Des dissidents sur la place Rouge, contre l`intervention en
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Des dissidents sur la place Rouge, contre l`intervention en
dossier LE PRINTEMPS DE PRAGUE par Nicolas Miletitch* 25 août 1968 : Des dissidents sur la place Rouge, contre l’intervention en Tchécoslovaquie L E 25 AOÛT 1968, À MIDI, DEVANT LE KREMLIN, huit dissidents s’asseyent sur la Place Rouge et déploient des banderoles pour protester contre l’entrée des tanks soviétiques en Tchécoslovaquie, une opération qui vient de porter le coup de grâce au Printemps de Prague. La « manifestation » sur la Place Rouge ne dure pas longtemps : aussitôt, une dizaine d’agents du KGB en civil interviennent, arrachent les banderoles et un petit drapeau tchèque. Les manifestants sont battus et embarqués par les agents en civil, de même que quelques badauds ramassés dans la foulée. Événement à peine croyable si l’on se souvient de l’époque… L’URSS est dirigée par Léonid Brejnev qui reprend les choses en mains après le timide dégel de Nikita Khrouchtchev: les écrivains André Siniavsky et Iouli Daniel purgent une peine de plusieurs années de camp pour avoir fait publier leurs œuvres en Occident et quelques mois avant cette manifestation sans précédent, un tribunal de Moscou a condamné le poète Iouri Galanskov à sept ans de camp à régime sévère, Alexandre Guinzbourg à cinq ans, Alexei Dobrovolski à deux ans et Vera Lachkova à un an de camp. Tous étaient accusés au titre de l’article 70: « agitation et propagande antisoviétique ». Et voilà que huit personnes, Konstantin Babitsky, Larissa Bogoraz, Vadim Delaunay, Vladimir Dremliouga, Pavel Litvinov, Viktor Feinberg, Tania Baïeva[1] et Natalia Gorbanevskaïa (avec son bébé dans un landau!) osent protester publiquement sous les fenêtres du Kremlin. Nicolas MILETITCH est Journaliste, auteur de Trafics et crimes dans les Balkans, PUF, 1998. 1. Dont la participation n’a été révélée que des années plus tard, ce qui explique que l’on évoque d’habitude sept et non huit manifestants. * N° 34 65 HISTOIRE & LIBERTÉ Voila le premier récit qu’en a fait Natalia Gorbanevskaïa dans une lettre ouverte à plusieurs grands journaux étrangers, lettre reprise dans la Chronique des Événements en cours, le principal bulletin d’information de la dissidence, datée du 30 août 1968: « À midi, nous nous sommes assis sur le parapet du Lobnoie Mesto (sur la place Rouge) et avons déployé des banderoles où était écrit : “Vive la Tchécoslovaquie libre et indépendante” (en tchèque), “Honte aux occupants”, “Ne touchez pas à la Tchécoslovaquie” et “Pour votre et notre liberté”. « Presque aussitôt, quelqu’un a donné un coup de sifflet et de toute la place sont tombés sur nous des agents du KGB en civil. Ils étaient de faction sur la place Rouge, dans l’attente de la sortie du Kremlin d’une délégation tchécoslovaque. « Tout en courant vers nous, ils criaient: “Ce sont tous des Juifs! Tapez sur ces antisoviétiques!” Nous sommes restés tranquillement assis et n’avons opposé aucune résistance. On nous a arraché des mains les banderoles. « Viktor Fainberg a eu des dents cassées et on l’a frappé au visage jusqu’au sang. Pavel Litvinov a été frappé au visage avec un sac très lourd. On m’a arraché et cassé un petit drapeau tchécoslovaque. « On nous criait: “Dispersez-vous, bande de salauds!”, mais nous sommes restés assis. En l’espace de quelques minutes, des voitures sont arrivées et tous, à part moi, ont été emmenés. J’étais avec mon fils âgé de trois mois, c’est pourquoi on ne m’a pas embarquée tout de suite. Je suis restée assise là encore une dizaine de minutes. Dans la voiture qui m’a emmenée, on m’a frappée. Avec nous, avaient été embarquées quelques personnes qui, au sein de la foule qui nous entourait, nous avaient exprimé leur soutien ». Le récit complet de cet événement, devenu l’un des moments fondateurs du mouvement dissident en URSS, a été fait par Natalia Gorbanevskaïa dans un livre qui a longtemps circulé en samizdat en URSS avant d’être publié en français en 1970 sous le titre Midi Place Rouge[2]. Ce livre regroupe plusieurs témoignages, le sien et celui Natalia Gorbanevskaïa à son domicile parisien en avril 2008 2. Édition Robert Laffont, Paris, 1970, 317 p (à signaler: une traduction en français parfois calamiteuse…). 66 PRINTEMPS 2008 d’autres personnes présentes alors sur la Place Rouge, des extraits de la presse de l’époque et un compte rendu aussi précis que possible du procès de cinq des manifestants: réquisitoire du procureur, interrogatoire des témoins, plaidoiries des avocats, déclarations des accusés… Ce procès – le livre en témoigne – a été une parodie de justice, comme toujours dans le cas de procès politique en URSS. Le 11 octobre 1969, le tribunal de Moscou, rend son verdict: - le physicien Pavel Litivnov[3] est condamné à cinq ans d’assignation à résidence dans un village de la région de Tchita (près de la frontière avec la Mongolie et la Chine); - la philologue Larissa Bogoraz[4] est condamnée à quatre ans d’assignation à résidence dans la région d’Irkoutsk (Sibérie); - le linguiste Kostia Babitsky[5] est condamné à trois ans d’assignation à résidence dans la république des Komi (au-delà du cercle polaire); - le poète Vadim Delaunay[6] et l’ouvrier Vladimir Dremliouga[7] sont condamnés à trois ans de camp chacun, dans la région de Tioumen (Sibérie) pour le premier, dans la région de Mourmansk (au nord du cercle polaire) pour le second; - le critique d’art Viktor Fainberg[8] et la poète et traductrice Natalia Gorbanevskaïa sont jugés « irresponsables » psychiquement. Fainberg est aussitôt interné dans un hôpital psychiatrique spécial de Leningrad, avec le diagnostic « délire de réformes ». Il y sera « soigné » jusqu’en 1973. Natalia Gorbanevskaïa, laissée temporairement en liberté, est arrêtée le 24 décembre 1969 chez elle. Au cours de son procès, en juillet 1970 à Moscou, le célèbre Dr Lounts, directeur de l’Institut Serbski, responsable des « expertises » psychiatriques des dissidents, exige son internement en hôpital psychiatrique spécial. De son côté, le procureur lui reproche sa participation à la manifestation du 25 août, la rédaction du livre Midi Place Rouge et son implication dans la rédaction de la revue samizdat Chronique des Événements en cours (dont Natalia Gorbanevskaïa a, en effet, été le premier rédacteur). Natalia Gorbanevskaïa est alors internée à l’hôpital psychiatrique spécial de Kazan[9]. Elle y restera jusqu’en 1972. En 1975, elle émigre et se fixe en France en 1976. 3. Vit aujourd’hui aux États-Unis – Il est le petit-fils d’un ministre des Affaires étrangères de Lénine. 4. Mort en 2004 à Moscou. 5. Mort en 1993 à Moscou. 6. Mort en 1983 à Paris, dans l’émigration. 7. Vit aujourd’hui aux États-Unis. Condamné à une nouvelle peine de trois ans pendant qu’il purgeait la première, a émigré à sa sortie du camp. 8. Vit à Paris depuis la fin des années 1970. 9. Dans ce même hôpital-prison sera interné pendant des années le lieutenant Iline, un officier qui avait essayé de tirer sur la voiture de Léonid Brejnev devant le Kremlin. N° 34 67 dossier 25 AOÛT 1968 : DES DISSIDENTS SUR LA PLACE ROUGE HISTOIRE & LIBERTÉ « Nous n’étions ni des héros ni des fous. Nous souhaitions simplement agir selon ce que nous dictait notre conscience. C’était presque un geste égoïste: je ne voulais pas avoir honte », se souvient aujourd’hui Natalia Gorbanevskaïa, 72 ans, dans son appartement à Paris, quelques jours avant le 40e anniversaire de la manifestation. « Quelques dizaines de personnes étaient au courant de l’organisation de la manifestation. Un certain nombre de nos amis sont venus sur la place Rouge pour observer de loin et pouvoir raconter aux autres ce qui s’était passé. Certains avaient de bonnes raisons de ne pas venir. Le principe est que chacun doit décider pour lui-même de ce qu’il entend faire », poursuit Natalia. « À l’époque, nous estimions que notre lutte était sans espoir. Quand nous nous réunissions entre nous, notre toast favori était toujours: “Buvons au succès de notre cause sans espoir!”. Nous avions bien la conviction que le communisme allait s’effondrer un jour, mais même en 1980, quand j’ai commencé à vraiment penser qu’il pouvait s’écrouler dans un avenir proche, je ne pensais pas assister à cela de mon vivant ». « Mais le plus important n’était pas là. Le plus important, c’était de vivre selon sa conscience, vivre de manière à ne pas avoir honte ». L’arrestation de Natalia Gorbanevskaïa, comme c’est souvent le cas, est précédée d’une perquisition chez elle. « J’ai été la première à être arrêtée un 24 décembre. Après, le KGB a pris l’habitude d’arrêter des dissidents la veille du Noël catholique, par exemple Serguei Kovalev[10], pour profiter du fait que de nombreux journalistes occidentaux basés à Moscou étaient retournés chez eux pour les fêtes ». « Quand le KGB est arrivé chez moi, j’avais dans mon bureau tout ce qui devait constituer le onzième numéro de la Chronique des Événements en cours. Un ami aurait dû venir la veille au soir récupérer tout cela parce que je comprenais que j’allais être arrêtée de manière imminente et que je n’avais sans doute devant moi que quelques jours de liberté. Les hommes du KGB qui ont effectué la perquisition m’ont pris une masse de choses. Mais j’ai eu l’impression que l’enveloppe avec le contenu de la future Chronique leur avait échappé et était restée dans un tiroir de ma table de travail. « En outre, dans la poche de mon manteau d’hiver, se trouvaient des notes prises la veille lors d’un entretien avec la femme d’un détenu politique. Cette femme revenait tout juste d’une visite à son mari et dans le camp où il était détenu, les « politiques » avaient entamé une grève de la faim. 10. Physicien, il a été l’un des animateurs de la Chronique des Événements en cours. Ce pour quoi il sera condamné quelques années plus tard à sept ans de camp et cinq ans d’assignation à résidence. 68 PRINTEMPS 2008 « Deux amis étaient chez moi quand le KGB est arrivé: Andrei Amalrik et Ira Iakir[11]. Quand j’ai quitté mon appartement pour suivre les gens du KGB, je n’ai pas pris mon manteau d’hiver bien que nous étions au mois de décembre et qu’il faisait froid. En embrassant Ira, je lui ai montré du regard la poche du manteau, puis j’ai chuchoté : “Fouille mon bureau”. Jusqu’à ma sortie de l’hôpital psychiatrique, en 1972, je ne savais pas ce qu’il était advenu de cette enveloppe avec le futur numéro 11 de la Chronique. Et finalement, j’ai appris avec bonheur que tout avait pu être sauvé ». En effet, le numéro 11 de la Chronique a été diffusé en samizdat, avec la date du 31 décembre 1969[12]. Au sommaire: l’exclusion d’Alexandre Soljénitsyne de l’Union des écrivains; un rapport du général Piotr Grigorenko sur les hôpitaux psychiatriques spéciaux; une liste des prisonniers politiques de la prison de Vladimir; des échos de la grève de la faim de prisonniers politiques dans les camps de Mordovie (les notes dans le manteau de Natalia !) ; et une information intitulée arrestation de Natalia Gorbanevskaïa, avec cette précision: mère de deux enfants, de huit ans et un an et demi. Pendant son internement à l’hôpital psychiatrique spécial de Kazan, Natalia Gorbanevskaïa a été traitée notamment au halopéridol, un médicament destiné à l’origine à traiter les hallucinations auditives, les psychoses aiguës et chroniques, la schizophrénie et les états maniaques. Ce sont les effets secondaires du halopéridol qui ont attiré l’attention du KGB et des spécialistes de la psychiatrie punitive : hyperthermie, mouvements musculaires incontrôlables (spasmes touchant en particulier le visage et la langue), sécheresse de la bouche, léthargie, rigidité musculaire, agitation, prise de poids… « Chaque matin, tu commences par vérifier dans quel état tu es. Est-ce que tu es déjà devenu fou ou pas encore? Moi, j’étais tout le temps tourmentée par la pensée suivante: combien de temps encore je vais rester ici? Quand est-ce que je vais sortir? Et dans quel état je serais alors? Un prisonnier dans un camp sait à combien d’années il a été condamné, il y a un terme qui a été fixé. Pour qui se trouve détenu dans un hôpital psychiatrique, il n’y a pas de durée fixée à l’avance », se souvient Natalia. Pour éclairer l’état d’esprit de ceux qui choisissaient la voie difficile de la dissidence, nous pouvons relire les propos tenus par les accusés lors de leur procès et aussi nous 11. Andreï Amalrik, historien et dissident, auteur de « L’Union soviétique survivra-t-elle en 1984 » et « Voyage involontaire en Sibérie ». Ira Iakir, l’une des animatrices de la Chronique. Fille du dissident Piotr Iakir. 12. La chance était parfois du côté des dissidents… Le contenu du numéro 11 de la Chronique avait déjà échappé quelques jours plus tôt à une autre perquisition au domicile d’Ilia et Galia Gabaï: les papiers avaient été cachés au fond d’une casserole de borchtch! « Il a fallu un moment pour nettoyer les papiers et rétablir les textes, autant que possible », se souvient Natalia. N° 34 69 dossier 25 AOÛT 1968 : DES DISSIDENTS SUR LA PLACE ROUGE HISTOIRE & LIBERTÉ reporter aux paroles mises en exergue de Midi Place Rouge par son auteur: « Et maintenant voici que, lié par l’Esprit, je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui m’y arrivera sauf que, de ville en ville, l’Esprit-Saint m’atteste que liens et tribulations m’attendent. Mais d’aucune façon je ne tiens ma vie pour précieuse, pourvu que j’accomplisse ma course… » (Acte des Apôtres XX, 22-23-24). Nicolas Miletitch LES MANIFESTANTS DE LA PLACE EXTRAITS DE ROUGE DEVANT LEURS JUGES MIDI PLACE ROUGE Pavel Litvinov : « Je ne me reconnais pas coupable. Notre innocence, en ce qui concerne les actes dont nous sommes accusés, est évidente. Mais il est évident que ce qui m’attend, c’est un verdict de culpabilité. Ce verdict, je le connaissais d’avance, je le connaissais au moment où je marchais vers la place Rouge ». Larissa Bogoraz : « J’ai agi de manière délibérée. Je me rendais parfaitement compte des conséquences de ce que j’allais faire. J’aime la vie et j’ai le goût de la liberté. Je comprenais que je risquais ma liberté et je ne voulais pas la perdre. J’avais un choix à faire : protester ou me taire. À mes yeux, me taire aurait signifié mentir. Si je ne l’avais pas fait, je me serais considérée comme responsable des actes de notre gouvernement, car tous les citoyens adultes de notre pays sont responsables de tous les actes de notre gouvernement, de la même façon que tout notre peuple est responsable des camps de Staline et de Beria, des sentences de mort des… » Le procureur : « L’inculpée sort du cadre de l’acte d’accusation. Elle n’a pas le droit de parler des actes du gouvernement et du peuple soviétique ». Vadim Delanay : « Je suis convaincu que la critique de certains actes du gouvernement est non seulement admissible et légale mais qu’elle est indispensable. Nous savons tous à quoi a abouti pendant la période stalinienne, l’absence de critique du gouvernement. Lorsque, marchant vers la place Rouge, j’ai pris ma décision, je savais que je n’allais rien faire d’illégal, mais je comprenais que je serais inculpé. Je comprenais que cinq minutes de liberté sur la place Rouge pouvaient me coûter des années de privation de liberté ». Le juge : « Ne parlez pas de vos convictions. Ce n’est pas en raison de vos convictions que vous êtes inculpés » Vladimir Dremliouga : « Pendant dix minutes, j’ai été un citoyen. Je savais que, dans le mutisme général baptisé « soutien apporté par tout le peuple à la politique du Parti et du gouvernement » ma voix ferait forcément dissonance. Je suis heureux que des gens se soient trouvés pour protester avec moi. S’ils n’avaient pas été là, je serais allé seul sur la place Rouge. 70 PRINTEMPS 2008 dossier DES DISSIDENTS SUR LA PLACE ROUGE SOUTIEN EXTRAIT UNANIME DU PEUPLE SOVIÉTIQUE DE LA PRAVDA DU 22 AOÛT 1968 Ces derniers jours, les événements de Tchécoslovaquie éveillent de plus en plus l’inquiétude du collectif ouvrier de l’usine moscovite, La Faucille et le Marteau. Hier soir encore, après la relève, des métallurgistes se sont rassemblés dans la salle de réunion de l’atelier de laminage-profilage. De toutes les interventions ressortait la même inquiétude pour le sort du socialisme dans la République socialiste de Tchécoslovaquie. Pour Alexis Boloussov, opérateur du laminoir 480, des éléments contre-révolutionnaires et leurs instigateurs du camp impérialiste ont essayé d’arracher la Tchécoslovaquie à la communauté socialiste et de reprendre au peuple travailleur de Tchécoslovaquie la liberté et l’indépendance conquises par le sang des soldats soviétiques et des patriotes tchécoslovaques. « Notre peuple, a-t-il dit, ne peut se montrer indifférent au fait que la réaction est en train de menacer le régime socialiste mis en place par la volonté du peuple tchécoslovaque ». C’est pourquoi nous, travailleurs, fidèles à la solidarité internationaliste, conscients du danger qui pèse sur un peuple frère, nous soutenons chaleureusement l’action du gouvernement soviétique et des gouvernements des pays alliés qui ont, à la demande des dirigeants du Parti et de l’État tchécoslovaque, décidé d’apporter une aide indispensable à la République socialiste de Tchécoslovaquie. […] Des meetings et des réunions ont également eu lieu aux usines Prolétaire rouge, Vladimir Ilitch, Likhatchev, à la deuxième usine de roulements à bille ainsi que dans d’autres entreprises, chez les hommes de lettres et travailleurs des théâtres de la capitale… Partout, les Moscovites ont chaleureusement approuvé l’action du Gouvernement soviétique et des Gouvernements des pays frères pour la défense des conquêtes du socialisme et pour la paix. N° 34 71