Lire ma nouvelle.

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Lire ma nouvelle.
C’est lui qui a eu l’idée de ce voyage. Il a du sentir qu’il valait mieux
que nous partions ensemble avant que je ne décide de partir sans lui.
Sans bruit. Je l’entends murmurer à mon oreille. Je ne comprends pas
ce qu’il me dit mais je ne lui demande pas de répéter. Ses mots tombent
dans le vide sans que je prenne le soin de les rattraper. Tant pis pour lui.
Je ne parviens pas à distinguer son visage et pourtant je sens sa main
tiède dans la mienne. Nous marchons en silence. Face à ce paysage
magique, les mots sont superflus. De la fumée sort de ma bouche
lorsque je respire et pourtant je n’ai pas froid. Nous observons les
icebergs bouger lentement. Certains se détachent et flottent au ralenti,
d’autres plongent quelques secondes dans l’eau glacée pour revenir à la
surface de ce lac aux couleurs étonnantes. Les nuances de bleu - azur,
aigue-marine, ciel et turquoise - se marient pour former un tableau presque surréaliste. Les rayons
du soleil transpercent les nuages et répandent des reflets étincelants sur cette scène féérique. La tête
hors de l’eau, un phoque nage au milieu des glaces. Il tente de grimper sur un iceberg, glisse et
repart en silence. Je sens sa main qui me serre un peu plus fort. Je le laisse faire sans le regarder. Je
ne ressens pas non plus le besoin de parler. Le silence et la beauté suspendent le temps. Je me sens
enfin sereine. J’ai envie de fermer les yeux et m’endormir profondément.
*
Bip-bip-bip-bip-bip. Je n’avais encore pas remarqué cette espèce de sonnerie. Discrète mais un peu
trop présente. Elle finit par m’énerver. Je dormais tellement bien. Bip-bip-bip-bip. Comme une
alarme qui serait là pour nous réveiller. J’ai du m’endormir très rapidement, je ne me souviens
même pas m’être assoupie.
— Juliette ?
Le son de sa voix me paraît trop éloigné pour imaginer qu’il se trouve juste à côté de moi.
J’aimerais lui répondre mais je suis encore trop fatiguée pour avoir la force de lever les paupières.
— J’ai l’impression qu’elle m’a entendu. Juliette, tu m’entends ?
Evidemment que je t’entends, simplement, je n’ai pas le courage d’ouvrir mes yeux pour te voir ni
ma bouche pour te répondre. Laisse-moi dormir tranquille, attends un peu. Tu peux bien attendre
encore un peu non ? Qu’est-ce que ce que tu peux bien avoir de si important à me dire qui ne
pourrait pas attendre ?
— Juliette… Je t’aime.
Comment ça, tu m’aimes ? Qu’est-ce qui te prends de me balancer ça comme ça ? Ca fait longtemps
que je ne sais plus si je t’aime. Peut-être même ne t’ai-je aimé que quelques jours. Les tous premiers
jours, quand tu étais encore un autre toi, quand tu arrivais à me faire croire que j’étais une autre
moi. Après… je ne sais pas. J’ai la tête qui tourne. J’ai mal. Laisse-moi tranquille.
*
Au prix d’un effort considérable, je parviens enfin à ouvrir les yeux. Je ne reconnais pas les siens.
Ils sont un peu rouges et remplis de larmes. Je lui demande si on est arrivé. A la place du hublot,
une fenêtre sans rideaux et de grands murs blancs. Un tableau hideux, une sorte d’aquarelle
représentant un champ de fleurs jaunes et un petit lac à l’eau verdâtre, bordé d’herbes hautes et de
roseaux.
— Je suis tellement heureux…
— Mais on est arrivé ou pas ? On n’avait pourtant pas d’escale ? Qu’est-ce qu’on fait ici ?
Il serre encore plus fort ma main dans la sienne et laisse couler les mots. Une avalanche de mots
dont je ne comprends rien. J’en saisi quelques-uns au vol. Accident. Avion. Coma.
— J’ai eu tellement peur de te perdre, j’ai cru que j’allais devenir fou. Un mois sans savoir si
j’allais pouvoir te revoir, t’entendre, te parler.
Il déverse ses mots sans savoir si je suis vraiment prête à les entendre. Sans s’arrêter. Comme s’il
avait peur que m’enfuie à nouveau dans son silence. Il raconte le voyage prévu pour nos quinze ans
de mariage. Prendre un nouveau départ. Essayer de s’aimer autant que lorsque nous étions
adolescents. Dix jours loin de tout, rien que nous deux. Un itinéraire étudié, entre lagons et fjords,
glaciers et volcans. Un paysage polaire où l’on aurait découvert les icebergs et les baleines, les
aurores boréales et les geysers. On espérait pouvoir figer le temps, peut-être même le remonter un
peu, retrouver ces miettes d’amour perdues en chemin, recoller les morceaux d’une passion un peu
abîmée mais pas encore tout à fait brisée. On aurait fait le tour du lagon Jökulsárlón, celui dans
lequel les icebergs se détachent peu à peu pour flotter à la surface du lac en attendant de fondre. On
aurait peut-être même aperçu quelques phoques nager au milieu des débris glacés. On aurait pu voir
la formation des geysers, les volcans et les cascades. On se serait retrouvés comme dans un rêve,
simplement pour se retrouver tout court. On aurait compris qu’on allait encore s’aimer, et qu’on ne
voudrait plus jamais se quitter.
*
Le son de ta voix m’apaise. Les souvenirs de notre vie se bousculent dans ma tête. Je referme les
yeux.
« S’il te plait, reste avec moi, ne ferme pas les yeux. »
Notre premier baiser, des éclats de rire, ton sexe chaud et humide qui s’enfonce en moi.
« Mon amour, je ne pourrai jamais vivre sans toi, je t’en supplie, réveille-toi. »
Le regard que tu poses sur ta petite fille lorsqu’elle sort de moi. Notre amour écorché par le
quotidien. Des égratignures que nous ne prenons pas la peine de soigner. C’est normal. Il n’y a pas
de quoi s’inquiéter. On s’aime peut-être un peu moins, mais on s’aime encore assez. Une deuxième
petite fille qui nait. La distance qui s’installe. Pourquoi ne me prends-tu pas dans tes bras ? Touchemoi, caresse-moi, aime-moi encore.
« J’aimerais tellement pouvoir te prendre dans mes bras. »
Les cris et les pleurs, les doutes et les angoisses, toutes ces fois où j’ai aimé te faire croire qu’il était
trop tard et que nous ne serions plus jamais ceux que nous avions été. Toi abattu, moi égarée. Cette
nuit ou j’ai cru pouvoir tout effacer pour recommencer ailleurs.
« Embrasse-moi, reste avec moi. »
La douleur que j’ai pu lire dans tes yeux, cette nuit-là, quand je t’ai laissé seul dans notre lit, partie
chercher de la chaleur chez un autre que toi. Ta colère et ta fureur. Ta déception puis ton pardon.
Je souris en observant cette vie défiler sous mes yeux. J’aimerais pouvoir ne choisir que les
meilleurs morceaux, ne vivre que le bonheur. Gommer les petits malheurs, effacer tout ce qui
pourrait engendrer la souffrance. Devenir une autre. Une fille capable de transformer les bas en
hauts. Une fille capable d’accepter les différences. Une fille brillante et confiante. Une fille qui
serait presque moi. En mieux.
J’ouvre à nouveau les yeux. Je lis un amour infini dans les tiens. Je veux être cette fille. Je veux
vivre cette vie là. Moi aussi je t’aime.

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