Julia Peker - Cet obscur objet du dégoût

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Julia Peker - Cet obscur objet du dégoût
Cet obscur objet du dégoût, Julia Peker – Editions du Bord de l’eau
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 25, juillet/août 2010
Une éducation au dégoût
Par Marc Villemain
Lorsqu’un(e) philosophe se penche sur la merde, j’ai tout
lieu de penser qu’il faut aller renifler ça d’un peu près.
Entrée en matière aussi attendue que douteuse, je n’en
disconviens pas, mais qui n’a pour but que d’attirer
l’attention sur ce petit livre passionnant, et dont ce n’est pas
le moindre mérite que de nous acculer à quelques
questionnement plus décisifs qu’il y paraît.
Nous savons bien ce qu’est le dégoût : il suffit de nous
regarder lorsque nous devons y faire face. Un haut-le-cœur,
une moue édifiante, un mouvement de rejet ou de
dénégation, à l’occasion un spasme vomitif : un cheveu sur
la soupe, et ce sont les nôtres qui se hérissent. Voilà pour les
affects. Or, force est d’admettre avec Julia Peker que « la
réaction de défense invoquée se heurte au caractère bien
souvent inoffensif de la situation. » Et si le dégoût est répertorié par la neurobiologie au rang
des émotions primaires, il n’en peut pas moins « devenir une véritable nausée, confondant ses
effets avec le symptôme médical. » C’est que, sous son apparente évidence, le dégoût, comme
le goût, a une histoire : ce qui nous dégoûte aujourd’hui ne nous dégoûtait guère hier. Ainsi de
la vermine, dont Julia Peker nous dit que, jusqu’au 16ème siècle, elle n’était en aucun cas
considérée comme « sale », rappelant au passage qu’alors « on s’épouille en famille ou en
couple avec tendresse. » Dans le sens inverse, et jusqu’au 18ème siècle, l’eau, cette eau dont
nous bassinons nos corps à longueur de bains et de douches, ne s’utilisait guère « qu’avec
d’infinies précautions », la priorité, pour protéger le corps, étant alors « de le tenir clos », les
classes aisées elles-mêmes préférant « s’ensevelir sous des couches de parfums et de poudre
afin d’effacer les odeurs corporelles. »
Mais cet ouvrage ne serait qu’intéressant s’il se contentait de déambuler dans l’histoire pour
montrer combien notre rapport au propre et au sale, au pur et à l’impur, a pu ou peut être
changeant, et ô combien conditionné. Julia Peker va donc bien au-delà, interrogeant surtout
l’ambivalence, terme psychanalytique par excellence, de nos aversions. Et se fait très
persuasive lorsqu’elle avance par exemple que « la véritable force du dégoût, c’est la
dénégation du désir qui est à l’œuvre à travers lui. Il fait partie de ces armes brandies par la
conscience pour faire barrage à certaines idées, et l’accès à cette réalité ambivalente n’a rien
de spontané. » C’est que, « comme le goût, le dégoût s’éduque. » Et cela d’autant plus qu’il
peut s’avérer être un « puissant facteur de cohésion sociale, l’intensité des aversions [créant]
des divisions puissantes entre les communautés et d’une société à l’autre, à tel point que des
divergences peuvent apparaître comme de véritables abîmes creusés dans le sentiment
d’altérité. » Dans des paradigmes qui n’ont rien à voir entre eux, le registre lexical du dégoût
est d’ailleurs utilisé dans le discours raciste ou antisémite (celui de Céline, par exemple,
« expression parmi d’autres de la grande nausée morbide découverte sur le champ de
bataille »), aussi bien que dans l’éducation. Ainsi des excréments « dont l’aversion n’a rien
de spontané », ce dont atteste le premier mouvement de l’enfant, qui « ne renonce que
laborieusement à considérer ce reste comme une partie de lui-même. » Dans un même ordre
d’idée, j’ai lu récemment que Le Quotidien du Pharmacien faisait état de recherches visant à
mettre au point une gamme de gélules thérapeutiques et cosmétologiques à base d’urine et de
bouse. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que « l’inutilité de l’excrétion n’est pas
seulement la contrepartie inévitable de l’efficacité d’une production, elle en est également la
condition nécessaire. » Mais le fait est que nous devons en permanence « négocier avec nos
aversions. » C’est là notre lot, nombre d’entre elles émanant de nous-mêmes, de ces
excrétions intimes qui nous sont autant d’objets inappropriables. C’est d’ailleurs « en regard
de cette confrontation douloureuse à l’impropre et à l’inappropriable que se définit
laborieusement l’identité », comme en témoigne l’obsession hygiéniste ou le fantasme de
pureté. Car il y a bien « complicité sourde entre le propre et l’immonde », l’immonde étant
littéralement « ce qui ne fait pas monde […] et qui n’en existe pas moins pour autant. »
C’est là résumer à trop grands traits un petit ouvrage très stimulant et très plaisamment écrit.
Et si l’on ne peut que regretter un travail éditorial un peu rapide (coquilles, mots oubliés
etc…), ce n’est que pour mieux souligner, et ce n’est pas secondaire, la qualité d’une écriture
très précise et cohérente, pendant d’une réflexion pleine d’éloquence et d’allant.
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