritable proL’accueil, les relations humaines (faites souvent de blème de la vie en collectivité reste celui du bruit. petits détails de la vie quotidienne) furent le thème Certaines personnes ne savent pas parler doucement de cette soirée qui était en elle-même un premier ou ne se rendent pas compte de la portée de leur contact. “L’accueil est une fonction chrétienne et voix. 33 L’école L’école laisse des souvenirs impérissables aux anciens [...] Le fait que l’établissement soit présent dans le quand je le croise, il me reconnaît encore. maîtres et aux enfants aujourd’hui devenus adultes. quartier facilitait beaucoup le quotidien des familles. Il y a vingt ans, les professeurs étaient plus durs Située dans une sorte d’impasse, en bout de route qu’aujourd’hui mais ils connaissaient les limites à ne Des dizaines de familles vivent désormais dans ce nouveau quartier. Il faut créer un nouveau complexe “Avant la création de l’école d’Ar Santé, seuls d’accès facile, direct et sûr, - il n’y avait aucune route pas dépasser. Je crois que j’ai fait partie de la bonne scolaire susceptible d’accueillir les nombreux enfants deux établissements accueillaient les enfants du à traverser -, l’école représentait un espace pro- génération de ce point de vue : la pédagogie im- récemment arrivés. centre-ville de Lannion : les écoles Joseph Morand tégé. Dénuée de barrière, elle restait un lieu ouvert, posée à nos parents dans les années soixante était et Savidan. Pour des raisons de proximité, suite à la appartenant à tous. L’école s’étendait sur de grandes vraiment trop dure ; celle qu’on inculque désor- construction des HLM, la ville décida l’implantation surfaces : deux cours, un terrain de hand-ball, des mais à nos enfants est trop laxiste. Dans les années d’une école dans le quartier. La première année, on pelouses. Les enfants avaient suffisamment de place quatre-vingt, nous avions la chance de recevoir une créa deux classes de maternelles ; à la rentrée sui- pour courir et jouer en toute sécurité”. éducation stricte mais respectueuse : c’était le juste La question scolaire (1973) St-Nicolas, “quartier des écoles” disait-on à Lannion. Avec les nouveaux quartiers, des groupes scolaires vante, on ouvrit deux classes de primaire. Les années ont été créés à proximité. Pour Ar Santé - St-Elivet, on envisage la construction d’une école primaire et d’une maternelle, avec une cantine. L’inspection de l’enseignement a fait des sondages et de la prospective. Le conseil municipal a décidé l’achat des terrains Lorgeril et Campion pour les futures implantations. Actuellement, la cité d’Ar Santé compte une quarantaine d’enfants dans les classes maternelles et autant dans les classes primaires, répartis dans les écoles du quartier St-Nicolas et rue Morand. Dans deux ou trois ans, un groupe scolaire devra fonctionner pour les besoins du nouveau quartier. 34 équilibre”. suivantes, de nombreuses familles s’étant installées “Petite fille, comme tous les enfants du quartier, je dans la cité, il fallut réclamer des classes et des fréquentais l’école d’Ar Santé. Maintenant, ce sont enseignants supplémentaires. [...] en 1998, il existait mes enfants qui y vont ! Je me souviens particu- 4 classes de maternelles, 6 classes de primaire et une lièrement de l’un de mes instituteurs, qui fut aussi classe d’adaptation : ces classes accueillaient 110 en- directeur, M. Le Goff. Nous le respections beaucoup fants en maternelle et 170 au primaire. car bien que ferme, il savait être juste. Pendant les [...] L’école a grandi en même temps que le quar- voyages scolaires, il était plus détendu et se montrait tier : elle en devint le cœur. À l’époque, on pouvait sous un autre jour. Il se lâchait ! En classe, il nous véritablement parler de mixité sociale : les enfants du apprenait des chansons moins “gnangnan” que ses lotissement, d’Ar Santé nouveau, d’Ar Santé ancien collègues, des chansons gaies et entraînantes. Un et des Fontaines se retrouvaient tous dans la même sacré instituteur ! Il m’a beaucoup marqué. Il savait cour de récréation. parler aux enfants comme aux parents. Aujourd’hui, 35 Les enfants “Dans les années soixante, il y avait beaucoup avaient tant de joie à voir les bêtes de la ménagerie. À l’époque, Ar Santé semblait peu accueillant : les d’enfants à Ar Santé. Plusieurs grandes familles Je me souviens encore du pardon de Saint-Nicolas. immeubles gris rendaient la cité triste et sombre ; il Les enfants occupent une place très particulière logeaient dans le bâtiment F. Et j’en ai vu passer Beaucoup de monde venait jouer aux boules, assister y avait trop de béton. Les bâtiments, très longs et à Ar Santé. Aucun témoin n’oublie de s’exprimer quelques-unes : il me semble qu’il y avait quatre au match de football ou danser toute la soirée“. très hauts, nous impressionnaient. J’hésitais à m’y à ce sujet. familles différentes sur mon palier. Je crois qu’il y a “[Il y a quelques années], il y avait beaucoup d’en- eu jusqu’à trente enfants dans ma cage d’escalier ! “J’ai grandi aux Fontaines dans les années quatre- est-ce l’image que m’en renvoyaient mes parents qui fants [à Ar Santé]. Ils s’amusaient sur les pelouses Tout ce petit monde s’arrangeait bien. Le voisinage vingt. Un quartier très calme, habité essentiellement m’inquiétait. Je me souviens que j’avais particulière- et sur les aires de jeux. Les adolescents jouaient au était formidable. Entre mamans, nous nous connais- par des employés des usines du plateau qui atten- ment peur des garçons d’Ar Santé, même de ceux de foot. Les enfants allaient à l’école ensemble, formant sions bien. Nous nous dépannions, nous gardions daient la livraison de leur maison neuve. Les enfants mon âge. Mais ce n’était qu’une idée d’enfant car la de petites bandes. Beaucoup de grandes familles les enfants de l’une ou de l’autre en cas de besoin. des Fontaines se sentaient supérieurs aux enfants cité s’avérait très calme ; on n’entendait jamais parler vivaient alors ici, des familles de six, sept et même On partageait le café de temps en temps. Il n’y avait d’Ar Santé : leurs parents travaillaient ; les locataires de bagarres. dix enfants. Les lieux leur appartenaient : ces enfants jamais d’histoires. Les enfants pouvaient aller dehors d’Ar Santé avaient la réputation d’être des gens Mais j’aimais Ar Santé pour ses espaces verts et son les rendaient vivants”. librement. Nous n’étions pas inquiètes. Il y avait une “à problèmes”, des “cas sociaux”, sans emploi et terrain de jeux. Il y avait un toboggan et un tour- telle ambiance ! À cette époque, Ar Santé c’était la miséreux. Ar Santé semblait touché par le “mal- niquet. Ma mère m’interdisait d’y aller : Ar Santé, solidarité, la convivialité, la joie de vivre. heur”. Il ne s’agissait probablement que d’une idée c’était trop loin ; elle ne pouvait pas me surveiller. Je garde un excellent souvenir des “Gras”. Les en- mais elle était bien ancrée dans les esprits. Il est vrai Alors j’y allais en cachette ! Plus tard, pour des fants se déguisaient pour participer au carnaval. On que certaines familles se trouvaient dans une grande raisons de sécurité le toboggan et le tourniquet passait des semaines à fabriquer des chars qui défi- précarité d’où un certain amalgame. Je me souviens furent supprimés : on les remplaça par une table de laient ce jour-là. Quelle ambiance ! Tout était joyeux. par exemple d’un père de famille qui avait débar- ping-pong. Mais dans les années quatre-vingt, ce C’était le bon temps ! Il y avait aussi la fête de la qué à l’école pendant les heures de classe : il était terrain de jeux valait toutes les salles de réunions : les Saint-Jean avec le feu d’artifices, le feu de joie et le visiblement ivre et voulait absolument récupérer sa enfants s’y retrouvaient pour jouer, les parents - qui bal qui durait tard dans la nuit. On y allait en famille. fille. Quel cirque il avait fait ! M. Le Goff, le directeur les accompagnaient - faisaient connaissance. Chacun On y retrouvait les copines. On riait. Parfois l’été, avait dû intervenir vigoureusement pour qu’il quitte gardait un œil sur les enfants des autres. Certains pa- un petit cirque s’installait sur le parking : les enfants les lieux. rents veillaient du haut de leur balcon : le terrain de 36 rendre seule par peur d’être agressée. Peut-être 37 jeux se trouvait au centre de la cité, ce qui facilitait la l’ambiance, familiale et conviviale. Dans le bâtiment alors en affection. Peu à peu, je connus les parents. chacune ! Nous déposions d’abord une première tâche. À cette époque il y avait beaucoup d’enfants F, il y avait beaucoup de grandes familles. On voyait Nous nous retrouvions fréquemment autour des équipe et pendant que nous allions chercher la et d’adolescents à Ar Santé. L’ambiance était très des enfants partout ! C’était bien ! Quelle vie, quel aires de jeux et nous discutions tout en surveillant deuxième, sur la plage, les plus grands gardaient sympathique. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu du dynamisme ! À cette époque, les enfants savaient les petits. Parfois, je descendais dans le parc avec ma les petits. Nous avons fait ces allers-retours pendant grabuge”. s’occuper. Les petites filles jouaient à la poupée sur chaise pliante, n’oubliant pas quelques gâteaux à plusieurs années avant que le centre d’Ar Santé ne les pelouses. Les garçons faisaient du vélo. Les plus proposer au moment du goûter. De temps en temps, prenne le relais. Mais on organise encore ces navet- “Aucune animosité ne régnait. Au contraire, une jeunes jouaient dans le bac à sable. L’aire de jeux une maman me demandait de garder sa progéniture tes, l’été, avec nos petits enfants et quelques voisins. belle entente unissait les enfants de la cité et du était aussi un lieu de rencontre pour les parents. On le temps d’aller faire une course. Grâce à ma pré- J’aime bien accompagner les jeunes à la plage, cela lotissement qui pourtant, provenaient d’origines discutait en surveillant les petits du coin de l’œil. Et sence auprès des enfants, je fis la connaissance de me fait plaisir”. sociales parfois extrêmement opposées. J’observais les soirs d’été, on descendait s’asseoir sur les bancs nombreuses familles de la cité. Il m’est arrivé aussi de davantage une légère tension entre les enfants d’Ar ou sur les pelouses pour parler jusqu’à ce que la nuit proposer la “soupe populaire” pour des enfants de Santé et des Fontaines : les premiers aimaient faire tombe”. familles démunies. Après l’école, certains venaient Le centre St-Elivet chez moi pour que je les aide à faire leurs devoirs. comprendre aux seconds qu’ils étaient les maîtres du quartier. D’autre part, les jeunes d’Ar Santé jouaient La vie de quartier s’organise autour des plus jeunes. À force de petits services, je fis pratiquement partie au football à l’USL tandis que ceux des Fontaines Grands-parents, voisins prennent en charge les en- de certaines familles. Je devins “Nanou” : j’étais fréquentaient davantage le Stade lannionnais : une fants de ceux qui travaillent. Chacun se sent respon- aussi connue que le loup blanc ! Plus tard, je gardais Le nouvel ensemble architectural d’Ar Santé attire petite rivalité opposait donc les deux groupes !”. sable, à sa manière, des petits de la cité. aussi des enfants le mercredi, après l’école ou le soir, beaucoup de familles. Pour les rassembler, leur per- “[...] Quand je ne travaillais pas, je m’occupais de jusqu’au retour du travail des parents - qui parfois mettre de faire connaissance, de nouvelles associa- “Je garde d’excellents souvenirs de mes voisins. Dès ma petite fille. Grâce à elle, je connus rapidement travaillaient vraiment tard - au même titre qu’une tions voient le jour. Ces associations ne feront plus mon arrivée, on se croisait, on se saluait, on échan- de nombreux enfants du quartier. Les bébés attirent nourrice”. qu’une, ensemble, à la fin des années soixante : le geait quelques paroles. On se retrouvait surtout irrésistiblement les fillettes et les adolescentes si bien en descendant pour le courrier ou les poubelles. que dès que je promenais ma petite fille en pous- “En été, avec [ma voisine], nous organisions des Puis, au fil du temps, on est venu à se rendre de sette, une nuée de jeunes venaient grouiller autour navettes pour emmener les enfants à la plage à petits services. Les relations étaient vraiment faciles ; de moi ! C’était très amusant. Les enfants me prirent Beg Léguer. Nous faisions parfois jusqu’à deux tours 38 centre de loisirs de St-Elivet. Pour soutenir la création de cette structure, la ville cède un bâtiment. 39 Les bâtiments qu’occupe actuellement le Centre St- en souhaitant bien sûr que les Lannionnais du centre But Elivet datent des années 1920. Ils étaient la propriété veuillent bien aussi venir aux soirées et aux activités. Le but du centre : être ouvert aux problèmes du - les activités d’information réciproque (journal, en- de M. Lintanf, artiste décorateur de l’opéra-comique “Le centre de loisirs St-Elivet fut créé à l’initiative quartier, essayer de répondre aux besoins et aux quêtes, réunions, affichages). de Paris. La maison a un riche passé : ici les grandes d’une association de familles d’Ar Santé et des aspirations des habitants. Dans un quartier de lotis- toiles s’étendaient sur le sol. M. Lintanf faisait des Fontaines en 1973. Cet endroit avait pour voca- sements dortoirs, le principal besoin est d’amener les Activités régulières décors pour jouer du Labiche, des pièces de bou- tion d’accueillir les habitants, petits et grands, des gens à rompre leur isolement, de trouver des possi- On peut distinguer deux axes principaux : levard, des mélodrames inspirés de l’histoire des quartiers d’Ar Santé, des Fontaines, de Beauchamp, bilités d’échanges et d’ouverture. Après, seulement, - les activités spécialisées (du type loisir de création) Chouans comme La nuit rouge. Quelques mois après de Goas Conguar et du Forlac’h. À l’époque, de les besoins culturels peuvent s’exprimer. Chacun peut dans lesquelles chacun peut trouver l’art qu’il pré- le décès de Joseph Lintanf, la ville achète les bâti- nombreuses familles de salariés de la zone indus- essayer de trouver avec d’autres son plein épanouis- fère, le rire qu’il aime, la danse ou la musique de son ments et le jardin et c’est à partir de 1969 que les trielle vivaient dans ces quartiers. Souvent jeunes sement, de rechercher son art de vivre. âge… ; associations culturelles et l’Association Lannionnaise et d’origine modeste, ces personnes se croisaient de la Jeunesse utilisent les locaux. sur leur lieu de travail : elles ne se connaissaient pas Action ou les participants peuvent se côtoyer et peut-être vraiment. Elles eurent alors l’idée de créer un lieu où La principale action doit être de promouvoir la dialoguer ; l’écueil étant dans ce cas, le “loisirs-con- elles auraient l’occasion de se retrouver et d’aller à la rencontre et l’échange. Cela peut revêtir plusieurs sommation”. rencontre les uns des autres. Le mélange des publics formes : en était le principe fondamental : il s’agissait de faire - d’abord l’accueil, le contact direct, la discussion Toute activité doit jouer au départ un rôle attractif, se côtoyer des groupes sociaux de provenance et de toute simple ; mais elle doit tendre à devenir un loisir de dialogue statut différents”. - les activités régulières du Centre qui ont deux rôles : et de participation dans lequel chacun se distrait celui de distraire, celui de permettre de nouer des et acquiert une meilleure connaissance de soi, des Les statuts du centre St-Elivet : contacts ; autres, du quartier où il vit et qu’il doit faire vivre. Le “Centre d’accueil et de loisirs de St-Elivet” (CALS) - les activités exceptionnelles (animations ponctuel- a été créé pour tous. les, spectacles, expositions, débats, promenades, “Regard sur trente ans”, fascicule édité par le Centre d’accueil et de loisirs de St-Elivet, Lannion, 13 juin 2003, p. 1 L’année 1973 voit la naissance du centre de loisirs St-Elivet. Ayant pour vocation de proposer un espace d’accueil et de rencontres, cette structure aura désormais un rôle d’animation déterminant dans la vie des quartiers environnants. On y vient de St-Nicolas, St-Elivet, Goas Congar, Beauchamp, Ar Santé, - les activités de rassemblement (type spectacle) Extrait des archives du centre St-Elivet rallyes…) ; 40 41 Un terrain d’aventure ? “Depuis sa création, le centre St-Elivet a beaucoup St-Elivet a toujours pleinement participé à la vie du ces sorties ; nous les attendons avec impatience. On évolué. Son institutionnalisation l’a véritablement quartier d’Ar Santé. Le principal souci est de trouver y retrouve toujours la même petite bande sympathi- transformé. Le fait qu’il soit désormais plus structuré, toujours d’autres moyens pour faciliter la cohésion que. Ces événements nous permettent de sortir du Jean-Louis Gault, animateur du centre St-Elivet : plus organisé, implique que les jeunes se l’appro- sociale et l’intégration des nouveaux arrivants. Nous quartier. Cela fait beaucoup de bien même si on ne “Les enfants de la ville manquent d’espace. Un prient beaucoup moins et gardent une certaine cherchons à agir sur le terrain pour que les habitants va pas très loin !” terrain d’aventure est souhaitable” (1975) distance. Il y a vingt ans, St-Elivet était leur foyer : des quartiers vivent bien. Nous souhaitons les aider la grande salle était ouverte le plus souvent et le à devenir autonomes, à leur donner l’esprit d’en- 186 enfants de trois à douze ans, une centaine plus longtemps possible, jusqu’à 21 h les mardis treprise. Nous souhaitons continuer à organiser les d’adolescents pour le seul quartier de St-Elivet, Ar et vendredis. Les adolescents venaient y passer un loisirs des habitants et assurer l’accueil de tous le Les enfants du Centre de loisirs St-Elivet à la Santé et les Fontaines. Chaque soir, on en rencontre moment, apportant leur casse-croûte pour jouer, dis- plus longtemps possible. plage au pied des grands immeubles, sur les pelouses ou cuter, être ensemble. Il y avait un noyau de vingt ou Quelle est la finalité de notre travail ? Préserver la Mercredi après-midi, 30 enfants du centre d’accueil les parkings, autant d’endroits qui ne leur sont pas vingt-cinq jeunes, habitants des quartiers mais aussi convivialité qui fait l’identité d’Ar Santé”. et de loisirs de St-Elivet ont quitté les locaux de l’éta- destinés et constituent des interdits… Il existe bien blissement et foulé pour la première fois de l’année quelques tourniquets ou toboggans, mais correspon- des pavillons alentours. Aujourd’hui, ces ados ont grandi. [...] la plupart travaillent. Ils vivent à Lannion “Le centre St-Elivet est un lieu indispensable pour les le sable de la plage de Beg Léguer. Une initiative qui dent-ils toujours aux normes de sécurité ? Et puis, ou aux alentours : on observe très peu de mobilité habitants d’Ar Santé. Les enfants peuvent y prati- risque de devenir une habitude. les enfants en ont vite marre, les gestes deviennent sociale chez ces jeunes. En majorité, ils se sont stabi- quer de nombreuses activités sportives et culturelles. lisés. Certains ont obtenu leur BAFA et contribuent Ils participent régulièrement à des voyages. Mes désormais à l’animation du centre après avoir profité enfants sont allés dans le midi, à Paris, à Loctudy. fréquente le centre de loisirs St-Elivet. “On constate des activités pendant de nombreuses années. La roue Ils vont dans des endroits où nous n’aurions pas les une agressivité difficile à contrôler dans le cadre des tourne ! D’autres ont obtenu un diplôme : DUT car- moyens de les emmener. Nous profitons aussi des structures d’un centre ; les enfants manquent d’es- rières sociales, DUT info-com… Certains ont fondé sorties familiales. C’est si convivial ! Récemment nous pace pour se défouler : fermer la porte de l’épanouis- une famille. Malheureusement, quelques-uns ne s’en sommes allés visiter le château des Rohan à Josselin ; sement à l’enfant, c’est ouvrir toute grande celle de sont pas sortis. Pour tous, le centre représente une nous avons assisté à un spectacle de cirque tsigane la prédélinquance. L’important n’est pas en fait de étape.” à Brest. C’était magnifique ! Nous aimons beaucoup leur offrir des tas d’activités dans un centre où le 42 répétitifs… Le mercredi après-midi, une trentaine d’entre eux Archives du centre St-Elivet, non daté 43 rôle des animateurs et moniteurs se résumerait à se Politique globale de l’enfance En fait, c’est bien les multiples maillons de la chaîne comporter en “gentils organisateurs”, mais de leur [...] ce besoin d’évasion peut déboucher sur un ter- éducative qu’il est nécessaire de souder, car le bon- offrir un certain espace où ils peuvent se retrouver rain d’aventure (à condition que les crédits suivent), heur de l’enfant passe par sa reconnaissance dans la sans directivité de notre part”. Un terrain d’aventure mais, au niveau de la famille, du quartier, de la ville, famille, le quartier, l’école, la ville… la vie en général. peut se définir comme un terrain vague, aménagé au cela débouche sur une politique globale de l’en- Quant au terrain d’aventure, verra-t-on, comme dans fur et à mesure par les enfants et selon leurs désirs, fance. C’est la raison pour laquelle [il faut porter les d’autres villes, une association composée de parents, les animateurs étant là pour leur apporter le matériel efforts] vers une ouverture au niveau du quartier afin d’élus municipaux, de responsables de l’équipe nécessaire et, éventuellement, leur donner des con- de sensibiliser les gens, les parents en particulier, au d’animation, gérer un tel équipement ? En tout cas, seils. “C’est un lieu où les enfants peuvent disposer problème de l’enfance dans la ville. l’idée est lancée”. de matériaux pour construire, fabriquer, créer…”. “La prédélinquance guette l’enfant dans l’oisiveté des grands ensembles : on voudrait que les adultes, L’expérience de terrains d’aventure a été tentée avec les parents prennent conscience de ça. Rien n’est succès dans plusieurs villes françaises et, hier soir, au fait pour l’enfant dans la ville où tout est créé pour centre de St-Elivet, un film suivi d’un débat por- l’adulte, à sa mesure. Il faut absolument que l’enfant tait sur la ville de Nantes. Y étaient invités parents, ait sa place dans la cité ; actuellement il est con- travailleurs sociaux, en somme tous ceux qui ont un damné à s’adapter au monde des adultes…”. Et à rôle à tenir dans l’éducation. leur rythme de vie pourrait-on ajouter. Pour prendre quelques exemples, les garderies scolaires ne sont- “Si on prend les enfants vivant dans les immeubles, elles pas créées pour arranger les parents lorsque les ils ne connaissent pas de dépaysement. [...] on voit deux travaillent ? Les enfants ne sont-ils pas inscrits bien lors des sorties en car, le mercredi, cette joie aux centres le mercredi parce que les parents ne de sortir des structures du quartier. Il ne faut pas peuvent pas s’occuper d’eux pendant cette journée parquer les enfants…”. de congé scolaire ? 44 45 Un train en gare de Lannion, 1953 Une partie de football en 1910, dans le quartier Saint-Nicolas où l’Institution St-Joseph avait un terrain, un champ labourable. Baignoire Sous la neige, hiver 1997 Construction du quartier d’Ar Santé, 1963 L’aire de jeux Jean-Phi, Chantal, Catherine, Gaël, Yannick, mars 1974 Les enfants, 1992 La dernière décennie (1996-2006) Familles “Les enfants d’Ar Santé grandissent souvent dans cachée. Par conséquent, les gens y sont plus indivi- issues d’une famille de cinq ou six enfants, sont déjà des conditions matérielles et affectives difficiles. À dualistes, plus réservés. Ils ouvrent difficilement leur deux fois maman à 18 ou 19 ans : être maman con- Au milieu des années 90, alors qu’une crise cela s’ajoute parfois l’échec scolaire. Pourtant, nom- porte”. fère un statut social et permet d’obtenir une rému- sociale et économique s’amorce au niveau bre de ceux qui aujourd’hui sont devenus adultes ont national, la cité se renferme sur elle-même. réussi à sortir de ce cercle vicieux : ils travaillent, ont “Depuis quelques années, les enfants ont disparu Je n’accepte pas que l’on appose une image si néga- Les enfants ont grandi ; beaucoup ont quitté fondé une famille. Dans les années quatre-vingt-dix, de la cité. Autrefois, de grandes familles vivaient là. tive aux quartiers. Certaines cités, dans les grandes le quartier. Les parents vieillissent. Peu de on entendait fréquemment parler de problèmes de Désormais, les enfants ont grandi et le quartier a villes essentiellement, sont réellement difficiles. Mais nouvelles familles prennent le relais. Un signe : drogue, d’alcool, de squat… Désormais, les jeunes terriblement vieilli. Il ne reste des enfants que dans ça n’est certainement pas le cas à Ar Santé. Et il l’aire de jeux est peu à peu abandonnée. adultes n’ont plus envie de rester “glander” là : ils trois ou quatre familles logées dans les bâtiments faut avouer une chose : dans ces quartiers, rien n’a Beaucoup d’habitants constatent, avec regret, cherchent à travailler, à sortir de la cité voire même d’Ar Santé ancien. L’ambiance en pâtit. été fait. On y trouve beaucoup de misère, de nom- un certain recroquevillement des gens sur eux- à quitter la ville. Le quartier apparaît plus apaisé Les plus grands, ceux qui ont été mes élèves, sont breux jeunes laissés pour compte. Quand ces jeunes mêmes et une réelle morosité. aujourd’hui qu’il y a dix ans. Il y a moins de problè- devenus adultes. Nombreux sont les garçons qui travaillent, les esprits s’apaisent et les angoisses mes de délinquance, ce qui n’est peut-être pas le cas travaillent désormais dans les métiers du bâtiment ; quant à l’avenir s’atténuent. Si on ne les occupe pas, à Ker-Uhel et Pen-ar-Ru.” nombreuses sont les jeunes filles qui sont aujourd’hui un rien peu les faire basculer. Il faut leur proposer jeunes mamans. Certains, après leur scolarité pri- des activités mais surtout des projets. Beaucoup de “Dans les années 80, l’arrivée de la crise économique et la réhabilitation du quartier de Ker-Uhel font nération et un logement. paraître Ar Santé gris - par opposition à Ker-Uhel “[…] les gens d’Ar Santé sont davantage réservés. maire, ont fréquenté le collège. Mais le collège avait jeunes d’Ar Santé se sont tournés vers l’animation qui vient d’être repeint. La construction d’Ar Santé Ce sont des gens vraiment généreux mais qui n’ont pour moi un défaut primordial : il se situait loin du par l’intermédiaire du centre St-Elivet. Ces jeunes ont nouveau amène aussi des “familles à problèmes”. pas grand-chose de matériel ou de pécunier à don- quartier. Aussi, les adolescents les moins motivés besoin de reconnaissance : il faut leur faire confiance. S’installent alors quelques familles nombreuses en ner. Il me semble d’ailleurs que les habitants d’Ar ont-ils progressivement déserté l’établissement. La solution ? Être présent dans ces quartiers. La difficultés économiques”. Santé enduraient plus de difficultés financières et Quelques-uns s’en sont pourtant très bien sortis et présence implique l’écoute, la disponibilité et une re- matérielles que ceux des Fontaines. Aux Fontaines, ont obtenu un diplôme. Je remarque que les filles, lation de confiance. Il faut être là quand les enfants, quartier réputé plus riche qu’Ar Santé, la misère reste parfois, ont reproduit le schéma parental. Certaines, quand les jeunes, ont besoin de nous. La requalifica- 50 51 tion est peut-être le bon moment pour reprendre ces l’essence même d’Ar Santé. Si EDF coupe le courant “Il m’est aussi souvent arrivé de dépanner les demande de logement HLM. Une fois installées, cer- choses en main”. dans un appartement, les voisins s’empressent de adultes. Ayant une voiture, j’emmenais certaines taines s’isolent et ne cherchent pas à sortir. Mon rôle passer un fil ! personnes faire des courses, payer leur loyer ; je les est aussi d’aller vers elles et de leur rendre quelques [...] Ar Santé ancien représente une grande famille accompagnais chez le médecin ; je rendais divers services : je leur propose de les accompagner chez riche des vertus primordiales : solidarité, fraternité, petits services. On croise beaucoup de gens dans la le médecin, de les emmener faire quelques courses, soutien, compassion, empathie… Une famille soudée rue : c’est l’occasion d’échanger quelques mots et de d’aller au cinéma, de participer aux fêtes de quar- mais recroquevillée sur elle-même”. demander ce genre de petit service. À une époque, tier… Il y a tant d’occasions de sortir de chez soi ! l’une de mes voisines vivait très en retrait, restant Souvent, les gens s’enferment par peur des autres, “Dans le bâtiment F, on discutait, de temps en temps souvent enfermée chez elle. Solitaire et discrète, elle par crainte d’être soumis à une emprise, ou simple- avec les voisins, en se croisant dans la cage d’escalier ne faisait pas de bruit. Alors, j’allais parfois frapper à ment parce qu’ils n’ont pas envie de parler. Ils sont ou en bas de l’immeuble. On pouvait parler pendant sa porte pour lui proposer une petite promenade, un inquiets, toujours sur la défensive. Il est très difficile une heure, avec untel, puis untel, avant de parvenir peu de compagnie et pour faire en sorte qu’elle ne d’entrer chez eux : nous sommes très souvent reçues à rentrer chez soi ! Beaucoup de personnes seules, reste pas isolée”. sur le palier”. Elles avaient besoin de voir du monde, de discuter un “Parmi les femmes, […] beaucoup d’entre elles ont “L’aumônerie et “Brin de causette” sont des modè- “À Ar Santé, les difficultés du quotidien se com- peu. Les gens qui travaillaient, on les voyait moins : auparavant vécu et travaillé à Paris avant de reve- les de lieux de rencontre qu’il est important de trou- pensent par une plus grande solidarité : dès qu’une souvent, ils rentraient chez eux assez tard. Le fait nir s’installer à Lannion. Leurs maris sont décédés ; ver dans les grands ensemble HLM. Il faut que les famille se trouve dans le besoin, tout un réseau d’en- d’habiter les uns au-dessus des autres et les uns à leurs moyens financiers ont largement diminué. Les gens, souvent isolés chez eux, puissent ne serait-ce traide se met en place. Je me souviens par exemple côté des autres, facilitait beaucoup les conversations : enfants sont établis ; ils vivent loin, ailleurs ; la famille que se croiser, se saluer. Connaître de visu son voisin d’une maman de cinq enfants victime d’un malaise. avec Yvonne, par exemple, il nous arrivait souvent est dispersée. Parfois, ces femmes ne connaissent rassure beaucoup. On ne peut vivre à Ar Santé, Elle avait dû être hospitalisée. Dès que les voisins de papoter par nos fenêtres ! Le matin, en ouvrant pas leurs petits-enfants. Afin de se sentir moins seu- sans prendre pleinement conscience de la douleur eurent connaissance de la nouvelle, certains se pré- nos volets, on demandait à l’autre si elle avait bien les et pour éviter de payer un loyer trop important, des gens. Beaucoup de familles monoparentales ou sentèrent pour recueillir les enfants. La solidarité est dormi ! Yvonne et moi nous entendions très bien”. elles n’ont eu d’autre possibilité que de déposer une recomposées vivent ici. Les enfants sont parfois en Solidarité et convivialité Mais ce qui caractérise toujours Ar Santé, c’est cette belle solidarité entre habitants. Si certains - par timidité ou par crainte - préfèrent rester discrets, d’autres tentent - laborieusement parfois - de sauvegarder la chaleur humaine qui caractérise le quartier depuis trois décennies. Rompre l’isolement : telle est la mission de ceux qui souhaitent que vive encore et encore Ar Santé. sans emploi ou retraitées, occupaient ces logements. 52 53 grande difficulté, certains sont en échec scolaire. groupe est extrêmement sympathique. De nouvelles par des jeunes des cités mais aussi d’ailleurs. Les quatre-vingt-dix, il y avait aussi la Fête du quartier : Malgré tout, il y a peu de délinquance. Les person- personnes viennent de temps en temps nous rendre deux groupes, qui avaient de nombreux a priori, se un événement majeur. On installait un chapiteau ; la nes les plus démunies, les plus miséreuses, restent visite. Si l’une est absente une ou deux semaines craignaient mutuellement. Une véritable incompré- journée était ponctuée de jeux, d’une kermesse, de très souvent enfermées chez elles. On ne les croise consécutives, sans raison apparente, une jeune hension régnait. Nous avons dû alors leur parler : concerts de musiques très variées, du traditionnel qu’aux distributions des Restos du cœur, du Secours femme du groupe se rend chez elle pour prendre de nous les avons incités à s’apprivoiser et à s’ouvrir breton au rap. La soirée s’achevait vers minuit avec populaire ou du Secours catholique. Leurs très faibles ses nouvelles et s’assurer qu’elle se porte bien. Ce aux autres, à accepter et à comprendre les différen- une espèce de bal disco. Cette fête attirait beaucoup revenus ne leur permettent pas de vivre autrement. groupe est très important pour elles. L’une ou l’autre ces. Il est vrai que quand on est de l’extérieur, on de monde, du quartier bien sûr, mais aussi de l’ex- Mais cette misère reste cachée, anonyme. La pudeur m’a dit : “Quand je suis là, je ne pleure pas”. ignore tout de la façon dont on vit dans une cité. Les térieur. Malheureusement, elle a disparu à la fin des est de mise”. Ce type de lieu de rencontre est absolument né- médias, la télévision, nous en donnent une image années quatre-vingt-dix faute de moyens financiers”. ““Brin de causette” est un lieu de rencontre, un cessaire au cœur d’une cité : là, les gens peuvent si négative ! Petit à petit, les jeunes se sont parlés groupe de discussion, où chacune peut venir passer exprimer leur souffrance sans être jugé, sans être et ont appris à se connaître. L’aumônerie fut une un moment, prendre un café, tricoter ou discuter. montré du doigt. On essaie simplement de rassem- expérience vraiment positive pour les adolescents Certaines ne font que passer, d’autres s’installent. bler, de parler, d’exprimer des émotions, des angois- d’Ar Santé”. Depuis que le local est ouvert, un petit groupe de dix ses, sans colporter de ragots ou de médisances. On ou quinze fidèles s’est constitué. C’est un lieu extrê- écoute aussi beaucoup. Au fil du temps la confiance “Grâce aux enfants, aux jeunes familles, le quartier mement vivant et gai. Les participantes apportent s’installe ; ces femmes s’apaisent. Ce petit moment, était très animé. Les enfants suivaient les modes : au selon leur bon vouloir et leurs moyens un paquet de dans la semaine, leur permet de libérer des tensions mois de mai, pendant le tournoi de Roland Garros, café ou une boîte de gâteau et nous prenons un pe- et de se régénérer dans un environnement neutre et les enfants jouaient au tennis sur les pelouses ; en tit goûter ensemble. J’interviens très peu : je cherche serein. Elles savent qu’elles peuvent y venir quand juillet, avec le tour de France, ils faisaient des courses simplement à les relier pour les aider à parler entre elles veulent et qu’elles seront toujours accueillies. de vélo autour des immeubles ! Petite fille, je me elles. Souvent la conversation s’amorce à partir de [...] l’aumônerie des lycées de l’enseignement public souviens avoir participé à un carnaval. Plus tard, ce l’échange d’une recette, d’une idée pratique, d’une s’était installée pendant un temps dans le petit local carnaval fut remplacé par la fête de Halloween, ce histoire… Alors, elles se racontent… un peu. Le du bâtiment G. Cette aumônerie était fréquentée qui n’enchanta pas tout le monde. Dans les années 54 55 Un quartier agréable mais… les mêmes. Autrefois, la plupart des appartements Les habitants témoignent de la lente et abritaient des familles souvent nombreuses et tou- déjà dit que je n’aurais pas un pavillon du fait que je jours modestes. Aujourd’hui, familles recomposées, suis toute seule. Je suis très déçue. Je ne sais pas où Mais, le contexte socio-économique morose, mères célibataires ou couples de retraités doivent je vais aller”. la dégradation des bâtiments et le départ de cohabiter dans un quartier en pleine mutation”. Une pointe d’amertume et pourtant un attachement nombreuses familles vers les quartiers neufs au quartier. “Même si je dois dormir dans les com- ont peu à peu raison de la pérennité de la cité bles, je resterai à Ar Santé”, lâche-t-elle pour finir. quadragénaire. Des poubelles ont brûlé. Autrefois, dans les familles, les parents travaillaient et imposaient une certaine discipline à leurs enfants. Aujourd’hui, on s’autorise une éducation plus permissive et il n’est pas rare de voir de jeunes adolescents encore dehors après 21 heures. Depuis les années soixante-dix, la vie a beaucoup évolué. Les gens, les femmes en particu- La presse en parle : “Vers la fin des années 80, la population a énor- Se souvenir d’Ar Santé mément changé. Il y a eu un basculement vers des […] Dans son appartement du bâtiment E, populations sociales plus fragiles. ça a beaucoup Mme Taillard met un point d’honneur à conserver l’as- détérioré l’ambiance du quartier”, explique Paul qui pect coquet de son F3. “Et pourtant, les radiateurs vit sa retraite dans l’appartement de ses parents fuient et l’électricité est défaillante”, n’hésite-t-elle installés à Ar Santé depuis 1974. Bruits, insalubrité, pas à dire. Depuis plus de vingt-cinq ans, elle occupe insécurité, peu vont regretter les appartements très le même appartement : “Quand je suis arrivée, le sonores d’Ar Santé. C’est plutôt la nostalgie d’une quartier était impeccable, il y avait de bonnes rela- époque qu’ils évoquent. insidieuse mutation du quartier : “Avant les années quatre-vingt-dix, le quartier était vraiment tranquille. Mais ensuite, il y eut quelques soucis : vols de vélos ou de mobylettes, forçage des portes de caves, squatte des caves et des cages d’escaliers par des bandes de jeunes, tags dans les bâtiments. En 2005, la police dut intervenir pour enquêter sur des scooters et des pièces de scooters retrouvés dans une cave. Une autre année, mon frère se fit voler tout un stock de bouteilles de vin qu’il avait entreposé dans sa cave ! Dans certaines caves, des locataires avaient laissé de vieux sommiers. Je n’avais qu’une crainte : que le feu prenne dedans. Vu ces incidents, je n’osais plus y descendre”. tions”. Une certaine émotion pointe dans la voix de lier, ont exigé plus de libertés, moins de contraintes. la dame. “Maintenant, je ne connais plus personne. [Il n’est pas certain] que ces acquis n’aient eu que Le Trégor, 12 mai 2005, p. 39 Les choses ont beaucoup changé et pas en bien. Il des effets positifs sur la vie quotidienne. Oui, Ar San- y a beaucoup de bruit et surtout de la délinquance. té a beaucoup changé depuis 1975, mais pas tant du Régulièrement, je suis obligée d’appeler les policiers. point de vue matériel que du point de vue humain. Il y a eu le feu dans ma cave. Il y a quinze ans que je Si les bâtiments n’ont pas bougé, tout au plus se demande à déménager. Malheureusement, on m’a sont-ils dégradés, les gens eux ne sont plus du tout 56 57 Une cité vieillissante Les propriétaires d’animaux pourraient faire un peu “[…] au fur et à mesure que les locataires chan- Les jeunes familles ne se sont pas renouvelées. d’enfants ici : la plupart des familles avec enfants peut-être plus tranquille et moins bruyant mais, en gèrent, l’ambiance s’avéra différente. Les enfants Beaucoup ont déjà quitté la cité. Pour ceux qui sont parties à la gare ou à Buhulien”. retour, il est aussi moins vivant et moins dynamique. grandirent et quittèrent Ar Santé. Certaines familles restent, les relations de voisinage se dégradent. Le “p’tit café de Nelly” a créé un peu d’animation déménagèrent. Les gens devinrent plus individua- Les immeubles s’abîment faute d’entretien et La reconstruction du quartier est une bonne chose. À et il fait désormais partie de la vie d’Ar Santé. Tous listes, se consacrant essentiellement à leur cellule de mise aux normes. Une page est en train de se l’heure actuelle, les appartements ne respectent plus les jeudis, nous nous retrouvons dans le local du bâ- familiale. La convivialité qui caractérisait si bien tourner… aucune norme. On a peur d’avoir un accident ne timent G pour discuter autour d’un café chaud. Au Ar Santé disparut peu à peu. Qui plus est, il est vrai fil du temps, un noyau de fidèles s’est formé. Je re- que quand on travaille, on n’a pas nécessairement grette d’ailleurs qu’il n’y ait pas un peu de sang neuf envie de voir du monde le soir”. “Depuis quelques années, la cité a beaucoup chan- Depuis quelques mois, nous y retrouvons toujours les gé. Suite aux déménagements de plusieurs familles, mêmes personnes”. il y a beaucoup moins de monde. Le quartier est pour renouveler les personnalités et les discussions. plus attention. Mais de toute façon, il reste très peu serait-ce qu’avec les prises électriques. “Quant à l’immeuble par lui-même, au fil du temps, ce sont des problèmes d’isolation thermique qui nous posèrent quelques soucis : notre appartement La presse aussi tire la sonnette d’alarme : se trouvait juste au-dessus des caves si bien que le Des appartements vétustes froid et l’humidité remontaient dans notre logement. “Je suis content de partir, c’est vétuste, c’est une Malgré cela, grâce à un entretien soigné, jamais horreur !”, lance d’emblée Émile […], locataire pour notre logement ne présenta de vrais problèmes quelques jours encore [...]. d’humidité”. Pour ce père de famille comme pour la plupart des foyers qui quitteront Ar Santé en février, le relo- “Aujourd’hui, les rares jeunes parents qui habitent gement est un moyen de laisser derrière eux des encore ici n’osent pas laisser leurs enfants jouer seuls immeubles qui “ont fait leur temps”. Mais aussi, un dehors. Cela est dû certes à un problème de sécurité temps de trop. mais aussi à une question d’hygiène : les bacs à sable Michel [...], locataire [...] constate : “Quand nous et les aires de jeux sont salis par les crottes de chiens. 58 59 sommes arrivés ici, il y a treize ans, c’était une véri- il faut régler le thermostat à 25 degrés”. Et l’on table porcherie. Les personnes qui étaient là avant oublie les fameuses baignoires devenues célèbres nous faisaient de la mécanique dans l’appartement. dans le quartier”. Il a dû être entièrement refait. Il y en avait eu pour “Ar Santé : derniers regards de relogés”, Le Télégramme, mercredi 26 janvier 2005, p. 12 30 000 francs de travaux”. De l’adhésif sur les prises Au “E”, les dalles PVC du couloir ont été enlevées. Le béton brut y sert de sol. Le plafond laisse voir les couches de plâtre qui le constituent. Et les prises Dedans, dehors, juin 1996 de la cuisine tiennent avec du ruban adhésif quand elles ne sont pas arrachées. “ça aurait fait dix-sept ans en avril que je suis ici. C’est pourri. Rien n’est aux normes. Quand je suis arrivée, ça ne me plaisait Jacques, habitant d’Ar Santé de 1991 à 1999. Devant le bâtiment B, juin 1996 pas. Alors je n’ai jamais refait”, témoigne la locataire de l’appartement [...], une mère célibataire, avec cinq enfants. Même si tous les appartements de la cité ne sont pas ainsi, les futurs-ex d’Ar Santé fustigent à la quasiunanimité l’état des logis : “C’est humide, les fenêtres sont vétustes, les pertes de chaleur sont énormes. Si on veut avoir 20 degrés dans l’appartement, Jacques et sa fille, mai 1988 60 Véronique et Angélique, septembre 1994 Fête du quartier, juin 2002 Bâtiment A, 1997 Fête du quartier, cochon grillé, juin 2002 Fête du quartier, juin 1999 Fête du quartier, juillet 2003 Quel visage pour demain ? Le projet de requalification urbaine indique Patrice Kervaon, le premier adjoint. Ainsi, la mixité sociale est-elle un thème cher au projet qui prévoit la cohabitation d’immeubles et de pavillons. Oubliés les grands ensembles : “On ne construira 2002. Alors que la rumeur perdure depuis des que du R + 2 (rez-de-chaussée + 2 étages)”, répond mois, l’annonce du projet de requalification Alain Gouriou, le maire, à Jean-Yves Callac (liste urbaine est enfin officielle : “Sous le chêne vert”) qui craint que les immeubles fassent ombrage aux pavillons. [...] Les réactions ne se font pas attendre : tions initiales diffusées auprès des habitants n’ont pas toujours été claires et précises. Je regrette un vrai “Le projet de renouvellement est un beau projet. manque de transparence de la part des institutions. Nous sommes tous un peu perturbés par ce que Les interrogations se sont accumulées les unes aux cela implique : double déménagement, travaux, autres : les locataires du F allaient-ils devoir partir vers poussière, bruit… mais on est bien obligé de suivre. Kerlitous ? Ceux qui resteraient déménageraient-ils Je sais pertinemment que mon tour viendra. Dans une fois ou deux fois ? Quels frais ces déménage- quelques mois, je devrai quitter mon appartement. ments engendreraient-ils ? Qui paieraient quoi ? Ces Je serai certainement moins prise au dépourvu que questionnements suscitèrent de très fortes angoisses. les habitants du F3 informés de leur déménagement L’avancement du projet a été présenté en con- 4 quartiers et 326 logements sociaux neufs seil municipal hier soir. Dès qu’ils quitteront leur logement, les habitants Le futur Ar Santé se dessine. d’Ar Santé ancien seront relogés sur le site, à Kerli- Plus de 300 logements sociaux neufs seront cons- tous, à Rosalic (gare) ou à Buhulien. Chacun pourra truits à Ar Santé, Kerlitous, Rosalic et Buhulien. La choisir où il souhaite habiter : au total, 235 loge- ville se charge des aménagements extérieurs [...]. ments locatifs seront proposés [...]. Les personnes À l’heure des déménagements, au mois de mai, quelques semaines à peine avant la date prévue ! certains locataires qui vivaient là depuis trente ans, Je serai préparée et même si, quand cela arrivera, durent quitter un appartement dans lequel ils avaient une montée de stress m’envahira, cela sera toujours toujours vécu, un appartement habité par des sou- moins difficile à vivre. Ce sera un déchirement de venirs et des émotions. Ces gens emménageaient partir d’ici mais si les autres l’ont fait alors je ferai alors dans un autre logement qui n’était pas le leur comme eux !”. relogées seront prioritaires et paieront un loyer Ce sont d’abord les locataires des 127 logements identique à l’actuel. [...] Les constructions devraient sociaux du quartier d’Ar Santé “ancien” qui vont bé- débuter à la fin de l’année et les premiers déména- néficier du programme de “requalification urbaine”. gements en 2003. C’est l’office HLM, propriétaire Le long de l’avenue de Park Nevez, les immeubles des logements locatifs, qui est opérateur. La ville se seront démolis progressivement. Et les locataires re- charge des aménagements extérieurs [...]. logés. Le futur visage d’Ar Santé se dessine, d’abord Ouest-France, mardi 26 mars 2002 sur le papier, autour d’une volonté : “Qu’il ne sub- et qu’ils trouvèrent forcément beaucoup moins bien. Un mal-être s’installa. Mais que faire ? “Le programme de requalification, avec les nom- Les habitants se sentent délaissés. Les quartiers ont breux départs que cela impliqua, a eu des effets toujours cette impression que les élus ne s’intéres- négatifs sur la convivialité du quartier. Les personnes sent à eux qu’en période électorale, une fois tous âgées qui habitent encore ici vivent souvent très les six ans. Cela est un peu vrai ! Peu d’élus vont à mal cette situation. Pourquoi ? Il me semble que la la rencontre des habitants des quartiers en dehors mise en œuvre du projet a été trop lente, suite à de des périodes électorales. Par ailleurs, il est extrême- multiples modifications et autres aléas ; les explica- siste qu’un quartier, pas un ancien et un nouveau”, ment difficile de les faire sortir de chez eux et de 66 67 les réunir dans un lieu collectif : vivant souvent dans ce qui se produit déjà à Kerlitous : les appartements années 60 ont fait leur temps. Aujourd’hui, la Ville La reconstruction une grande précarité, ils refusent de participer à des ressemblent davantage à des maisons particulières ; de Lannion et Côtes d’Armor Habitat (anciennement 125 logements seront reconstruits sur le site d’Ar réunions publiques par peur d’être jugés. Il est donc chacun rentre chez soi directement, sans monter une office HLM) privilégient les petits ensembles locatifs Santé : 95 en collectif et 30 pavillons (10 dans une nécessaire d’aller vers les habitants, de discuter avec cage d’escalier dans laquelle il serait susceptible de de deux étages, plus conviviaux et propices à une première phase). Lancement de l’appel d’offres eux, chez eux, dans leur quartier”. rencontrer un voisin. Peut-être alors nous rencontre- plus grande mixité sociale. L’aménagement paysager prévu en mars. 105 autres logements seront répartis rons-nous sur le trottoir en allant chercher le courrier devrait également être soigné avec, dans les pro- ailleurs : 18, déjà terminés, à Rosalic ; 12, en cours ou en descendant les poubelles…”. positions adoptées par la Ville, la plantation d’une de finition, à Buhulien ; et 75 à Kerlitous, derrière la aurons un peu plus d’espace. ça va nous changer bambouseraie au cœur du quartier. caserne des pompiers (14 pavillons et 61 logements des vieux immeubles. On a visité un logement à Comme tous les projets d’envergure, la “requalifica- intermédiaires). “Je suis contente qu’Ar santé soit reconstruit. Nous “Ne vois-tu rien venir ?” Kerlitous et c’est vraiment bien. Notre appartement aura trois chambres ce qui nous permettra d’avoir Peu à peu, le projet se précise. Le manque chacun la nôtre. Maman m’a dit qu’on aurait des d’informations et d’écoute se fait sentir. baies vitrées et qu’on pourrait voir tout notre corps Un fossé se creuse entre les habitants et les dedans !”. responsables du projet de renouvellement. tion urbaine” d’Ar Santé a pris un certain retard. Les premiers coups de pelleteuse touchant aux “barres” d’Ar Santé n’interviendront pas avant l’automne 2005. Pour autant, le déménagement des familles pas du luxe ! Depuis le temps qu’on nous propose calendrier - qui ne sont pas communiqués aux un appartement tout neuf ! J’ai hâte de découvrir habitants pendant des mois - sont présentés en La démolition ces beaux appartements, modernes et propres. Cette 2005 : Elle concernera 127 logements, c’est-à-dire les bâtiments A à G, la partie la plus récente du quar- venir s’installer ce qui va certainement redonner vie tier (bâtiments H, I et J) restant en place. Les barres projet Les grandes barres d’immeubles construites dans les duelles, on croisera moins de voisins. C’est d’ailleurs 68 d’autres, désarçonnés par le manque veau lotissement de Rosalic. rénovation va permettre à de nouvelles familles de figuration des immeubles : avec des entrées indivi- lassitude face à la lenteur des démarches ; pour ceux qui ont fait le choix d’emménager au nou- L’échelonnement des phases de travaux et le Requalification urbaine : en quoi consiste le De nombreux habitants témoignent d’une concernées démarre, lui, dès la fin de cette semaine “Il est temps de reconstruire Ar Santé. ça ne sera au quartier. Ce que je crains c’est la nouvelle con- “Ar Santé : derniers regards de relogés”, Le Télégramme, mercredi 26 janvier 2005, p. 12 d’informations, appréhendent l’avenir. Que va devenir leur cité ? Vont-ils devoir la quitter ? Pour aller où ? Faudra-t-il déménager une fois, deux fois ? Certains, les célèbres “Berniques” crient haut et fort que rien ne les fera quitter le quartier. Les témoignages sont éloquents… d’immeubles seront détruites progressivement, d’automne 2005 jusqu’en 2009. 69 si bien le quartier”. “Il y a quinze ou vingt ans, [on entendait déjà parler] de démolition. Puis, une rumeur courut à la fin des travail d’équipe. Mais dans l’ensemble, tout fut très Les logements de Kerlitous devaient sans doute servir bien organisé. Avec le recul, il me semble que [nous au mélange. Mais la pente est forte et glissante ! années quatre-vingt-dix. En 2000, les institutions “À l’annonce du projet de renouvellement, “[...] j’ai avons été] correctement accompagnés : on [nous] a Au fait, le chantier de Kerlitous devait quand même firent une première annonce officielle. Les habitants ressenti beaucoup d’anxiété chez les habitants. Le écouté afin d’essayer de respecter les choix de cha- commencer ? s’y attendaient mais tout cela resta relativement manque d’information engendrait une certaine ap- cun et ce, malgré les contraintes matérielles”. Il reste désert. Un appel d’offre était lancé mais im- abstrait pendant longtemps. Il est certain qu’Ar San- préhension. J’entendis souvent des personnes dire : possible d’avoir les résultats. té ancien était en très mauvais état mais les gens “J’espère qu’ils ne vont pas me mettre là…”, comme Est-ce que les budgets prévus ne seraient pas un peu y avaient leurs repères : c’était leur lieu de vie. À si ces personnes s’identifiaient à du mobilier ! Pour- Ar Santé démolition. Le locataire dépité. mesquins compte tenu du coût de la construction ? l’époque des toutes premières réunions, les habitants tant, Côtes d’Armor Habitat est allé à la rencontre Trucs, magouilles et autres… Sur quoi va-t-on rogner cette fois-ci ? Les fenêtres, ne prirent pas conscience des conséquences qu’un des gens, de façon individuelle, pour recueillir leur Nous sommes baladés par les HLM, la Ville et tous les salles de bain ou sur le nombre de logements ? tel programme aurait sur leur quotidien. Les années avis et confirmer que leur souhait serait entendu. ceux qui profitent de la démolition des 127 loge- Pourquoi les chantiers d’Armor Habitat destinés à passèrent ; le projet prit du retard. On informait Malgré cette démarche, les gens doutèrent : ceux qui ments d’Ar Santé pour semer le trouble dans les l’accession à la propriété n’ont-ils pas démarré ? avant de désinformer. Certains habitants se sentirent souhaitaient rester à Ar Santé craignirent longtemps esprits. Ceux qui savent lire et qui ont du temps, peuvent “ballottés”, d’autres eurent l’impression d’être me- d’être déplacés vers Rosalic ou Kerlitous. D’autres fu- Quand et où serons-nous relogés ? Toutes les ques- consacrer leurs insomnies aux discussions sur les par- nés en bateau. D’une certaine façon, on les a laissé rent pris un peu de court : les habitants du bâtiment tions restent sans réponses alors que des chantiers ties de cache-cache dans la bambouseraie d’Ar Santé “macérer”. On a ensuite tenté de les faire quitter Ar F3 surent très peu de temps avant la destruction du avancent à Buhulien et Rosalic. 30 logements seront dans les PV du Conseil municipal ! Santé pour les reloger dans d’autres quartiers. Mais, bâtiment F qu’ils devraient eux aussi le quitter et livrés en février prochain. À qui sont-ils destinés ? pour quelques-uns, Ar Santé représentait tout : un déménager deux fois. D’autres ressentirent un senti- Il faut, paraît-il pratiquer la “mixité sociale”, ce qui lieu de vie certes mais aussi une existence avec ses ment de panique : les choses allaient trop vite. [...] doit vouloir dire mélanger des vieux avec des jeunes, souvenirs, ses joies, ses peines… Un véritable senti- Tout s’est ensuite plus ou moins apaisé. La parole, des chômeurs avec des gens qui travaillent, des Bre- ment d’appartenance caractérise ces personnes qui claire et précise, est un bon moyen de rassurer les tons et des pas Bretons ! ne peuvent envisager de quitter le quartier. Proba- personnes. [...] L’accompagnement des personnes Mais comment faire ce grand mélange alors que les blement, craignent-elles de ne pas retrouver ailleurs est du ressort des associations ou du centre social. nouvelles constructions permettent juste de reloger cette solidarité et cette convivialité qui caractérisent Un programme de requalification demande un vrai les familles des bâtiments A et G ? 70 Publié par le Syndicat autonome et libertaire AS, décembre 2004. “On nous a parlé de la transformation d’Ar Santé dès 2001. Ce processus de requalification fut une catastrophe. Dès 2001, on nous demanda d’être prêts à faire nos cartons. Des réunions informelles de locataires s’organisaient spontanément sur les trot- 71 toirs : nous ne savions plus à quel saint nous vouer. commencer, je dus descendre pour je ne sais plus Savidan. Le maire et des responsables de Côtes d’Ar- Les entrepreneurs contactés pour les travaux étaient- Nous attendions, puis, on nous mettait la pression. quelle raison. Arrivée dans l’entrée de l’immeuble, mor Habitat nous avaient présenté le projet, nous ils trop exigeants ? Nous avons entendu différentes Chaque fin d’année, nous ne savions même pas où je découvris, stupéfaite, un écriteau placardé sur le assurant que nous aurions de beaux appartements versions pendant ces six ans. Au bout du compte, nous allions passer Noël. Beaucoup d’habitants ont panneau d’affichage : Ar Santé sera prochainement tout neufs pour un loyer identique. Les travaux nous ne savions plus quoi penser. Si encore on nous souffert de l’attente et de l’incertitude du lendemain. “rasé”. Qui avait eu vent de cette information ? Qui devaient démarrer dans les mois à venir ! Puis, cela avait tenus informés de l’évolution du projet ! Même On nous communiquait toutes sortes d’informations, avait apposé cet avis ? Était-ce véritablement une in- prit du retard… de plus en plus de retard. Il est vrai, aujourd’hui, les travaux avancent doucement. Cer- parfois contradictoires. Les réunions officielles nous formation ou bien une très mauvaise blague ? À cet qu’entre-temps il y eut l’incendie de Ker-Uhel. Est-ce tains jours, il n’y a aucune activité sur le chantier !”. inquiétaient encore plus : les responsables semblaient instant précis, je ne sus que penser. Mais mon sang cet événement qui retarda le chantier d’Ar Santé ?”. ne pas en savoir beaucoup plus que nous ! Nous ne fit qu’un tour : si ce qu’annonçait cette affiche étions si angoissés ! À côté de cela, on nous a très s’avérait exact, à quoi cela rimerait-il que je retapisse “Nous avons pris connaissance du projet de requa- ment par hasard, à l’occasion du déménagement de peu accompagnés. Peut-être aurait-il fallu diriger à neuf tout un appartement qui serait détruit dans lification du quartier en 2000. Un représentant de l’un de mes voisins. Il m’avait dit : “Ar Santé va être certains d’entre nous vers un psychologue, une les prochains mois ? Côtes d’Armor Habitat était passé nous voir pour démoli. Alors, nous, on part “en maison !”. Cette personne qui aurait su écouter nos angoisses et nous Je suis immédiatement remontée chez moi. Mes nous exposer le projet et nous demander où nous personne savait déjà ce qui se tramait. Plus tard, en aurait permis d’exprimer nos craintes”. amis m’attendaient. À leur grand étonnement, préférerions vivre : rester à Ar Santé ou déménager étudiant les archives, je découvris que le projet de re- je leur dis que je n’avais plus besoin de leur aide ; pour Rosalic ou Kerlitous. À ce moment-là, nous nouvellement datait déjà de 1993. Or, il n’a été évo- “Je pris connaissance d’un éventuel projet de recons- que je n’avais plus du tout envie de redécorer mon étions ravis. On nous promettait un appartement qué publiquement qu’en 2000 ! Lors de la première truction du quartier en 1998. J’en ai un souvenir très appartement. Je leur expliquai. Ils tentèrent de me neuf, fonctionnel et moderne dans les deux ans. réunion, qui eut lieu au centre Savidan, le maire nous précis. Cette année-là, j’avais pour projet de redéco- dissuader, invoquant qu’il s’agissait probablement de Au fil des mois nous avons vu plusieurs familles rassura : “Vous aurez la même surface pour le même rer mon appartement. J’avais demandé à un couple l’œuvre d’un plaisantin. Mais ils ne parvinrent pas à quitter le quartier pour s’installer à Rosalic, puis à loyer !” et nous apporta quelques premiers détails. d’amis de venir me donner un petit coup de main. me faire changer d’avis : “dans le doute abstiens-toi” Keritous. Ces premiers déménagements ont rendu On nous annonça aussi la visite prochaine d’un J’avais tout acheté : papier peint, colle, brosse… et disait le proverbe !”. les choses de plus en plus concrètes : Ar Santé représentant de Côtes d’Armor Habitat chargé de s’endormit peu à peu. Le temps passait ; les choses nous réexpliquer individuellement le projet, de nous tout prévu pour que nous puissions rapidement nous “J’ai appris la requalification d’Ar Santé, absolu- mettre au travail. “La requalification ? Je me souviens en avoir entendu traînaient de plus en plus. Que s’est-il passé toutes montrer les plans et d’écouter nos désirs. Dès lors, Le jour dit, mes amis sont venus. Mais, avant de parlé pour la première fois à une réunion au centre ces années ? Y a-t-il eu des problèmes de budgets ? les informations ne cessèrent de circuler. 72 73 Le problème de la requalification urbaine réside ble que les gens ont besoin qu’on pense pour eux. au fil des mois, des années, nous avons déchanté. représentant des HLM est passé chez nous pour nous autour de sa conception : elle est perçue comme une En revanche, ils n’ont pas besoin qu’on les angoisse. Aujourd’hui, nous en avons marre : marre d’attendre, demander quel type de logement nous souhaiterions activité émiettée et se trouve prise en charge par une Or, dans l’opération Ar Santé, on a fourni de l’in- marre que l’on nous mène en bateau, marre de ne dans l’avenir. Si nous n’avons pas vraiment participé multitude de responsables : ville, cabinets d’architec- formation trop floue, trop incomplète, ce qui a eu pas savoir ce qui nous attend…”. aux décisions, on ne peut pas dire non plus qu’on tes, office HLM, entrepreneurs, etc. D’autre part, il pour effet de faire monter l’angoisse des habitants. faudrait, avant toute opération de cette envergure, On a lancé l’opération en 2000, sans que personne Lors des premières réunions d’informations en 2001, on ne nous a pas laissé le choix. Mais nous avons avoir établi un budget et disposer réellement des ne sache quand elle allait véritablement commencer on disait que les travaux commenceraient en 2002. toujours été informés de l’avancement du projet. Il fonds. Il apparaît incohérent de voter un tel pro- et se terminer, comment les entrepreneurs allaient Au fil du temps, les délais se sont allongés… Les est vrai que l’information reçue n’est pas toujours gramme sans disposer du financement ! procéder. L’angoisse est montée. Pour qu’une telle habitants se sont découragés. Les promesses qu’on la même que celle qui a été transmise ! Aussi y a-t-il Il faudrait repenser les opérations de requalification opération se déroule bien, sans angoisse excessive, il leur faisait étaient sans cesse ajournées. Les gens se eu quelques incompréhensions entre les habitants urbaine de façon plus cohérente et plus participative. faut livrer des informations sûres - tel est le rôle des sont peu à peu désintéressés du projet. Ils se sont et les institutions. D’un point de vue méthodique, Mais pourtant, paradoxalement, il me semble que la élus - et offrir un temps de parole - tel est le rôle des démotivés. seule une chose me paraît encore incompréhensible : participation des habitants ne serait pas productive. associations ou des groupes d’habitants. Le récep- Pourtant, les choses ont été relativement bien pourquoi n’a-t-on pas démoli les bâtiments “F” et Le projet prendrait du retard. Je crois que beau- teur doit comprendre l’information pour être calmé organisées. Les habitants ont été consultés indivi- “G” en même temps ? Il aurait été peut-être plus coup de gens sont incapables de penser l’avenir : ils et évacuer son angoisse. Certains, les plus âgés, se duellement. On a tenté, dans la mesure du possible, judicieux de nous reloger dans les bâtiments du fond vivent dans le présent, dans le passé, mais envisager sont résignés ; d’autres ont déménagé et enfin, il de prendre en compte les désirs de chacun et de les afin de détruire ensemble le “F” et le “G”. Je ne l’avenir leur fait très peur. Dès qu’il est question de y en a qui ont pris conscience des choses quand la respecter. Au mois de mai, les déménagements ont comprends pas qu’il faille procéder en deux phases. compétences, quelles qu’elles soient, professionnel- démolition fut effective. Ce genre d’opération ne été pris en charge. Tout a été fait pour maintenir Malgré quelques interrogations qui subsistent quant les, esthétiques ou autres, les gens se replient sur peut pas être mené réellement avec les habitants. les locataires dans leur quartier dans les meilleures à l’organisation des travaux, je pense que nous avons eux-mêmes et ne parlent plus. Les gens ne veulent En revanche, il faut inciter les gens à s’en mêler de conditions possibles compte tenu des contraintes bénéficié d’assez d’informations et d’un espace de pas parler aux institutions. Le problème de communi- façon informelle. matérielles. parole suffisant. Les réunions, mais surtout le “p’tit ait subi quoique ce soit. Oui, pour certaines choses, café de Nelly”, sont des endroits où nous avons pu cation, finalement, ne vient pas des institutions mais bel et bien des habitants eux-mêmes. Et cette réalité Alors quand on nous a exposé le projet de requali- “Contrairement à ce que d’autres disent, je pense nous rencontrer entre nous et extérioriser nos inquié- est profondément ancrée dans les esprits. Il me sem- fication oui, nous étions d’abord très heureux. Mais que les institutions ont fait leur travail. Dès 2001, un tudes et nos doutes”. 74 75 “Que dire sur ce programme de renouvellement nalisées par les membres de Côtes d’Armor Habitat, Quarante ans de la vie de Lannion. Un quartier qui rent des personnes désireuses de connaître ce passé urbain ? Pour moi, on nous a mis dehors sans nous le nouveau nom de l’Office HLM, ont finalement va totalement être transformé. Impossible pour les mais surtout, de comprendre le présent. Cet atelier demander notre avis. Les HLM ont tout décidé, tout porté leurs fruits à partir de fin 2003, et les premiers responsables sociaux de laisser s’évaporer les souve- fut un lieu de circulation de l’information extrême- pris en charge. Nous avons eu à subir un déménage- déménagements, en février 2005, ont permis aux nirs : “On a tenu à mettre ce groupe en place pour ment important. Il exerçait un tel contrôle de l’infor- ment - et nous en subirons un second dans quelques habitants d’entrer dans la phase concrète. conserver des traces de l’histoire de Lannion”, expli- mation que ses membres étaient invités à siéger aux mois -, des problèmes de paperasseries… Tout cela [...] Un à un, les volets se ferment dans les bâtiments que Christophe Masure, responsable social. côtés des institutions après les comités techniques m’a “chavirée”. Jamais on ne nous a demandé notre E, F et G. La démolition du premier bâtiment aura Du coup, chaque premier jeudi du mois, depuis mensuels ! avis sur ce projet. Aux premières réunions, dans le lieu début 2006. presqu’un an, un petit groupe se réunit autour de bâtiment G, personne n’était capable de nous dire si Le Trégor, 12 mai 2005, p. 39 ses souvenirs. [...] Pour cela, l’atelier-mémoire fut finalement une excel- nous subirions un ou deux déménagements. En ce “J’ai eu l’occasion à un moment de faire construire. lente idée. Un certain nombre d’habitants y vinrent qui me concerne, je devais n’en faire qu’un et j’ai su, Et puis, j’ai pas fait. C’est comme ça”. Marie-Louise puis, au bout de quelque temps, nous n’étions plus en avril, que je devais quitter mon appartement car il ne regrette pas. Et pourtant, en 39 ans à Ar Santé, que deux à le faire vivre. À l’annonce de la démoli- elle a connu en janvier dernier son premier déména- tion du bâtiment F, on vit revenir quelques membres gement. Elle est maintenant installée à Rosalic et ne du groupe : l’atelier-mémoire se mua doucement L’Atelier mémoire allait finalement être démoli ! regrette pas non plus. en groupe de parole. Alors, on créa le “p’tit café”, [...] Beaucoup reconnaissent avoir eu un choc à l’an- [...] “Il n’y a pas eu de grands événements dans Elle ne veut pas être prise en photo mais les souve- groupe de parole thérapeutique, post-traumatique. nonce de la démolition du quartier. l’histoire de notre cité. Mais une vie quotidienne où nirs reviennent au fil de la discussion. Les habitants qui y participaient se sont souvenus [...] “On s’est posé plein de questions. On s’est dit la jeunesse a joué un rôle essentiel” souligne Jean- de certaines choses au moment où ils allaient les Le Trégor 12 mai 2005, p. 39 mais qu’est-ce qu’on va faire de nous ? À un mo- Marie Villette, le premier des locataires à avoir reçu ment donné, on s’est même découragé car on ne les clés de son nouvel appartement à Rosalic. C’est voyait rien venir de concret. Mais il fallait sans doute justement pour raconter tous les petits moments de laisser du temps au temps”, soulignent les membres la vie quotidienne de ce quartier qu’a été lancé à Les responsables du projet commirent l’erreur de de l’atelier-mémoire. Les réunions se sont multi- l’initiative du centre social en juin 2004, l’atelier-mé- miser sur ce qui était alors à la mode : le passé. Le pliées, les explications aussi. Les rencontres person- moire. centre social créa l’ “atelier-mémoire” où se réuni- 76 perdre. D’autre part, la discussion, l’accueil, l’ouverture permettaient aux participants de partager les informations et d’évacuer leur angoisse. Le manque d’information crée une situation d’inhibition de l’action : on n’a pas les éléments pour agir. Cette situation conduit ou à l’agression - ce qui n’a pas eu 77 d’Ar Santé et des Fontaines. lieu - ou à la mort - ce qui n’a pas eu lieu également fort heureusement. Le “p’tit café” a probablement Dimanche, au centre St-Elivet, quelque 80 person- permis de limiter les conséquences. Dans un espace nes ont dégusté la galette des rois. Peu importe la où l’information circule librement, l’angoisse est réunions chaque lundi du mois de novembre jusqu’à la mi-décembre. On a fait les affiches, les invitations, L’une des femmes à l’initiative de ce projet nous qu’on a distribuées dans les boîtes. On a relancé les raconte à son tour : gens, fait les courses. Nos maris nous ont aidées”. “Il y a deux ou trois ans, avec quelques amies d’ici et couronne, les habitants d’Ar Santé et des Fontaines maîtrisée : les gens ont vécu la mort du bâtiment F certes, mais ils ne l’ont pas vécu seuls. Le premier jour du démantèlement, le “p’tit café” fut exceptionnellement ouvert : il était plein à craquer”. Faire la fête en attendant “Les gens viennent nous embrasser”. tagé une soirée raclette, le 14 décembre dernier. Le résultat fut à la hauteur des efforts : pour 5 €, Un groupe de huit habitantes du quartier a mis 70 personnes ont mangé de la raclette dans une sur pied ces animations, sous l’impulsion d’Annie bonne ambiance. “Les appareils à raclette n’ont pas Peigné, directrice du centre St-Elivet. “Le centre a fonctionné, mais tout le monde était content. On a contacté ces personnes, qui se connaissent déjà pour fait venir au centre des gens qui n’y venaient pas. Il pratiquer des activités ensemble, afin de monter un y avait des personnes que nous ne connaissions pas, projet dans le cadre d’un Fonds d’Initiatives Locales”, maintenant elles nous disent bonjour, elles viennent raconte Annie Peigné. nous embrasser. À force de discuter, on passe une Les fêtes traditionnelles disparaissent. Mais le nouveau siècle voit l’arrivée de belles initiatives et les Devant le sous-préfet habitants se retrouvent autour de nouvelles activités, Les huit femmes ont ensuite mené leur barque, y de repas ou d’excursions. compris auprès du jury chargé de l’attribution des fonds. “Il y avait le sous-préfet, M. Kervaon, M. Collet”, racontent Marie-Claire et Mireille, qui se sou- Huit femmes animent la vie de quartier viennent d’avoir été impressionnées au début. “Mais Elles sont huit femmes à avoir décroché un pre- le projet a été accepté en un quart d’heure et nous mier prix. Pas un César du cinéma comme promis à avons eu une subvention de 837 €. Ils nous ont dit : d’autres, mais la première aide du Fonds d’Initiatives bon courage, le plus dur commence !”. Locales pour mettre de l’animation dans leur quartier Et la suite ne fut pas de tout repos. “On a fait des 78 des Fontaines, nous avons entrepris d’organiser une étaient ravis de se retrouver après avoir déjà par- sortie à Lorient pour assister au spectacle d’Holiday on Ice. J’avais vu une publicité pour cet événement dans un catalogue de jouets de supermarché. Cela m’avait fait envie ! J’en avais parlé à mes amies et nous avions décidé de tout mettre en œuvre pour pouvoir y aller. Il nous fallait par conséquent rechercher un financement. Annie, la responsable du centre St-Elivet, nous a parlé du Fonds d’initiatives locales : une subvention accordée aux habitants heure à faire nos courses !”. des cités porteurs d’un projet collectif. Notre projet Leur initiative a dynamisé la vie dans le quartier, déjà entrait dans le cadre. Annie nous a aidées à mon- animé par les activités de la Régie de Quartier et du ter le dossier de candidature. On nous a invitées à centre St-Elivet. “Heureusement qu’on avait la salle présenter notre projet devant un parterre de person- du centre”, soulignent les organisatrices. Elles vont nalités locales à la mairie de Lannion. Des élus et des maintenant se réunir pour faire le bilan de ces deux responsables sociaux devaient juger de la recevabilité rendez-vous et sans doute imaginer une suite “pour de notre dossier et évaluer la subvention qui nous les beaux jours”. […] serait accordée. Nous avions besoin de 1900 € pour louer un car et financer une partie des entrées. Le Télégramme, 6 février 2003 Passer devant le jury fut très impressionnant ! On 79 nous posa beaucoup de questions. Nous étions inti- soirée “raclette”. Pour nous réchauffer ! Nous avions peu de sang neuf, quelques bonnes volontés, pour passer une soirée ensemble. Dommage que les gens midées de parler devant une telle assemblée. Après réussi à attirer beaucoup de monde. Ce fut une nous appuyer. Mais il ressort de cette expérience ne suivent pas…”. notre présentation, le jury délibéra une vingtaine de excellente soirée. Pour l’anecdote, nous avions été bien des points positifs. Ces repas permirent à beau- Une troisième regrette l’absence de relais : minutes. Quelle angoisse ! Finalement, la subvention privés d’électricité pendant quelques minutes, suite coup de monde de se rencontrer. Les jeunes ména- “Aujourd’hui, faute de soutien et d’énergie, nous nous fut attribuée, alors même qu’elle dépassait le à une coupure de courant ! Quelques mois plus tard, ges, nouvellement arrivés, avaient ainsi la possibilité avons cessé nos activités. Mais je continue à voir plafond maximal des 1 500 €. Nous étions très fières en mars me semble-t-il, nous nous réunîmes autour de lier connaissance avec les plus anciens. mes amies du groupe. Nous nous croisons souvent. de notre réussite. Quelques semaines plus tard, une de la traditionnelle galette des rois. Un accordéoniste Suite à ces repas, notre petite équipe féminine Nous nous asseyons sur un banc, sous un arbre, pour cinquantaine de personnes d’Ar Santé et des Fon- animait le goûter. Une autre rencontre très chaleu- continua à se retrouver pour d’autres activités. discuter de choses et d’autres. Je me rends aussi taines purent assister au spectacle d’Holiday on Ice reuse ! Le troisième repas eut lieu début décembre. Grâce aux aides financières de la mairie, nous avons parfois au “P’tit café de Nelly” pour discuter avec à Lorient. Ce fut une après-midi merveilleuse, pleine Quatre-vingt-quinze personnes répondirent à l’appel. organisé une randonnée à Ouessant et une après- quelques voisins. Au printemps, les habitants de la de magie. Pendant deux heures, nous voguions en Nous avions prévu un buffet froid. Des messieurs midi spectacle “Holiday on Ice”. À chaque fois, cité se retrouvent autour d’un pique-nique pour la plein rêve, totalement déconnectés de notre routine nous aidèrent à installer les chaises et à dresser les nous avions réussi à remplir un autocar ! Ce furent Fête des voisins. Cette année, le 30 mai, une quaran- et de nos petits soucis quotidiens. Ce fut un enchan- tables, à transporter et à servir le vin, à ranger la deux magnifiques journées. La première année des taine de personnes ont répondu présentes. Il faisait tement…”. salle. Mais ce genre d’événements demandait une “quartiers en fête” fut pour nous notre dernière vraiment froid mais nous avons tenu jusqu’au bout bonne organisation et beaucoup de motivations. année d’activité. Nous ne manquions certainement de la soirée !” Et une autre : Nous devions établir un budget, solliciter les collecti- pas de bonne volonté mais organiser des repas ou “J’ai aussi participé à l’organisation de quelques vités pour obtenir des subventions, faire les courses, des sorties demandaient beaucoup d’énergie et de repas. Je faisais partie d’un groupe de huit femmes installer la salle, préparer les plats… Après trois ou temps. Nous aurions beaucoup aimé être relayées Immeubles en fête : des voisins très sympas bénévoles, quatre habitant Ar Santé et quatre venant quatre repas, notre équipe s’épuisa. La mise en place par des personnes plus jeunes. Je regrette que nous Pour la deuxième année consécutive, tous les des Fontaines, décidées à mettre un peu de convi- d’une salle, le transport de la vaisselle et des bou- ayons perdu ces moyens de nous rencontrer surtout habitants des quartiers de Pen-ar-Ru, Ker-Uhel, les vialité au sein de nos quartiers. Nous voulions faire teilles, la diffusion des affiches, les courses… Tout maintenant qu’il va y avoir de nouveaux arrivants à Fontaines, Rosalic et Ar Santé, étaient invités à fes- en sorte que les gens se rencontrent dans le cadre cela demandait beaucoup de travail. Il aurait fallu Ar Santé. Ces petits événements aidaient à l’intégra- toyer avec leurs voisins, mardi soir, dans le cadre de de soirées sympathiques. Pour le premier repas, en que quelques hommes se joignent à nous pour pren- tion de chacun. Qui plus est, c’était bien agréable de l’opération “Immeubles en fête”. plein mois de décembre, nous avions proposé une dre en charge cette logistique. Il aurait aussi fallu un 80 81 Déménager, enfin… Ar Santé. Démolition. des tables avaient été dressées au pied des immeu- 2005 et 2006 voient l’inauguration de Le locataire dépité (suite). bles, pour accueillir tous ceux qui voulaient faire nouveaux quartiers lannionnais : Kerlitous, Personne ne veut se soucier de problèmes plus connaissance autour d’un barbecue géant ou d’un Rosalic, Buhulien. Certaines familles d’Ar Santé matériels comme les meubles. Car, curieusement les apéro dînatoire. quittent le quartier pour emménager dans appartements sont encore meublés. Chacun de ces C’est à Ar Santé que la mobilisation a été la plus de petits immeubles à un étage à l’image de meubles est souvent le résultat d’économies faites forte, l’histoire en cours de ce quartier ayant fini la maison mitoyenne : fini les grandes barres sur des petits salaires et ne vaut rien en salle des par tisser des liens étroits entre ses résidents, toutes impersonnelles. Ar Santé se vide peu à peu de ventes. générations confondues. Un coup de chapeau en ses habitants. La transformation s’amorce de Ne parlons même pas des problèmes de déménage- façon concrète ; les esprits s’emballent… ment. Peut-on encore faire ses cartons à 80 ans ? Qui Bien que le temps ne soit pas de la partie, de gran- passant à un groupe de personnes âgées : Angelina, Rosalic 18 logements HLM inaugurés à Rosalic [...] Pierre-Henri Maccioni, le préfet, Thierry Suquet, le sous-préfet, et un parterre d’élus de la ville et de Côtes d’Armor Habitat avaient fait le déplacement pour inaugurer les 18 logements fraîchement livrés dans le quartier de Rosalic, derrière la gare. “Ils sont au nombre de 18, des F3, F4 et F5, qui abriteront va décrocher les lustres et les tringles à rideaux ? Yvette, “Mamie” et leurs copines Thérèse et Annick, 18 familles”. Et après, qui va faire le remontage et s’assurer du qui ont eu l’idée de préparer un goûter et des jeux Douze familles viennent d’Ar Santé et sont relogées respect des normes ? Un lustre doit être relié à une pour les enfants après l’école. Une initiative très “Notre déménagement s’est bien passé. Nous avons appréciée des plus jeunes et de leurs parents. reçu beaucoup d’aide. Le jour du déménagement, les déménageurs avaient sorti leur échelle électrique Le Télégramme, 2 juin 2005 pour descendre les cartons et les meubles. L’un de nos meubles s’est envolé. En fait, il était très léger. Le L’un des participants raconte : déménageur l’avait mis sur la plaque de l’échelle. Il “De tous les quartiers de Lannion, Ar Santé était y a eu un gros coup de vent et le meuble est tombé celui qui rassemblait le plus de personnes lors de ces du troisième étage. Il était tout démoli ! Mais les dé- fêtes de voisins”. ménageurs l’ont réparé et maintenant, il est comme dans un nouveau cadre de vie, trois autres familles prise de terre, comme la machine à laver. Qui fera la ont également quitté un autre quartier pour s’instal- transformation et qui va payer ? ler dans du neuf, “par voie de mutation”. Quant à ceux qui attendront le prochain tour pour [...] Reste quelques autres grands chantiers. À Ar déménager, comment vont-ils vivre dans un chantier, Santé, le quartier va subir une sacrée cure de jouven- aller faire leurs courses dans la boue, sans parler du ce et pas moins de 99 familles devront être relogées vacarme ? durant ces grands travaux. [...] Publié par le Syndicat autonome et libertaire AS, décembre 2004 Ouest-France, jeudi 27 janvier 2005, p. 15 neuf”. 82 83 Vivre dans des immeubles à un étage ou dans des voisins… : j’étais terrifiée par l’inconnu. préféré subir deux déménagements et les aléas des habitués. Nos racines sont ici. Les petits y ont grandi. pavillons individuels détruit [le] lien social. […] à Je savais que moi aussi je devrais quitter le bâti- travaux de reconstruction plutôt que d’emménager La proximité des commerces et des écoles sont Rosalic, les pavillons sont mitoyens : les habitants se ment F : il allait être démoli le premier, je n’avais donc directement dans un appartement neuf ailleurs ? des atouts majeurs. Le fait qu’il s’agisse de petits croisent devant, sur le trottoir en déposant leurs or- pas d’autre choix. J’aimais beaucoup mon appar- Qu’est-ce qui rend Ar Santé aussi attrayant ? Pour- immeubles de deux étages nous rassure. Nous ne dures ou en relevant leur courrier. Ici, nous sommes tement. J’y vivais depuis plus de 30 ans et, sincère- quoi rester quand tant d’événements poussent à craindrons pas de monter les cages d’escaliers et d’y quelques-uns à assurer un minimum de vie collective ment, je pensais y finir mes jours. On me proposa abandonner le navire ? faire de mauvaises rencontres. Il faudrait aussi penser mais, dans l’ensemble, chacun reste très autonome. de déménager à Kerlitous ou bien de subir le double Seule, la “fête des voisins” a réveillé une certaine déménagement pour rester à Ar Santé. Déménager “Pour rien au monde je ne souhaite quitter Ar Santé. Nous serons ravis de les accueillir. Nous espérons convivialité”. deux fois m’angoissait : j’optai donc pour Kerlitous. J’apprécie la proximité du centre-ville, des petits qu’ils remettront un peu de vie dans le quartier. J’appréhendais mon arrivée mais, finalement, tout commerces et des grandes surfaces. Les gens qui Il serait bon d’installer de nouvelles aires de jeux et s’est bien passé. Les déménageurs ont été formi- vivent ici sont discrets, peut-être trop parfois ! Il y a des espaces verts. Nous avons besoin de “verdure”. dables. Et mes enfants m’ont beaucoup aidé. Dès beaucoup moins de gens à problèmes qu’à Ker-Uhel ; D’autre part, il serait important de sécuriser la cité et l’emménagement, ils ont accroché mes tableaux aux moins d’agressivité aussi. Je n’aurais pas aimé partir d’imposer des limites de vitesse : les voitures roulent murs ! En huit jours j’étais installée ! J’étais chez moi ! vivre à Kerlitous : le terrain est en pente, difficile parfois assez vite devant les immeubles”. Aujourd’hui, je revois régulièrement les amis qui sont d’accès, excentré. Ici, quand je vais faire quelques restés là-bas. Je vais aussi au “P’tit café de Nelly” de courses à pied au centre Leclerc, je traverse Ar Santé “Depuis le début, nous avons la désagréable impres- temps en temps. Heureusement, qu’il y a ce point de ancien, Ar Santé nouveau et les Fontaines. C’est sion que l’office HLM et la ville veulent absolument rencontre : on peut discuter librement”. l’occasion de quelques rencontres ! Faire mes courses nous envoyer tous là-bas [à Kerlitous] ! En ce qui me prend toute une après-midi : je fais des arrêts nous concerne, cela était hors de question. Nous pour discuter avec untel ou untel, pour prendre un sommes ici chez nous. Nous savons que nous avons café chez une amie…”. la réputation de fortes têtes mais peu importe ! Kerlitous “J’ai paniqué quand j’ai vu les gens commencer à partir. J’angoissais devant ces départs. J’avais l’habitude de voir ces personnes autour de moi depuis 30 ans ; je connaissais leurs enfants. Ils partaient… Et en plus, ils semblaient heureux de partir… Cela me faisait mal. Oui, ces premiers déménagements furent pour moi un choc terrible. Je perdais une partie de mes repères, de mes amis… J’avais très peur de la suite des événements - mon propre déménagement, Rester mon installation dans un nouvel appartement, dans Qu’est-ce qui motive ces quelques dizaines de per- un nouveau quartier, la rencontre avec de nouveaux sonnes qui n’ont pas souhaité partir, celles qui ont 84 aux nouvelles familles et aux enfants qui vont arriver. Comme d’autres, nous voulons rester ici. Certains “On va certainement être gênés par les travaux. Mais ont cédé et sont partis sur un coup de tête. Parmi nous souhaitons rester à Ar Santé : nous y sommes eux, il y en a qui regrette. Nous avons même vu un 85 La “mort” du F “Cet été [...] quand le premier coup de pelle frappa du quartier. Nous avons suivi le démantèlement pas le bâtiment F, je fus d’abord très impressionnée : je à pas. Nous avons pris beaucoup de photos. Ce fut Été 2006. Beaucoup de locataires ont n’avais jamais vu ce genre de chose. Mais, j’en avais un événement si impressionnant que ce qui viendra “Ceux qui vivent encore à Ar Santé aujourd’hui et quitté Ar Santé pour être relogés dans des vraiment gros sur le cœur. J’étais tiraillée entre ad- maintenant - la sortie de terre des nouveaux loge- qui souhaitent absolument y rester, sont plus “berni- appartements neufs aux quatre coins de la miration, colère et chagrin. La pelle ressemblait à un ments, la démolition des autres bâtiments - semblera ques” que “bernard-l’ermite” : ils y sont - et depuis ville. Seuls quelques-uns résistent. Certains ont animal monstrueux. Les ouvriers réalisèrent du très nettement moins extraordinaire. Cet immeuble, longtemps pour certains - alors ils y restent. D’ailleurs dû déménager au sein même de la cité : les bel ouvrage et je dois avouer que je ne fus aucune- c’était “chez nous”, là où l’on avait envie de vivre. un petit groupe d’habitants s’est baptisé ainsi ! Et je locataires du bâtiment F. Le 29 août, une étape ment dérangée ni par le bruit ni par la poussière. Il Bien sûr, le bâtiment était dégradé et ne répondait les comprends : à Ar Santé, on est chez soi et on y importante se concrétise : la première barre, le est vrai que nous avions été bien informés et bien plus aux normes de salubrité et de sécurité mais il est bien. Les appartements ne sont pas récents certes bâtiment F est démoli. préparés à cette démolition. Quand les travaux de n’en reste pas moins que l’on nous a forcés à quitter démantèlement commencèrent, je n’avais qu’une notre maison”. ou deux anciens habitants d’Ar Santé, vivant désormais à Kerlitous, revenir errer dans le quartier”. mais on y a ses souvenirs. Il faut d’ailleurs remarquer que beaucoup de femmes seules, veuves pour un 29 août 2006, la démolition du bâtiment F grand nombre, vivent aujourd’hui à Ar Santé. Elles Il est 15 h ce 29 août. Tout le quartier est là, derrière ont vécu dans le bâtiment F avec leur mari : leur ap- les barrières de sécurité. La presse aussi. Face au partement était donc le dernier lien avec le défunt”. pignon du bâtiment F, la pelle hydraulique s’ébranle, la mise à mort va commencer. Dans le jargon technique, on appelle ça le “grignotage”. L’interminable pelle articulée attaque le mur avec une incroyable facilité. Dans un bruit sourd les premiers gravats tombent, soulevant un épais nuage de poussières. Poussières de béton, poussières de mémoire… Côtes d’Armor magazine 86 hâte : que tout disparaisse, jusqu’à la dernière pierre, jusqu’au dernier panneau”. “La démolition du F ? Non, finalement, cela ne m’a pas fait grand-chose. Quand j’ai vu le film réalisé par “Avec la démolition du bâtiment F, tant de souvenirs Nathalie, j’ai repéré un pan de papier peint de mon se sont envolés ! Notre petit-fils a passé ses premiers appartement mais cela ne m’a pas fait trop de mal. Il mois de vie, ses premières années dans le F ; il y a fait faut avouer que les immeubles étaient arrivés vieux. ses premiers pas ; il y avait ses repères et ses copains ; Il était vraiment temps d’intervenir”. c’était son terrain de jeux. Près de 25 ans de ma vie sont partis en poussière. J’ai vraiment mal vécu cette “En août [2006], la démolition du bâtiment F fut le démolition”. premier événement concret. Cette première étape matérialise enfin plusieurs années d’attente et mar- “La disparition du bâtiment F fut quelque chose de que un tournant. J’eus la chance de pouvoir visiter formidable. Cet événement a capté toute l’attention le chantier avant la démolition finale. Les cloisons 87 avaient été démontées ; il n’y avait plus de pièces : “Quand j’ai vu la place libre qu’a laissée la disparition avec les habitants, ce qui fut très bénéfique pour une longueur incroyable s’étendait devant nous. du F, je me suis demandé pourquoi on n’avait pas li- tous. La démolition, ensuite, fut un véritable événe- J’eus mal au cœur de voir cet immeuble disparaître béré cet espace plus tôt : il aurait fallu ouvrir le quar- ment : tous les habitants avaient été prévenus par les Interrogations sur l’avenir aussi facilement. J’ai beaucoup pensé aux person- tier, l’aérer, créer un espace convivial pour que les uns, par les autres, de l’heure du premier coup de Les premiers déménagements effectués, le nes qui avaient dû le quitter. La disparition du F a enfants puissent jouer et les parents se rencontrer. pelle ! Certains prirent des photos, d’autres filmèrent. premier immeuble démoli, les camions de créé un espace vide, un désert. Mais, les travaux de Qu’en sera-t-il de la nouvelle cité ? Chacun l’ignore. Les habitants d’Ar Santé étaient résignés et ont pu chantier envahissent le site. Les travaux de démolition se sont relativement bien passés. Vu que Les plans ne nous ont pas été communiqués. Les vivre cet événement collectivement. La démolition reconstruction sont lancés. La page semble les entreprises travaillent bien, proprement, que les habitants angoissent devant l’absence d’informations du bâtiment F, finalement, n’était rien d’autre qu’un définitivement tournée. Ar Santé est en pleine ouvriers respectent la tranquillité des habitants, je concernant leur futur lieu de vie. Ils ont besoin de se symbole qui fit entrer les gens dans la réalité du pro- mutation. Désormais la nostalgie laisse la place suis désormais moins inquiète quant à l’avenir”. familiariser avec leur nouveau quartier : pourquoi ne jet : le bâtiment F mort, ils vivaient désormais sur un aux inquiétudes. pas leur offrir une image de ce que sera leur quartier chantier, avec la boue, la poussière, les tractopelles, “La démolition du bâtiment F fut un véritable évé- dans dix ans pour qu’ils puissent se l’imaginer et se les camions… La disparition du F n’est que le com- nement. Pour l’anecdote, sa disparition fit entrer l’approprier ?”. mencement du travail de deuil. La démolition était une nécessité ; la reconstruction sera à ne pas rater… beaucoup de lumière chez moi : ce bâtiment me cachait la vue ! L’inconvénient est que, désormais, les “Les jours précédents [la démolition du F], les ha- On verra les problèmes de parking, la bambouse- passants peuvent aussi voir chez moi ! Il ne faut donc bitants qui le souhaitaient purent participer d’une raie… Tout apparaît très séduisant sur les plans. La pas oublier de fermer les rideaux ! Plus sérieuse- certaine manière à la disparition du F. Cela permit question est : comment ce nouveau quartier va-t-il ment, cette démolition me fit tout de même un petit de maîtriser de nouveau l’angoisse et d’éparpiller les être habité ? Cette requalification sera une opération pincement au cœur aussi je comprends parfaitement émotions. Certains purent visiter l’immeuble décons- réussie le jour où les habitants des futurs immeubles l’émotion qu’ont pu ressentir des personnes qui y truit, avant la démolition. La visite, guidée par le diront qu’ils y sont heureux”. vivaient depuis vingt ou trente ans. Un tel déman- chef de chantier, fut très technique, ce qui permit de tèlement est très impressionnant, sans parler de comprendre la façon de procéder et de dédramatiser l’intervention de la grue…”. la situation. L’entrepreneur a pris le temps de parler 88 89 “La reconstruction est un projet nécessaire tant du “La question du vis-à-vis est très importante. Je ne la configuration de mon futur appartement ? J’ai individuelles où les enfants pourront s’exprimer plus point de vue du confort que du point de vue pé- suis pas sûr que les architectes y aient assez réfléchi. besoin de savoir si je peux garder tous mes meubles librement : la présence d’enfants dans des apparte- cunier : le manque d’isolation implique de lourdes D’après les plans, je crains qu’il ne manque aussi un ou si je dois me séparer de quelques-uns ; si j’ai des ments à l’isolation sonore limitée pose parfois des charges financières pour les locataires. L’hiver, les terrain de jeux central pour les enfants. Or, le terrain rangements, des placards, une baignoire ou une problèmes de voisinage.” appartements sont froids ; les chaudières sont parfois de jeux est le cœur même d’une cité”. douche ; comment seront disposées les pièces ; de défaillantes. Par ailleurs, le quartier aura un nouveau quelle superficie je disposerai… Je n’ai encore eu visage. Ce devrait être une belle cité”. “Nous sommes dans un questionnement permanent. aucune réponse à ces questions ! N’importe quelle À quoi ressemblera notre quartier dans cinq ans ? personne qui souhaite louer un appartement dans Où vivrons-nous ? Quand nous allons à Kerlitous et le privé visite le logement avant de décider de le que nous voyons ce qu’il s’y passe, nous craignons le louer ou non, avant de signer un bail. Pourquoi ne Ar Santé. Démolition pire : là-bas, les escaliers et les plaques de béton se serions-nous pas considérés comme des locataires Le locataire dépité (suite) fissurent déjà ; la peinture s’écaille ; on patauge dans “normaux” ? Pourquoi nous imposerions-nous des Les bâtiments qui seront démolis en premier sont la boue ; les aires de jeux sont inaccessibles pour les appartements qui ne correspondraient pas à nos actuellement habités par des personnes dont les enfants car elles ont été installées au-dessus de la besoins et à nos goûts ?”. enfants sont partis. Les T5 sont bien souvent occupés route de Morlaix ! Et pourquoi a-t-on construit ces par des femmes seules. Les petits-enfants y viennent immeubles en périphérie, pour ne pas dire en de- “Les gens qui vivent encore ici - ceux qui ont refusé pour les vacances et donnent un “coup de jeune” au hors, de la ville ? Pourquoi est-ce si excentré ? Les res- catégoriquement de déménager à Rosalic ou à Kerli- quartier. ponsables du projet ont-ils vraiment pensé d’abord tous - ne veulent absolument pas quitter le quartier. Mais, il n’est pas question de redonner de tels appar- aux familles et aux enfants quand ils ont décidé du Ces personnes sont très préoccupées par le program- tements pour “loger la smala” (sic). Une femme seule choix du terrain ? La route est si dangereuse ! me de renouvellement urbain. Elles s’interrogent aura droit à un T2, tant pis pour les petits-enfants… sur leur avenir. Déménager leur crée des soucis. Ce Publié par le Syndicat autonome et libertaire AS, décembre 2004 90 J’aimerai voir les plans de nos nouveaux logements : projet a engendré beaucoup de remous au sein de la comment voulez-vous que je me projette dans l’ave- cité. Mais ce peut être une opportunité pour cer- nir, que j’imagine mon nouveau domicile, si j’ignore taines familles qui auront ainsi accès à des maisons 91 “Désormais, un certain nombre d’interrogations désormais de tourner la page pour se consacrer à personnes sont déçues par ce qu’elles voient sortir même temps, je m’interroge beaucoup. Les nou- subsistent : à quoi ressemblera le nouveau quartier ? demain. Les camions sont là, au pied de notre im- de terre en ce moment… Et ce que les architectes veaux logements seront pour la plupart des apparte- Sera-t-il plus convivial ? Qui seront les nouveaux meuble. Ils vont et viennent toute la journée. Je me semblent avoir oublié à Ar Santé comme à Kerlitous, ments de type 1 ou 2. Comment voulez-vous loger arrivants ? Des exclus ? Des familles ? Il est question suis déjà habituée à ces bruits ; ils me sont devenus c’est l’importance des lieux de rencontre : dans cha- des familles de deux voire trois enfants dans ce genre de mélanger les générations. Mais qu’elle sera alors familiers. L’avenir est en construction. J’envisage que quartier il faut un point de rencontre - quelques de construction ? À la naissance de leur second la nouvelle identité d’Ar Santé ?”. déjà la vie qui sera la mienne dans quelques mois : je bancs et tables, une aire de jeux centrale entourée enfant, il est certain que beaucoup de jeunes familles vivrai dans un petit appartement - de deux cham- de bancs… - où les habitants puissent se retrouver voudront être relogées dans des appartements plus “Côtes d’Armor Habitat n’a jamais écouté les do- bres j’espère - qui sera toujours propre et agréable. pour se détendre, discuter, faire connaissance…”. spacieux. Je crains que dans l’avenir, il n’y ait plus léances des habitants : ils ont semblé faire preuve Mais tout cela reste du domaine de l’imagination : il de bonne volonté en venant à la rencontre des gens nous est impossible de voir les plans de notre futur “Le futur Ar Santé ? L’arrivée de nouvelles personnes qu’il y a beaucoup de couples de retraités et femmes pour prendre note de leurs préférences en matière quartier. J’avoue que je crains qu’Ar Santé ressem- ne me dérange pas. Bien au contraire, il est impor- seules à reloger. Il faut aussi penser à ces personnes. d’appartements. Mais au bout du compte tout cela ble à Kerlitous. On aimerait avoir un bout de jardin tant que le quartier reprenne vie et cela ne se fera Mais il me semble qu’on a envoyé les enfants un peu va-t-il être respecté ? Si des voisines souhaitent, dans ou un petit balcon pour cultiver quelques fleurs et pas sans la venue de couples et de jeunes familles. loin à Kerlitous, à Rosalic, à Buhulien, alors qu’ici, il les nouveaux immeubles, continuer à être voisines des herbes aromatiques. On a beaucoup de mal à Nous devrons nous y adapter et peut-être est-ce y avait tout pour eux : les commerces, l’école, le col- parce qu’elles s’entendent bien et se rendent de me- s’imaginer la nouvelle configuration du quartier. une bonne chose. J’espère de tout cœur que les lège, la piscine, le terrain de sport, le centre St-Elivet nus services, seront-elles vraiment satisfaites ?”. On sait aussi que de jeunes familles vont arriver. On jeunes s’investiront pour redynamiser Ar Santé, qu’il avec les activités de loisirs, l’aide aux devoirs… Les nous parle de “mixité”. Moi je crains que nos deux y aura une relève. En attendant de voir cela, nous petits n’ont qu’à traverser une route pour avoir accès “[...] À l’heure actuelle, le quartier se transforme : on groupes - nouveaux arrivants et anciens habitants avons besoin de tranquillité, de calme, de sérénité. à tous ces services. Il me semble incohérent de ne est à un tournant. On discute beaucoup du renouvel- - se trouvent face à face sans pouvoir se parler”. Maintenant, une page est tournée. J’ai tellement pas prévoir suffisamment d’appartements capables hâte d’être dans mon nouveau T2 et qu’on me laisse d’accueillir des familles dans le quartier d’Ar Santé enfin vivre !”. alors que tout s’y prête”. lement de la cité, de la démolition et de la recons- de grandes familles à Ar Santé. D’autre part, je sais truction. Pour passer ce cap et envisager l’avenir, “Les nouveaux appartements ? Les futurs locataires on se remémore le passé du quartier. Mais depuis la s’interrogent quant à la proximité des logements. disparition du bâtiment F, moi, je suis dans l’avenir. Ils semblent si près les uns des autres ! Certains se “Le quartier et l’école vont-ils reprendre vie grâce “À Ar Santé, chaque escalier représente l’individuali- Le travail de mémoire n’a plus lieu d’être. Il est temps plaignent de l’absence de balcons. Beaucoup de à la nouvelle infrastructure ? Je le souhaite mais, en té : on n’est pas d’Ar Santé mais de tel immeuble, de 92 93 tel escalier. Une étude pourrait être la bienvenue car l’espace social ? Ne s’est-il pas transformé lui aussi il est évident que l’infrastructure détermine la nature avec la disparition de cette barre d’appartements ? du lien social. Posons-nous la question : pourquoi Et maintenant, comment travailler sur l’intégration propose-t-on désormais aux habitants des quartiers sociale des nouveaux habitants ? Comment accueillir HLM de petits appartements, munis d’entrées indivi- les nouveaux, sans délaisser les anciens, tout en les duelles directes et de parkings souterrains, dans des reliant ?” immeubles posés les uns à côté des autres, relativement indépendants, excentrés, éloignés des com- “Au fil du temps, la population a beaucoup changé. merces et de tout bistrot où se rencontrer ? Pourquoi À une époque récente, il y eut des départs : certaines les nouveaux quartiers sont-ils isolés en périphérie familles ont anticipé la démolition et se sont lancées du centre-ville ? On peut imaginer deux éventualités : dans un projet de maison individuelle. Pour eux, cer- ou ces quartiers, vu la qualité de leur construction, tainement, vivre en HLM n’était qu’une étape transi- deviendront de petits immeubles résidentiels imper- toire. Il me semble que le fait de vivre en immeuble sonnels ou bien ils se mueront en nids à problèmes implique pour beaucoup une telle attitude. Mais vi- où caser les personnes dites “difficiles”. Qui réfléchit vre dans un pavillon incite à y rester : les lotissements à cela ?”. construits par Côtes d’Armor Habitat imposeront certainement une réaction de sédentarité”. “[À Ar Santé, les] constatations issues d’observations sur le terrain impliquent une véritable réflexion sur le rapport entre requalification urbaine et lien social : une opération de renouvellement urbain ne disloque-t-elle pas le lien social ? Que peut-on faire contre cet émiettement ? Depuis la disparition du bâtiment F, l’espace est métamorphosé mais qu’en est-il de 94 Démolition du bâtiment “F”, août 2006 Remise des clés à Rosalic (18 pavillons), février 2005 Ti koad, le local d’animations du quartier d’Ar Santé, inauguré en mars 2005 Les 12 pavillons de Buhulien, avant la remise des clés, mai 2005 Kerlitous, 75 logements dont 14 pavillons, mars 2006 - janvier 2007 Pose de la première pierre par le Maire Alain Gouriou, 13 février 2007 Remise des clés à Ar Santé nouveau en présence du maire Christian Marquet, 25 février 2007 Spectacle “Vue sur mer”, 29 et 30 juin 2007 Fête des voisins à Ar Santé Ar Santé change de visage “J’ai aimé ce quartier, avec ses bâtiments que je trouvais élégants, avec de belles proportions : on aurait dit de grandes maisons bretonnes avec leur toit pentu en ardoise. Ils étaient placés de façon harmonieuse, mélangeant immeubles et verdure, terrain de jeux et parkings. Notre appartement avait des volumes bien répartis. Il était fonctionnel, lumineux, tourné vers l’extérieur. Et aussi… c’est lui qui portait en ses murs mon histoire… notre histoire… et ça, ça n’a pas de prix ! Et toute cette histoire collective est désormais balayée à coups de pelleteuse… Quel choc ! Ar Santé… Je t’ai aimé…”. Remerciements à l’ensemble des habitants du quartier et aux travailleurs sociaux. Texte de Gwénaëlle Lucas Photos de Francis Goeller, Pierre Iglésias et Nathalie Lintanf Coordination éditoriale service Communication Mairie. Projet conçu et mis en œuvre par la ville de Lannion et le Centre social de Lannion. Ouvrage imprimé à 600 exemplaires, sur papier PEFC avec encres végétales par une imprimerie label Imprim’vert, publié avec le concours financier de la ville de Lannion, de la Caisse d’allocation familiales des Côtes d’Armor, du Conseil général des Côtes d’Armor, de Côtes d’Armor Habitat et de l’État. ISBN 978-2-9512639-1-8 EAN 9782951263918