Cahier n°39 - SOS Education

Transcription

Cahier n°39 - SOS Education
N° 39
Les Cahiers de
L’Éducation
François Guizot et
l’enseignement
Résumé :
L’œuvre de Guizot est à la charnière entre les tâtonnements
révolutionnaires et l'Instruction publique de Jules Ferry. Le bilan de la
Révolution est catastrophique. Déchirée entre les utopies jacobines et
celles des Lumières, l'école est négligée. La politique scolaire retrouve
ses ambitions premières pendant l'Empire, mais Napoléon favorise
la formation de l'élite et dédaigne le peuple. Avec la Restauration,
la Société pour l'instruction élémentaire est fondée contre les Frères
des écoles chrétiennes. Cependant l'organisation impériale demeure.
Guizot donne à l'Éducation nationale sa portée intellectuelle et
morale, en la cantonnant à la moralité individuelle et au maintien de
l'ordre social, pour favoriser le progrès économique de la France.
Il renforce l'administration centrale. Il renonce à l'obligation et à la
gratuité scolaires, et permet la coexistence des écoles publiques et
privées. Les écoles publiques se retrouvent à la charge conjointe des
communes, des départements et de l'État.
Il attache beaucoup d'importance à la formation des maîtres,
demandant l'abnégation devant un métier matériellement peu
séduisant. Il crée le corps d'inspection en institution permanente.
Le budget augmente et le niveau général aussi.
Septembre 2010
Par Jean-Joël Brégeon,
historien et professeur d’histoire en
lycée et collège.
Spécialiste de la Révolution
française et du Premier empire.
120, boulevard Raspail
75006 Paris
www.recherche-education.org
Contact :
[email protected]
Tél. : 01 45 81 22 67
Fax : 01 45 89 67 17
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
Sommaire
page 3
Introduction
page 4
1 - Utopies révolutionnaires...
page 6
2 - Un bilan négatif
page 7
3 - écoles mutuelles ou petites écoles ?
page 10
4 - Les réflexions de Guizot
page 12
5 - Les hommes de Guizot
page 14
6 - La loi de 1833
page 17
7 - Des résultats et des carences
page 20
Bibliographie, sources et travaux
François Guizot et l’enseignement
-3-
Introduction
François Guizot (1787-1874) a joué un rôle politique éminent jusqu’à sa
mort. Si l’on connaît bien sa carrière politique, ses charges ministérielles
successives – à l’Intérieur, à l’Instruction publique, aux Affaires étrangères,
à la présidence du Conseil enfin, jusqu’à la révolution de février 1848 –
on néglige trop souvent son rôle dans la construction d’un système éducatif
véritablement national.
La loi qui porte son nom, la loi Guizot sur l’enseignement primaire fut
promulguée le 28 juin 1833. Elle est chronologiquement à équidistance des
lois proposées par les assemblées révolutionnaires et des lois Ferry votées en
1881, 1882 et 1886 qui fondent l’enseignement primaire pour tous, gratuit,
obligatoire et laïque. C’est dire que l’œuvre scolaire de Guizot conclut un
premier cheminement et ouvre vers un nouveau parcours plus ambitieux
encore. La question est donc d’apprécier la portée de la loi de 1833, d’en
montrer son importance, ses limites et ses ambiguïtés en évoquant, au
préalable les réflexions et les réalisations qui l’ont précédée à partir de 1789.
La suppression des congrégations retire ipso facto écoles, collèges et
université au clergé mais la constitution adoptée le 3 septembre 1791
proclame en son titre premier :
« Il sera créé et organisé une « Instruction publique » commune à tous les
citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les
hommes et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un
rapport combiné avec la division du royaume. »
Tout est donc à faire et la constitution de 1793 puis celle du 5 fructidor
An III (22 août 1795) répètent cette injonction sans que pour autant la mise
en œuvre progresse. Les plans, les projets ne manquent pas. Beaucoup de
monde se penche sur cette « Instruction publique » à bâtir, successivement
Talleyrand, Le Pelletier de Saint-Fargeau, Rabaut-Saint-Étienne, Condorcet,
Bouquier, Lakanal, Daunou. La fin tragique des uns (Le Pelletier, RabautSaint-Étienne, Condorcet) l’opportunisme et les courtes vues des autres
rendent caduques ou amoindrissent les propositions. Mais pour certaines il
ne faut pas le regretter…
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
-4-
1
Utopies révolutionnaires...
À commencer par Louis Le Pelletier ci-devant marquis de Saint-Fargeau.
Lorsqu’il est poignardé par le garde du corps Pâris, le 29 juillet 1793, on
retrouve à son domicile un projet de système éducatif qui est aussitôt exalté
par ses amis jacobins et en particulier par Robespierre. Le plan du « martyr
de la Révolution », choisi comme victime expiatoire par les royalistes pour
avoir voté la mort de Louis XVI, est du genre radical.
L’intention
majeure de Le
Pelletier est de
soustraire les
enfants à
l’influence
« néfaste » des
familles.
Le projet commence par cette invite : « Osons faire une loi qui aplanisse
tous les obstacles, qui rende facile tous les plans les plus parfaits d’éducation et
réalise toutes les belles institutions (…). Cette loi consiste à fonder une éducation
vraiment nationale, vraiment républicaine, également et efficacement commune
à tous, la seule capable de régénérer l’espèce humaine, soit pour le don physique,
soit pour le caractère moral. »
En fait, Le Pelletier s’est surtout occupé de l’instruction primaire. Son
intention majeure qui porte tout le dispositif est de soustraire les enfants à
l’influence « néfaste » des familles. Puisqu’il faut inventer le français « régénéré » on doit le faire dans un cadre aseptisé. Tous les garçons de cinq à
douze ans seront tenus dans des maisons communes, « mi-casernes, miinternats ». Habillés de la même manière, ils recevront la même nourriture,
les mêmes soins et, bien entendu, la même instruction. Le plan prévoit une
école pour chaque section dans les villes, et une pour chaque canton dans
les campagnes. Ainsi s’édifiera un univers scolaire transparent et clos sur luimême, étroitement surveillé, commente Bronislaw Baczko qui cite Le
Pelletier : « où tout ce qui doit composer la République sera jeté dans le moule
républicain. »
Cette éducation « spartiate » qui anticipe celles pratiquées par les régimes
communistes et fascistes est défendue à la Convention par Robespierre. Une
loi est votée le 13 août 1793. Non sans restrictions et en dépit d’objections
venant de tous bords. L’abbé Grégoire parle de « rêve dangereux »,
Thibaudeau d’« éducation forcée ». Finalement, les « maisons d’égalité »
vouées à la formation de ces « hommes nouveaux » resteront facultatives et
ne connaîtront même pas un début de réalisation.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
-5-
Les propositions de Jean-Antoine-Nicolas Caritat, ci-devant marquis de
Condorcet sont d’une autre eau. Elles procèdent de l’esprit des Lumières,
s’inspirent de l’« Émile » de Jean-Jacques Rousseau et composent un corpus
qui n’a pas été sans influencer François Guizot. Mais le tort de Condorcet
est d’avoir penché du côté de la Gironde et sa proscription qui le réduisit au
suicide (le 28 mars 1794) rendit caduque sa contribution à la création d’une
« Éducation nationale ».
Dès 1790, Condorcet avait publié cinq « Mémoires sur l’Instruction
publique ». Au Comité d’Instruction publique de l’Assemblée législative, il
avait préparé un rapport qui, présenté et adopté par les députés aurait fait
l’objet d’un décret. Mais la mise à l’ordre du jour fixée au 20 avril 1792 fut
ajournée puisque ce jour-là l’Assemblée écouta Louis XVI déclarer la guerre
au « roi de Bohême et de Hongrie » c’est-à-dire à l’empire d’Autriche…
Que disait Condorcet ? En premier que l’Instruction publique doit offrir
à chaque Français la facilité de développer ses « facultés naturelles » afin de
pourvoir à ses besoins et d’assurer son bien-être dans la concorde sociale
durant sa vie d’adulte. Bref, il s’agit de parvenir au « perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution
sociale doit être dirigée. » Pour Condorcet, l’Instruction publique n’est autre
« qu’un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité tout entière. »
Cet enseignement national doit être gratuit et laïque car « il est rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière. » Mais Condorcet ne veut pas le rendre obligatoire car, résolument
optimiste, il escompte que les parents, sans aucune pression de la part de
l’État, enverront leurs enfants au moins à l’école élémentaire et qu’ensuite
les familles feront selon leurs moyens. Démarche typiquement libérale,
bourgeoise, que Guizot reprendra à son compte. Ainsi, le projet de
Condorcet (qui ne manque pas de cohérence) combine-t-il l’universalité
d’un enseignement primaire, qui élèvera le peuple et le choix d’une méritocratie qui « produira » des élites destinées à être ses bons bergers. Sans que,
pour autant, Condorcet s’inquiète de savoir si cette sélection sera celle du
talent ou celle de l’aisance et de la position sociale des parents.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
Pour
Condorcet,
l’enseignement
national doit
être gratuit et
laïque,
mais pas
obligatoire.
François Guizot et l’enseignement
-6-
2
Un bilan négatif
Une fois ajournés les projets opposés de Le Pelletier et de Condorcet, restait à trouver une loi scolaire du juste milieu. Ce fut celle proposée par l’obscur Gabriel Bouquier, peintre, élève de David, député de la Dordogne à la
Convention. Adopté le 19 décembre 1793, le décret Bouquier fut abrogé
moins d’un an plus tard, remplacé par le décret Lakanal, voté le 17 novembre 1794. Toute cette législation culmine dans la constitution de l’An III
dont le titre X « Instruction publique » stipule :
La Révolution
finissante, au
bord de la
banqueroute
est incapable
de doter d’un
budget
conséquent
l’Instruction
publique.
« Il y a dans la République, des écoles primaires où les élèves apprennent à
lire, à écrire, les éléments du calcul et ceux de la morale. La République pourvoit aux frais du logement des instituteurs proposés à ces écoles. »
Ainsi, avec le ci-devant oratorien Pierre Daunou, inspirateur de cet article, disparaissent l’obligation scolaire et sa gratuité. Il était difficile d’attendre plus d’une Révolution finissante, au bord de la banqueroute et donc
incapable de doter d’un budget conséquent l’Instruction publique.
Il faut donc attendre le Consulat et l’arrivée de Jean-Antoine Chaptal au
ministère de l’Intérieur pour voir la politique scolaire retrouver ses ambitions premières. Chimiste et industriel, Chaptal est un révolutionnaire plutôt modéré que l’amitié de Lazare Carnot a porté à la direction de la poudrière de Grenelle. Membre de l’Académie des sciences depuis 1798, il est
remarqué par Napoléon Bonaparte qui apprécie ses qualités d’administrateur. Chaptal sera ministre de l’Intérieur de janvier 1801 à août 1804. Il
quittera alors la vie politique en raison de son désaccord avec l’évolution
autoritaire du régime.
C’est en s’appuyant sur une vaste enquête conduite par les préfets auprès
des communes que Chaptal peut dresser un constat accablant sur l’état de
l’Instruction publique :
« Avant la Révolution, il y avait presque partout des écoles primaires. Les
parents seuls choisissaient les maîtres de leurs enfants et payaient le salaire. Ici
on affectait un revenu communal à cet usage ; là on nourrissait l’instituteur
et on lui assurait une légère solde. Dans plusieurs communes le maître d’école
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
-7-
exerçait une profession, ce qui rendait son traitement moins onéreux. Ailleurs,
il parcourait successivement plusieurs communes et arrivait à jour et heures
fixes pour y donner des leçons. Dans les villes, les écoles primaires y étaient
généralement desservies par les frères ignorantins, admirable institution. Tout
cela a disparu. »
Commentaire de Jean Tulard : « Le bilan de la Révolution, malgré plusieurs
projets, a été en définitive catastrophique en matière d’enseignement primaire. »
Mais l’historien est aussi sévère à l’égard de l’État napoléonien et il s’interroge :
« Comment expliquer ce recul ? Raisons financières… ? Mépris pour le peuple qu’il valait mieux maintenir dans l’ignorance ? … L’intérêt de Napoléon s’est
uniquement porté en définitive sur la formation des futurs cadres de la nation.
Aux autres restait le catéchisme impérial. »
De fait, l’ambition de Chaptal : scolariser la totalité d’une classe d’âge en
ouvrant 23 000 écoles ne fut jamais réalisée. Le Corps législatif se borna à
une loi tronquée (11 floréal an X) qui mettait à la charge des communes
l’entretien des écoles et des maîtres. Faute de moyens financiers, très peu
s’exécutèrent.
En fait, durant toute cette période la seule progression de l’enseignement
élémentaire tient au développement des écoles mutuelles inspirées par l’expérience pédagogique du britannique Joseph Lancaster qui, dès 1803, avait
posé les principes de l’école mutuelle dans un opuscule : « Amélioration
dans l’éducation des classes industrielles de la Société. »
3
écoles mutuelles ou petites écoles ?
Une sorte de guerre scolaire a parcouru, jusqu’à la loi Guizot, le premier
tiers du XIXe siècle. Elle a concerné en particulier l’enseignement élémentaire et a mis aux prises les Frères des écoles chrétiennes et la « Société pour
l’instruction élémentaire ». Les premiers étaient issus de la congrégation fondée par J.-B. de La Salle en 1680. Supprimée en 1792, elle avait fait son
retour sous le Consulat. À la Restauration, elle renforça encore sa position.
Mais la prétention des Frères des écoles chrétiennes à être les seuls dispensa-
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
L’intérêt de
Napoléon s’est
uniquement
porté en
définitive sur
la formation
des futurs
cadres de la
nation.
François Guizot et l’enseignement
-8-
teurs des savoirs élémentaires insupporta les milieux royalistes plus libéraux
qui se retrouvèrent dans les objectifs assignés à la Société pour l’instruction
élémentaire.
Avant la loi
Guizot,
entre les Frères
des écoles
chrétiennes et
la “Société pour
l’instruction
élémentaire”,
la concurrence
fait rage.
C’est durant les Cent Jours (mars-juin 1815) que le ministre de
l’Intérieur Lazare Carnot lui reconnut une existence officielle. La Société
pour l’instruction élémentaire procédait d’une dotation faite par la Société
d’encouragement pour l’industrie nationale et elle se donnait pour objectif
de : « rassembler et répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale la plus appropriée
à ses besoins. » La première assemblée générale se tint en pleine tourmente
juste après Waterloo. Le président élu fut le philosophe Marie-Joseph de
Gérando ; au conseil d’administration on trouvait l’économiste J.-B. Say,
les savants Ampère et Jomard, le duc de La Rochefoucauld, le comte de
Saint-Simon, le philosophe Maine de Biran, l’abbé Gaultier, la duchesse de
Duras. La Société avait des membres associés à l’étranger, dont Bell et
Lancaster, les deux fondateurs en Grande-Bretagne des écoles d’enseignement mutuel. Les statuts étaient inspirés de ceux du modèle britannique.
L’article 3 déclarait :
« La Société établira à Paris des écoles où les enfants apprendront à lire, à
écrire, à calculer, et recevront toutes les connaissances élémentaires qu’elle jugera
les plus utiles ; on y donnera tout le soin possible aux notions fondamentales de
la morale et aux bases de l’enseignement religieux (…). On enseignera particulièrement aux filles, d’après des méthodes perfectionnées, les divers ouvrages de
couture et autres convenables à leur sexe. »
En 1815, la Société créa un « cours normal » pour former les instituteurs.
En 1817, un autre cours fut créé pour les institutrices. Les écoles élémentaires se répandirent à travers le pays, en butte à l’hostilité des milieux ultras
et de la hiérarchie catholique qui alla jusqu’à les dénoncer comme des «
écoles de Satan ». Un climat de polémique bien propre à la Restauration et
des accusations qui ne résistent pas à l’analyse historique. En 1831, LouisPhilippe déclara les écoles élémentaires d’utilité publique et elles se révélèrent particulièrement précieuses en attendant l’application de la loi Guizot.
La Société pour l’instruction élémentaire poursuivit ses activités jusqu’en
1911, en se tournant vers des travaux de recherche et d’information pédagogique qui furent reconnus dans toute l’Europe par des distinctions lors
des expositions universelles.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
-9-
Pour revenir à la Restauration proprement dite (1815-1830), en matière
d’enseignement primaire elle a plutôt fait mieux que le régime napoléonien.
Après tout, l’ordonnance rendue le 17 février 1815 qui réglemente l’instruction est catégorique : « Toute commune sera tenue de pourvoir à ce que les
enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire et à ce que les enfants
indigents la reçoivent gratuitement » (article 14).
Mais, de la loi aux faits… D’autant que la monarchie restaurée conserve
dans ses grandes lignes l’organisation impériale de l’enseignement. L’autorité
supérieure est le Conseil royal de l’Instruction publique dont les orientations sont mises en œuvre par le grand-maître de l’Université qui joint à sa
charge les Affaires ecclésiastiques. L’accolement des deux fonctions, bien
dans l’esprit de réaction cléricale du temps, ne disparaît que sous le ministère Martignac. Antoine de Vatimesnil est le premier ministre de
La monarchie
l’Instruction publique à part entière (février 1828-août 1829). Mais il n’a
pas l’heur de plaire à Charles X surtout lorsqu’il renouvelle l’interdiction restaurée
faite aux Jésuites d’ enseigner en France.
conserve
Lorsque le roi constitue le ministère « selon son cour » conduit par Jules
de Polignac, il veille à rattacher les Affaires ecclésiastiques à l’Instruction
publique. Ce qui n’empêche pas le comte de Montbel de poursuivre dans
l’esprit de Vatimesnil. Plus surprenant encore, Montbel étant appelé à remplacer La Bourdonnaye (démissionnaire) à l’Intérieur, son successeur, le
comte de Guernon-Ranville s’engage aussitôt dans une politique scolaire
audacieuse. Le 14 février 1830, il promulgue une ordonnance qui accorde
des crédits aux communes pour ouvrir leur école. Elle prévoit aussi des
écoles préparatoires destinées à former les instituteurs, augmente leur traitement et met en place leur retraite.
Guernon-Ranville ouvre la voie à la loi Guizot qui reprendra largement
ce dispositif. Mais, malheureusement pour ce politique éclairé (qui ne signa
les ordonnances de juillet 1830 que par solidarité ministérielle), la révolution de Juillet contraria l’exécution de son ordonnance. Sa condamnation à
la détention perpétuelle, en décembre 1830, le fit oublier et, libéré par l’amnistie de 1836, il vécut à l’écart de la vie publique.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
dans ses
grandes lignes
l’organisation
impériale de
l’enseignement.
François Guizot et l’enseignement
- 10 -
4
Les réflexions de Guizot
Comme le remarque, non sans humour, le dernier biographe de Guizot,
Laurent Theis : « Pas plus que Charlemagne n’a inventé l’école à l’orée du
Moyen Âge, Guizot n’a fondé l’enseignement primaire moderne ». Mais il ajoute
aussitôt : « Très rares sont les détracteurs de Guizot qui n’ont pas consenti à
reconnaître et saluer son œuvre dans le domaine de l’enseignement… »
Par goût et par culture, de par sa formation initiale de juriste et d’historien, Guizot s’est toujours senti concerné par la question scolaire. Cet intérêt très vif, il le doit aussi à sa première femme, Pauline de Meulan qu’il
épouse en 1812 et qu’il perd en 1827, emportée par la tuberculose. Cette
femme lettrée, journaliste de talent, est une étonnante polygraphe (admirée
par madame de Staël) qui fournit à son mari toute la documentation nécessaire et des argumentaires pertinents. Dès 1811, elle l’associe à la fondation
des « Annales de l’Éducation », un périodique qu’ils rédigent en commun
mais auquel ils devront renoncer en 1814.
L’éducation
nationale a
pour véritable
objet de
propager
les bonnes
doctrines,
Mais Pauline Guizot multiplie les brochures de propagande scolaire et
de maintenir
pédagogique ; rédigées sur un mode familier – Éducation domestique ou
les bonnes Lettres de famille sur l’éducation, 1826 – elle connaissent un vif succès. Elle
mœurs. incite son mari à adhérer à la Société pour l’instruction élémentaire, dont
nous avons signalé l’action qu’elle avait engagée au début de la Restauration.
Jeune secrétaire général au ministère de l’Intérieur, Guizot est le principal
rédacteur sinon le maître d’œuvre de l’ordonnance du 17 février 1815, citée
plus haut. On y trouve, en préambule, cette déclaration d’intention qui servira de ligne directrice à toute son œuvre scolaire :
« … l’Éducation nationale a pour véritable objet de propager les bonnes doctrines, de maintenir les bonnes mœurs et de former des hommes qui, par leurs
lumières et leurs vertus, puissent rendre à la société les utiles leçons et les sages
exemples qu’ils ont reçus de leurs maîtres. »
En 1816, Guizot revient à la charge et développe sa vision de l’éducation
nationale à bâtir. En 125 pages, articulées en six chapitres, l’Essai sur l’histoire et sur l’état actuel de l’Instruction publique en France revient sur les missions à confier à l’instruction primaire :
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 11 -
« Il n’est aucune situation, aucune profession qui n’exigent certaines connaissances sans lesquelles l’homme ne saurait travailler avec fruit ni pour la société,
ni pour lui-même.
« Il y a donc un certain genre d’éducation et un certain degré d’instruction
dont tous les sujets de l’État ont besoin.
« C’est ce qu’on appelle l’« instruction primaire ». Elle doit comprendre les
préceptes de la religion et de la morale, les devoirs généraux des hommes en
société, et ces connaissances élémentaires qui sont devenues utiles et presque nécessaires dans toutes les conditions, autant pour l’intérêt de l’État que pour celui des
individus. »
On l’a compris, pour Guizot l’école élémentaire est garante de l’ordre L’école
social, de la soumission des couches populaires aux élites. Mais en même élémentaire
temps elle doit favoriser le progrès économique et permettre à la France de
doit favoriser
rester une puissance de premier ordre.
Dans les années qui suivent, Guizot n’est pas vraiment en cour, surtout
après l’avènement, en 1824, de Charles X qui, en matière d’éducation, ne
s’intéresse qu’aux collèges jésuites… Mais Guizot continue à suivre de très
près la question scolaire. Très mobilisé par son travail d’historien – il dirige
les collections des « Mémoires relatifs à l’histoire de France » et des
« Mémoires relatifs à l’histoire de la Révolution d’Angleterre » ; il fait paraître les deux premiers volumes de l’« Histoire de la Révolution d’Angleterre »
en 1826-1827 – très remarqué par son activité de journaliste et de polémiste, Guizot trouve encore le temps de siéger au comité de la Société pour
l’encouragement de l’instruction primaire, dès sa fondation en 1829. Cette
« Société pour l’Encouragement de l’Instruction Primaire parmi les
Protestants de France » (SEIPP) se donnait pour vocation la mise en place
d’un réseau d’écoles protestantes grâce auquel « les enfants de la religion réformée seraient à l’abri de tout prosélytisme ». L’année suivante, l’un de ses animateurs explique que la société agit « pour permettre que chaque protestant
puisse lui-même lire l’Évangile, méditer et juger par lui-même les sublimes vérités et les divins enseignements qu’il renferme. »
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
le progrès
économique et
permettre à la
France de
rester une
puissance de
premier ordre.
François Guizot et l’enseignement
- 12 -
5
Les hommes de Guizot
Aussi lorsque surviennent les Trois Glorieuses et que le duc d’Orléans est
proclamé Louis-Philippe Ier, roi des Français, Guizot apparaît comme le plus
habilité des hommes politiques « orléanistes » pour prendre en charge le
ministère de l’Instruction publique.
Mais ce ministère est loin d’avoir atteint sa majorité, d’être reconnu à
part entière. On peut même dire qu’il occupe le dernier rang dans les attributions ministérielles, bref il ne suscite aucune vocation particulière. Depuis
Guizot prend 1828, il passe de main en main. Ainsi, en août 1830, c’est le duc de Broglie
en charge le qui reçoit le portefeuille. Son ministère est désormais celui de l’Instruction
publique et des Cultes. Mais ce brillant diplomate, cet aristocrate libéral n’y
ministère de reste que trois mois.
l’Instruction
Lorsque le banquier Laffitte constitue son ministère, le 2 novembre
publique dont
1830, il remet l’Instruction publique et les Cultes à Joseph Mérilhou, un
personne avocat, ancien carbonaro (il a défendu les quatre sergents de La Rochelle),
ne veut. très anticlérical. Mais Mérilhou passe la main à Félix Barthe, libéral et surtout très opportuniste qui ne fait rien pour mieux se préserver. Après
Laffitte, Casimir Périer qui confie l’Instruction publique et les Cultes à
Montalivet qui finit par les laisser à Girod de l’Ain, une « utilité »… !
Tout change avec le gouvernement conduit par le maréchal Soult. Dans
ce « ministère de tous les talents », le vétéran des guerres napoléoniennes
s’appuie sur Adolphe Thiers, le duc de Broglie et François Guizot. Ce dernier prend en charge ce ministère dont personne ne veut mais exige que lui
soient dissociés les Cultes remis à la Justice. Pour se justifier, il argue de sa
qualité de protestant et donc de l’incongruité pour lui d’avoir la haute main
sur la religion catholique déclarée ou pratiquée par 98 % des Français. Mais
sa démarche ne s’apparente d’aucune manière à une poussée de laïcisme.
Guizot veut tout simplement se consacrer, entièrement, exclusivement à ce
qui lui tient le plus à cœur : refonder, en l’élargissant le plus possible l’enseignement élémentaire et, de la sorte, selon sa propre formule « seconder le
progrès de la civilisation intellectuelle ».
Tout en exigeant de voir subordonnées à son ministère une kyrielle d’ins-
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 13 -
titutions savantes telles que la Bibliothèque royale, l’Institut de France, le
Collège de France, le Muséum d’histoire naturelle, l’École des Chartes, celle
des langues orientales, la faculté de médecine, l’école de pharmacie, les
bibliothèques publiques…, Guizot s’emploie à renforcer l’administration
centrale. Ses effectifs feraient aujourd’hui sourire, on est loin du premier
employeur de France qu’est devenue aujourd’hui l’Éducation nationale. En
tout et pour tout, une vingtaine de fonctionnaires employés à plein temps
travaillent au 116 bis rue de Grenelle. S’y ajoutent quelques dizaines de
vacataires ou de missionnés. Guizot a réparti ses maigres effectifs en trois
divisions, celle du personnel et de l’administration, celle de la comptabilité
générale et du contentieux et enfin celle des sciences et des lettres.
Comme collaborateurs directs, Guizot recrute dans un cercle de relations
non sans clientélisme et favoritisme. Le chef de cabinet est Auguste Génie,
un avocat toulousain qui a 38 ans en 1832, sept ans de moins que son
« patron » auquel il restera fidèle jusqu’au bout. L’homme est une véritable
doublure de Guizot, il travaille vite et bien mais sans trop de délicatesse ou
de scrupules. Au point que Charles de Rémusat, un familier de Guizot, le
stigmatise en ces termes :
Guizot s’emploie
à renforcer
l’administration
centrale avec
une vingtaine de
« Génie n’est pas un fripon, mais c’est un homme d’une éducation méridiofonctionnaires
nale et d’une moralité grossière. Il ne songeait nullement à éloigner de son patron
employés à
les tripotages, qui viennent naturellement assaillir le pouvoir ».
temps plein.
C’est le même Rémusat qui sert de porte-plume à Guizot. Un esprit délié
et ouvert dont la mère, Clary de Rémusat née Vergennes s’était faite remarquer par un brillant Essai sur l’éducation des femmes paru en 1824. Parmi les
autres collaborateurs de Guizot à l’Instruction publique, Germain
Delbecque, excellent débatteur à la Chambre des députés, Hippolyte RoyerCollard, neveu du philosophe et homme politique Pierre-Paul qui bénéficiait d’une réputation philosophique aujourd’hui bien oubliée. On trouvait
encore auprès de Guizot, Paul Lorain, un normalien, professeur de rhétorique suspendu en 1823 pour son comportement « révolutionnaire prononcé et impie ». Celui-là est un vrai protégé de Guizot qui lui confie le préceptorat de son fils François et le pousse dans la carrière universitaire de
manière éhontée.
À tous ces collaborateurs zélés et efficaces, il faut ajouter le patronage du
philosophe Victor Cousin que Guizot fait entrer, dès son arrivée au ministère, au Conseil royal de l’Instruction publique. À cette date, Victor Cousin
est le philosophe français le plus en vue, en tout cas le plus officiel, le mieux
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 14 -
en cour. Son « éclectisme » procède surtout de ce qu’il a tiré de la philosophie allemande, Kant, Fichte, Jacobi et Hegel. En 1831, il effectue un long
périple dans les États allemands et en rapporte un essai, Rapport sur l’état de
l’Instruction publique dans quelques pays de l’Allemagne et particulièrement en
Prusse qui paraît en 1833. L’intérêt de cette enquête est de mettre en évidence le retard de la France et d’inciter Guizot à la plus grande détermination pour faire voter sa loi scolaire.
Au total Guizot va occuper le ministère de l’Instruction publique plus de
quatre ans, jusqu’au 15 avril 1837, avec en 1836 une interruption de sept
mois et demi. Assez de temps pour imposer une empreinte durable.
Guizot renonce
à l’obligation et
à la gratuité
scolaire
6
La loi de 1833
Mise en chantier dès octobre 1832, la loi est présentée à la chambre des
députés le 2 janvier 1833. Les débats s’étirent sur cinq mois. Les députés la
votent en première lecture le 3 mars, presque à l’unanimité, 249 voix contre
7 ; au palais du Luxembourg, les pairs l’adoptent par 114 voix contre 4. En
seconde lecture, la « loi Guizot » rencontre plus d’opposants, 57 au Palais
Bourbon et 11 parmi les pairs. Finalement, la loi est votée le 22 juin ; elle
est promulguée le 28 juin 1833.
C’est un texte court, « comme doit l’être toute vraie grande loi » (L.Theis).
Dans les principes, Guizot a fait des choix qui peuvent nous surprendre.
Ainsi a-t-il écarté l’obligation faite aux familles d’inscrire leurs enfants à
l’école, la jugeant irréaliste et même pas souhaitable. Bien dans l’esprit de
Condorcet, Guizot ne veut pas attenter à la liberté des familles. Toutefois, la
loi précise que dans chaque commune sera établi « un tableau des enfants qui,
ne recevant pas à domicile l’instruction primaire, devront être appelés aux écoles
publiques, avec l’autorisation ou sur la demande de leurs parents ». Une disposition censée jouer comme une forte incitation, une pression morale sur les
parents récalcitrants. Pure illusion, surtout en milieu rural (c’est-à-dire l’essentiel de la population) où les travaux des champs requièrent la force de travail des enfants ; illusion et bonne conscience de la nouvelle classe dirigeante
dont Guizot est très représentatif.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 15 -
Il a aussi renoncé à la gratuité, jugée beaucoup trop coûteuse. Toutefois,
les familles nécessiteuses seront exemptées de contribution scolaire et elles
bénéficieront de manuels gratuits.
En dernier lieu, la loi du 28 juin 1833 institue la liberté d’enseigner. Les
écoles seront publiques ou privées et donc dans ce cas presque toutes confessionnelles.
En ce qui concerne les écoles publiques (objet essentiel du texte de loi),
elles se retrouvent à la charge conjointe des communes, des départements et
de l’État. Chaque commune ou groupe de communes devra entretenir une
école primaire avec un instituteur rétribué et logé. Chaque département
aura à se doter d’une école normale d’instituteurs. Au niveau de la commune, les écoles seront placées sous la surveillance d’un comité local, lui- Les écoles
même coiffé par un comité d’arrondissement chargé de nommer les institupubliques se
teurs publics sur présentation de candidats par le comité communal.
Restait le cas des filles, très négligées jusque-là. Sous l’influence de son
ami, le banquier Delessert, Guizot avait inscrit un article prévoyant la possibilité d’ouvrir des écoles communales de filles. Mais cette simple suggestion fut écartée par le corps législatif.
Les débats ne portèrent pas sur le fond, sur l’opportunité d’une loi scolaire, députés et pairs se montrant presque unanimes pour développer un
enseignement élémentaire simple, pratique et surtout moral qui d’ailleurs ne
concernait pas leur progéniture remise à des précepteurs. Les choses ne s’envenimèrent qu’à propos de la composition du comité local de surveillance.
Guizot voulait adjoindre au maire et aux trois conseillers municipaux le curé
ou le pasteur. Mais les députés se déclarèrent majoritairement hostiles à cette
« intrusion », estimant que le clergé n’avait pas baissé la garde et qu’il n’adhérait toujours pas à l’évolution sociale et politique du pays. Guizot tenait
absolument à la présence de membres du clergé dans les comités de surveillance ; il la justifiait par le fait que l’article 1er de la loi stipulait que l’« instruction morale et religieuse » était la préoccupation majeure de l’école primaire. Dans ces conditions, avançait-il, comment se passer des ministres du
culte ?
Guizot ne réussit pas à convaincre les députés mais à la chambre des
Pairs, Victor Cousin imposa le point de vue du ministre en déclarant, dans
la langue pompeuse qui lui était coutumière, que « l’école est un sanctuaire »
et qu’en conséquence « la religion y est au même titre que dans l’église ou dans
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
retrouvent
à la charge
conjointe des
communes, des
départements
et de l’état.
François Guizot et l’enseignement
- 16 -
le temple ». En seconde lecture, les députés s’alignèrent sur l’avis des pairs et
seules des voix dispersées (mais non des moindres, Montlosier,
Montalembert) continuèrent à dénigrer une loi qui était à leurs yeux trop
favorable au clergé.
De fait, la religion occupe une place centrale dans ce dispositif législatif.
Mais de quelle religion s’agit-il ? Plutôt un spiritualisme qu’un dogme
révélé. Guizot allie sa foi de réformé à la métaphysique de Victor Cousin. Il
tient à ce que « son » école baigne dans une « atmosphère » qui rappelle aux
enfants leur condition sociale. Cette école publique élémentaire est destinée
aux plus humbles, aux classes populaires. Ils doivent tous y apprendre, l’ordre, l’obéissance et accepter la société telle qu’elle est. Sinon, « le développement intellectuel séparé du développement moral et religieux devient un
principe d’orgueil, d’insubordination, d’égoïsme, et par conséquent de danger pour la société. » En fait, pour Guizot, l’école élémentaire doit se limiter aux apprentissages essentiels – lire, écrire, compter – et ne pas aller audelà.
L’instruction
primaire est
uniquement
dévouée au
développement
de la moralité
Dans sa circulaire d’août 1835, il enfonce le clou : « L’instruction priindividuelle et maire est uniquement dévouée au développement de la moralité individuelle et au maintien de l’ordre social. »
au maintien de
l’ordre social.
À l’école, la journée commence et se conclut par la prière. L’instituteur
fait dire la leçon dans le catéchisme ; il donne des leçons d’histoire par la lecture de l’Écriture sainte. Reste une contradiction majeure puisque l’article 2
de la loi de 1833 stipule que « le vœu des pères de famille sera toujours
consulté et suivi, en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l’instruction religieuse. » Dans ces conditions, comment l’enfant de parents
athées ou agnostiques pourra-t-il se soustraire à l’« atmosphère » religieuse si
nécessaire aux yeux du ministre ?
La réponse tient sans doute à l’état spirituel des Français dans ces années
trente, à l’indifférentisme et à la déchristianisation qui ont suivi l’affrontement religieux sous la Révolution. La reconquête des âmes a d’abord été une
police des âmes sous le Consulat et l’Empire ; la Restauration a ensuite
échoué dans son œuvre missionnaire, elle n’a reconquis que la haute société,
l’aristocratie, quelques franges des catégories moyennes. Les milieux populaires ont fait le gros dos et ont supporté la direction morale morigénée
depuis les chaires ; mais les comportements profonds ont peu changé, entachés d’un « paganisme » naturel.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 17 -
7
Des résultats et des carences
Guizot attachait une grande importance à la formation des maîtres. Il
anticipe largement sur la IIIe République et ses « hussards noirs » lorsqu’il
exige d’eux un dévouement absolu ; une abnégation qui fait de leur choix
professionnel quelque chose d’apparenté aux vœux monastiques. Dans une
de ses circulaires, il va jusqu’à les mettre en garde, quitte à désespérer les
moins ardents :
« Les ressources dont le pouvoir dispose ne réussiront pas à rendre la simple
profession d’instituteur aussi attrayante qu’elle est utile. La société ne saurait
rendre à celui qui s’y consacre tout ce qu’il fait pour elle (…). Il faut qu’un
sentiment profond et l’importance de ses travaux soutienne l’instituteur et
l’anime, que l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et contribué au bien
public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C’est sa
gloire de s’épuiser en sacrifices et de n’attendre sa récompense que de Dieu. »
De fait, la condition matérielle des instituteurs publics reste des plus
médiocres et comme le métier ne séduit pas, il ne recrute pas que des idéalistes animés par la vocation d’alphabétiser les masses populaires. Des travaux de détail comme celui conduit par Roger Thabault à Mézières-enGâtine (chef-lieu de canton dans les Deux-Sèvres, à 18 km. de Parthenay)
nous révèlent des figures très contrastées d’instituteur. L’école y naît en
1832. Le premier maître est aussi sacristain et menuisier, il s’est improvisé
instituteur « à ses heures perdues » ; le deuxième est issu d’une école normale mais il finit en correctionnelle pour « actes d’immoralité », le troisième
est « propriétaire » et cette seule qualité semble avoir justifié son recrutement.
Dans le Vaucluse, à Morières, tout près d’Avignon, Agricol Perdiguier, le
père du Compagnonnage, évoque ses trois instituteurs, un sieur Madon qui
« assomme littéralement ses élèves à coups de férule » ; Pinolle qui lui succède
« d’une parfaite douceur » mais qui ne sait pas enseigner ; Pertus enfin, vicaire
de la paroisse : « Le brave homme était plus fait pour nous amuser que pour
nous instruire. Il nous faisait sauter, il nous tirait les oreilles avec familiarité, il
nous donnait des biscuits et autres friandises… »
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
La condition
matérielle des
instituteurs
publics reste
des plus
médiocres
et le métier
ne séduit pas.
François Guizot et l’enseignement
- 18 -
Martin Nadaud, maçon creusois qui fut le premier ouvrier élu du peuple
en 1848 se rappelle de l’instituteur Rioublanc, « … un homme qui avait la
passion de son métier ; il était dur et même un peu trop bourru. Malheur à
celui qui aurait voulu rire ou jouer en classe ou se présenter devant lui sans
avoir étudié sa leçon : il était sûr d’aller à la cave ou au grenier, en guise de
punition. »
Pour
normaliser le
corps des
instituteurs,
élever son
niveau moral
et intellectuel,
le corps
d’inspection
devient une
institution
permanente.
Pour normaliser le corps des instituteurs, élever son niveau moral et intellectuel, Guizot compte sur le corps d’inspection qui devient une institution
permanente. Les tournées des inspecteurs permettent au moins de réduire
les excès les plus criants mais il faudra attendre que les écoles normales,
implantées dans tous les départements, structurent et renforcent leur enseignement pour arriver à des niveaux satisfaisants. Et dans ce domaine tout est
affaire de crédits.
Justement, le budget de l’Instruction publique est en augmentation
constante, passant de 7,8 millions de francs en 1832 à 19,2 millions en
1847. Et les résultats sont là. Un rapport du ministre au roi (14 avril 1834)
fait état de 33 695 écoles publiques scolarisant 1 650 000 élèves. On compte
62 écoles normales. En 1847, on passe à 43 514 écoles pour 2 176 000
élèves et les écoles normales sont désormais au nombre de 76. Un bilan plutôt flatteur même si l’on considère que cette progression suit la croissance
démographique, d’ailleurs modeste. Quant à la qualité de cet enseignement,
elle est difficilement mesurable surtout si l’on tient compte de l’absentéisme
saisonnier qui perturbe les cours, notamment dans les campagnes où l’on
envoie beaucoup plus vite les enfants à l’école en hiver alors qu’en été les
moissons, les récoltes ou même les vendanges les retiennent chez eux…
Les progrès de l’école élémentaire s’apprécient mieux si l’on s’intéresse à
l’essor des fournitures scolaires et en particulier des manuels. La librairie
scolaire ne tarde pas à prendre des allures monopolistiques puisque, pour
l’essentiel, elle revient à la librairie Hachette. Pour beaucoup d’historiens,
Louis Hachette (1800-1864) est l’exécutant majeur (et le principal bénéficiaire) de la loi Guizot. Les liens d’amitié et d’intérêt qui unissaient les deux
hommes sont bien connus, au point même qu’ils ont pu passer aux yeux de
certains contemporains, pour une entente illicite. Très vite, d’autres éditeurs
tels Firmin Didot, Pitois Levrault, Renault furent écartés de l’édition scolaire au profit de la seule librairie Hachette pourvoyeuse en petits manuels
gratuits destinés aux enfants d’indigents. Pour ce libraire, la réputation et la
fortune vinrent de l’Alphabet et premier livre de lecture, des Exercices de grammaire, des Tableaux de grammaire à l’usage des écoles primaires , de la Méthode
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 19 -
de lecture sans épellation, de La petite arithmétique raisonnée… Sans oublier
l’Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie jusqu’à nos jours de
Mme de Saint-Ouen qui connaîtra une vente cumulée de 2,2 millions
d’exemplaires en 1880.
L’œuvre scolaire de François Guizot doit être appréciée dans son
contexte, selon les lignes de force, les faiblesses et les carences de l’époque.
L’esprit de progrès, le volontarisme et la longue vue politique se mêlent à un
moralisme rigide et ce mélange détonnant ne donne pas forcément des
résultats très heureux. Ajoutons que la loi de 1833 est complétée par la loi
Pelet du 29 juin 1836 qui organise les écoles élémentaires de filles et l’ordonnance du 22 décembre 1837 qui officialise la création des « salles
d’asile » pour les enfants de 2 à 6 ans ; une institution à la fois crèche et garderie qui vient au secours des mères de plus en plus requises pour le travail
d’usine. Bref, avec ses limites, la loi de 1833 est une étape essentielle sans
laquelle Jules Ferry n’aurait pu fonder l’instruction publique dont nous procédons.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
Avec ses
limites, la loi
de 1833
est une étape
essentielle sans
laquelle Jules
Ferry n’aurait
pu fonder
l’Instruction
publique dont
nous procédons.
François Guizot et l’enseignement
- 20 -
BIBLIOGRAPHIE
Laurent THEIS, François Guizot, Paris, Fayard, 2008.
Jean-Yves MOLLIER, Louis Hachette, Paris, Fayard, 1999.
Alain CHOPPIN, Le Pouvoir et les livres scolaires au XIX° siècle. Les commissions d’examen des livres élémentaires et classiques. 1802-1875, thèse de
3ème cycle d’histoire, université Paris I , 1989.
M. GONTARD, L’enseignement primaire en France de la Révolution à la
loi Guizot, Paris, Les Belles-Lettres, 1959.
F. PONTEIL, Histoire de l’enseignement en France (1789-1964) Paris,
Sirey, 1966.
SOURCES
Circulaires et instructions officielles relatives à l’Instruction publique (18021900) , 12 volumes, Delalain, 1863-1902.
Bulletin de la Société pour l’instruction élémentaire, 1815-1848.
Manuel général de l’Instruction publique, 1833-1848.
Tableau de l’Instruction publique en France, d’après des documents authentiques (…) à la fin de l’année 1833, Hachette, 1837.
Victor COUSIN, Rapport sur l’état de l’instruction publique dans quelques
pays d’Allemagne et particulièrement en Prusse, Levrault, 1833.
François GUIZOT, Essai sur l’histoire et l’état actuel de l’Instruction
publique en France, Moradan, 1816.
Alexandre de LABORDE, Plan d’éducation pour les enfants pauvres,
d’après les méthodes combinées du docteur Bell et de M. Lancaster, Nicolle,
1815.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
François Guizot et l’enseignement
- 21 -
Anonyme, Manuel complet de l’enseignement simultané (Paul Lorain et
Louis Lamotte), Dupont, 1834.
Camille de MONTALIVET, Rapport au Roi sur l’Instruction publique du
5 octobre 1831, Imprimerie nationale.
TRAVAUX
Pierre ALBERTINI, L’École en France, XIX° -XX°ème siècles, de la maternelle à l’Université, Hachette, 1992.
Guy AVANZINI, Histoire de la pédagogie du XVII° siècle à nos jours,
Privat, 1981.
Bronislaw BACZKO, article « Instruction publique » in Furet/Ozouf,
Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1992.
Alain CHOPPIN, Le Pouvoir et les livres scolaires au XIX° siècle… 18021875, thèse 3ème cycle, Paris-I, 1989.
Maurice GONTARD, La Question des écoles normales primaires de la
Révolution de 1789 à la loi de 1879, C.R.D.P., 1962.
Maurice GONTARD, L’Enseignement primaire en France de la Révolution
à la loi Guizot, Les Belles-Lettres, 1959.
Jean-Yves MOLLIER, Louis Hachette, Fayard, 1998.
Laurent THEIS, François Guizot, Fayard, 2008.
Pierre ROSANVALLON, Le Moment Guizot, Gallimard, 1985.
Jean-Miguel PIRE, Sociologie d’un volontarisme fondateur, Guizot ou le
gouvernement des esprits (1814-1841), L’Harmattan, 2002.
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
Les Cahiers de L’Éducation
N° 1 : Professeur en ZEP ou en Outre-mer : la vraie fracture sociale (septembre 2006).
N° 2 : Littérature-jeunesse à l’école : un constat alarmant - Florilège et propositions de réformes (mars
2007).
N° 3 : L’enseignement des Jésuites
Par Philippe Conrad, historien, chargé de recherche à l’IRIE (octobre 2007).
N° 4 : Le coût de l’Éducation nationale hypothèque-t-il l’avenir de nos enfants ?
Par Jean-Pierre Dutrieux, économiste, cadre supérieur de la fonction publique (novembre 2007).
N° 5 : L’école unique et la démocratisation manquée
Par Philippe Conrad, historien, chargé de recherche à l’IRIE (décembre 2007).
N° 6 : La crise de l’école est une crise de la vie
Par Robert Redeker, philosophe et chercheur au CNRS (décembre 2007).
N° 7 : De l’école des citoyens à l’école des personnes
Par Francis Marfoglia, professeur de lycée, agrégé de philosophie, chargé de recherche à l’IRIE (décembre
2007).
N° 8 : Une adaptation difficile de l’Éducation nationale à la diversité des élèves.
Le cas de la précocité intellectuelle. Par Daniel Jachet, ancien principal de collège (février 2008).
N° 9 : 5 thèses sur la crise de l’Éducation nationale, d’après Philippe Nemo
Par Damien Theillier, professeur de philosophie, chargé de recherche à l’IRIE (février 2008).
N° 10 : Note critique de l’ouvrage de Stanislas Dehaene Les neurones de la lecture
Par Ghislaine Wettstein-Badour, médecin, conférencière. 35 ans de recherches appliquées sur l’apprentissage chez l’enfant (mars 2008).
N° 11 : Les fondements idéologiques du “pédagogisme”
Par Henri Nivesse, professeur certifié d’anglais, journaliste indépendant (mai 2008).
N° 12 : Le déroulement des épreuves d’examen : analyse et propositions
Par Bernard Buffard, professeur technique agrégé, co-auteur de l’ouvrage Collège-lycée : service public d’éducation ? Éditions Bénévent (juin 2008).
N° 13 : Les liaisons dangereuses de l’école et de l’Art contemporain
Par Christine Sourgins, historienne de l’art, ayant travaillé au service pédagogique des Musées de la ville de
Paris.
N° 14 : Violences scolaires et pédagogies
Par Joseph Vaillé, essayiste, auteur de Violence, illettrisme : la faute à l’école, Éditions de Paris, 2001
et de La destruction programmée de la pensée. Comment résister, Éditions Godefroy de Bouillon 2007.
N° 15 : Violences scolaires, le témoignage de l’Histoire…
Par Philippe Conrad, historien chargé de recherche à l’IRIE (octobre 2008).
N° 16 : Les projets scolaires de la Révolution française. Entre « instruction publique » et « éducation
nationale et commune »
Par Philippe Évanno, chercheur à l'Université Paris-Sorbonne, docteur en histoire, chargé de recherche à
l’IRIE (novembre 2008).
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
N° 17 : Salaires : les enseignants gagneraient à quitter le statut de la fonction publique
Par Jean-Pierre Dutrieux, économiste, cadre supérieur de la fonction publique (novembre 2008).
N° 18 : École, famille, État : les raisons d’une querelle
Par Pascal Jacob, professeur à la Faculté libre de Philosophie et de Psychologie, auteur de « 'École, une affaire
d'État ? » (décembre 2008).
N° 19 : La source socratique. L’éducation entre désir et raison
Par Thibaud Collin, professeur de philosophie à l’IPC et en classes préparatoires (décembre 2008).
N° 20 : Origines et causes du déclin de l’Université française
Par David Mascré, docteur en philosophie, docteur en mathématiques, est chargé de cours à l'Université
Paris V et chargé de mission
au Ministère des Affaires étrangères (janvier 2009).
N° 21 : Le droit d'accueil dans les écoles : bonne idée ou dangereux mirage ?
Par David Mascré, docteur en mathématiques, docteur en philosophie. Chargé de cours à l'Université Paris
V et à l'école des hautes études internationales. Chargé de recherche à l'IRIE (février 2009).
N° 22 : La vraie question scolaire. Réponse à Éric Maurin
Par Jacques Bichot, économiste, professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3 (mars 2009).
N° 23 : La révolution copernicienne de l'éducation
Par Jean-François Mattéi, membre de l'Institut universitaire de France, professeur émérite de l'Université de
Nice-Sophia Antipolis (mars 2009).
N° 24 : Le projet de réforme du statut des enseignants chercheurs
Par David Mascré, docteur en philosophie, docteur en mathématiques (avril 2009).
N° 25 : Projet de réforme de l'enseignement des sciences
Par Jean-François Geneste, conseiller scientifique du groupe EADS (juillet 2009).
N° 26 : Les Libéraux et l'enseignement 1815-1830 : un rendez-vous manqué
Par Yves Morel, docteur en Histoire, titulaire d'un DEA de Sciences de l'Éducation. L'auteur travaille à la
délégation académique à la Formation du Rectorat de Lyon et est chargé de recherche à l'IRIE (juillet 2009).
N° 27 : Éducation et instruction dans le monde romain
Par Yann Le Bohec, professeur à l’université de Paris IV-Sorbonne (août 2009).
N° 28 : L’éducation dans la Grèce antique
Par Emma Demeester, professeur d'histoire en lycée public, journaliste (août 2009).
N° 29 : Montaigne éducateur
Par Henri Nivesse, professeur certifié d’anglais, journaliste indépendant (août 2009).
N° 30 : Dissertation philosophique et éducation du citoyen
Par Thibaud Collin, professeur de philosophie à l’IPC et en classes préparatoires (septembre 2009).
N° 31 : Les public schools et les independant schools, un modèle dans le système scolaire britannique
Par Evelyne Navarre-Chapy, professeur d’anglais en lycée (septembre 2009).
N° 32 : L’orientation : de la sanction au rite d’initiation
Par Francis Marfoglia, professeur de lycée, agrégé de philosophie, chargé de recherche à l’IRIÉ (novembre
2009).
© 2010 IRIE
Tous droits réservés
Les Cahiers de L’Éducation
N° 33 : Les instituteurs avant Jules Ferry
Par Philippe Conrad, historien, chargé de recherche à l’IRIÉ (novembre 2009).
N° 34 : Projet de réforme de la formation des maîtres
Par Yves Morel, docteur en Histoire, titulaire d'un DEA de Sciences de l'Éducation. L'auteur travaille à la
délégation académique à la Formation du Rectorat de Lyon et est chargé de recherche à l’IRIÉ (décembre
2009).
N° 35 : Violence à l’école : la prévention testée aux États-Unis
Par Jacques-Jude Lépine, professeur de littérature, d’éthique et d’histoire du cinéma et directeur du Media
Center de Profil School, école secondaire du New Hampshire (High-School) (janvier 2010).
N° 36 : le chèque éducation : une idée française mise en œuvre à l’étranger
Par Jacques Bichot, économiste, professeur des Universités, membre du Conseil économique et social (avril
2010).
N° 37 : l’école contre le savoir
Par Isabelle Stal, docteur en philosophie et professeur à l’IUFM de Nice (mai 2010).
N° 38 : Le chèque-éducation en France : première étude de faisabilité
Par Jacques Bichot, économiste, professeur des Universités, membre du Conseil économique et social (juin
2010).
N° 39 : François Guizot et l’enseignement
Par Jean-Joël Brégeon, historien et professeur d’histoire en lycée et collège. Auteur spécialiste de la
Révolution française et du Premier empire (septembre 2010).
Les Cahiers de l’éducation sont des études, faites
par des spécialistes, sur des sujets clés de l’éducation.
Les opinions qui y sont exprimées sont celles des
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de
vue de l’Institut.
Ces études sont également disponibles sur le site
www.recherche-education.org ou sur demande au prix de
3 €. Pour commander : par téléphone au 01 45 81 22 67,
par courrier à l’IRIÉ au 120, bd Raspail, 75006 Paris, ou
par courriel à [email protected].
© 2010 IRIE
Tous droits réservés