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4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 6LIVRES ET IDÉES 4DOSSIER A Term at the Fed, An Insider’s View par Laurence H. Meyer Plongée au coeur de la Fed PHiLiPPe d’ARViseNet * Comment la Fed, la banque centrale américaine, prend-elle ses décisions ? A-t-elle réagi au mieux face au gonflement de la bulle Internet ? A-t-elle bien intégré les changements liés à l’essor des nouvelles technologies ? Comment « fonctionne » Alan Greenspan, son président depuis 1987 ? à toutes ces questions, un ancien membre de la Réserve fédérale répond de façon concrète et argumentée. Ce témoignage d’un « insider » est aussi riche en descriptions et anecdotes sur une des institutions les plus puissantes du monde qu’en réflexions sur le nouveau rôle L a politique monétaire américaine est l’un des sujets les plus étroitement suivis par les observateurs économiques. Pour les professionnels que sont les central bank watchers, comme pour beaucoup d’autres, l’ouvrage de Laurence Meyer1 devrait être du plus grand intérêt. Il apporte de multiples éclairages tant * Directeur des études économiques de BNP-Paribas. sur le fonctionnement de la banque centrale américaine (la Réserve fédérale ou Fed) que sur les positions d’Alan Greenspan, son président, ou sur les débats qui se sont tenus ces dernières années au sein de son organe directeur, le FOMC2 (Comité de politique monétaire). FAUCONS ET COLOMBES L es médias aiment à classer les membres du FOMC entre « faucons » et « colombes ». Laurence Meyer établit une distinction plus fine, entre les faucons « constitutionnels », qui mettent l’accent sur la stabilité des prix en tout état de cause, et les faucons « circonstanciels », plus pragmatiques. Quant à Alan Greenspan, ses discours semblent l’apparenter au clan des faucons, mais ses réactions face aux chocs (crises asiatique ou russe, sauvetage du fonds LTCM, éclatement de la bulle Internet…) font clairement de lui une colombe. Une preuve supplémentaire du caractère peu orthodoxe de la doctrine Greenspan est sa conviction que la politique monétaire entraîne des effets réels (pas seulement nominaux) à moyen ou long terme : la stabilité des prix, en modérant le pricing power des entreprises (leur pouvoir de fixer les prix), favorise la recherche de gains de productivité, donc le rythme de la croissance potentielle. On est bien loin là de la théorie quantitative de la monnaie. Laurence H. Meyer, A Term at the Fed, An Insider View, Harper business, 2004, 264 pages. 1 2 Federal Open Market Committee. Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES Dans les réunions du FOMC, nous dit Meyer, le dernier mot revient à Alan Greenspan, à l’issue d’un processus qui vise néanmoins à édifier un consensus. Une ou deux oppositions parmi les membres sont normales. À partir de trois oppositions, on entre dans une situation de rébellion ouverte. Ces réunions ont notamment permis de passionnants débats sur le fameux NAIRU (Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment), le taux de chômage jusqu’où l’on peut descendre sans déclencher d’inflation. Alors que la plupart des observateurs s’accordaient à considérer q u e la croissance et l’inflation évoluaient parallèlement, l’expérience de la deuxième moitié des années 1990 a montré que ce n’était pas toujours le cas. Le chômage, à l’époque, est passé en dessous du taux fatidique, mais l’inflation est restée relativement maî trisée. D’où la remise en cause des estimations les plus communément acceptées sur le niveau du NAIRU (5,75 % en 1996), et de la pertinence même du concept. 4DOSSIER 6LIVRES ET IDÉES sont prises sous la contrainte du marché, ni avoir à relever b rutalement ses taux et laisser ainsi penser qu’elle « retarde » (qu’elle est « behind the curve »). D’où cette relation d’amourhaine, que souligne fort bien l’auteur, avec les marchés obligataires, très sensibles à l’évolution des taux d’intérêt. Mais plus fondamentalement, la modération de Greenspan s’explique aussi par la vision, au départ très minoritaire, selon laquelle l’Amérique et le monde entraient dans une révolution technologique potentiellement porteuse d’importants gains de productivité. QUE FAIRE FACE AUX « BULLES » ? L a politique monétaire doit-elle s’attaquer aux « bulles » spéculatives ? Et d’abord, comment repérer une bulle ? La définition paraît simple : les prix de marché des titres sont déterminés par des fondamentaux (taux d’intérêt, dividendes anticipés…). Mais leur évolution Greenspan est incertaine. Une vague d’optimisme peut conduire doute de à une sous-estimation des risques et provoquer des l’efficacité de excès. Si Greenspan a été parmi les premiers à noter la possibilité du gonflement d’une bulle – en fait quala politique tre ans avant que celle-ci n’éclate –, une hausse des monétaire taux d’intérêt en vue de la dégonfler ne lui a pas pour contrer paru judicieuse. Il doute en effet de l’efficacité de la politique monétaire en la matière, et met en avant la spéculation. pour justifier ce jugement plusieurs éléments. Dans une telle situation, faut-il, même sans accélération de l’inflation, mener préventivement une politique monétaire plus restrictive, ou ne rien changer, en prenant le risque de voir apparaître des tensions inflationnistes sur l’emploi, et avoir ainsi une idée du « vrai » niveau du NAIRU ? Alan Greenspan, un agnostique en la matière, semble avoir penché du côté des expérimentateurs, en acceptant une légère accélération de l’inflation. La question sous-jacente est de savoir en quoi consiste l’objectif de stabilité des prix. S’agit-il de l’inflation zéro ? Greenspan paraît s’être rallié aux vues de Janet Yellen, qui défendait l’idée d’une hausse des prix d’environ 2 % l’an, permettant d’introduire de l’huile dans les rouages. C’était un moyen de permettre l’ajustement des salaires réels, compte tenu de la rigidité des salaires nominaux. UNE RELATION D’AMOUR-HAINE AVEC LES MARCHÉS G reenspan est cependant resté constamment opposé à l ’idée d’afficher clairement une cible d’inflation. Il craignait qu’une telle annonce ne vienne perturber les antici pations du marché, et n’amène à jeter un doute sur la complémentarité des deux objectifs de la Fed : stabilité des prix et plein emploi. En fait, la stabilité des prix, aux yeux de Greenspan, est atteinte lorsque l’inflation est suffisamment modeste pour ne pas affecter les anticipations et fausser le processus d’allocation des ressources, c’est-à-dire les décisions du secteur privé. L’idéal est finalement de maintenir les taux d’intérêt à un niveau neutre, celui qui met en ligne la croissance observée et la croissance potentielle. À partir de 1996, la Fed s’est orientée vers l’idée que le réglage de la politique monétaire devait devenir plus restrictif, mais avec beaucoup de prudence. À la mi-1997, elle a signalé que l’on se rapprochait du point où elle allait devoir agir. Or, ne rien faire lorsque le secteur privé anticipe une action peut perturber le marché de façon préjudiciable. Mais en même temps, la Fed ne veut pas donner le sentiment que ses décisions Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005 Tout d’abord, on ne peut être certain de l’existence d’une bulle que lorsque celle-ci a éclaté (c’est-à-dire, selon une estimation consensuelle, lorsque les cours baissent brutalement de 40 % ou plus). Ensuite, la politique monétaire a une vocation macroéconomique ; elle doit donc se préoccuper avant tout des conséquences d’une éventuelle bulle sur la demande (consommation, investissement), dès lors que l’effet de richesse engendre des pressions inflationnistes. Or, l’accélération des gains de productivité contribue à modérer le rythme d’inflation. Dernier argument, le taux d’intérêt est un instrument trop grossier pour s’attaquer à une bulle de nature sectorielle (en l’occurrence, les valeurs liées à l’Internet). A contrario, la politique monétaire doit être utilisée sans timidité pour s’attaquer aux éventuelles consé quences négatives de l’éclatement d’une bulle. Pour Laurence Meyer, le resserrement monétaire opéré à la fin des années 1990 a vraisem blablement été trop tardif, surtout compte tenu des gains de productivité plus élevés, donc des taux de renta bilité plus forts, qui rehaussent le niveau de ce que l’on peut considérer comme un taux d’intérêt « neutre ». UN NOUVEAU DÉFI, LA DÉFLATION À l’issue de la récession de 2001, la Fed a été confrontée au risque de voir l’économie américaine entrer dans une phase de déflation. Comme l’a montré il y a bien longtemps Irving Fisher, la déflation a des effets destructeurs sur l’économie réelle, non seulement à travers les comportements atten- PLONGÉE AU CŒUR DE LA FED tistes qu’elle génère, mais aussi via la détérioration des bilans. Ces deux facteurs dépriment la demande, donc in fine les prix, ce qui risque de déboucher sur une spirale auto-entretenue. Ainsi, c’est bien une stratégie « à la Woodford » qui a prévalu tant que les préoccupations déflationnistes n’ont pas été écartées. À la mi 2003, le message des autorités monétaires était que la politique resterait « accommodante pour une période Pour la Fed, le défi paraissait d’autant plus redoutable que les considérable ». À compter de décembre 2003, alors que la baisses de prix qui faisaient craindre une déflation reprise se révélait soutenue, mais que les capacités étaient à la fois de nature classique (dues à une de production restaient encore très excédentaires, insuffisance de demande), mais avaient aussi un le message n’a changé que modestement : la politiLa transparence caractère positif (accélération des gains de producque monétaire ferait preuve de « patience dans la de la Fed s’est tivité du côté de l’offre). modération de son caractère accommodant ». La nettement prise d’assurance contre le risque de pressions Pour s’attaquer au problème, la Fed a médité l’exemdéflationnistes restait patente, alors même, comme améliorée sous ple japonais des années 1990, pour conclure que la le souligne Laurence Meyer, que l’on se trouvait à Greenspan, réaction de la Banque du Japon avait été trop timide « des miles en-deçà du taux d’intérêt neutre ». démentant le et trop tardive, étant donné qu’il est plus facile de lutter contre l’inflation (avec une politique restricmot d’un FLEXIBILITÉ, PRAGMATISME tive) que contre la déflation. Pour s’attaquer à cette observateur ET TRANSPARENCE dernière, il faut agir de façon délibérée et brutale en acerbe selon abaissant les taux d’intérêt, quitte ensuite à corriger auteur apporte d’intéressantes précisions sur la les effets d’une telle politique. Mais le danger majeur façon dont se prépare le travail du FOMC, avec lequel « on ne est de tomber dans le piège de taux d’intérêt peu à en particulier le rôle des « green books » qui fournispeut s’attendre peu réduits à zéro – on ne peut alors aller plus bas – sent aux membres l’analyse de la situation économià trouver les alors que le niveau général des prix continue de que et les prévisions du staff, et celui des « blue décliner. Dans de telles circonstances en effet, les books » qui présentent les conséquences des actions mots Greenspan taux d’intérêt réels positifs augmentent et entretien possibles. On découvrira aussi les dispositions prises et transparence nent le processus déflationniste. Ce phénomène est en matière de confidentialité, tant à l’écrit – certains dans la même renforcé par la rigidité des salaires nominaux, donc rapports peuvent être mentionnés, d’autre pas – qu’à par la hausse des salaires réels, et débouche sur la l’oral, avec l’exigence qui s’impose aux membres de phrase ». baisse de l’emploi. ne pas communiquer dans la semaine qui précède la réunion du FOMC. On prendra connaissance des D’où l’idée d’agir rapidement et de façon conséquente, comme le qualificatifs qui doivent accompagner les déclarations à la presse : déclarait Lyle Gramley, membre du board de la Fed, en novembre « on the record » pour l’information utilisable et dont l’auteur peut 2002 : « Quand on n’a plus beaucoup de munitions, il faut tirer pour être cité, « for attribution », ce qui permet les citations, « not for tuer ». Deux types d’approche ont été mis en avant. Celle prônée attribution » dans le cas contraire, « deep background » si la source par B. Bernanke, autre membre du board, et évoquée à plusieurs ne doit pas être identifiable, enfin « off the record » quand il s’agit reprises par Greenspan, consiste pour la banque centrale à prod’une information à ne pas utiliser… céder à l’acquisition de toute une gamme d’actifs, jusqu’à des titres de très long terme, pour en soutenir les prix. Bernanke y ajoutait Cela dit, la transparence de la Fed s’est nettement améliorée l’idée d’un objectif de plafond pour le niveau des taux longs, sous Greenspan, démentant le mot d’un observateur acerbe accompagné d’un engagement crédible de le respecter. L’idée était selon lequel « on ne peut s’attendre à trouver les mots Greenspan de convaincre le marché que la Fed ne serait jamais à court de et transparence dans la même phrase ». La banque centrale ne se contente pas de dire si la politique monétaire conservera ou pas munitions. Compte tenu des délais d’action de la politique monéle degré actuel de sévérité, selon qu’elle s’apprête ou non à taire, une telle stratégie est plus efficace encore si elle s’accom modifier les taux. Chaque réunion est suivie d’une appré ciation pagne d’une politique budgétaire expansionniste. de l’équilibre des risques, le souci étant d’éviter de rendre le marché exagérément erratique. En fait, flexibilité et prag matisme L’autre approche était mise en avant par le professeur Woodford, sont de mise lorsque l’économie est « difficilement compré de l’Université de Princeton3. Selon ce dernier, pour écarter le rishensible » et « imprévisible », selon les mots de Greenspan, et que de déflation, il faut que les marchés soient convaincus que les qu’il faut prendre en compte non seulement le scénario central taux resteront durablement bas. La banque centrale doit s’y enga(le plus probable), mais toute la distribution de probabilités des ger de façon très claire. Et de fait, après avoir ramené les taux d’intérêt à court terme4 de 6,5 % à 1 % (niveau atteint en juin 2003), la Fed les a maintenus à ce bas niveau pendant un an. La dernière baisse opérée a été limitée à 25 points de base (les 3 Voir l’ouvrage de Woodford, Interest and Prices. Foundations of a theory of monetary policy, Princeton University Press, 2003, que certains n’ont pas marchés avaient compté sur 50 points), en raison des premiers hésité à comparer au magistral Money, interest and prices de Patinkin. signes de rebond conjoncturel dont disposait alors le FOMC. L’ En fait l’objectif de rendement des Fed Funds, par des opérations d’achat ou de vente sur le marché (opérations dites d’open market). 4 Sociétal N° 47 g 1er trimestre 2005