Le combat contre l`impunité avance, Algeria Watch

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Le combat contre l`impunité avance, Algeria Watch
Le combat contre l’impunité avance, Algeria Watch
Dimanche, 10 Janvier 2010 23:23
Algérie : dix-huit ans après le déclenchement de la « sale guerre », le
combat contre l’impunité avance
Le 11 janvier 2010 marque le dix-huitième anniversaire du putsch des généraux
d’Alger contre leur peuple. Ce jour-là, en 1992, le pays a basculé dans le non-droit
et le terrorisme d’État. Pendant plus de trois ans, l’État a fonctionné sans
Constitution, sans Parlement, sans président, tandis qu’une mise au pas
progressive de tous les secteurs de l’administration et de la société a permis, dans
une atmosphère de plus en plus marquée par la terreur, de démanteler les acquis
sociaux.
Pour briser dans l’œuf la volonté de changement exprimée par la majorité des
électeurs qui s’étaient exprimés en faveur du Front islamique du salut (FIS) au
premier tour des élections législatives, les généraux « janviéristes » à l’origine de
ce coup d’État ont ensuite poussé la terreur à son paroxysme, dans une « sale
guerre » qui se révèle une sinistre répétition des exactions de l’armée française
lors de la guerre de libération (1954-1962), en particulier dans les méthodes
utilisées et le nombre de tués (plus de 200 000 personnes).
À cette différence (essentielle) près que, cette fois, les assassins et les
tortionnaires étaient des militaires algériens, commandés par les généraux de la
police politique (le Département de renseignement et de sécurité, DRS,
ex-Sécurité militaire) et de l’Armée nationale populaire (ANP), héritiers indignes
des combattants de la guerre de libération. Leur seul objectif : préserver
l’accaparement à leur profit et celui de leurs clientèles des milliards de dollars de
la rente pétrolière. Ce régime d’essence totalitaire imposé par ces « décideurs »
est toujours en vigueur aujourd’hui, incarné notamment par le général Mohamed
« Tewfik » Médiène, chef inamovible du DRS depuis septembre 1990 (âgé de 70
ans à ce jour).
Le divorce est complet entre la société et le pouvoir
À partir de janvier 1992, les « janviéristes » ont déclenché la guerre totale : des
camps de concentration aux centres de détention au secret, des dizaines de
milliers de personnes ont été enlevées, torturées, exécutées ou ont disparu ; des
assassinats ciblés aux massacres collectifs, des dizaines de milliers ont été
victimes de groupes armés d’obédiences multiples, commandités par différents
centres coordonnés par le DRS.
La particularité de l’Algérie, si proche à la fois de l’Europe et des autres pays du
Maghreb et du Machrek, c’est que la terreur y a sévi à huis clos. Tout au long des
années 1990, les chefs du DRS ont réussi à éloigner de nombreux témoins
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algériens et étrangers à coup d’assassinats et attentats à la bombe. Ceux qui
osaient mettre en doute la version officielle d’un terrorisme sauvage qui n’agirait
que pour « enfoncer le pays dans le Moyen-Âge » risquaient leur vie et étaient
traités au mieux d’imbéciles, au pire de complices voire de terroristes.
Rappelons-nous le courage des mères de disparus qui, dès 1997, ont interpellé les
autorités algériennes avec les mots suivants : « Vous nous les avez enlevés
vivants, rendez-les nous vivants. » Quelle réponse ont-elles obtenu ? « Il n’y a pas
de “disparus”. Il n’y a que des terroristes. Même leurs familles sont des
terroristes (1). » À ce jour, il est interdit d’incriminer des agents de l’État pour
leurs crimes : non seulement aucune plainte n’est recevable, mais est passible
d’une peine de prison de trois à cinq ans toute personne qui « utilise ou
instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux
institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser
l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir
l’image de l’Algérie sur le plan international (2) ».
Si ces « années de sang » ont décimé l’opposition dans toutes ses facettes à la fois
politiques, associatives, culturelles, ni les multiples élections, ni les distributions
d’argent, ni une « réconciliation » dictée d’en haut n’ont pu lever le lourd
contentieux entre la société et le pouvoir. Celui-ci s’est totalement discrédité et ce
ne sont pas les scènes de liesse lors de la victoire de l’équipe de football en
novembre 2009 qui traduiraient une reconquête d’une quelconque confiance des
Algériens. Le divorce est consommé, car trop de morts s’interposent, trop de
souffrances persistent en raison du refus de faire la lumière sur ces crimes, de
reconnaître les responsabilités et de sanctionner les coupables. En attendant, les
victimes sont contraintes de côtoyer leurs bourreaux et les commanditaires
continuent de se pavaner dans les cercles du pouvoir.
Les responsables des graves violations des droits humains, qualifiées par certains
experts de l’ONU de « crimes contre l’humanité », sont de plus en plus souvent
cités nommément. Les chaînes de commandement sont dans de nombreux cas
établies. Désigner aujourd’hui le DRS comme le principal responsable de crimes
s’est banalisé. En revanche, cette avancée ne se traduit pas encore par une
volonté politique de l’opposition d’exiger la vérité et la justice en Algérie même
comme préalable à toute sortie de crise. Or l’exemple de l’Argentine montre que
c’est grâce à la revendication obstinée de vérité et de justice par les familles de
victimes qu’il a été possible dans ce pays, bien des années après la fin de la
dictature militaire ayant sévi de 1976 à 1983, d’obtenir l’abrogation des lois
d’amnistie qui protégeaient les chefs et les agents criminels de cette dictature et
de faire juger nombre d’entre eux.
Luttes sociales et mobilisations pour la vérité et la justice
Mais l’année 2009 a montré que de nombreux combats sont menés malgré le
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souvenir de la terreur et la répression encore aujourd’hui régulièrement
déclenchée pour venir à bout des revendications sociales et politiques. Des luttes
pour plus de justice sociale sont de plus en plus souvent lancées par des syndicats
autonomes ou autres organisations et ont montré, tels les syndicats de l’éducation
qui ont suivi une grève de trois semaines en novembre 2009, que la victoire est
accessible. S’ajoute à cela que, sur ce front social, la bataille de l’information a
connu une avancée décisive : alors qu’il y a quelques années leurs grèves étaient
à peine connues au-delà des concernés, aujourd’hui la presse algérienne et en
partie internationale s’en fait l’écho. Un Comité international de soutien au
syndicalisme autonome algérien s’est créé « dans le but d’informer l’opinion sur
la réalité des luttes syndicales algériennes, de les soutenir et de lever les
équivoques entretenues par un système qui n’a plus que la violence et la
coercition comme leviers sur la société (3) ».
La chape de plomb qui entoure les crimes commis à la suite du coup d’État de
1992 a connu elle aussi de nouvelles fissures. Le combat mené pour la vérité sur
les disparitions forcées fait des progrès malgré les manœuvres de l’État pour
clore ce dossier définitivement : en l’absence de toute enquête judiciaire visant à
établir les circonstances exactes de ces enlèvements suivis de disparitions et de
poursuites des responsables, des milliers de cas ont été recensés par des ONG de
défense des droits humains, publiés (4) et transmis au Groupe de travail sur les
disparitions forcées de l’ONU (5) ; et des dizaines ont fait l’objet de plaintes
auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Mais en cette année 2009, il
faut surtout se réjouir de la première mobilisation d’enfants de disparus avec la
constitution en mai 2009 de l’association Mich’al des enfants de disparus de Jijel,
qui « assument la responsabilité qui leur incombe pour soutenir leurs aînés et
continuer un combat de longue haleine (6) ». Aujourd’hui, les langues se délient,
les victimes et leurs familles ne se terrent plus de peur des représailles : elles
parlent de leurs souffrances et désignent nommément les hommes qui les leur ont
infligées, leurs grades et les services où ils sont affectés.
La recherche de la vérité passe aussi par la dénonciation des agissements de
structures relais de l’État et notamment, dans le domaine des droits de l’homme,
de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits
de l’homme (CNCPPDH). La « commission Ksentini », comme elle est
communément appelée, existe surtout par la voix de son président Me Farouk
Ksentini, qui, au lieu de rappeler au gouvernement algérien ses engagements et
obligations en matière de respect des droits de l’homme, fustige régulièrement les
organes de l’ONU et les organisations de défense des droits de l’homme. Il refuse
par exemple la visite dans le pays de rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la torture
ou les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires ; et il a prétendu que
la moitié des disparus sont en réalité des personnes « qui ont rejoint le maquis et
qui sont mortes par la suite ou des personnes qui se trouvent cachées à l’étranger
(7) ».
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Force est de constater que son rôle n’est pas de représenter les victimes de
violations face à l’État, mais au contraire, de protéger celui-ci de leurs
accusations contre ses agents. En conséquence, la rétrogradation du statut
international de la « commission Ksentini » en juin 2009 par le Comité
international de coordination des institutions nationales - CCI (8), qui a repris
dans sa décision les arguments développés par l’organisation Alkarama (9), est
une satisfaction pour les défenseurs des droits humains. Après quelques
modifications de pure façade, la Commission a soumis une nouvelle demande de «
statut A » qui lui permettrait d’être autrement plus présente aux divers niveaux
de l’ONU que présentement. Il reste à espérer que les experts reconnaîtront que
cette institution ne remplit pas son rôle d’« interface » entre la société et le
pouvoir, et qu’elle reste une institution satellitaire de celui-ci.
Avancées dans l’affaire des moines de Tibhirine
Il est un autre dossier où des avancées ont été réalisées ces derniers mois :
l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, que la
justice française avait quasiment enterrée pendant de longues années. En juin
2009, elle a connu un rebondissement avec le témoignage d’un ancien officier du
contre-espionnage français en poste à l’époque des faits à Alger, selon lequel une
« bavure » de l’armée algérienne serait à l’origine de la mort des religieux. Le
juge français en charge de l’enquête depuis 2008 semble disposé à traiter ce
dossier avec tout le sérieux nécessaire. Cette affaire, telle que présentée par les
officiels algériens et français et relayés jusqu’à présent par la plupart des médias,
comporte tant d’invraisemblances et de contradictions que de plus en plus
souvent une responsabilité du DRS dans le déroulement de ce drame est évoqué
dans les médias, ce qui n’était pas le cas il y a encore peu de temps.
Pouvoir mettre en cause pénalement des responsables du DRS pour l’enlèvement
et l’assassinat des moines de Tibhirine contribuerait aussi à lever un tabou qui
persiste à ce jour dans d’autres cas d’exécutions extrajudiciaires, mais surtout
dans le dossier des massacres collectifs commis durant la « décennie de sang » et
en particulier entre 1996 et 1998. Des groupes non identifiés (se revendiquant
des Groupes islamiques armés), composés de plusieurs dizaines d’individus, ont
pu alors commettre ces tueries notamment à Bentalha et Raïs, faisant à chaque
fois plusieurs centaines de victimes, avant de s’enfuir alors que ces lieux étaient
encerclés par l’armée. À ce jour, aucune enquête sérieuse n’a été diligentée et
aucun procès digne de ce nom n’a jugé les responsables et leurs commanditaires.
Si aujourd’hui la peur des victimes de témoigner est progressivement surmontée,
les responsables des graves crimes commis en Algérie savent qu’à défaut de
poursuites dans leur pays, ils ne sont plus à l’abri de la justice internationale. La
plainte pour acte de torture déposée au mois d’octobre contre Bouguerra Soltani,
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en visite en Suisse, est là pour le leur rappeler.
Algeria-Watch
11 janvier 2010
Notes
1— Le Monde, 24 septembre 1997.
2— Ordonnance n° 06-01 du 28 Moharram 1427 correspondant au 27 février
2006, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation
nationale, article 46.
3— CISA, « Entre répression et manipulations : le courageux combat des
syndicats
autonomes
algériens
»,
15
novembre
2009,
<www.algeria-watch.org/fr/article/pol/syndicat/cisa_combat_syndicalistes.htm>.
4— L’association Algeria-Watch et le docteur Salah-Eddine Sidhoum avaient établi
en 2002 une liste de près de 4 000 disparus, complétée en 2007 par plus de 1 500
fiches individuelles de disparus. Ce travail se fondait sur les informations
recueillies notamment par les avocats des familles de disparus et les
organisations des familles de disparus. Algeria-Watch continue depuis à
compléter cette banque de données grâce à l’engagement d’associations comme
Mich’al, dont un des objectifs est de répertorier les cas de disparitions forcées
dans la région de Jijel (voir Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, « Les
disparitions forcées en Algérie : un crime qui perdure », janvier 2007, actualisé
janvier
2009,
<www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/cas_disparitions/disparitions_introductio
n.htm>).
5— Alkarama et Algeria-Watch, « Algérie : plus de cent autres cas de disparition
forcée de la région de Jijel devant l’ONU », 31 décembre 2009,
<www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/100_cas_presentes_onu.htm>.
6— Association Mich’al des enfants de disparus de Jijel, Communiqué de presse
n°
1,
24
juin
2009,
<www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/amedj_constitution.htm>.
7— Le Quotidien d’Oran, 8 décembre 2005. Alors qu’il avait soutenu quelques
mois plus tôt que « les éléments des forces de sécurité algériennes sont
responsables, à titre individuel, de 6 146 cas de disparitions de civils » (Le
Monde, 3-4 avril 2005).
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8— Alkarama for Human Rights, « Algérie : l’institution nationale des droits de
l’homme devant le Comité international de coordination des INDH », 20 juin 2009,
<http://fr.alkarama.org/index.php?option=com_content&view=article&id=478>.
9— Alkarama for Human Rights, « Algérie-ONU : l’institution nationale des droits
de
l’homme
(CNCPPDH)
sur
la
sellette
»,
15
mai
2009,
<http://fr.alkarama.org/index.php?option=com_content&view=article&id=461>.
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