Anne Lauvergeon SRIW mai 2013

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Anne Lauvergeon SRIW mai 2013
« Atomic Anne » était en Wallonie le 28 mai dernier
L’Etat stratège, un pas vers la réindustrialisation de l’Europe
Anne Lauvergeon, ancienne patronne du géant nucléaire français Areva, est venue donner
sa vision de la réindustralisation en Europe. Une vision optimiste, mais qui incite les Etats
à « se prendre en main ».
Réindustrialisation, innovation, stratégie, environnement, esprit d’entreprise… Autant de
sujets qui reviennent sur la table avec de plus en plus d’assiduité. Cette actualité ne laisse pas
la SRIW indifférente. Dans le prolongement des premières éditions de ses Business
Conférences « Hors Série », la Société Régionale d’Investissement de Wallonie, avec ses
partenaires, a convié récemment Anne Lauvergeon à sa tribune. Grande figure de
l’entrepreneuriat français, Anne Lauvergeon est surtout connue pour son parcours l’ayant
mené à la création du géant nucléaire Areva et à son développement.
Pour cette ingénieur du Corps des Mines, le mouvement qui s’impose à nous, Européens, peut
être qualifié de « tectonique ». En 1800, l’Europe ne représentait-elle pas 20% de la
population mondiale et 33% de la richesse mondiale ? Mais ce temps est révolu. En 2050,
l’Europe ne représentera plus que 6,5% de la population mondiale. Et les pays émergents Chine, Inde, Afrique, etc. - auront plus de 6 milliards d’habitants. La classe moyenne de ces
pays va donc devenir plus importante que nos classes moyennes européennes.
« Pour nous, Européens, tout cela est très difficile à vivre. Nous ne sommes en effet plus le
numéro 1 », fait remarquer Anne Lauvergeon, qui situe le début du « recul » européen entre
les deux guerres mondiales, avec l’émergence d’une terrible crise, où l’Europe s’est laissé
fortement dépasser.
S’ajoute à cela une bonne dose de naïveté vers le milieu des années nonante : « on a cru que
l’industrie était plus ou moins un stade intermédiaire de développement vers une société ‘full
services’. On a cru que les choses importantes se limitaient à penser, concevoir, marketer,
vendre. C’est ce que j’ai appris durant ma formation. Par contre, construire n’était pas
intéressant. Construire une voiture par exemple. Comme si la production restait à l’écart de
la création ! »
Selon Anne Lauvergeon, ce mouvement s’est nourri de la vague verte : délocalisons nos
usines et nos sociétés vont se développer dans les services. « Comme si les services ne se
nourrissaient pas de l’industrie ! Heureusement, les choses ont mûri et je pense que la prise
de conscience est à présent acquise : on redécouvre les clés de l’industrie et le désamour des
citoyens européens envers l’industrie est en train de se combler ».
Anne Lauvergeon en est convaincue : un futur industriel pour l’Europe est tout à fait
envisageable, à condition de sortir d’une forme de déni et de retrouver une confiance
collective.
D’abord, sortir du déni de réalité
Certes, nous n’avons rien vu venir. Les pays dits « en développement » se sont développés, ils
sont aujourd’hui appelés « émergents ». Nous devons regarder cela en face, et le voir comme
une formidable opportunité de vente. Les classes moyennes de ces pays représentent une
énorme masse de consommateurs potentiels, c’est une bonne nouvelle pour l’Europe.
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Retrouver une confiance collective
La tentation de rentrer dans une sorte de fatalité - « OK, l’occident est foutu » - n’est pas à
l’ordre du jour. Il est prématuré d’enterrer l’Europe, et ce pour différentes raisons :
- Nous sommes dans des Etats de droit : c’est un énorme avantage vis-à-vis des
investisseurs.
- Notre capacité de recherche est très forte, nous avons les meilleurs ingénieurs. Certes, on
va évoquer le million et demi d’ingénieurs indiens qui sortent chaque année, mais ils sont
très spécialisés, surtout en programmation, et n’ont pas le niveau d’un ingénieur
généraliste.
- Nous avons une infrastructure formidable.
Opérer une transformation mentale
Pour utiliser ces atouts, il faut retrouver une forme de confiance collective. Rappelons-nous la
vision stratégique des Etats. Pour prendre l’exemple de la France, toute une partie s’est
appuyée sur les grands programmes du Président Pompidou : l’aéronautique, le nucléaire, le
spatial, etc. Ces politiques ont été maintenues durant trente ans. Il fallait être visionnaire à
l’époque pour s’engager dans le spatial, chasse gardée des Etats-Unis et de l’URSS. Les deux
premiers lancements furent des échecs, mais le troisième a bien fonctionné, et cela a jeté les
bases de l’Europe spatiale d’aujourd’hui.
Bien évidemment, ce système stratégique étatique trouvait ses limites en lui-même :
- On a tout misé sur les grandes entreprises, en ignorant complètement le tissu économique
des PME.
- On a fonctionné essentiellement en BtoB, sans penser au consommateur final, qui n’était
pas une préoccupation majeure. Nous devons à présent opérer une vraie transformation
mentale et réveiller le désir des gens, en créant des objets qui correspondent à ce qu’ils
veulent.
Moyennant ces changements qui sont plutôt de l’ordre du « mental », quelles sont les
stratégies possibles dans la perspective d’une nécessaire réindustrialisation européenne ?
Anne Lauvergeon évoque différentes pistes.
1/ Une politique de l’offre
Nos entreprises européennes souffrent énormément du volume des dépenses sociales.
L’équilibre entre la sphère privée et la sphère sociale doit être réinventé de manière à laisser
respirer un peu les entreprises. C’est un élément clé et il est complexe. Il demande de grandes
capacités de négociation, en mettant tous les partenaires sociaux autour de la table. Les pays
scandinaves arrivent à donner de l’air à leurs entreprises, tout en maintenant un « package
social » acceptable.
2/ Un soutien fort de la population
Ce changement ne peut se faire qu’avec un soutien fort de la population, en s’assurant que
tous soient sur la même longueur d’onde : politiques, médias, monde de la formation, de
l’enseignement etc. D’où, selon Anne Lauvergeon, l’importance de conseils d’administration
composés avec les partenaires sociaux.
3/ Le sens de la solidarité collective
Pour retrouver le sens de la solidarité collective, Anne Lauvergeon évoque sa propre
expérience chez Areva, où elle avait fait en sorte que les fournisseurs deviennent de vrais
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partenaires, avec lesquels se sont développées des relations fortes : ateliers de partage de
stratégie, soutien de la direction des achats dans le dialogue des fournisseurs avec leur
banquier, présentation à des investisseurs potentiels, etc.
4/ Le retour du temps long
C’est un leitmotiv pour Anne Lauvergeon : arriver à un consensus, dans nos pays, sur le
temps long. C’est-à-dire essayer de s’extraire du temps électoral qui dicte souvent sa loi aux
différents gouvernements, « obligés » à chaque législature d’imprimer leur marque propre.
Les Etats doivent faire des choix, ne pas vouloir faire tout, tout le temps. Bref, Anne
Lauvergeon plaide pour un retour des « Etats stratèges ». Mais ce plaidoyer s’avère souvent
difficile à mettre en œuvre, à cause de l’absence d’une réelle Europe politique. La patronne
française cite à cet égard les compétitions sur les grands projets d’infrastructure
internationaux. « On se retrouve avec des pays qui arrivent avec des financements, la Chine,
la Corée du sud, le Brésil, la Russie, etc. C’est un sujet tabou en Europe. En plus, on voit le
Président Obama monter au front, idem avec le Président chinois… Et l’Europe ? Rien. C’est
dramatique. Il va falloir que l’Europe redéfinisse des politiques plus ambitieuses que la
simple politique de concurrence ».
L’énergie, élément clé de la réindustrialisation
Anne Lauvergeon ne pouvait bien sûr pas terminer son exposé sans évoquer le sujet de
l’énergie. Pour elle, l’énergie représente une grande part de la compétitivité et est
incontestablement un élément clé de la réindustrialisation. Il est clair que l’Europe va devoir
faire des choix énergétiques de long terme qui soient réalistes et qui incluent la sécurité
d’approvisionnement. Elle estime particulièrement dommageable, par exemple, que l’on
stoppe les sondages de gaz de schiste. Et que l’on ferme des réacteurs nucléaires. Elle
considère surtout que l’énergie est un marché qui nécessite de la transparence. « Il faut à un
moment que le prix de l’énergie vendue et celui de l’énergie achetée se rapprochent ».
L’énergie va de pair avec un autre leitmotiv : la montée de gamme. « Si c’est pour faire des
produits moyens, cela ne vaut pas la peine, les pays émergents savent parfaitement le faire ».
Cette montée en gamme nécessite une réelle capacité à innover, un axe qui doit davantage
guider le Vieux Continent. De fameux chantiers à ouvrir et à mener à bien… « L’Europe en
général ne bouge pas assez vite, c’est vrai, mais il nous appartient aussi de faire bouger les
choses, tous ensemble », conclut Anne Lauvergeon.
« Petites phrases » :
- Le désamour des citoyens européens envers l’industrie est en train de se combler
- Les Etats doivent faire des choix, ne pas vouloir faire tout, tout le temps
- Il va falloir que l’Europe redéfinisse des politiques plus ambitieuses que la simple
politique de concurrence
- Si c’est pour faire des produits moyens, cela ne vaut pas la peine, les pays émergents
savent parfaitement le faire
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