Fabrice Lardreau - Nord absolu

Transcription

Fabrice Lardreau - Nord absolu
Nord absolu, Fabrice Lardreau – Belfond
Critique parue dans LE MAGAZINE DES LIVRES, n°20, novembre/décembre 2009
Le refroidissement de la planète
Par Marc Villemain
Certains livres nous saisissent par leurs sujets, leurs personnages, la
profondeur de leur champ, l’étrangeté de leur inspiration, de leur
construction ou de leur style, que sais-je encore. De Nord absolu,
sixième roman de Fabrice Lardreau, l’on sort en emportant autre
chose, quelque chose d’incertain, cru et impressionniste, qui tient
sans doute à cette manière singulière qu’il a de mener le récit en le
maintenant sur les marges du réalisme, juste avant qu’il ne verse dans
l’onirisme. Un climat, donc, et pas seulement celui de cette
« République du Nord » dont on ne se défait jamais tout à fait des
émanations lacustres, crayeuses, toujours un peu réfrigérantes. Là
d’ailleurs est peut-être le propre du talent de Fabrice Lardreau, cette
minutie mêlée de concision qui lui permet d’installer quelque chose d'englobant et d’exciter la
sensation avant même de requérir un travail de lecture.
Travail pourtant nécessaire, car les choses sont (toujours) plus complexes qu’il y paraît,
l’auteur prenant un (malin) plaisir à laisser voguer les incertitudes, à déjouer et entremêler les
identités, au gré d’une construction romanesque qui ne manque pas d’ambition. Pour ce qui
est des faits, l’on sait finalement assez peu de choses, à moins que nous n’ayons d’autre choix
que de les laisser nous perdre. On sait qu’il fait froid, d’abord, sensation étrangement
enveloppante qui ne nous quittera pour ainsi dire jamais. Que la tentation démagogique fait
son œuvre et qu’un de nos personnages (peut-être un peu trop explicitement dénommé Paul
Janüs), n’y est pas complètement insensible. Qu’un autre, héros de la nation depuis qu’un
attentat l’a assis dans un fauteuil roulant, semble recouvrer un peu le sens de l’existence en
partant à la recherche de son voisin disparu. Qu’il est quelque part, au nord, un peuple proche
et lointain que le pouvoir central est bien décidé à traquer. Et qu’enfin une peur sourde,
ouatée, ceinture et alanguit les esprits. Ici Lardreau est excellent, qui sait nous faire sentir une
peur sans objet précis identifié ni dicible, ce genre de peur qui ne trouve aucune libération
dans son énonciation parce qu’elle émane aussi des individus eux-mêmes, de leurs attitudes,
de leurs mouvements comme de leurs silences.
Les pérégrinations des uns et des autres fournissent donc le prétexte à une traversée du pays et
de ce « monde inconnu » peuplé de « nordas » que le pouvoir central accule à la misère.
Laquelle, comme l’écrivait Hugo, et pour peu qu’elle soit « chargée d’une idée, est le plus
redoutable des engins révolutionnaires. » Explosive, donc, comme elle le sera ici, et
littéralement, au terme d’une projection politique qui apparaîtra parfois comme le talon
d’Achille du roman. L’esquisse d’une dictature à obsession ethnico-écologique n’est pas une
mauvaise idée en soi, cela va sans dire. « Dans l’Age d’Or », est-il écrit, « on devait vivre en
harmonie avec le monde et les saisons : l’heure solaire avait été restaurée, les colorants
bannis et l’usage des plantes imposé » : voilà qui jette une lumière à tout le moins sceptique
sur quelques uns des tropismes de notre temps. Mais cette projection un peu imprécise dans
un futur indéterminé s’aligne sur trop de traits caractérisant notre présent, ce qui incommode
parfois notre voyage dans le futur. C’est d’ailleurs dans ces moments que le style de Fabrice
Lardreau perd un peu de sa suggestivité pour se teinter d’accents trop actuels dont on peut
regretter, même si l’on en comprend bien la fonction documentaire, qu’ils affadissent ou
normalisent un récit à bien des égards original. Prévention qui disparaît totalement dans les
dernières dizaines de pages du roman, dont on sort en se disant que l’auteur aura réussi à nous
manipuler jusqu’au bout, habitant ses personnages, parvenant à les relier à une histoire pleine
de replis, de chausse-trappes et de complots, résolvant enfin et sans bavure cet étrange périple
dans le froid programmé de l’avenir.
*