La Prose du Transsibérien, premier poème simultanéiste1

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La Prose du Transsibérien, premier poème simultanéiste1
A rts & Lettres
Bruno Cany
La Prose du Transsibérien,
premier poème simultanéiste1
Octobre 1913 – 3 rue des Grands-Augustins, Paris 6e. Atelier de Robert et de
Sonia Delaunay. Tout est prêt: le livre-objet vertical est accroché au mur et, lui faisant face, plusieurs sièges sont alignés. Les trois hôtes attendent que tous les
invités soient arrivés. Puis l’un ou l’une d’entre eux (la mémoire collective a malheureusement perdu le souvenir de qui) commence la diction-vision du poème simultané. Le moment est d’importance: le principe artistique de la simultanéité né,
voici peu, des discussions du couple Delaunay, est appliqué, grâce à Cendrars, à
la simultanéité des arts.
Et, pour bien marquer l’universalité de ce principe, Sonia a tenu à ce que Féla
Poznanska, la compagne traductrice du poète, soit habillée d’une robe bleu ciel et
bleu nuit à larges rayures de toile à matelas. Dans le couple, c’est elle qui adapte
les principes chromatiques de l’orphisme à l’usage quotidien, les fait entrer dans la
vie: 1910, premiers tissus simultanés; 1913, elle crée la robe et le gilet simultanés,
destinés, après-guerre, à une postérité des deux côtés de l’Atlantique
Ainsi le principe de simultanéité est-il, ce soir-là, partout. Il se répercute d’un art
à l’autre – sans aucune hiérarchie –, dans un jeu où chacun est l’écho de l’autre.
Cendrars, le poète baroudeur, est au diapason de cette dimension politique de la
nouvelle conception de l’art, lui qui a écrit: „La littérature fait partie de la vie. Ce
n’est pas quelque chose ‚à part‘. Je n’écris pas par métier Toute vie n’est qu’un
poème, un mouvement“.2
L’œuvre (description): La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France, couleurs simultanées de Mme Delaunay-Terk, Paris, Editions des Hommes nouveaux, 1913 (Déplié, 2000 x 359 mm).
Chaque exemplaire fait donc, déplié, deux mètres de haut. Et comme il devait y avoir
150 exemplaires, la hauteur atteinte par l’édition de ce livre d’artiste devait être celle de
la Tour Eiffel, le monument alors le plus haut du monde, l’œuvre phare de la modernité,
construite pour l’Exposition Universelle de 1889. Cette „Tour unique“ apparaît au dernier vers du poème ainsi que dans le bas de la composition visuelle, comme la signature (en rouge) de la modernité. Cendrars aimait à se présenter comme le poète de la
Tour Eiffel.3
L’édition originale du „premier livre simultané“ était ainsi conçue: „Sur 150 exemplaires
prévus (8 sur parchemin, 28 sur japon et 114 sur simili japon), il en a été produit seulement une soixantaine. La carte du Transsibérien et le titre sont imprimés en orange et
bleu foncé et les 445 vers du texte de Cendrars en caractères typographiques de différentes tailles imprimés en orange, rose, vert ou bleu foncé. L’illustration à la gouache
se déroule sur toute la hauteur; elle est faite à gauche de motifs circulaires, spiraloïdes
et abstraits appliqués au pochoir et, sur la partie droite, de quelques aplats de lavis.
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Formé de 4 feuilles collées bout à bout, l’ensemble mesure 2 mètres de haut et se plie
d’abord en deux dans le sens de la hauteur puis dix fois à la japonaise jusqu’à former
un livre de petites dimensions (180 x 108 mm)“.4 C’est l’exemplaire n°11 qui nous est
offert aujourd’hui par l’intermédiaire de ce fac-similé.
C’est Sonia qui a eu l’idée de la verticalité de l’œuvre commune, et c’est elle qui
s’est inspirée du texte pour cette harmonie de couleurs se déroulant parallèlement
au texte du poème. Mais depuis quelques semaines, Blaise et Robert ne se quittent plus, absorbés qu’ils sont par leurs discussions.
Pour Robert, ce pionnier de l’abstraction (il fait le saut avec sa série „Les fenêtres“ dès 1912), ce peintre de la couleur pure, qui donne forme par ses propres
mouvements (rythmes circulaires, contrastes simultanés), pour Robert donc,
l’aéronautique – l’aventure majeure en ce début de XXe siècle – bouleverse la relation de l’homme au monde, puisqu’elle offre au premier de regarder le second en
le survolant. Ainsi l’homme, cet être immobile devant le monde, est-il toujours immobile. Sauf que cette fois c’est son corps qui circule à la surface de la terre, et
non plus son âme, ses yeux balayant l’apparaître empirique de leur mouvement
incessant. La vision moderne est donc celle de la recomposition continue de
l’espace, selon les positions variables de l’observateur assis dans son mobile.
Blaise comprend son ami, et il apprécie que l’abstraction s’enracine dans le réel
à travers la substance des impressions visuelles, mais sa machine à lui, c’est le
train, qui, s’il ne survole pas la planète, la traverse en tous sens selon une géométrie inconnue.
S’essayant à la peinture, Blaise compose une hélice. Or, par l’énergie de sa vitesse, l’hélice en rotation creuse un couloir éphémère dans l’air, l’espace et le
temps L’hélice est donc la figure du mode de circulation (le mouvement hélicoïdal) au sein de la simultanéité; car la simultanéité ne se limite pas à appréhender
simultanément (en une fois et d’un même regard) l’œuvre, il faut encore (comme
pour une composition picturale) circuler en elle. Or le principe de circulation dans
(de lecture de) l’œuvre simultanée est justement hélicoïdal.
Outre Amadeo Modigliani et Guillaume Apollinaire, on trouve parmi les invités plusieurs acteurs de premier plan de cette nouvelle étape dans la théorie du regard:
Léopold Survage, tout d’abord, est là, lui qui théorise une conception musicale de
la pensée visuelle cinématographique en même temps qu’il élabore un projet de
film d’animation dramatique (qui restera inachevé), intitulé Rythme coloré, qui
pense rythmiquement la couleur et pour qui les différentes visions correspondent
aux différentes phases de son âme.5 Fernand Léger est là également, lui qui introduit la vision de la simultanéité dans l’univers de la civilisation mécanique dont la
machine est le symbole. Enfin, il y a là Marc Chagall, dont la toile allie, dans l’émotion chaude des couleurs, deux aspects de la réalité: le monde traditionnel, rustique et familier, survolé par les rêves d’une âme en quête d’elle-même. La vie factuelle et la vie psychique y sont indissociables et simultanées.6 A la manière de la
langue russe où le verbe être n’a pas d’indicatif présent, la peinture de Chagall
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conjugue le passé et le futur au sein de cette suspension7 on le voit, si la simultanéité est partagée par tous, la pensée de son mouvement fait encore l’objet
d’âpres discussions.
Le premier livre simultané est incontestablement une œuvre plastique et visuelle.
On déplie l’ouvrage en accordéon verticalement d’abord, puis horizontalement. On
l’accroche sur un mur blanc à deux mètres du sol: une rotation des couleurs dans
la colonne Delaunay de gauche; un arc-en-ciel de couleurs pour les polices du
poème de Cendrars de droite. On commence la lecture perché sur un tabouret
et on l’achève à genoux sur le parquet, penché en avant. C’est l’œuvre magnifique
– et inaugurale du XXe siècle – de la rencontre des couleurs de la peinture et des
sons de la poésie. Pourquoi choisir de mentionner les sons de la poésie et non
pas les images? Parce que les sons de la poésie comme les couleurs de la
peinture relèvent de la présence de l’œuvre, alors que les images de la poésie
relèvent, elles, de la représentation et sont sans correspondances dans la colonne
Delaunay de gauche. Mais aussi parce que Cendrars (pour la poésie) et Delaunay
(pour la peinture) ont une conception musicale implicite de l’œuvre d’art.
Qu’est-ce que cela veut dire, „une conception musicale de l’œuvre“? Cela veut
dire que l’artiste bicéphale pense musicalement la composition dynamique de
l’œuvre. Que le principe même de sa composition est emprunté à la musique. Par
exemple, les strophes sont formées d’images constituées par les vers, et elles
forment des univers (des entités) visuels. Mais ces univers visuels ne sont pas des
„visions“, ils ne donnent pas à voir concrètement une scène.
Blaise Cendrars a reconnu ce point en dédiant, à partir de l’édition Gallimard de
1919, cette Prose „aux musiciens“. Et curieusement Sonia Delaunay fut étonnée
de ce qu’elle considéra presque comme un changement de partenaire et un
reniement de leur collaboration.8
Voilà une audition-vision qui initie indiscutablement au voyage; mais à un voyage
qui hésite entre les souvenirs et les rêves.
Ces poèmes ne se cantonnent pas aux souvenirs d’une traversée de la Russie,
mais ils englobent toutes sortes de souvenirs géographiques d’Europe et d’ailleurs
(Paris et Berlin [294], Prague [311], Venise [305], les lignes Madrid-Stockholm
[152] et Bâle-Tombouctou [148] aussi bien que New-York [150], Oufa et Grodno
[296], le Japon [253], le Mexique [254] et la Patagonie [154], etc.). Ils ne concernent donc pas uniquement le Transsibérien, mais tous les trains – et tous les trains
de sa mémoire. Car c’est un voyage, précise-t-il, dans le temps du souvenir de son
adolescence qui ne se souvient plus de son enfance (1-2).
Or un voyage n’est un voyage que s’il y a des notations de mouvements, de déplacements spatio-temporels (147 et 151, etc.). Et il n’est un voyage ferroviaire
que si ces notations concernent effectivement les trains (147, 151, 171, 188, 314,
364, 269-370, 381, 387), avec ses locomotives (357) et ses wagons (423), que
si ces notations concernent ses palpitations (171), ses scansions et rythmes (87,
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188, 400-404), ses paysages (43, 99, 168, 171), ses villes (204, 407) et les gares traversées (204), etc.
Le mouvement narratif est violemment contrebalancé par le jeu discontinu des
images et des sonorités des recherches prosodiques fonctionnant comme un collage de souvenirs et de rêves – nocturnes et diurnes –, de notations et d’images.
Ou plutôt, si l’idée est empruntée au cinéma (il faudrait dire l’importance du cinématographe chez Cendrars: sa proximité avec Abel Gance, son attente du renouveau créateur initié par ce nouvel art), il est plus exact de parler de montage de
souvenirs et de rêves, de notations et d’images. Cela, de plus, permet de conserver la notion de collage pour Kodak (Documentaire), publié en 1924 chez Stock,
dont les textes sont effectivement plus hiératiques et comme ‚arrêtés‘.
Sans oublier l’éclectisme des éléments: de nombreux lieux, avons-nous dit,
n’ont rien à voir avec la Russie et le voyage en Transsibérien, d’autres remontent
loin dans la mémoire collective: de la Saint-Barthélemy (302) aux ruines d’un temple aztèque (266), jusqu’au temple d’Artémis à Ephèse (7)
Blaise Cendrars affirme avoir passé son enfance „dans les gares à regarder les
trains en partance“ (146-147). Dans Le Panama, ou les aventures de mes sept oncles (1918), le troisième des grands poèmes qui constituent Du monde entier
(Gallimard, 1919), il précise même: „Je connaissais tous les horaires / Tous les
trains et leurs correspondances / L’heure d’arrivée l’heure du départ / Tous les paquebots tous les tarifs et toutes les taxes“.9
Tandis que dans Orient-Express,10 Dos Passos se souvient que, du côté de la
Tour Eiffel et du Trocadéro, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, se
trouvait exposé dans un hangar tout en longueur, dans lequel il faisait aussi sombre que dans une gare, un Transsibérien tout droit sorti de l’usine – et qui sentait
bon le neuf –, avec sa locomotive, son tender, son fourgon à bagages, ses
wagons-lits et son wagon-restaurant.
On gravissait les marches de bois de l’énorme wagon verni. L’odeur froide du
caoutchouc et l’odeur chaude du vernis vous accueillaient. Puis les robes froufroutantes des femmes passant dans le couloir. Dans les cabines, les lits étaient
faits. Et glaces, lavabos et baignoires étincelaient. Le coup de sifflet de la locomotive soudain vous figeait: le train allait partir Mais non, notre billet était celui de
ce transsibérien immobile dans son hangar. Transsibérien de cette enfance en
cours d’oubli, de cette enfance de l’imagination pour les voyageurs immobiles du
Tour du monde en 80 jours et de Michel Strogoff, regardant par la fenêtre se dérouler sans fin le panorama des fleuves, des mers et des montagnes
Dos Passos ne le dit pas explicitement, mais il ne croit pas à la réalité de ce
voyage. Il n’est pourtant pas discutable que Cendrars ait été à Moscou et à SaintPétersbourg en 1904-1905, ni qu’il soit retourné à Saint-Pétersbourg en 1911.11
Mais cela ne fait pas une course folle à travers la Sibérie au rythme irrégulier des
roues du Transsibérien à grand écartement. De la monotonie du „broun-roun-roun
des roues / Chocs / Rebondissements“ (188-190). Dos Passos, cet écrivain si
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spectaculairement visuel, comprend que de l’absence de matière visuelle naît le
doute que le poète ait jamais entrepris ce voyage. Ce à quoi Cendrars répond par
anticipation qu’il n’a pas pris de notes durant le voyage (345) et qu’ayant pris place
au piano (388), il ne voyait rien d’autre (395)!
Pour mieux percevoir la singularité de la construction de l’univers poétique de la
Prose, il faut lire en regard les poèmes de Kodak (Documentaire), lesquels sont
„conçus comme des photographies verbales“ formant un documentaire.12
Cette notion de „photographie verbale“ est un oxymoron. Alors même que ces
poèmes sont d’un prosaïsme à couper au couteau, il est indiscutable qu’ils n’ont
rien de visuel. Ce qui prouve, encore une fois, que l’image littéraire n’est pas nécessairement visuelle. Et ce qui est intéressant, ici, c’est de pouvoir vérifier que
l’image prosaïque – qui a pour elle la concrétude – n’est finalement pas plus visuelle que l’image lyrique, y compris dans la conception contemporaine qu’en ont
les surréalistes.
Francis Lacassin a établi que la plupart des poèmes (50 sur 63) ont été découpés dans Le mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge.13 Et dans la
dédicace d’un des exemplaires, Blaise Cendrars a écrit: „cet album / de mauvaises photographies / où j’apparais à peine“14 Comprenons „mauvaises“ photographies car des images peu visuelles, et des images peu visuelles car l’auteur y
apparaît peu. Non pas parce qu’elles sont des emprunts, des découpages, mais
parce que dans ces emprunts la tension propre à l’auteur (l’emprunteur) n’est pas
au rendez-vous. Donc les mauvaises photographies de Kodak sont comme les
mauvais poèmes de la Prose, c’est-à-dire pas assez aboutis.
Dans ces poèmes les exemples où la tension n’est pas tenue sont nombreux.
La question est donc celle de la poétique du prosaïsme. Dans cette modernité
naissante, Cendrars apporte à la poésie un prosaïsme ignoré d’Apollinaire. C’est
son côté bourlingueur. Je rappelle la ligne de fuite de l’écrivain-Cendrars: poèteromancier-journaliste. La ligne de fuite n’est pas, comme chez Dos Passos, lui
aussi romancier et grand reporter, une ligne de force: la ligne de fuite décline
(dans les deux sens), tandis que la ligne de force combine. C’est son côté antilittérateur (réfractaire aux belles lettres), à mi-chemin entre Léautaud (né en 1872)
et Artaud (né en 1896), les deux grands liquidateurs des fioritures fin de siècle qui
encombraient l’art littéraire français. Mais, je l’ai dit, dans cette matière importée du
roman, Cendrars ‚oublie‘ d’adapter rythmiquement le prosaïsme romanesque
d’origine au prosaïsme poétique d’arrivée.
Ainsi, si l’intelligence poétique de ce poème n’est pas à chercher du côté de la
matière visuelle, c’est sans doute qu’elle l’est du côté de la matière sonore. Ce que
confirme Cendrars, qui ne reconnaît pas les trains à leurs locomotives ou au design extérieur de leurs wagons, mais „au bruit qu’ils font“ (400), lui qui sait entendre „le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés“ (89) et
„le sifflement de la vapeur“ (95) lui qui sait „déchiffrer tous les textes confus des
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roues“ (404) dans la perception globale d’une carte ferroviaire mondialisée perçue les yeux fermés.
Cette carte est celle d’un monde de conflits sporadiques: guerre russo-japonaise de 1904-1905 (43), révolution de 1905 (36), etc. La violence est partout et la
proximité de la Première Guerre mondiale partout prégnante.
Et les trains qui traversent ce monde en ébullition sont eux-mêmes des trains
qui „roulent en tourbillon“ (314). Et dans cette carte mondialisée des chemins de
fer aux „réseaux enchevêtrés“ (314), les correspondances sont livrées au hasard
et à la chance: les trains sont des bilboquets du diable (233, 315) dont certains „ne
se rencontrent jamais“, „d’autres se perdent en route“ (316-317), tandis que „les
chefs de gare jouent aux échecs / Tric-trac / Billard / Caramboles“ (318-321) autrement dit, un monde qui est à la recherche d’„une nouvelle géométrie“ (323).
Quelle est cette géométrie? Cette logique pour la modernité naissante? La représentation synchrone (ou synchronisme) est le nom de cette nouvelle géométrie
auditive, dont le nom artistique est le „simultanéisme“. Et sa logique est celle des
mouvements circulaires de l’hélice, des motifs spiraloïdes de la peinture, de la répétition de certains ou de certaines propositions, dont il faudra un jour établir précisément la poétique.
Le vers libre non rimé n’a pas la possibilité du mètre de créer une composition
et une scansion sonores rigoureuses, et moins encore de faire tourner cette composition-scansion comme une hélice, ainsi que le fait la forme poétique de la Sextine. Mais voici, en première analyse, ce que nous pouvons dégager des techniques de répétition utilisées par Cendrars dans ce poème:
– La réitération du vers – par exemple du vers „Blaise, dis, sommes-nous bien
loin de Montmartre?“, qui revient six fois (161, 173, 192, 200, 220, 240),15 et
qui, à chaque occurrence, ouvre sur une réponse différente, ouvre de nouvelles
perspectives narratives.
– La variation de certains vers ou de certaines propositions – tel le vieux moine
qui chante ou lit la légende de Novgorod (16 et 49) – qui fait faire retour à certains thèmes, leur donnant une importance thématique transversale.
– La répétition en miroir (a, b :: b, a) de certains vers donne l’image phonique de
la circularité: „Car je ne sais pas aller jusqu’au bout / Et j’ai peur // J’ai peur / Je
ne sais pas aller jusqu’au bout“ (340-343).16 De plus, cette image phonique est
renforcée par la thématique de la roue: „les roues des fiacres qui tournaient en
tourbillon sur les mauvais pavés“ (31), „le bruit éternel des roues en folie dans
les ornières du ciel“ (96), „les roues sont des moulins à vent au pays de Cocagne / Et les moulins à vent sont des béquilles qu’un mendiant fait tournoyer“
(227-228) sans oublier „la Roue“, le dernier mot du poème, qui renvoie à la
Grande Roue de l’Exposition Universelle de 1900. Dans le bas de la composition de Delaunay, elle est le cercle orange qui auréole la Tour Eiffel en rouge.
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– La reprise de thème, par exemple celui du „mauvais poète“, qui clôt la première
strophe (10), ouvre la troisième strophe (24) et la cinquième (50), puis qui traverse le poème (337), est obsédant comme le bruit des roues du Transsibérien.
Ou encore la présence récurrente d’un piano: entre le browning et les jurons
des joueurs de cartes (91), le souvenir de celui de sa mère, à côté duquel était
son berceau (144), celui, enfin, sur lequel il joue (388) dans ce train qui file
dans la nuit, et qui lui fixe son horizon visuel (395), au point qu’il note que,
lorsqu’on voyage, on devrait fermer les yeux (396), et que lui-même reconnaît
les pays à leur odeur (396) et les trains, nous l’avons dit, au bruit qu’il font (399400).
La modernité de cette nouvelle géométrie, c’est, par-delà l’exemplarité factuelle du
transsibérien, celle de la technologie et de la vitesse qu’elle apporte.
Dans un monde pour nous si spectaculairement en ébullition, le poète ne voit
pas ce que nous savons rétrospectivement: l’usage des technologies nouvelles au
service de la destruction de masse. Il perçoit pourtant combien les temps sont
sombres: révolutions (36), guerres (43, 196), choléra (44, 195), charognes charriées par un fleuve (45), les tas puants de morts (198), irriguent le poème de leur
sombre violence. Mais, porté malgré tout par l’espoir rationaliste que Robert Delaunay sans doute lui a transmis d’un avenir meilleur, auquel contribuent et contribueront les grandes inventions de la fin du XIXe siècle, Cendrars se fait le chantre
de cette modernité machinique incarnée par les trains, les autobus (416), les bateaux (le Titanic coule le 14 avril 1912 [335]), les aéroplanes chers à Robert Delaunay (270), etc.
Et sa poésie surfe sur la qualité première qu’offre cette modernité machinique:
celle de la vitesse (236). La vitesse ouvre à une folie des transports: l’homme se
transporte d’un bout à l’autre du monde, et dans tous les sens. La vitesse lui permet d’atteindre ces lointains jusque-là trop lointains (238), mais c’est pour y
découvrir, terrible désillusion et premier désenchantement de la modernité, qu’à
l’autre bout du monde rien n’est différent: les hommes sont des hommes et les
femmes des femmes (239). Pourtant la vitesse, qui a le singulier pouvoir de
l’immobilité apparente (Plus ça va vite, et plus ça reste en apparence sur place,
disait en substance Marcel Duchamp), nous permet ici – plus singulier pouvoir encore – d’être présent à ce monde de la modernité naissante. C’est là, la vitesse
propre aux grandes œuvres: nous faire partager, de quelque époque qu’elle soit,
leur présent.
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Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de
France, coffret contenant un fac-similé (90 % de l’original) et un livre de 88 p., Paris,
PUF/Fondation Bodmer, 2011 (coll. „Sources“).
Cité in Cendrars/Delaunay, op.cit., 27.
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Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes, Paris, Gallimard, 2006, 362.
Cendrars/Delaunay, op.cit., 79.
Cf. ibid., 20sq.
Cf. ibid., 22.
Cf. Dora Vallier, La peinture 1870-1940. Les mouvements d’avant-garde, Bruxelles, Ed.
de la Connaissance, 1963, 83.
Cf. Cendrars, op.cit., 358.
Ibid., 73.
Traduction M.-C. Peugeot, Monaco, Ed. du Rocher, 1991, 257sq.
Voir la chronologie dans Cendrars, op.cit., 331sq.
Cendrars, op.cit., 384.
Réédité chez R. Laffont, coll. „Bouquins“, 1986, 1181-1247, cf. Cendrars, op.cit., 384.
Ibid., 385.
Avec, pour les occurrences 2 à 5, une variante: „Dis, Blaise“
Sachant que le vers périphérique est également déjà présent sous forme de variation en
11 et 25.