TROPISMES Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est

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TROPISMES Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est
TROPISMES
Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est une autobiographie publiée en 1983
par Nathalie Sarraute . L'auteur raconte, sous forme d'un dialogue avec elle-même, ses
souvenirs d'enfance. . Tropismes écrit plus tôt en 1939, nous permet de définir le réel projet
d'écriture de l'auteur . Sarraute dans ce dernier explique son travail qui analyse les réactions
physiques spontanées imperceptibles, très ténues à une stimulation , je cite l'auteur : «
mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils
sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que
nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir ». Et dans Enfance , C'est en usant de
la parole et du dialogue quasi psychanalytique qu' elle tente d'exprimer cet univers
inexprimable, indéfinissable. C'est en soulignant ce que tous nous ressentons que Nathalie
Sarraute rejoint son lecteur, car l'effet du vrai provient de la correspondance entre le vécu de
l'auteur et celui de son lecteur.
La motivation de l'entreprise est donc peut-être de nature psychologique, mais elle donne
lieu à un récit qui se veut aussi hautement moral parce qu'il cherche à dire vrai, et que le
tropisme détient les nombreuses clefs du projet d'écriture. C'est ainsi que nous pouvons
nous demander comment les tropismes dans l' oeuvre étudiée témoignent(-ils) d'un véritable
travail de définition du projet autobiographique de l'auteur et mettent l'écriture au profit de
l'être psychologique? problématique : Comment les tropismes dans Enfance de Nathalie
Sarraute , témoignent d' un véritable travail de définition du projet autobiographique de
l'auteur et mettent l'écriture au profit l'être psychologique ? I Le tropisme : projet d'écriture 1°
Quête identitiaire Nathalie Sarraute retrace les années de son enfance, se limitant à la
période entre l'âge de deux et douze ans dans un ordre chronologique rigoureux. Elle choisit
donc de ne pas aborder son adolescence et sa vie adulte. En se concentrant ainsi sur les
années formatrices de sa vie, elle créé un univers dans lequel la perspective de l'enfant est
au coeur du texte. Nathalie ou Natacha est une enfant ballottée entre deux pays, la France
ou la Russie, et de ce fait partagée entre deux langues De plus, ses liens affectifs oscillent
entre la mère et le père et subiront plus tard l'influence de multiples figures parentales. De
ces yeux d'enfant, c'est une étrange et instable situation. Et pour Sarraute qui, enfant,
préférait "un monde solide, partout visible... juste à [sa] mesure" (Sarraute page 215), il
semble difficile de concilier ces appartenances disparates. Cette conciliation, ne sera
possible qu'à travers le récit de l'enfance, une fois que le passé est soumis au regard du
présent grâce au procédé autobiographique. Mais l'autobiographie est par définition un texte
autoréférentiel,et sous entendant une correspondance entre le produit écrit (le texte) et celui
ou celle qui le produit (l'auteur). Ce qui nous amène à une équivalence entre l'identité et le
langage sous forme de tropismes.L'identité de Sarraute n'est donc pas encore fixée, elle est
en proie à une foule de médiations externes, car en tant qu'enfant, l'autobiographe en
devenir ne bénéficie pas encore du recul, de l'objectivité. Comme le dit Lejeune: "Même si
ce n'est qu'un mime, ce contrôle, de la voix critique fait échapper le récit à l'assertion, il lui
donne l'allure d'une recherche en mouvement" Et cette "recherche en mouvement" peut être
conçue comme étant l'équivalent d'une quête identitaire, poursuite typique du processus
autobiographique en faisant intervenir le tropisme . Si Nathalie Sarraute effectue une
analyse rétroactive de son enfance en se servant d'une seconde voix critique, il est possible
de dire qu'elle cherche à recréer ses souvenirs, à redéfinir l'enfant qu'elle a été de façon plus
juste. Comme si elle
cherchait à défier le tremblé de sa mémoire, comme si en se justifiant elle-même elle
parvenait à une identité plus vraie en faisant ressurgir je cite page 9 « des petits bouts de
quelque chose d'encore vivant ». Elle retrouve peut-être ainsi l'équilibre absent lors de son
ballottement entre ces deux pays, le français et le russe, et ces figures parentales qui étaient
sans doute trop nombreuses. Alors nous pouvons nous demander si nous avons affaire à un
texte qui, parce qu'il est littéraire, ne fait que créer un univers vraisemblable qui nous donne
ainsi l'effet de réel. Georges May affirme à ce propos que "toute autobiographie qui est
oeuvre littéraire est de ce fait suspecte d'infidélité à la vérité de tous les jours". De plus, en
se basant sur la théorie de Gérard Genette, il est possible d'admettre qu'un récit devient
vraisemblable une fois que les actions relatées je cite "répondent [...] à un corps de maximes
reçues(proposition génénrale qui sert de principe) comme vraies par le public auquel il
s'adresse", et de plus, que "ces maximes, du fait même qu'elles sont admises, restent le
plus souvent implicites". Le rapport entre le récit vraisemblable et l'univers de ces maximes
reçues reste donc "muet" car implicite. C'est ce que nous allons voir dans une deuxième
sous partie , ce qui pose le problème du vrai à travers le surgissement de ces tropismes. 2°
La quête du vrai : L’usage de cette seconde parole qu’est l’autre voix de la narratrice , donne
du relief à ce qui risquerait de n’être qu’un récit plat, et permet à Nathalie Sarraute
de retrouver ce qui a toujours été son domaine de romancière, à savoir celui de la
sous-conversation.
De ses deux voix, l’auteur apporte également une solution globale au problème qui se pose
à toute autobiographie, nous venons de le voir comme elle le dit : « écrire au présent une
histoire passée, c’est à dire non pas reproduire des comportements, mais les analyser dans
le mouvement de l’écriture, en chercher la signification et la vérité ». Ou comme elle le dit
dans L’ère du soupçon : Ne vaut-il pas mieux essayer [...] de perfectionner pour l’adapter à
de nouvelles recherches un instrument qui [...] leur permettra de décrire de façon plus
convaincante, avec plus de vérité et de vie des situations et des sentiments neufs, plutôt que
de s’accommoder des procédés faits pour saisir ce qui n’est plus aujourd’hui que
l’apparence […). Ces mouvements intérieurs, Sarraute les qualifie aussi de « mouvements
souterrains » qui ne sont autres que les tropismes. Prenons le page 175 :« Je ne sais pas si
mon père m'a serrée dans ses bras, je ne le pense pas, ça ne m'aurait pas fait sentir
davantage la force de ce qui nous unit, et son soutien total sans condition, rien n'est exigé
de moi en échange, aucun mot ne doit aller lui porter ce que je ressens...et même si je ne
sentais pas envers lui ce que les autres appellent l'amour, cela ne changerait rien, ma vie lui
serait aussi essentielle. » Ici, c'est le détail qui anime ce passage. L'exactitude avec laquelle
Nathalie Sarraute décrit le moment où elle décide de rester à chez son père donne au
passage l'impression d'une action différée. "Elle essaie systématiquement d'épuiser la
signification d'un geste ou d'une réplique […] ce que l'on attend donc d'un tropisme ici même
. Elle concentre son énergie dans une sorte de mime qui analyse au ralenti toutes les
phases d'un mécanisme complexe" selon Phillipe Lejeune. Ce mime, cette imitation des
sous-conversations et des tropismes, sont en quelque sorte l'articulation de l'inarticulable.
Et c'est en donnant une forme, par le biais de l'écrit, aux mouvements instinctifs, que
Sarraute les ancre dans l'exprimable. Ce processus donne au lecteur l'impression que
l'auteur écrit de façon spontanée, mais Lejeune indique que "le texte d'Enfance ne fait que
mimer [cette] spontanéité". Mais qu'il s'agisse de spontanéité ou de souci d'exactitude, il en
reste que le texte de Nathalie Sarraute se veut aussi vrai que possible. De nouveau Nathalie
Sarraute reste bien près de l'effet du vrai car elle sait que son identité même lorsque
faussée est insaisissable. La tendance du récit d'Enfance tend peut-être vers la justification,
mais elle ne va pas jusqu'à l'affirmation d'un "moi" irréductible. À l'aide de l'intervention de la
voix critique, le récit de Sarraute laisse libre champ au doute, au questionnement, à
l'hésitation. Elle se tourne plutôt vers l'univers des sentiments des perceptions de l'enfant
Sarraute. Et une fois que l'autorité de la voix narrative est dédoublée, le récit n'agit plus en
tant que la représentation d'une seule subjectivité, mais plutôt comme l'expression même
d'une identité en plein devenir. D'où l'impression d'immédiateté, l'effet du vrai perceptible
dans Enfance. C'est la quête de ce qui pourrait précéder le langage, son être profond, qui
motive le récit de Sarraute.
La deuxième voix assume donc plusieurs fonctions. Elle aide au surgissement du souvenir,
joue un rôle maïeutique forçant la narratrice à aller plus loin je cite page 9 et 10 : « -Bon . Je
me tais ...D'ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter ...- Oui ,
et cette fois , on le croirait pas , mais c'est de toi que me vient l'impulsion , depuis un
moment déjà tu me pousses -Moi ? -Oui , toi par tes objurgations , tes mises en garde ...Tu
le fais surgir ...Tu m'y plonges... » ou encore page 75 je cite : « C'est vrai..je dérangeais leur
jeu.- Allons fais un effort . - J venais m'immiscer..là ou il n'y avait pour moi aucune place –
c'est bien continue... ». Cependant ce double tente également de dépasser les
interprétations trop euphoriques, à éviter des "raccords" et des "replâtrages". Le double
introduit aussi le soupçon sur l’exactitude du souvenir, sur la sincérité de la formulation je
cite page 86 : « il n'est pas possible que tu l'aies percu ainsi sur le moment.. Evidemment .
Cela ne pouvait pas m'apparaitre tel que je le vois à présent , quand je m'oblige à cet effort
...Dont je n'étais pas capable ..quand j'essaie de m'enfoncer , d'atteindre , d'accrocher , de
dégager ce qui est resté là enfoui . »Le tropisme pose donc problème.Dans cette citation la
narratrice est tiraillée entre la force de ses souvenirs et le souci d'exactitude que lui rappelle
son double , tiraillée entre un tropisme et la quête du vrai . Ainsi , on peut alors dire que le
double met en garde contre l’emphase je cite page 166 « -Fais attention, tu vas te laisser
aller à l’emphase »le lyrisme, le "tout cuit" de la narration je cite page 216 « En es-tu sûre?
». Il contrôle et éclaire les mécanismes de la mémoire ;En bref, il se fait le garant de
l’authenticité et de la véracité. Voici quelques exemples :« -Ne te fâche pas, mais ne crois-tu
pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer
un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fini un joli petit raccord, tout à fait
en accord…-Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller…" (Enfance, p.20) "-Tu sentais
cela vraiment à ce moment?-Je crois que oui , je le percevais « ici la formule interrogative
agit comme un processus de maieutique vu auparavant pour explorer l'exactitude des
souvenirs de Natacha. Sous sa plume, le personnage de roman disparaît progressivement
derrière un jeu de questions-réponses. L’essentiel est de parvenir à saisir une réalité, et
cette réalité, elle la cherche dans les mouvements psychiques à l’état naissant : la
sousconversation, ou ce qu’elle appelle les tropismes. Les tropismes sont donc à la
naissance de la sousconversation et le lecteur plonge dans l’incohérence d’une conscience
qui s’exprime à la première personne, laisse libre cours aux associations d’idées, et rend
compte par-là de la complexité de la vie psychique. Il s’agit de la « vie à l’état pur » comme
elle le dit page 67). Sarraute parvient à créer non plus l'effet de réel, mais une sorte d'effet
du vrai, ce que Lejeune appelle "la ressemblance au vrai" dans le Pacte autobiographique.
Et en analysant les moments marquants de son enfance, Sarraute crée un texte qui, d'après
Philippe Lejeune, "fonctionne comme le réel, [qui] en a la complexité, l'ambiguïté, la
résistance" (267). Nathalie Sarraute distingue le monologue intérieur de la
sous-conversation ; « derrière le monologue intérieur, se cache une abondance infinie « de
sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs et d’impulsions [...] qui se bousculent aux
portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se
défont aussitôt [...] ». C’est ce quelque chose, fugitif comme un éclair, qui s’impose dans nos
instincts, dans notre intuition, voire dans notre perception et mémoire. C’est ce quelque
chose d’involontaire qui vient de l’abîme et qui nous échappe facilement. Pour conclure sur
cette approche, nous pouvons dire que le surgissement des souvenirs , les tropismes sont
soumis à des soucis d'exactitude , mais qu'ils reflettent également cette volonté , cette force
de vouloir atteindre le plus précisemment possible l'identité même de l'enfant et du
personnage à l'époque ou elle vit justement ces souvenirs. Ce qui montre également ce
tiraillement entre un souvenir passé et une écriture du présent , ce que nous allons voir dans
la troisième sous partie . 3°Une écriture de l'instant Un survol de l’ensemble de l’oeuvre de
Nathalie Sarraute permet d’affirmer que celle-ci « révèle plutôt de la parole que de l’écriture.
», selon Julia Kristeva. Dans l’univers romanesque sarrautien, il n’y a pas véritablement
d’intrigue. Les mots se succèdent en fonction de l’appréhension immédiate du mouvement
intérieur, où les marques de début, de milieu ou de fin sont absentes. Dans l’enchaînement
du récit, le passé n’existe pas. C’est le présent qui se déploie. Les faits se réfèrent toujours
au « moi-ici-maintenant » de celui qui parle, les coordonnées du réel sont transmises
immédiatement comme s’il existait « une sorte de degré zéro » qui crée « un état de parfaite
coïncidence temporelle entre récit et histoire. » d'après Gérard Genette. Le présent se fond
dans la masse envahissante du discours, « Nathalie Sarraute ne peut plus raconter ce qui
s’est passé, mais seulement ce qui est en train de survenir. ».
Le temps cosmologique laisse la place au temps psychologique, intérieur. Ces instants
présents plongent le lecteur dans un monde où le temps semble « coupé de sa temporalité
», où « l’instant nie la continuité ». Ces instants sont saisis de l’intérieur pour expliquer ce
qui arrive à l’individu par sa psychologie propre. Il s’agit d’un monde de réalité psychique qui
très souvent s’enfouit dans l’inconscient du personnage, et pour traduire cette réalité
mouvante, fluide et en perpétuelle métamorphose, l’instant présent constitue la forme idéale.
Nathalie Sarraute définit ainsi son projet : "J’ai eu envie, simplement, de faire revivre
quelques instants qui étaient généralement animés de ces mouvements que je cherche
toujours à saisir, parce que c’est eux seuls qui donnent un certain rythme, un certain
mouvement à mon écriture et qui me donnent l’impression …qu’elle vit, qu’elle respire." Ainsi
on peut lire dans les dernières lignes du livre : "Je ne pourrais plus m’efforcer de faire surgir
quelques moments, quelques mouvements qui me semblent encore intacts, assez forts pour
se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres,
molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance…", page 277.Il s’agit donc
pour l’auteur de formuler ce qui était resté informulé, "hors des mots". Elle veut fixer, palpiter
et "parcourir avec les mots des petits bouts de quelque chose d’encore vivant, avant qu’ils
disparaissent"; et cela pour fixer, peut-être, son identité encore en mouvement. En
recherchant les "tropismes" et les sensations. Et Un fait, aussi minime soit-il, peut prendre
une grande place dans la mémoire en fonction de ce que l’enfant a ressenti. Quelques fois
des pans entiers de la mémoire sont obscurcis par un détail qui prend une importance
démesurée.
Par exemple, l’enfant a tout oublié de son séjour chez ses grands-parents du fait du ton sur
lequel leur père leur a parlé lors de leur arrivée je cite page 56: "Mais on dirait que ce
momentlà, tellement violent, a pris d’emblée le dessus sur tous les autres, lui seul est resté."
La discontinuité et le morcellement propres à Enfance, constituent un facteur de
vraisemblance. La notion du temps qu’ont les enfants n’est pas celle des adultes, et ce
procédé reflète l’état d’une conscience encore inachevée. Le travail de remémoration glisse
ainsi des faits extérieurs vers les mouvements intérieurs, vers les "tropismes" que Sarraute
exploite dans son œuvre. Ainsi, la narratrice adhère aux pensées et aux sensations de
l’enfant, dont elle mime le mouvement dans une sorte de monologue intérieur au présent,
toujours enchâssé dans le dialogue avec le double ou naissent les tropismes . II La
recherche de la sensation Toute psychologie et toute capacité de juger sont rejetées au nom
du respect de la tonalité enfantine, au profit d'éléments plus primaires, plus essentiels. C'est
la sensation , et non la reflexion, qui est première chez l'enfant. 1° Du psychologique vers le
physiologique : Les réactions de l'enfant sont traitées d'une facon très particulière, aussi
concrète que, par exemple, les symptômes d'une maladie. C'est très net dans l'exemple
suivant , où le père tient des propos que sa fille désapprouve : page 197 je cite : « ses yeux
sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame étincelante
qui tranche...parfois dans le vif...parfois il me semble que c'est en moi aussi qu'elle atteint...
c'est pourtant dans quelqu'un d'autre, que je connais à peine ou pas du tout qu'elle
s'enfonce...mais je sens en moi son glissement froid.. j'ai un peu mal... » . Ici les sensations
sont mises en avant par l'utilisation d'adjectifs de couleur (« sombres », « blanches », «
étincelante ») , mais également par l'emploi de la métaphore de la « lame » pour désingner
l'esprit. Les marques de l'humain, « yeux », « dents », sont tirées vers le métal, grâce à la
répétition des sons (i) et (an),qui permet d'assimiler tous les éléments brillants à la lueur de
l'acier .Les verbes « pétillent » , « luisent », se chargent alors d'une nuance métallique.
L'impression ressentie est identifiée, mais est emportée dans le sillage de la métaphore de
la « lame » pour finalement se ramener à une blessure à l'arme blanche avec les termes «
s'enfonce » , « en moi glissement froid », « mal ». Ce mécanisme est illustré , d'une facon
presque similaire, plus loin, il s'agit cette fois d'une scène avec la mère, qui a parlé de «
cette..Véra » aux pages 255 256: « cela me heurte, me cogne très fort, ce qu'il y a dans ce
mot... je ne vois pas bien ce que c'est mais ca soulève en moi, ca fait courir en moi des
vaguelettes de terreur de terreur(...) elle deferle sur moi avec une telle puissance, elle me
roule , elle me rejette là bas » . Ici elle exprime l'indifférence de sa mère . La métaphore du
poignard est ici remplacée par celle de la mer (m e r) . On assiste à l'envahissement du moi
par l'impression, traduite par le terme « vaguelettes » , puis par les verbes exprimant la
puissance du flot (« déferle » , « roule », « rejette »). Les vaguelettes sont devenues de
véritables rouleaux. Dans les deux cas, le « moi » est envahi , et les prépositions de lieu , «
en » , « dans » , « sur » , marquent l'aspect concret du phénomène. A travers ces exemples
nous pouvons affirmer l'étroite corrélation entre le corps et l'esprit , liés tous deux par le
surgissement du tropisme , et donc la répercution du psychologique sur le physique ;
l'écriture devient un matériau à la fois de l'âme et de la sensation corporelle. 2°Le refus de
juger On pourrait croire que le refus de juger provient du bonheur lui même. Mais des
scènes se déroulent avec la mère , et l'enfant manifeste un refus de saisir la situation, et de
juger sa mère je cite page72 « et ma mère toujours pour moi , aussi bien que mon père , au
dessus , au delà de tout soupcon ». L'enfant percoit sa mère de façon plus physique que
morale, s'en remet aux données de la perception immédiate et refuse de juger. L'enfant se
contente ainsi souvent d'un contact, même si celui ci s'accompagne d'une absence de
sentiments je cite page 20 « avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue
jupe...je n'arrive plus à entendre la voix qu'elle avait en ce temps là, mais ce qui me revient,
c'est cette impression que plus qu'à moi c'est à quelqu'un d'autre qu'elle raconte ». Cette
impression d'éloignement revient fréquemment, mais est toujours tempérée par une
description comme aux pages 257 258 « je regarde dans la lumière du soleil couchant son
joli profil doré et rose et elle regarde devant elle de son regard dirigé au loin ». L'auteur
aurait pu choisir d'employer « mais » plutôt que « et »: la phrase aurait eu un sens très
différent. Mais, au lieu de l'impression de déchirement de l'enfant qui en serait résultée ,
c'est une impression de fusion entre « mère » et « soleil » qui émerge. Les adjectifs « doré »
et « rose » ramènent même sur la mère les couleurs du soleil et de la peau. La mère est
alors comme grandie par par cette métaphore solaire, son éloignement n'est plus celui de
l'indifférence, mais celui d'une forme de sacralité. Ainsi l'enfant qu'est Nathalie se révèle
incapable d'en vouloir à sa mère même si elle souffre de son absence. 3°L'incapacité
d'analyse: Analyser suppose une forme de recul : il faut prendre le passé comme objet, et le
décomposer minutieusement. On s'attend alors à ce que les circonstances de chaque action
soient soigneusement reconstituées : temps , lieux , personnages , actions ...Or, il n'en est
rien chez Sarraute. A l'inverse, le récit est construit sur une caractérisitque spécifique à
l'enfant, et fidèlement respectée : l'incapacité d'analyser , c'est à dire de percevoir les
choses avec distance. L'enfant a une perception immédiate, fusionnelle , de la réalité, je cite
page 17 : « c'était ressenti , comme toujours , hors des mots, globalement... ». De même les
anecdotes sont toujours racontées du point de vue de l'enfant, en focalisation interne : les
autres personnages sont essentiellement percus de l'extérieur. C'est pourquoi bien souvent ,
les souvenirs évoqués sont une suite d'actions courtes, construites sur des verbes de
mouvement , je cite page 51 « il s'approche du traîneau où emmitouflée jusqu'aux yeux ,
protégée par le tablier de cuir, je l'attends..il dégrafe d'un seul côté le tablier , dépose les
paquets sous mes pieds, se glisse auprès de moi derrière l'énorme dos du cocher revêtu de
son épaisse houppelande ».
Cet extrait est significatif de l'écriture de Sarraute: pas un seul élément ne désigne
l'intériorité, pas une parole, pour ainsi dire rien , ne signale l'humain , sinon des éléments
concrets comme « les paquets » et un sentiment de protection, là encore dénoté par des
objets comme « tablier de cuir » « dos du cocher » « épaisse houppelande ». Tous ces
objets évoquent l'abstrait, la protection paternelle, et sa tendresse silencieuse, et le texte
restitue remarquablement les impressions de l'enfant : une sensation diffuse de chaleur
physique, qu'elle ne sait à quoi attribuer, et dont le père fait partie. Il n'y a pas d'analyse ,
pas de capacité personnelle à discerner d'où , de qui , vient cette sensation de confort. III L '
enfance d' Enfance 1° La force physique des percussions maternelles et parentales:
Natacha entretient une relation particulière avec sa mère, qui ne s'occupe pas spécialement
d'elle et qui donne l'impression de ne lui prêter aucun intérêt. Elle vit cela comme une
exculsion et le sentiment d'une solitude absolue qui sera accentuée dans le tropisme
suivant, lorsqu'elle entame la comparaison de la poupée avec sa mère alors qu'elle trouve la
poupée plus jolie et que ce secret devient trop lourd à supporter, je cite page 95: « Si je le
garde comprimé en moi ça deveindra de plus en plus gros, plus lourd, ça appuiera de plus
en plus fort, je dois absolument m'ouvrir à elle, je vais le lui monter... comme je lui montre
une écorchure, une écharde, une bosse... regarde maman, ce que j'ai là, ce que je me suis
fait... je trouve qu'elle est plus belle que toi ». Puis Nathalie imagine la réaction de sa mère
qui ne va pas s'avérer être la réalité: « Et elle va se pencher, souffler dessus, tapoter, ce
n'est rien voyons, comme elle extrait délicatement une épine, comme elle sort de son sac et
presse contre la bosse […] une pièce de monnaie... Mais oui grosse bête, bien sur qu'elle
est plus belle que moi... et ça ne me fera plus mal, ça disparaître, nous repartirons
tranquillement la main dans la main...Mais maman lache ma main, ou elle la tient moins fort,
elle me regarde de son air mécontent et me dit: un enfant qui aime sa mère trouve que
personne n'est plus beau qu'elle. » après un long silence marqué par de multiples points de
suspensions, omniprésent dans toute l'oeuvre afin de scander les moments d'hésitation, de
silence, la petite fille s'est enfin résolue à dire ce qu'elle pensait mais le rêve n'est pas
exaucé. La catastrophe se produit par les paroles sans appel de sa mère. Le double a beau
tenter de rationaliser pour atténuer le choc, la sentence maternelle a fait basculé l'enfant
dans une insurmontable ambivalence, je cite page 97 « Mais comment est ce possible?
Mais est ce certain? Mais peut être, après tout, que je ne le trouve pas... est il bien sur
qu'elle est plus belle? L'est elle vraiment? Il faut encore l'examiner... ». ce tropisme fait
vasciller l'identité de Natacha et en particulier, la relation a sa mère. Des « idées » comme
elle les nomme, lui apparaissent au sujet de sa mère et la meurtrisse au plus profond d'elle
même. Tel est le cas aux pages 99 à 101: « les idées arrivent n'importe quand, piquent,
tiens, en voici une... et le dard minuscule s'enfonce, j'ai mal... Maman a la peau d'un singe.
Ces idées, elles se permettent n'importe quoi. Je regarde le décolleté de maman, ses bras
nus dorés, bronzés et tout à coup en moi un diablotin, un petit esprit malicieux m'envoit cette
idée: maman a
la peau d'un singe. je veux essuyer ça, l'effacer... ce n'est pas vrai, je ne le crois pas... ce
n'est pas moi qui ait pensé ça » Ou alors au sujet de la viande donnée aux domestiques «
Maman ne traite pas bien Gacha, pourtant si pale... et non plus l'autre bonne... maman est
avare, maman n'est pas reconnaissante, maman est mesquine » après avoir surpris une
discussion qui disait que sa mère ne donnait que de petits morceaux aux domestiques. Ces
« idées » elle les vit mal, je cite page 100: « le mal était en moi. Le mal m'avait choisie parce
qu'il trouvait en moi l'aliment dont il avait besoin. Il n'aurait pas pu vivre dans un esprit sain
et pur d'enfant comme celui que les autres enfants possèdent. » ces idées sont des
turbulences intimes qui se sont emparées d'elle et la blessent. Reprenons l'épisode de la
poupée, je cite page 91 « je sens soudain une gêne, une légère douleur... on dirait que
quelque part en moi je me suis cognée contre quelque chose, quelque chose est venu me
heurter. » ici la repise en chiasme du pronom indefini neutre traduit l'impuissance à nommer
et cet épisode laisse des traces comme a
la page 94 « je n'ai d'ailleurs gardé aucun souvenir de cette opération que j'ai du accomplir...
seul le malaise, la légère douleur qui l'a accompagnée et sa phase ultime. » le tropisme
devient envahissant, devastateur dans la relation avec sa mère. D'ailleurs toute tentative de
refoulement de ses idées la renforce, je cite page 98 « elle est toujours là, blottie dans un
coin, prête à tout moment à s'avancer, à tout écarter devant elle, à occuper toute la place...
» comme une obsession.Mais au delà des relations compliquées avec sa mère, elle se
retrouver tiraillée entre ses parents, car après les épisodes précédemment cités elle part
habiter chez son père et sa mère se décide à la récuperer un ans et demi après son
installation. Ses parents ne sont pas en bon termes. Elle se retrouve alors face a un choix et
elle a peur de blesser son père qui s'est occupé d'elle alors qu'elle se sentait délaissé par sa
mère, subitement réapparue alors que son « narcissisme faisait quand même à la fois partie
de son charme et agaçait tout le monde, même à Kolia », comme dit à la page 94. Son
désarroi transparait à la page 173: « « et puis ce que mon père fait peser sur moi, cette
responsabilité de la décision que moi seule je dois prendre... ». Par le fait que le père laisse
une telle décision à une jeune fille qui déjà a tant souffert, la question se pose de savoir si
c’est à cause de ceci que la narratrice, apparemment, ressent tant de culpabilité, je cite
toujours page 174 « ce sera douloureux de trancher moi même, ce lien qui m'attache encore
à ma mère, il n'est plus très bien fixé, mais a certain moments je le sens, il se met a me
tirailler... une douleur pareille à celles, latentes, que réveille le froid, l'humidité ». son père
finit par trouver les mots réconfortants et elle reste chez lui tout en ajoutant à la page 176: «
si je en t'envoie pas moi même là bas, il n'y a aucune chance qu'on vienne te reprendre. »
Les enfants très souvent ont un sentiment de culpabilité quand leur parents se divorcent ou
quand la relation est « froide » entre des parents.. Pour finir, à un moment, l'on ne sait pas si
elle est chez son père ou chez sa mère, tout ce que l'on sait c'est qu'elle est à un mariage.
Nous nous retrouvons placé dans la conscience de Natacha en train de réciter un poème.
Le récit focalisé sur l'enfant, est élucidé par la narratrice adulte qui met en mots ce sentiment
qu'a la petite fille d'une comédie obligée. Elle doit avoir trois ou quatre ans, on la soulève par
le bras et on la place debout sur une chaise: « je fais de mon propre gré une petite
révérence de fillette sage et bien élevée et cours me cacher... auprés de qui?... qu'est ce
que je faisais là?... qui m'avait amenée?... ». Tout à l'air de s'être éffacé sauf ce tropisme, je
cite page 62: « tout en récitant, j'entends une petite voix que je rend plus aiguë qu'elle ne
l'est pour qu'elle soit la voix d'une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes
intonations... je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de
l'innocence, de la naïveté d'un petit enfant... ».
seule est ici en cause, l'idée que les adultes et ses parents se font du devoir être d'un enfant
en général, défini par l'innocence, la naïveté et l'enfant doit se conformer à cette norme,
aussi la naïveté bascule t'elle dans la niaiserie selon Sarraute et l'image que ses parents et
les adultes en général se font des enfants, lui paraît aux antipodes de la manière dont elle,
en tant qu'enfant, vit ce genre de situation imposée. 2° La peur , l'angoisse : tropisme de
l'enfance Monique Gosselin nous apprend que l'on ne comprend pas l'enfant qui dit sa
terreur alors qu'il connait la genèse de sa peur, je cite page 89: « J'ai beau ma
recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures, la peur,
une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi;
s'infiltre... c'est de là qu'elle vient... je n'ai pas besoin de regarder, je sens qu'elle est là,
partout... elle donne à cette lumière sa teinte verdatre... c'est elle, cette allée d'arbre pointus,
rigides et sombres, aux troncs livides... elle est cette procession de fantomes revétus de
longues robes blanches qui s'avancent en file lugubre vers des dalles grises... elle vacille
dans les flammes des grands cierges blafards qu'ils portent.. elle s'épand tout autour, emplit
ma chambre... je voudrais m'échapper, mais je n'ai pas le courage de traverser l'espace
imprégné d'elle, qui sépare mon lit de la porte. Je parviens enfin à sortir ma tête un instant
pour appeler... on vient... -qu'y a t-il encore?- On a oublié de recouvrir le tableau. » Ce
tableau, qui est L'ile des morts de Bocklin, inspire inévitablement l'angoisse, que refigure la
narration focalisée sur l'enfant. Selon Monique Gosselin, cette vision fantastique,
cauchemardesque, d'une allée d'arbres métamorphosée en procession de revenants
connote non seulement la mort mais la peur de la castration. En effet la figuration suffit, avec
l'évocation de la lumière « verdatre » , des robes blanches, du livide et du blafard. Tout
l'éclairage est macabre, tandis que les qualifications des arbres « pointus », « rigides »,
renvoient à des symboles phalliques menaçants. L'enfant sollicite le juste exorcisme d'une «
grande personne » à « l'air désinvolte, insouciant » comme dit page 90, qui dédramatise ou
plutot neutralise l'objet. Il s'avère que l'angoisse est au fond de l'être. Aucun adulte ne peut;
à lui seul, l'exorciser tout à fait, ne pouvant induire qu'une rémission. Cette angoisse va
réapparaitre plus tard dans le livre, avec le délire produit par la fièvre, mais aussi quand
Nathalie a 11 ans, qu'elle fait un cauchemard dans lequel on menace de l'étrangler. Les
mains semblent acquérir une redoutable autonomie, je cite page 245 « je vois les mains
étrangleuses, elles s'approchent de mon cou par derrière... je n'y tiens plus, je saute hors de
mon lit, je cours pieds nu le long couloir je frappe à la porte de la chambre à coucher, mon
père m'ouvre, Véra dort... - papa je t'en supplie, laisse moi rester prés de toi, j'ai peur, je
n'en peux plus, j'ai tout essayé, je vois les mains... - qu'est ce que tu as? Quelles mains? mais les mains gantées de peau humaine... je sanglote... permets-moi, je ne ferais aucun
bruit, je me coucherai sur la descente de lit... ». elle appelle son père au secours qui ne lui
ne lui répond que « tu es folle », et Natacha d'accuser le film fantomas que son père l'avait
authorisée à regarder. Un tropisme se développe alors, non plus celui de la peur mais celui
de la révolte qui la dresse contre le rejet de son père et la libère, je cite page 246: « je dois
me lever à 6 heures... et tu n'as rien, tu n'est pas malade, tu te laisses aller comme un bébé,
une vraie mauviette... à onze ans de pas pouvoir se dominer autant, c'est honteux. C'est la
dernière fois que tu as été au cinéma...- Je reviens dans ma chambre, je me recouche, la
rage de m'être exposée à un rejet humiliant, à un mépris insultant m'emplit, me gonfle, je
vais éclater, écraser tout ce qui osera m'approcher.... des mains... n'importes quelles mains
même si elles ont des gants de peau humaines... mais qu'elles sortent... ». Ainsi la
résistance de l'adulte, rend possible la rebellion et une insurrection du « moi ». en effet son
père n'a pas triché, n'a pas requis de soumission, a fait appel à une maitrise de soi. Nathalie
finit par affronter les épreuves, je cite page 136 « les idées, elles ne font que me traverser,
elles m'obeissent, c'est moi qui décide de les retenir […] auncune ne peut me faire honte,
aucune ne peut m'atteindre, moi. Oh que je me sens bien... Jamais plus ça ne m'arrivera.
Jamais... ». Ce sentiment de peur, très présent chez bon nombre d'enfants comme chez
Sarraute, rélève donc de tropismes négatifs, qui, cependant vont lui permettre d'apprendre a
se maitriser, à grandir et à moins être dans le ressenti mais dans la maitrise de « soi ». Ici,
elle a conquis une forme d'autonomie. Elle est en possession d'elle même. 3°le tropisme
alimentaire Si les personnages mangent beaucoup dans certaines oeuvres littéraires,
comme chez Flaubert ou Proust, voire trop, comme chez Jules Verne, dans l'univers
sarrautien, on ne mange pas. Pourtant, un livre fait exception: Enfance où se remarque
d'autant plus l'importance de la nourriture qu'elle figure dès le deuxième souvenir. Voyons
les passages d'Enfance où la nourriture joue un rôle. Regardons le passage de la cérémonie
autour de la table en Russie page 32, les gâteries de la vieille niania à Ivanovo je cite page
33 "de succulentes tartines de beurre enduites d'une épaisse couche de sucre mouillé" ou
encore le rite du samovar page 198. Elle parle aussi de "la confiture de carottes" de sa
grand-mère adoptive page 227 et goûter que Natacha partage avec sa belle-mère
souffrante, et qui consiste en "macaronis dorés et luisants de beurre frais, à chaque
bouchée descend de la fourchette une longue coulée de fromage fondu qu'on tranche avec
ses dents" et se trouve page 148; Parmi tous ces exemples on peut souligner le caractère «
alimentaire » qui nourrit chaque souvenir commun à tous les enfants. Même l'épisode du vol
d'un de ces petits sachets de dragées empilés à l'étalage d'une confiserie" page155 évoque
la pulsion de l ' enfant qui ne résiste pas à la tentation , cependant dans le texte , ce
souvenir révèle aussi le travail de la narratrice qui de son recul exprime une sorte de
culpabilité intrinsèque. A présent , analysons de plus près la scène qui se déroule dans un
hôtel, où Natacha passe des vacances avec son père, un lieu public où on l'exhorte à
manger plus vite, à avaler ses bouchées, alors que la petite fille s'oblige à je le cite page 15
"mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe" . On a beau
lui faire remarquer qu'elle donne le mauvais exemple aux autres, l'exemple "d'un
enfant fou, d'un enfant maniaque"page 14, rien n'y fait. Au contraire de la folie (un leitmotiv
du livre d'ailleurs), c'est le bon sens de l'enfant, sa logique implaquable qui ressortent de cet
épisode, car Natacha est tenue par le devoir. Elle a donné sa parole à sa mère avant qu'elle
ne reparte en Russie toujours page 15 "Tu as entendu ce qu'a dit le docteur Kervilly? Tu
dois mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe." Il s'agit
donc, devant l'agacement des adultes, le ridicule même comme elle le dit page 17 : de
"résiste[r]... [de tenir] bon sur ce bout de terrain où j'ai hissé ses couleurs, où j'ai planté son
drapeau" . Et cette loyauté, ce combat sacré qui sont pris pour une obstination maladive par
les autres, exposent le gouffre entre l'enfant et les adultes. A la fin du chapitre, l'enfant se
demande encore: "Est-ce vraiment ce qui peut s'appeler 'aussi liquide qu'une soupe'?
n'est-ce pas encore trop épais?" page 18. Cet épisode repose donc sur une question
existentielle: à quel moment passe-t-on d'une forme à l'autre, du solide au liquide, du formel
au fluide, mais surtout à quel moment passe-ton de l'enfance à l'âge adulte, du sensible au
sensé, du factuel au littéraire?Car tel est l'enjeu de cet épisode, traduire du concret (le chaos
du vécu) qui devient l'odre esthétique en littérature , de sorte que ce travail sur ce souvenir
revient à une mise en abyme du travail sarrautien sur son matériau, elle qui n'est venue à
l'écriture qu'après une longue période de "rumination":Dans le tourniquet entre romans et
autobiographie, cet épisode est le modèle en réduction de l'écriture qui dissout les
apparences des mots trop solides, des phrases trop rigidement construites qui fait du texte
ce flux sans fin et presque sans limite et qui invite à l'écriture du tropisme. Ces derniers mots
incitent, effectivement, à traquer l'inconscient dans ce souvenir. Ainsi il est certainement
significatif que soient mobilisées ici les deux figures parentales: le père et la mère, ce père
admiré, cette mère égoïste jusqu'à la cruauté - témoins, ses paroles assassines jetées
négligeamment et qui suscitent certains tropismes. On peut aller plus loin avec la critique
Leah Hewitt qui estime que Natacha essaie de préserver, malgré la distance physique, le
moment où elle et sa mère étaient unies par l'allaitement . Et Bruno Mercier dit à cet effet :
"Sans vouloir faire à tout prix de cet épisode la source unique de toutes les métaphores
liquides si chères à Nathalie Sarraute, on croit comprendre pourquoi elle l'a placée en tête
du livre, à son origine". Le refoulé qu'il s'agit de faire délicatement émerger et ressentir au
lecteur ici, est d'autant plus central qu'il est lié à la nutrition, à un instinct vital et une victoire
provisionnelle, semblable à celle de l'enfant refusant d'avaler des nourritures solides. La
scène de liquéfaction de la nourriture associe trois éléments: une origine (manger), un
ressenti (l'angoisse mêlée de jubilation) et des paroles (celles du vécu auxquelles s'ajoutent
celles du "rendu"). Chez Sarraute, le tropisme repose donc sur un dispositif en trois temps:
une cause (un vécu physique et des paroles d'autrui), un ressenti et un discours auctorial.
Ce qui frappe dans ce dispositif du tropisme en trois temps (sensation et paroles, ressenti et
discours), c'est que l'on ne sait ce qui est en aval (en l'occurrence pour ce souvenir, le
déclencheur du souvenir gustatif. Le moment est venu (à 83 ans) de l'extraire de sa
gangue(ce qui envellope, dissimule quelque chose) physique, son amont. Revenons à un
épisode un peu plus tardif relaté dans Enfance. Il s'agit d'un dialogue entre Natacha et sa
mère page 29 30:« - Tiens, maman, s'il te plaît, avale ça... [...] C'est de la poussière que j'ai
ramassée pour toi, elle n'est pas sale du tout, n'aie pas peur, avale-la... Tu l'as déjà fait.Mais qu'est-ce que tu racontes? Mais tu es folle...- Non tu m'as dit que c'est comme ça que
j'avais poussé dans ton ventre... parce que tu avais avalé de la poussière... avale encore
celle-ci je t'en prie, fais-le pour moi, je voudrais tant avoir une soeur ou un frère;Maman a
l'air agacée. - Je ne sais pas ce que je t'ai dit.- Tu m'as dit ça. [...] Maman abaisse ma main
tendue. - Mais ce n'est pas cette poussière-là.- Alors, dis-le moi,... quelle poussière?- Oh, je
ne sais pas.- Si. Dis-le.- C'est de la poussière comme il y en a sur les fleurs... »Voici un des
rares passages humoristiques du texte qu'on rangerait, chez tout autre auteur, dans la
catégorie des mots d'enfants. Dans un sens, Enfance dans son entier est un traité
d'éducation, une série de conseils sur les erreurs à ne pas commettre, un regard sur la
conscience enfantine confrontée au mensonge, au puritanisme et à la malhonnêteté: un
ensemble d'admonitions sur comment lire un enfant. Emblématique aussi, cette scène l'est
de la quête des origines, universelle et inassouvie. L'inversion de la situation par rapport à la
"liquéfaction totale" montre que c'est Natacha qui veut nourrir un adulte – et souligne une
sorte de maturation de la petite fille désireuse de prendre sa vie en main au moyen de la
création, une métaphorisation de son rôle futur d'écrivain .Ingérer a une dimension
psychologique, voire mythique ici, mais ce n'est pas une situation physiologiquement vitale:
le germe du tropisme ne concerne pas le corps de l'enfant, la mère n'a prononcé aucune
parole gangrénée, le ressenti s'apparente alors ici au ludique, l'auteur en discourt avec
amusement et détachement. Jean Pierrot a relevé, sur la base de ce type de notations et
d'autres dans les romans de Sarraute, notamment Portrait d'un inconnu et Martereau, je le
cite"une réduction fréquente des rapports humains à des phénomènes d'absorption et de
dévoration »... Natacha toutefois n'est pas traumatisée durablement par cette oralité
problématique. De fait, elle n'est pas difficile, question nourriture, "elle mange n'importe
quoi", dit sa belle-mère Page 160. Faire feu de tout bois ("manger n'importe quoi") Ce
commentaire n'est pas neutre pour autant puisque, paradoxalement, au lieu d'être
considérée comme une chose rassurante, surtout par cette mère soucieuse de sa propre
fille qui est si difficile, Vera pense que, je la cite "la bonne santé [de Natacha] est la marque
d'une nature assez grossière, un peu frustre" 160. Douloureuses, mais détachées de tout
phénomène physiologique, les paroles remontent facilement à la conscience de la
narratrice. De fait, ici il s'agit de paroles prononcées par sa bellemère, et non de celles de la
mère ou du père, lesquelles ont l'apanage de faire souffrir, de laisser des tropismes
profonds. Il apparaît donc que les tropismes, de par leur cause, n'ont pas tous la même
valeur: certains sont davantage pris dans leur gangue physique et la mémoire (comme avec
la nourriture à liquéfier), davantage liés aux fonctions vitales et aux figures parentales, plus
difficiles à faire ré-émerger. Toutefois, en s'attachant à l'origine des tropismes alimentaires
d'Enfance, on s'aperçoit que ce n'est pas seulement la nourriture qui est quasiment absente
des textes, mais le corps lui-même. Le discours sarrautien détache les tropismes de leur
origine phénoménologique, divorçant le ressenti de sa génèse physique pour "ruminer" sur
la parole entendue. Les personnages sont désincarnés, réduits à de pures voix dénuées
d'enveloppes charnelles. En gommant le corps, Sarraute dépouille ses personnages de tout
appétit sensuel - ne reste pour leur plaisir, et encore bien raréfié, qu'un zeste de jubilation. 4)
les tropismes positifs: Les tropismes peuvent aussi prendre une forme positive. C'est ce que
nous allons voir dans cette sous partie. En effet voici un tropisme, qui, a premiere vu
n'apparait peut être pas comme tel mais qui en réalité renferme une forte symbolique
positive. En fait il surgit d'un coup comme une sorte de parenthèse qui fait l'éloge de l'école,
à l'un des moment les plus pathètique du texte, c'est a dire quand elle doit choisir de vivre
chez son père ou chez sa mère, je cite page 173-174: « quelque chose s'eleve encore,
toujours aussi réel, une masse immense... l'impossibilité de me dégager de ce qui me tient si
fort, je 'y suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme...
cela me donne chaque jour la sensation de grimper , jusqu'à un point culminant de moi
même, où l'air est pur, vivifiant... un sommet d'où si je parviens à l'atteindre, a m'y maintenir,
je verrais s'étendre devant moi le monde entier […] il n'y aura rien que je ne parviendrai pas
a connaitre-l'école primaire dominait ton existence... elle lui donnait un sens, son vrai sens,
son importance... quand tu t'es sentie malade, tu as prié le ciel... oui, c'est comique, je
l'implorais de me laisser vivre jusqu'à ce que je sache tout». Il a beau surgir à un moment
délicat, il apporte paradoxalement une force, une impression de puissance, presque
d'invincibilité à l'enfant malgré l'importance de la décision qu'elle a a prendre. Ainsi se
cristallise ici la jouissance, ressentie par l'enfant à l'école primaire, de pouvoir donner sa
mesure, avec une soif de savoir qui aimante la tonalité de son existence. Ce tropisme positif
engendré par l'école primaire sera monnayé en une série d'éxperiences de même nature,
celle de la dictée, de la premiere rédaction, des devoirs a la maison qui lui permettent de
demeurrer dans sa chambre sans y être dérangée. Les lectures quand à elles, ne
susciteront pas moins de tropisme, je cite par exemple page 80: « il est curieux que tout se
soit effacé de ce livre que je lisais et relisais, sauf ces images restées toujours aussi
intenses, intactes. » Ainsi forcé d'admettre que se forme autour de l'école et de
l'apprentissage en général, des tropismes positifs qui apportent un certain équilibre à l'enfant
qui prend confiance en lui, même face aux adultes ou aux décisions importantes de son
existence. Mais le tropisme agit de manière positive comme une victoire de soi même ,et
une victoire sur la contrainte et l'ordre de l'adulte . Prenons le passage page 12 et 13
lorsque Natacha transgresse une interdiction , elle désobéit malgré les mises en garde de la
gouvernante « exercant une douce et ferme et insistante et inexorable pression ». Téméraire
, le tropisme surgit par de petites phrases et une métaphore page 12 : « ja vais le déchirer »
je vous en avertis, je vais franchir le pas , sauter hors de ce monde décent, tiède et doux , je
vais m'en arracher ».elle dépasse les lois du monde de l'enfant soumis à l'autorité je cite
page 13 : »j'enfonce la pointe des ciseaux , de toutes mes forces , la soir cède, se déchire ,
je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort ». Ici on assiste à une victoire
inaugurale d'un « ego » du « moi » , triomphant qui se libère à la faveur de la transgression.
D'où l'usage des ciseaux, qui symbolisent la rupture et cette forme de jouissance , de
dépassement de soi Conclusion : Pour conclure sur cette étude , le texte peut une fois de
plus se lire de deux facons. Le tropisme peut être vu comme un rendu de la perception
enfantine : l'enfant n'est pas un être rationnel , mais un être de sensations immédiates.
Toutefois , une autre lecture amène à penser que le tropisme veut également rendre sa
place à l'enfant. Il ne s'agit plus de considérer l'enfant comme un être informe qui préfigure
l'adulte.
Au contraire, Enfance met à jour ce que l'adulte a pu conserver d'intact, un rapport au
monde naîf et immédiat encore préservé. Tout ce récit d'enfance peut donc être lu, presque
d'un bout à l'autre, comme la quête de tropismes à travers lesquels l'enfant se constitue en
sujet autonome face aux adultes, et parfois contre eux. Car ils essaient de l'asservir, de la
ligoter dans des mots, de l'entrainer dans un conformisme. Le récit entend dévoiler l'autre
coté de la vie, celui que voit l'enfant et que l'adulte méconnait. Réel tentative d'un projet
autobiographique authentique et original , l'étude des tropismes chez Sarraute nous montre
avec qualité comment le souvenir de l'enfant au profit de l'écriture, permet de s'interroger sur
l' être en tant qu'objet d'étude psychanalytique , et l 'être mature face à sa propre
construction de soi à travers le langage et son environnement parental. Les tropismes
d'enfance deviennent une réelle quête d'identité.