Bienvenue dans le monde des «Digital Humanities»
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Bienvenue dans le monde des «Digital Humanities»
ET ENCORE... Bienvenue dans le monde des «Digital Humanities» [email protected] Nous vivons une époque ébouriffante, le dire n’est pas nouveau. Les enjeux étaient difficiles à cerner déjà avec les moyens qui sont les nôtres depuis toujours, à savoir la réflexion et la discussion, mais chaque jour démontre un peu plus que «le médium est le message», selon l’intuition de Marshall McLuhan. Lors d’un débat récent sur «Sciences humaines et nouvelles technologies», on parlait à l’Université de Lausanne des transformations de la narration liées aux nouveaux média. Des éléments que j’y ai glanés: «L’ordinateur sert à nous débarrasser des objets physiques, il est une machine à fabriquer des objets-valeurs», dit Frédéric Kaplan, chercheur de haut vol de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, faisant référence à son ouvrage «La métamorphose des objets» (FYP Editions, 2009). On est dans la réalité virtuelle (oxymore!), comme avec les banques électroniques de données ou les jeux informatiques auxquels de plus en plus de gens s’adonnent, avec une passion proche de l’addiction. On parle à ce dernier sujet de «gamification» de la vie (game = jeu); Jane McGonigal, jeune esprit génial (née en 1977), vient de publier un livre intitulé «Reality is broken: why games make us better and how they can change the world». La réalité est cassée … Par l’ordinateur, un objet devenu virtuel est transportable au loin; l’informatique permet à l’aide de ces données d’élaborer de nouveaux objets que l’on peut ensuite, à nouveau, rendre concrets. Processus circulaire entre matérialité et immatérialité. Le terme «Digital Humanities» est apparu en 2001 et le développement y relatif est très rapide (Google renseigne). Wikipedia le définit comme «champ de recherche, d’enseignement et de découverte à l’intersection de l’informatique et des sciences humaines». L’équipe universitaire lausannoise active en la matière relève: «L’ère digitale naît de la remise en question du support même de la pensée des sciences humaines, via la transformation de nos rapports au texte». Les «Digital Humanities» font repenser nos manières de constituer les connaissances et de communiquer sur les recherches. On imagine les perspectives qu’ouvre la mise en réseau de tout ce qui a été écrit au cours de l’Histoire, de nouveaux outils permettant de scruter d’immenses corpus de textes et d’images (le dépistage du plagiat est un exemple simple). Cela vaut bien entendu pour la biomédecine. «What we mean by scholarship (travail académique) itself changes in the process.» Transformation d’un paradigme: ce n’est plus l’érudition qui fera la qualité de l’enseignant académique mais sa capacité de passer à ses étudiants comment faire un recueil optimal d’informations, mettre ces dernières en relation et les interpréter. Avec les programmes de digitalisation des bibliothèques, le travail minutieux «de bénédictin» devient une chose du passé encore que, a-t-il été dit, on en ait parfois la nostalgie. On évoque des peer reviews informatiques d’articles soumis pour publication, potentiellement plus exhaustives que celle d’experts individuels. Dans le domaine des arbitrages juridiques et autres avis de droit ou procès, le New York Times évoquait récemment la possibilité que des «armies of expensive lawyers be replaced by cheap software». Question de pouvoir, l’enjeu stratégique de la maîtrise des instruments et réseaux qui permettent ces développements. F. Kaplan: «Google joue aujourd’hui le rôle dominant dans cette organisation digitale du savoir. En Europe, beaucoup de voix se sont élevées: on reproche essentiellement à Google d’être une entreprise, et américaine; malgré la qualité et la gratuité de ses services, on ne saurait dit-on lui confier notre patrimoine culturel et les outils de son étude.» Quelle alternative alors? On a vu ces dernières années des projets de librairies digitales publiques financées par l’Etat mais, dit Kaplan, un Google étatique n’est peut-être pas la bonne voie; une approche «bottom up» décentralisée serait plus favorable. Une autre dimension, souci des archivistes, est la fluidité, l’impermanence des données numériques. Non seulement peut-on se demander si dans une ou deux générations on sera capable de lire ce qui est enregistré aujourd’hui mais, surtout, la substance, le contenu des documents informatiques change constamment – ainsi que le montre, dans les citations, la mention systématique «site consulté le…». Les faits virtuels n’ont pas le caractère tangible d’une statuette préhistorique ou d’un tableau de la Renaissance. «There is a great future for complexity» disait il y a 40 ans un de mes maîtres de santé publique. L’historien du Moyen Age Emmanuel LeRoy Ladurie écrivait en 1968 déjà: «L’historien du futur sera programmeur ou ne sera pas.» A croire les actifs promoteurs des «Digital Humanities», nous y sommes, dans ce futur. Jean Martin, membre de la Commission nationale d’éthique et de la rédaction du BMS Bulletin des médecins suisses | Schweizerische Ärztezeitung | Bollettino dei medici svizzeri | 2011;92: 25 Editores Medicorum Helveticorum 978