TROPISMES Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est
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TROPISMES Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est
TROPISMES Enfance de Nathalie Sarraute Introduction: Enfance est une autobiographie publiée en 1983 par Nathalie Sarraute . L'auteur raconte, sous forme d'un dialogue avec elle-même, ses souvenirs d'enfance. . Tropismes écrit plus tôt en 1939, nous permet de définir le réel projet d'écriture de l'auteur . Sarraute dans ce dernier explique son travail qui analyse les réactions physiques spontanées imperceptibles, très ténues à une stimulation , je cite l'auteur : « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir ». Et dans Enfance , C'est en usant de la parole et du dialogue quasi psychanalytique qu' elle tente d'exprimer cet univers inexprimable, indéfinissable. C'est en soulignant ce que tous nous ressentons que Nathalie Sarraute rejoint son lecteur, car l'effet du vrai provient de la correspondance entre le vécu de l'auteur et celui de son lecteur. La motivation de l'entreprise est donc peut-être de nature psychologique, mais elle donne lieu à un récit qui se veut aussi hautement moral parce qu'il cherche à dire vrai, et que le tropisme détient les nombreuses clefs du projet d'écriture. C'est ainsi que nous pouvons nous demander comment les tropismes dans l' oeuvre étudiée témoignent(-ils) d'un véritable travail de définition du projet autobiographique de l'auteur et mettent l'écriture au profit de l'être psychologique? problématique : Comment les tropismes dans Enfance de Nathalie Sarraute , témoignent d' un véritable travail de définition du projet autobiographique de l'auteur et mettent l'écriture au profit l'être psychologique ? I Le tropisme : projet d'écriture 1° Quête identitiaire Nathalie Sarraute retrace les années de son enfance, se limitant à la période entre l'âge de deux et douze ans dans un ordre chronologique rigoureux. Elle choisit donc de ne pas aborder son adolescence et sa vie adulte. En se concentrant ainsi sur les années formatrices de sa vie, elle créé un univers dans lequel la perspective de l'enfant est au coeur du texte. Nathalie ou Natacha est une enfant ballottée entre deux pays, la France ou la Russie, et de ce fait partagée entre deux langues De plus, ses liens affectifs oscillent entre la mère et le père et subiront plus tard l'influence de multiples figures parentales. De ces yeux d'enfant, c'est une étrange et instable situation. Et pour Sarraute qui, enfant, préférait "un monde solide, partout visible... juste à [sa] mesure" (Sarraute page 215), il semble difficile de concilier ces appartenances disparates. Cette conciliation, ne sera possible qu'à travers le récit de l'enfance, une fois que le passé est soumis au regard du présent grâce au procédé autobiographique. Mais l'autobiographie est par définition un texte autoréférentiel,et sous entendant une correspondance entre le produit écrit (le texte) et celui ou celle qui le produit (l'auteur). Ce qui nous amène à une équivalence entre l'identité et le langage sous forme de tropismes.L'identité de Sarraute n'est donc pas encore fixée, elle est en proie à une foule de médiations externes, car en tant qu'enfant, l'autobiographe en devenir ne bénéficie pas encore du recul, de l'objectivité. Comme le dit Lejeune: "Même si ce n'est qu'un mime, ce contrôle, de la voix critique fait échapper le récit à l'assertion, il lui donne l'allure d'une recherche en mouvement" Et cette "recherche en mouvement" peut être conçue comme étant l'équivalent d'une quête identitaire, poursuite typique du processus autobiographique en faisant intervenir le tropisme . Si Nathalie Sarraute effectue une analyse rétroactive de son enfance en se servant d'une seconde voix critique, il est possible de dire qu'elle cherche à recréer ses souvenirs, à redéfinir l'enfant qu'elle a été de façon plus juste. Comme si elle cherchait à défier le tremblé de sa mémoire, comme si en se justifiant elle-même elle parvenait à une identité plus vraie en faisant ressurgir je cite page 9 « des petits bouts de quelque chose d'encore vivant ». Elle retrouve peut-être ainsi l'équilibre absent lors de son ballottement entre ces deux pays, le français et le russe, et ces figures parentales qui étaient sans doute trop nombreuses. Alors nous pouvons nous demander si nous avons affaire à un texte qui, parce qu'il est littéraire, ne fait que créer un univers vraisemblable qui nous donne ainsi l'effet de réel. Georges May affirme à ce propos que "toute autobiographie qui est oeuvre littéraire est de ce fait suspecte d'infidélité à la vérité de tous les jours". De plus, en se basant sur la théorie de Gérard Genette, il est possible d'admettre qu'un récit devient vraisemblable une fois que les actions relatées je cite "répondent [...] à un corps de maximes reçues(proposition génénrale qui sert de principe) comme vraies par le public auquel il s'adresse", et de plus, que "ces maximes, du fait même qu'elles sont admises, restent le plus souvent implicites". Le rapport entre le récit vraisemblable et l'univers de ces maximes reçues reste donc "muet" car implicite. C'est ce que nous allons voir dans une deuxième sous partie , ce qui pose le problème du vrai à travers le surgissement de ces tropismes. 2° La quête du vrai : L’usage de cette seconde parole qu’est l’autre voix de la narratrice , donne du relief à ce qui risquerait de n’être qu’un récit plat, et permet à Nathalie Sarraute de retrouver ce qui a toujours été son domaine de romancière, à savoir celui de la sous-conversation. De ses deux voix, l’auteur apporte également une solution globale au problème qui se pose à toute autobiographie, nous venons de le voir comme elle le dit : « écrire au présent une histoire passée, c’est à dire non pas reproduire des comportements, mais les analyser dans le mouvement de l’écriture, en chercher la signification et la vérité ». Ou comme elle le dit dans L’ère du soupçon : Ne vaut-il pas mieux essayer [...] de perfectionner pour l’adapter à de nouvelles recherches un instrument qui [...] leur permettra de décrire de façon plus convaincante, avec plus de vérité et de vie des situations et des sentiments neufs, plutôt que de s’accommoder des procédés faits pour saisir ce qui n’est plus aujourd’hui que l’apparence […). Ces mouvements intérieurs, Sarraute les qualifie aussi de « mouvements souterrains » qui ne sont autres que les tropismes. Prenons le page 175 :« Je ne sais pas si mon père m'a serrée dans ses bras, je ne le pense pas, ça ne m'aurait pas fait sentir davantage la force de ce qui nous unit, et son soutien total sans condition, rien n'est exigé de moi en échange, aucun mot ne doit aller lui porter ce que je ressens...et même si je ne sentais pas envers lui ce que les autres appellent l'amour, cela ne changerait rien, ma vie lui serait aussi essentielle. » Ici, c'est le détail qui anime ce passage. L'exactitude avec laquelle Nathalie Sarraute décrit le moment où elle décide de rester à chez son père donne au passage l'impression d'une action différée. "Elle essaie systématiquement d'épuiser la signification d'un geste ou d'une réplique […] ce que l'on attend donc d'un tropisme ici même . Elle concentre son énergie dans une sorte de mime qui analyse au ralenti toutes les phases d'un mécanisme complexe" selon Phillipe Lejeune. Ce mime, cette imitation des sous-conversations et des tropismes, sont en quelque sorte l'articulation de l'inarticulable. Et c'est en donnant une forme, par le biais de l'écrit, aux mouvements instinctifs, que Sarraute les ancre dans l'exprimable. Ce processus donne au lecteur l'impression que l'auteur écrit de façon spontanée, mais Lejeune indique que "le texte d'Enfance ne fait que mimer [cette] spontanéité". Mais qu'il s'agisse de spontanéité ou de souci d'exactitude, il en reste que le texte de Nathalie Sarraute se veut aussi vrai que possible. De nouveau Nathalie Sarraute reste bien près de l'effet du vrai car elle sait que son identité même lorsque faussée est insaisissable. La tendance du récit d'Enfance tend peut-être vers la justification, mais elle ne va pas jusqu'à l'affirmation d'un "moi" irréductible. À l'aide de l'intervention de la voix critique, le récit de Sarraute laisse libre champ au doute, au questionnement, à l'hésitation. Elle se tourne plutôt vers l'univers des sentiments des perceptions de l'enfant Sarraute. Et une fois que l'autorité de la voix narrative est dédoublée, le récit n'agit plus en tant que la représentation d'une seule subjectivité, mais plutôt comme l'expression même d'une identité en plein devenir. D'où l'impression d'immédiateté, l'effet du vrai perceptible dans Enfance. C'est la quête de ce qui pourrait précéder le langage, son être profond, qui motive le récit de Sarraute. La deuxième voix assume donc plusieurs fonctions. Elle aide au surgissement du souvenir, joue un rôle maïeutique forçant la narratrice à aller plus loin je cite page 9 et 10 : « -Bon . Je me tais ...D'ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter ...- Oui , et cette fois , on le croirait pas , mais c'est de toi que me vient l'impulsion , depuis un moment déjà tu me pousses -Moi ? -Oui , toi par tes objurgations , tes mises en garde ...Tu le fais surgir ...Tu m'y plonges... » ou encore page 75 je cite : « C'est vrai..je dérangeais leur jeu.- Allons fais un effort . - J venais m'immiscer..là ou il n'y avait pour moi aucune place – c'est bien continue... ». Cependant ce double tente également de dépasser les interprétations trop euphoriques, à éviter des "raccords" et des "replâtrages". Le double introduit aussi le soupçon sur l’exactitude du souvenir, sur la sincérité de la formulation je cite page 86 : « il n'est pas possible que tu l'aies percu ainsi sur le moment.. Evidemment . Cela ne pouvait pas m'apparaitre tel que je le vois à présent , quand je m'oblige à cet effort ...Dont je n'étais pas capable ..quand j'essaie de m'enfoncer , d'atteindre , d'accrocher , de dégager ce qui est resté là enfoui . »Le tropisme pose donc problème.Dans cette citation la narratrice est tiraillée entre la force de ses souvenirs et le souci d'exactitude que lui rappelle son double , tiraillée entre un tropisme et la quête du vrai . Ainsi , on peut alors dire que le double met en garde contre l’emphase je cite page 166 « -Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase »le lyrisme, le "tout cuit" de la narration je cite page 216 « En es-tu sûre? ». Il contrôle et éclaire les mécanismes de la mémoire ;En bref, il se fait le garant de l’authenticité et de la véracité. Voici quelques exemples :« -Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fini un joli petit raccord, tout à fait en accord…-Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller…" (Enfance, p.20) "-Tu sentais cela vraiment à ce moment?-Je crois que oui , je le percevais « ici la formule interrogative agit comme un processus de maieutique vu auparavant pour explorer l'exactitude des souvenirs de Natacha. Sous sa plume, le personnage de roman disparaît progressivement derrière un jeu de questions-réponses. L’essentiel est de parvenir à saisir une réalité, et cette réalité, elle la cherche dans les mouvements psychiques à l’état naissant : la sousconversation, ou ce qu’elle appelle les tropismes. Les tropismes sont donc à la naissance de la sousconversation et le lecteur plonge dans l’incohérence d’une conscience qui s’exprime à la première personne, laisse libre cours aux associations d’idées, et rend compte par-là de la complexité de la vie psychique. Il s’agit de la « vie à l’état pur » comme elle le dit page 67). Sarraute parvient à créer non plus l'effet de réel, mais une sorte d'effet du vrai, ce que Lejeune appelle "la ressemblance au vrai" dans le Pacte autobiographique. Et en analysant les moments marquants de son enfance, Sarraute crée un texte qui, d'après Philippe Lejeune, "fonctionne comme le réel, [qui] en a la complexité, l'ambiguïté, la résistance" (267). Nathalie Sarraute distingue le monologue intérieur de la sous-conversation ; « derrière le monologue intérieur, se cache une abondance infinie « de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs et d’impulsions [...] qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt [...] ». C’est ce quelque chose, fugitif comme un éclair, qui s’impose dans nos instincts, dans notre intuition, voire dans notre perception et mémoire. C’est ce quelque chose d’involontaire qui vient de l’abîme et qui nous échappe facilement. Pour conclure sur cette approche, nous pouvons dire que le surgissement des souvenirs , les tropismes sont soumis à des soucis d'exactitude , mais qu'ils reflettent également cette volonté , cette force de vouloir atteindre le plus précisemment possible l'identité même de l'enfant et du personnage à l'époque ou elle vit justement ces souvenirs. Ce qui montre également ce tiraillement entre un souvenir passé et une écriture du présent , ce que nous allons voir dans la troisième sous partie . 3°Une écriture de l'instant Un survol de l’ensemble de l’oeuvre de Nathalie Sarraute permet d’affirmer que celle-ci « révèle plutôt de la parole que de l’écriture. », selon Julia Kristeva. Dans l’univers romanesque sarrautien, il n’y a pas véritablement d’intrigue. Les mots se succèdent en fonction de l’appréhension immédiate du mouvement intérieur, où les marques de début, de milieu ou de fin sont absentes. Dans l’enchaînement du récit, le passé n’existe pas. C’est le présent qui se déploie. Les faits se réfèrent toujours au « moi-ici-maintenant » de celui qui parle, les coordonnées du réel sont transmises immédiatement comme s’il existait « une sorte de degré zéro » qui crée « un état de parfaite coïncidence temporelle entre récit et histoire. » d'après Gérard Genette. Le présent se fond dans la masse envahissante du discours, « Nathalie Sarraute ne peut plus raconter ce qui s’est passé, mais seulement ce qui est en train de survenir. ». Le temps cosmologique laisse la place au temps psychologique, intérieur. Ces instants présents plongent le lecteur dans un monde où le temps semble « coupé de sa temporalité », où « l’instant nie la continuité ». Ces instants sont saisis de l’intérieur pour expliquer ce qui arrive à l’individu par sa psychologie propre. Il s’agit d’un monde de réalité psychique qui très souvent s’enfouit dans l’inconscient du personnage, et pour traduire cette réalité mouvante, fluide et en perpétuelle métamorphose, l’instant présent constitue la forme idéale. Nathalie Sarraute définit ainsi son projet : "J’ai eu envie, simplement, de faire revivre quelques instants qui étaient généralement animés de ces mouvements que je cherche toujours à saisir, parce que c’est eux seuls qui donnent un certain rythme, un certain mouvement à mon écriture et qui me donnent l’impression …qu’elle vit, qu’elle respire." Ainsi on peut lire dans les dernières lignes du livre : "Je ne pourrais plus m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance…", page 277.Il s’agit donc pour l’auteur de formuler ce qui était resté informulé, "hors des mots". Elle veut fixer, palpiter et "parcourir avec les mots des petits bouts de quelque chose d’encore vivant, avant qu’ils disparaissent"; et cela pour fixer, peut-être, son identité encore en mouvement. En recherchant les "tropismes" et les sensations. Et Un fait, aussi minime soit-il, peut prendre une grande place dans la mémoire en fonction de ce que l’enfant a ressenti. Quelques fois des pans entiers de la mémoire sont obscurcis par un détail qui prend une importance démesurée. Par exemple, l’enfant a tout oublié de son séjour chez ses grands-parents du fait du ton sur lequel leur père leur a parlé lors de leur arrivée je cite page 56: "Mais on dirait que ce momentlà, tellement violent, a pris d’emblée le dessus sur tous les autres, lui seul est resté." La discontinuité et le morcellement propres à Enfance, constituent un facteur de vraisemblance. La notion du temps qu’ont les enfants n’est pas celle des adultes, et ce procédé reflète l’état d’une conscience encore inachevée. Le travail de remémoration glisse ainsi des faits extérieurs vers les mouvements intérieurs, vers les "tropismes" que Sarraute exploite dans son œuvre. Ainsi, la narratrice adhère aux pensées et aux sensations de l’enfant, dont elle mime le mouvement dans une sorte de monologue intérieur au présent, toujours enchâssé dans le dialogue avec le double ou naissent les tropismes . II La recherche de la sensation Toute psychologie et toute capacité de juger sont rejetées au nom du respect de la tonalité enfantine, au profit d'éléments plus primaires, plus essentiels. C'est la sensation , et non la reflexion, qui est première chez l'enfant. 1° Du psychologique vers le physiologique : Les réactions de l'enfant sont traitées d'une facon très particulière, aussi concrète que, par exemple, les symptômes d'une maladie. C'est très net dans l'exemple suivant , où le père tient des propos que sa fille désapprouve : page 197 je cite : « ses yeux sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame étincelante qui tranche...parfois dans le vif...parfois il me semble que c'est en moi aussi qu'elle atteint... c'est pourtant dans quelqu'un d'autre, que je connais à peine ou pas du tout qu'elle s'enfonce...mais je sens en moi son glissement froid.. j'ai un peu mal... » . Ici les sensations sont mises en avant par l'utilisation d'adjectifs de couleur (« sombres », « blanches », « étincelante ») , mais également par l'emploi de la métaphore de la « lame » pour désingner l'esprit. Les marques de l'humain, « yeux », « dents », sont tirées vers le métal, grâce à la répétition des sons (i) et (an),qui permet d'assimiler tous les éléments brillants à la lueur de l'acier .Les verbes « pétillent » , « luisent », se chargent alors d'une nuance métallique. L'impression ressentie est identifiée, mais est emportée dans le sillage de la métaphore de la « lame » pour finalement se ramener à une blessure à l'arme blanche avec les termes « s'enfonce » , « en moi glissement froid », « mal ». Ce mécanisme est illustré , d'une facon presque similaire, plus loin, il s'agit cette fois d'une scène avec la mère, qui a parlé de « cette..Véra » aux pages 255 256: « cela me heurte, me cogne très fort, ce qu'il y a dans ce mot... je ne vois pas bien ce que c'est mais ca soulève en moi, ca fait courir en moi des vaguelettes de terreur de terreur(...) elle deferle sur moi avec une telle puissance, elle me roule , elle me rejette là bas » . Ici elle exprime l'indifférence de sa mère . La métaphore du poignard est ici remplacée par celle de la mer (m e r) . On assiste à l'envahissement du moi par l'impression, traduite par le terme « vaguelettes » , puis par les verbes exprimant la puissance du flot (« déferle » , « roule », « rejette »). Les vaguelettes sont devenues de véritables rouleaux. Dans les deux cas, le « moi » est envahi , et les prépositions de lieu , « en » , « dans » , « sur » , marquent l'aspect concret du phénomène. A travers ces exemples nous pouvons affirmer l'étroite corrélation entre le corps et l'esprit , liés tous deux par le surgissement du tropisme , et donc la répercution du psychologique sur le physique ; l'écriture devient un matériau à la fois de l'âme et de la sensation corporelle. 2°Le refus de juger On pourrait croire que le refus de juger provient du bonheur lui même. Mais des scènes se déroulent avec la mère , et l'enfant manifeste un refus de saisir la situation, et de juger sa mère je cite page72 « et ma mère toujours pour moi , aussi bien que mon père , au dessus , au delà de tout soupcon ». L'enfant percoit sa mère de façon plus physique que morale, s'en remet aux données de la perception immédiate et refuse de juger. L'enfant se contente ainsi souvent d'un contact, même si celui ci s'accompagne d'une absence de sentiments je cite page 20 « avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe...je n'arrive plus à entendre la voix qu'elle avait en ce temps là, mais ce qui me revient, c'est cette impression que plus qu'à moi c'est à quelqu'un d'autre qu'elle raconte ». Cette impression d'éloignement revient fréquemment, mais est toujours tempérée par une description comme aux pages 257 258 « je regarde dans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elle regarde devant elle de son regard dirigé au loin ». L'auteur aurait pu choisir d'employer « mais » plutôt que « et »: la phrase aurait eu un sens très différent. Mais, au lieu de l'impression de déchirement de l'enfant qui en serait résultée , c'est une impression de fusion entre « mère » et « soleil » qui émerge. Les adjectifs « doré » et « rose » ramènent même sur la mère les couleurs du soleil et de la peau. La mère est alors comme grandie par par cette métaphore solaire, son éloignement n'est plus celui de l'indifférence, mais celui d'une forme de sacralité. Ainsi l'enfant qu'est Nathalie se révèle incapable d'en vouloir à sa mère même si elle souffre de son absence. 3°L'incapacité d'analyse: Analyser suppose une forme de recul : il faut prendre le passé comme objet, et le décomposer minutieusement. On s'attend alors à ce que les circonstances de chaque action soient soigneusement reconstituées : temps , lieux , personnages , actions ...Or, il n'en est rien chez Sarraute. A l'inverse, le récit est construit sur une caractérisitque spécifique à l'enfant, et fidèlement respectée : l'incapacité d'analyser , c'est à dire de percevoir les choses avec distance. L'enfant a une perception immédiate, fusionnelle , de la réalité, je cite page 17 : « c'était ressenti , comme toujours , hors des mots, globalement... ». De même les anecdotes sont toujours racontées du point de vue de l'enfant, en focalisation interne : les autres personnages sont essentiellement percus de l'extérieur. C'est pourquoi bien souvent , les souvenirs évoqués sont une suite d'actions courtes, construites sur des verbes de mouvement , je cite page 51 « il s'approche du traîneau où emmitouflée jusqu'aux yeux , protégée par le tablier de cuir, je l'attends..il dégrafe d'un seul côté le tablier , dépose les paquets sous mes pieds, se glisse auprès de moi derrière l'énorme dos du cocher revêtu de son épaisse houppelande ». Cet extrait est significatif de l'écriture de Sarraute: pas un seul élément ne désigne l'intériorité, pas une parole, pour ainsi dire rien , ne signale l'humain , sinon des éléments concrets comme « les paquets » et un sentiment de protection, là encore dénoté par des objets comme « tablier de cuir » « dos du cocher » « épaisse houppelande ». Tous ces objets évoquent l'abstrait, la protection paternelle, et sa tendresse silencieuse, et le texte restitue remarquablement les impressions de l'enfant : une sensation diffuse de chaleur physique, qu'elle ne sait à quoi attribuer, et dont le père fait partie. Il n'y a pas d'analyse , pas de capacité personnelle à discerner d'où , de qui , vient cette sensation de confort. III L ' enfance d' Enfance 1° La force physique des percussions maternelles et parentales: Natacha entretient une relation particulière avec sa mère, qui ne s'occupe pas spécialement d'elle et qui donne l'impression de ne lui prêter aucun intérêt. Elle vit cela comme une exculsion et le sentiment d'une solitude absolue qui sera accentuée dans le tropisme suivant, lorsqu'elle entame la comparaison de la poupée avec sa mère alors qu'elle trouve la poupée plus jolie et que ce secret devient trop lourd à supporter, je cite page 95: « Si je le garde comprimé en moi ça deveindra de plus en plus gros, plus lourd, ça appuiera de plus en plus fort, je dois absolument m'ouvrir à elle, je vais le lui monter... comme je lui montre une écorchure, une écharde, une bosse... regarde maman, ce que j'ai là, ce que je me suis fait... je trouve qu'elle est plus belle que toi ». Puis Nathalie imagine la réaction de sa mère qui ne va pas s'avérer être la réalité: « Et elle va se pencher, souffler dessus, tapoter, ce n'est rien voyons, comme elle extrait délicatement une épine, comme elle sort de son sac et presse contre la bosse […] une pièce de monnaie... Mais oui grosse bête, bien sur qu'elle est plus belle que moi... et ça ne me fera plus mal, ça disparaître, nous repartirons tranquillement la main dans la main...Mais maman lache ma main, ou elle la tient moins fort, elle me regarde de son air mécontent et me dit: un enfant qui aime sa mère trouve que personne n'est plus beau qu'elle. » après un long silence marqué par de multiples points de suspensions, omniprésent dans toute l'oeuvre afin de scander les moments d'hésitation, de silence, la petite fille s'est enfin résolue à dire ce qu'elle pensait mais le rêve n'est pas exaucé. La catastrophe se produit par les paroles sans appel de sa mère. Le double a beau tenter de rationaliser pour atténuer le choc, la sentence maternelle a fait basculé l'enfant dans une insurmontable ambivalence, je cite page 97 « Mais comment est ce possible? Mais est ce certain? Mais peut être, après tout, que je ne le trouve pas... est il bien sur qu'elle est plus belle? L'est elle vraiment? Il faut encore l'examiner... ». ce tropisme fait vasciller l'identité de Natacha et en particulier, la relation a sa mère. Des « idées » comme elle les nomme, lui apparaissent au sujet de sa mère et la meurtrisse au plus profond d'elle même. Tel est le cas aux pages 99 à 101: « les idées arrivent n'importe quand, piquent, tiens, en voici une... et le dard minuscule s'enfonce, j'ai mal... Maman a la peau d'un singe. Ces idées, elles se permettent n'importe quoi. Je regarde le décolleté de maman, ses bras nus dorés, bronzés et tout à coup en moi un diablotin, un petit esprit malicieux m'envoit cette idée: maman a la peau d'un singe. je veux essuyer ça, l'effacer... ce n'est pas vrai, je ne le crois pas... ce n'est pas moi qui ait pensé ça » Ou alors au sujet de la viande donnée aux domestiques « Maman ne traite pas bien Gacha, pourtant si pale... et non plus l'autre bonne... maman est avare, maman n'est pas reconnaissante, maman est mesquine » après avoir surpris une discussion qui disait que sa mère ne donnait que de petits morceaux aux domestiques. Ces « idées » elle les vit mal, je cite page 100: « le mal était en moi. Le mal m'avait choisie parce qu'il trouvait en moi l'aliment dont il avait besoin. Il n'aurait pas pu vivre dans un esprit sain et pur d'enfant comme celui que les autres enfants possèdent. » ces idées sont des turbulences intimes qui se sont emparées d'elle et la blessent. Reprenons l'épisode de la poupée, je cite page 91 « je sens soudain une gêne, une légère douleur... on dirait que quelque part en moi je me suis cognée contre quelque chose, quelque chose est venu me heurter. » ici la repise en chiasme du pronom indefini neutre traduit l'impuissance à nommer et cet épisode laisse des traces comme a la page 94 « je n'ai d'ailleurs gardé aucun souvenir de cette opération que j'ai du accomplir... seul le malaise, la légère douleur qui l'a accompagnée et sa phase ultime. » le tropisme devient envahissant, devastateur dans la relation avec sa mère. D'ailleurs toute tentative de refoulement de ses idées la renforce, je cite page 98 « elle est toujours là, blottie dans un coin, prête à tout moment à s'avancer, à tout écarter devant elle, à occuper toute la place... » comme une obsession.Mais au delà des relations compliquées avec sa mère, elle se retrouver tiraillée entre ses parents, car après les épisodes précédemment cités elle part habiter chez son père et sa mère se décide à la récuperer un ans et demi après son installation. Ses parents ne sont pas en bon termes. Elle se retrouve alors face a un choix et elle a peur de blesser son père qui s'est occupé d'elle alors qu'elle se sentait délaissé par sa mère, subitement réapparue alors que son « narcissisme faisait quand même à la fois partie de son charme et agaçait tout le monde, même à Kolia », comme dit à la page 94. Son désarroi transparait à la page 173: « « et puis ce que mon père fait peser sur moi, cette responsabilité de la décision que moi seule je dois prendre... ». Par le fait que le père laisse une telle décision à une jeune fille qui déjà a tant souffert, la question se pose de savoir si c’est à cause de ceci que la narratrice, apparemment, ressent tant de culpabilité, je cite toujours page 174 « ce sera douloureux de trancher moi même, ce lien qui m'attache encore à ma mère, il n'est plus très bien fixé, mais a certain moments je le sens, il se met a me tirailler... une douleur pareille à celles, latentes, que réveille le froid, l'humidité ». son père finit par trouver les mots réconfortants et elle reste chez lui tout en ajoutant à la page 176: « si je en t'envoie pas moi même là bas, il n'y a aucune chance qu'on vienne te reprendre. » Les enfants très souvent ont un sentiment de culpabilité quand leur parents se divorcent ou quand la relation est « froide » entre des parents.. Pour finir, à un moment, l'on ne sait pas si elle est chez son père ou chez sa mère, tout ce que l'on sait c'est qu'elle est à un mariage. Nous nous retrouvons placé dans la conscience de Natacha en train de réciter un poème. Le récit focalisé sur l'enfant, est élucidé par la narratrice adulte qui met en mots ce sentiment qu'a la petite fille d'une comédie obligée. Elle doit avoir trois ou quatre ans, on la soulève par le bras et on la place debout sur une chaise: « je fais de mon propre gré une petite révérence de fillette sage et bien élevée et cours me cacher... auprés de qui?... qu'est ce que je faisais là?... qui m'avait amenée?... ». Tout à l'air de s'être éffacé sauf ce tropisme, je cite page 62: « tout en récitant, j'entends une petite voix que je rend plus aiguë qu'elle ne l'est pour qu'elle soit la voix d'une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations... je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de l'innocence, de la naïveté d'un petit enfant... ». seule est ici en cause, l'idée que les adultes et ses parents se font du devoir être d'un enfant en général, défini par l'innocence, la naïveté et l'enfant doit se conformer à cette norme, aussi la naïveté bascule t'elle dans la niaiserie selon Sarraute et l'image que ses parents et les adultes en général se font des enfants, lui paraît aux antipodes de la manière dont elle, en tant qu'enfant, vit ce genre de situation imposée. 2° La peur , l'angoisse : tropisme de l'enfance Monique Gosselin nous apprend que l'on ne comprend pas l'enfant qui dit sa terreur alors qu'il connait la genèse de sa peur, je cite page 89: « J'ai beau ma recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures, la peur, une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi; s'infiltre... c'est de là qu'elle vient... je n'ai pas besoin de regarder, je sens qu'elle est là, partout... elle donne à cette lumière sa teinte verdatre... c'est elle, cette allée d'arbre pointus, rigides et sombres, aux troncs livides... elle est cette procession de fantomes revétus de longues robes blanches qui s'avancent en file lugubre vers des dalles grises... elle vacille dans les flammes des grands cierges blafards qu'ils portent.. elle s'épand tout autour, emplit ma chambre... je voudrais m'échapper, mais je n'ai pas le courage de traverser l'espace imprégné d'elle, qui sépare mon lit de la porte. Je parviens enfin à sortir ma tête un instant pour appeler... on vient... -qu'y a t-il encore?- On a oublié de recouvrir le tableau. » Ce tableau, qui est L'ile des morts de Bocklin, inspire inévitablement l'angoisse, que refigure la narration focalisée sur l'enfant. Selon Monique Gosselin, cette vision fantastique, cauchemardesque, d'une allée d'arbres métamorphosée en procession de revenants connote non seulement la mort mais la peur de la castration. En effet la figuration suffit, avec l'évocation de la lumière « verdatre » , des robes blanches, du livide et du blafard. Tout l'éclairage est macabre, tandis que les qualifications des arbres « pointus », « rigides », renvoient à des symboles phalliques menaçants. L'enfant sollicite le juste exorcisme d'une « grande personne » à « l'air désinvolte, insouciant » comme dit page 90, qui dédramatise ou plutot neutralise l'objet. Il s'avère que l'angoisse est au fond de l'être. Aucun adulte ne peut; à lui seul, l'exorciser tout à fait, ne pouvant induire qu'une rémission. Cette angoisse va réapparaitre plus tard dans le livre, avec le délire produit par la fièvre, mais aussi quand Nathalie a 11 ans, qu'elle fait un cauchemard dans lequel on menace de l'étrangler. Les mains semblent acquérir une redoutable autonomie, je cite page 245 « je vois les mains étrangleuses, elles s'approchent de mon cou par derrière... je n'y tiens plus, je saute hors de mon lit, je cours pieds nu le long couloir je frappe à la porte de la chambre à coucher, mon père m'ouvre, Véra dort... - papa je t'en supplie, laisse moi rester prés de toi, j'ai peur, je n'en peux plus, j'ai tout essayé, je vois les mains... - qu'est ce que tu as? Quelles mains? mais les mains gantées de peau humaine... je sanglote... permets-moi, je ne ferais aucun bruit, je me coucherai sur la descente de lit... ». elle appelle son père au secours qui ne lui ne lui répond que « tu es folle », et Natacha d'accuser le film fantomas que son père l'avait authorisée à regarder. Un tropisme se développe alors, non plus celui de la peur mais celui de la révolte qui la dresse contre le rejet de son père et la libère, je cite page 246: « je dois me lever à 6 heures... et tu n'as rien, tu n'est pas malade, tu te laisses aller comme un bébé, une vraie mauviette... à onze ans de pas pouvoir se dominer autant, c'est honteux. C'est la dernière fois que tu as été au cinéma...- Je reviens dans ma chambre, je me recouche, la rage de m'être exposée à un rejet humiliant, à un mépris insultant m'emplit, me gonfle, je vais éclater, écraser tout ce qui osera m'approcher.... des mains... n'importes quelles mains même si elles ont des gants de peau humaines... mais qu'elles sortent... ». Ainsi la résistance de l'adulte, rend possible la rebellion et une insurrection du « moi ». en effet son père n'a pas triché, n'a pas requis de soumission, a fait appel à une maitrise de soi. Nathalie finit par affronter les épreuves, je cite page 136 « les idées, elles ne font que me traverser, elles m'obeissent, c'est moi qui décide de les retenir […] auncune ne peut me faire honte, aucune ne peut m'atteindre, moi. Oh que je me sens bien... Jamais plus ça ne m'arrivera. Jamais... ». Ce sentiment de peur, très présent chez bon nombre d'enfants comme chez Sarraute, rélève donc de tropismes négatifs, qui, cependant vont lui permettre d'apprendre a se maitriser, à grandir et à moins être dans le ressenti mais dans la maitrise de « soi ». Ici, elle a conquis une forme d'autonomie. Elle est en possession d'elle même. 3°le tropisme alimentaire Si les personnages mangent beaucoup dans certaines oeuvres littéraires, comme chez Flaubert ou Proust, voire trop, comme chez Jules Verne, dans l'univers sarrautien, on ne mange pas. Pourtant, un livre fait exception: Enfance où se remarque d'autant plus l'importance de la nourriture qu'elle figure dès le deuxième souvenir. Voyons les passages d'Enfance où la nourriture joue un rôle. Regardons le passage de la cérémonie autour de la table en Russie page 32, les gâteries de la vieille niania à Ivanovo je cite page 33 "de succulentes tartines de beurre enduites d'une épaisse couche de sucre mouillé" ou encore le rite du samovar page 198. Elle parle aussi de "la confiture de carottes" de sa grand-mère adoptive page 227 et goûter que Natacha partage avec sa belle-mère souffrante, et qui consiste en "macaronis dorés et luisants de beurre frais, à chaque bouchée descend de la fourchette une longue coulée de fromage fondu qu'on tranche avec ses dents" et se trouve page 148; Parmi tous ces exemples on peut souligner le caractère « alimentaire » qui nourrit chaque souvenir commun à tous les enfants. Même l'épisode du vol d'un de ces petits sachets de dragées empilés à l'étalage d'une confiserie" page155 évoque la pulsion de l ' enfant qui ne résiste pas à la tentation , cependant dans le texte , ce souvenir révèle aussi le travail de la narratrice qui de son recul exprime une sorte de culpabilité intrinsèque. A présent , analysons de plus près la scène qui se déroule dans un hôtel, où Natacha passe des vacances avec son père, un lieu public où on l'exhorte à manger plus vite, à avaler ses bouchées, alors que la petite fille s'oblige à je le cite page 15 "mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe" . On a beau lui faire remarquer qu'elle donne le mauvais exemple aux autres, l'exemple "d'un enfant fou, d'un enfant maniaque"page 14, rien n'y fait. Au contraire de la folie (un leitmotiv du livre d'ailleurs), c'est le bon sens de l'enfant, sa logique implaquable qui ressortent de cet épisode, car Natacha est tenue par le devoir. Elle a donné sa parole à sa mère avant qu'elle ne reparte en Russie toujours page 15 "Tu as entendu ce qu'a dit le docteur Kervilly? Tu dois mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi liquides qu'une soupe." Il s'agit donc, devant l'agacement des adultes, le ridicule même comme elle le dit page 17 : de "résiste[r]... [de tenir] bon sur ce bout de terrain où j'ai hissé ses couleurs, où j'ai planté son drapeau" . Et cette loyauté, ce combat sacré qui sont pris pour une obstination maladive par les autres, exposent le gouffre entre l'enfant et les adultes. A la fin du chapitre, l'enfant se demande encore: "Est-ce vraiment ce qui peut s'appeler 'aussi liquide qu'une soupe'? n'est-ce pas encore trop épais?" page 18. Cet épisode repose donc sur une question existentielle: à quel moment passe-t-on d'une forme à l'autre, du solide au liquide, du formel au fluide, mais surtout à quel moment passe-ton de l'enfance à l'âge adulte, du sensible au sensé, du factuel au littéraire?Car tel est l'enjeu de cet épisode, traduire du concret (le chaos du vécu) qui devient l'odre esthétique en littérature , de sorte que ce travail sur ce souvenir revient à une mise en abyme du travail sarrautien sur son matériau, elle qui n'est venue à l'écriture qu'après une longue période de "rumination":Dans le tourniquet entre romans et autobiographie, cet épisode est le modèle en réduction de l'écriture qui dissout les apparences des mots trop solides, des phrases trop rigidement construites qui fait du texte ce flux sans fin et presque sans limite et qui invite à l'écriture du tropisme. Ces derniers mots incitent, effectivement, à traquer l'inconscient dans ce souvenir. Ainsi il est certainement significatif que soient mobilisées ici les deux figures parentales: le père et la mère, ce père admiré, cette mère égoïste jusqu'à la cruauté - témoins, ses paroles assassines jetées négligeamment et qui suscitent certains tropismes. On peut aller plus loin avec la critique Leah Hewitt qui estime que Natacha essaie de préserver, malgré la distance physique, le moment où elle et sa mère étaient unies par l'allaitement . Et Bruno Mercier dit à cet effet : "Sans vouloir faire à tout prix de cet épisode la source unique de toutes les métaphores liquides si chères à Nathalie Sarraute, on croit comprendre pourquoi elle l'a placée en tête du livre, à son origine". Le refoulé qu'il s'agit de faire délicatement émerger et ressentir au lecteur ici, est d'autant plus central qu'il est lié à la nutrition, à un instinct vital et une victoire provisionnelle, semblable à celle de l'enfant refusant d'avaler des nourritures solides. La scène de liquéfaction de la nourriture associe trois éléments: une origine (manger), un ressenti (l'angoisse mêlée de jubilation) et des paroles (celles du vécu auxquelles s'ajoutent celles du "rendu"). Chez Sarraute, le tropisme repose donc sur un dispositif en trois temps: une cause (un vécu physique et des paroles d'autrui), un ressenti et un discours auctorial. Ce qui frappe dans ce dispositif du tropisme en trois temps (sensation et paroles, ressenti et discours), c'est que l'on ne sait ce qui est en aval (en l'occurrence pour ce souvenir, le déclencheur du souvenir gustatif. Le moment est venu (à 83 ans) de l'extraire de sa gangue(ce qui envellope, dissimule quelque chose) physique, son amont. Revenons à un épisode un peu plus tardif relaté dans Enfance. Il s'agit d'un dialogue entre Natacha et sa mère page 29 30:« - Tiens, maman, s'il te plaît, avale ça... [...] C'est de la poussière que j'ai ramassée pour toi, elle n'est pas sale du tout, n'aie pas peur, avale-la... Tu l'as déjà fait.Mais qu'est-ce que tu racontes? Mais tu es folle...- Non tu m'as dit que c'est comme ça que j'avais poussé dans ton ventre... parce que tu avais avalé de la poussière... avale encore celle-ci je t'en prie, fais-le pour moi, je voudrais tant avoir une soeur ou un frère;Maman a l'air agacée. - Je ne sais pas ce que je t'ai dit.- Tu m'as dit ça. [...] Maman abaisse ma main tendue. - Mais ce n'est pas cette poussière-là.- Alors, dis-le moi,... quelle poussière?- Oh, je ne sais pas.- Si. Dis-le.- C'est de la poussière comme il y en a sur les fleurs... »Voici un des rares passages humoristiques du texte qu'on rangerait, chez tout autre auteur, dans la catégorie des mots d'enfants. Dans un sens, Enfance dans son entier est un traité d'éducation, une série de conseils sur les erreurs à ne pas commettre, un regard sur la conscience enfantine confrontée au mensonge, au puritanisme et à la malhonnêteté: un ensemble d'admonitions sur comment lire un enfant. Emblématique aussi, cette scène l'est de la quête des origines, universelle et inassouvie. L'inversion de la situation par rapport à la "liquéfaction totale" montre que c'est Natacha qui veut nourrir un adulte – et souligne une sorte de maturation de la petite fille désireuse de prendre sa vie en main au moyen de la création, une métaphorisation de son rôle futur d'écrivain .Ingérer a une dimension psychologique, voire mythique ici, mais ce n'est pas une situation physiologiquement vitale: le germe du tropisme ne concerne pas le corps de l'enfant, la mère n'a prononcé aucune parole gangrénée, le ressenti s'apparente alors ici au ludique, l'auteur en discourt avec amusement et détachement. Jean Pierrot a relevé, sur la base de ce type de notations et d'autres dans les romans de Sarraute, notamment Portrait d'un inconnu et Martereau, je le cite"une réduction fréquente des rapports humains à des phénomènes d'absorption et de dévoration »... Natacha toutefois n'est pas traumatisée durablement par cette oralité problématique. De fait, elle n'est pas difficile, question nourriture, "elle mange n'importe quoi", dit sa belle-mère Page 160. Faire feu de tout bois ("manger n'importe quoi") Ce commentaire n'est pas neutre pour autant puisque, paradoxalement, au lieu d'être considérée comme une chose rassurante, surtout par cette mère soucieuse de sa propre fille qui est si difficile, Vera pense que, je la cite "la bonne santé [de Natacha] est la marque d'une nature assez grossière, un peu frustre" 160. Douloureuses, mais détachées de tout phénomène physiologique, les paroles remontent facilement à la conscience de la narratrice. De fait, ici il s'agit de paroles prononcées par sa bellemère, et non de celles de la mère ou du père, lesquelles ont l'apanage de faire souffrir, de laisser des tropismes profonds. Il apparaît donc que les tropismes, de par leur cause, n'ont pas tous la même valeur: certains sont davantage pris dans leur gangue physique et la mémoire (comme avec la nourriture à liquéfier), davantage liés aux fonctions vitales et aux figures parentales, plus difficiles à faire ré-émerger. Toutefois, en s'attachant à l'origine des tropismes alimentaires d'Enfance, on s'aperçoit que ce n'est pas seulement la nourriture qui est quasiment absente des textes, mais le corps lui-même. Le discours sarrautien détache les tropismes de leur origine phénoménologique, divorçant le ressenti de sa génèse physique pour "ruminer" sur la parole entendue. Les personnages sont désincarnés, réduits à de pures voix dénuées d'enveloppes charnelles. En gommant le corps, Sarraute dépouille ses personnages de tout appétit sensuel - ne reste pour leur plaisir, et encore bien raréfié, qu'un zeste de jubilation. 4) les tropismes positifs: Les tropismes peuvent aussi prendre une forme positive. C'est ce que nous allons voir dans cette sous partie. En effet voici un tropisme, qui, a premiere vu n'apparait peut être pas comme tel mais qui en réalité renferme une forte symbolique positive. En fait il surgit d'un coup comme une sorte de parenthèse qui fait l'éloge de l'école, à l'un des moment les plus pathètique du texte, c'est a dire quand elle doit choisir de vivre chez son père ou chez sa mère, je cite page 173-174: « quelque chose s'eleve encore, toujours aussi réel, une masse immense... l'impossibilité de me dégager de ce qui me tient si fort, je 'y suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme... cela me donne chaque jour la sensation de grimper , jusqu'à un point culminant de moi même, où l'air est pur, vivifiant... un sommet d'où si je parviens à l'atteindre, a m'y maintenir, je verrais s'étendre devant moi le monde entier […] il n'y aura rien que je ne parviendrai pas a connaitre-l'école primaire dominait ton existence... elle lui donnait un sens, son vrai sens, son importance... quand tu t'es sentie malade, tu as prié le ciel... oui, c'est comique, je l'implorais de me laisser vivre jusqu'à ce que je sache tout». Il a beau surgir à un moment délicat, il apporte paradoxalement une force, une impression de puissance, presque d'invincibilité à l'enfant malgré l'importance de la décision qu'elle a a prendre. Ainsi se cristallise ici la jouissance, ressentie par l'enfant à l'école primaire, de pouvoir donner sa mesure, avec une soif de savoir qui aimante la tonalité de son existence. Ce tropisme positif engendré par l'école primaire sera monnayé en une série d'éxperiences de même nature, celle de la dictée, de la premiere rédaction, des devoirs a la maison qui lui permettent de demeurrer dans sa chambre sans y être dérangée. Les lectures quand à elles, ne susciteront pas moins de tropisme, je cite par exemple page 80: « il est curieux que tout se soit effacé de ce livre que je lisais et relisais, sauf ces images restées toujours aussi intenses, intactes. » Ainsi forcé d'admettre que se forme autour de l'école et de l'apprentissage en général, des tropismes positifs qui apportent un certain équilibre à l'enfant qui prend confiance en lui, même face aux adultes ou aux décisions importantes de son existence. Mais le tropisme agit de manière positive comme une victoire de soi même ,et une victoire sur la contrainte et l'ordre de l'adulte . Prenons le passage page 12 et 13 lorsque Natacha transgresse une interdiction , elle désobéit malgré les mises en garde de la gouvernante « exercant une douce et ferme et insistante et inexorable pression ». Téméraire , le tropisme surgit par de petites phrases et une métaphore page 12 : « ja vais le déchirer » je vous en avertis, je vais franchir le pas , sauter hors de ce monde décent, tiède et doux , je vais m'en arracher ».elle dépasse les lois du monde de l'enfant soumis à l'autorité je cite page 13 : »j'enfonce la pointe des ciseaux , de toutes mes forces , la soir cède, se déchire , je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort ». Ici on assiste à une victoire inaugurale d'un « ego » du « moi » , triomphant qui se libère à la faveur de la transgression. D'où l'usage des ciseaux, qui symbolisent la rupture et cette forme de jouissance , de dépassement de soi Conclusion : Pour conclure sur cette étude , le texte peut une fois de plus se lire de deux facons. Le tropisme peut être vu comme un rendu de la perception enfantine : l'enfant n'est pas un être rationnel , mais un être de sensations immédiates. Toutefois , une autre lecture amène à penser que le tropisme veut également rendre sa place à l'enfant. Il ne s'agit plus de considérer l'enfant comme un être informe qui préfigure l'adulte. Au contraire, Enfance met à jour ce que l'adulte a pu conserver d'intact, un rapport au monde naîf et immédiat encore préservé. Tout ce récit d'enfance peut donc être lu, presque d'un bout à l'autre, comme la quête de tropismes à travers lesquels l'enfant se constitue en sujet autonome face aux adultes, et parfois contre eux. Car ils essaient de l'asservir, de la ligoter dans des mots, de l'entrainer dans un conformisme. Le récit entend dévoiler l'autre coté de la vie, celui que voit l'enfant et que l'adulte méconnait. Réel tentative d'un projet autobiographique authentique et original , l'étude des tropismes chez Sarraute nous montre avec qualité comment le souvenir de l'enfant au profit de l'écriture, permet de s'interroger sur l' être en tant qu'objet d'étude psychanalytique , et l 'être mature face à sa propre construction de soi à travers le langage et son environnement parental. Les tropismes d'enfance deviennent une réelle quête d'identité.