2015 FR Le fou de Sandy Point Peter Ghyssaert

Transcription

2015 FR Le fou de Sandy Point Peter Ghyssaert
 1 Texte lu à Passa Porta, la Maison internationale des littératures à Bruxelles, le 7 octobre 2015, pour la
soirée « Crise et Poésie » organisée à l’occasion de Transpoesie 2015, en collaboration avec EUNIC
Bruxelles. Traduit du néerlandais par Pierre Geron.
Peter Ghyssaert (BE)
Le fou de Sandy Point / Tristaniden
Ces dix courts poèmes en prose ont pour point de départ le voyage que chaque personne fait
dans sa vie. Non pas le voyage touristique, ni le voyage d’exploration, mais le mouvement
migratoire propre à chaque existence, le mouvement qui s’accomplit de la naissance à la
mort. Dans « Le fou de Sandy Point », un « je » se met en route, mais le parcours vers sa
vieillesse s’effectue également dans l’espace géographique : plus nous vieillissons, plus nous
descendons vers le Sud ; un Sud qui n’évoque pas les oliviers ou les soleils de Méditerranée,
mais plutôt un horizon qui obscurcit lentement, de l’eau de mer froide et grisâtre, la
blancheur aveuglante de la glace, le désert et le vide. Ce narrateur est en chemin, beaucoup
l’ont précédé, notamment sa mère. Elle est déjà arrivée en Antarctique, comme une migrante
fragile ; il finira par la suivre, mais sans la rencontrer, car entre-temps elle s’en est déjà allée
plus loin, Dieu seul sait où :
(…) Je pourrai boire la goutte, à l’endroit où elle se trouve actuellement, mais ce jour-là elle
ne sera plus là. (…)
Lorsqu’Hölderlin s’interrogeait « À quoi bon des poètes en un temps de manque ? », sa
propre poésie incarnait certainement l’unique réponse possible à cette question. De même
que la poésie d’innombrables générations qui lui ont succédé. Une réaction possible à cette
question – qui constitue une réponse incomplète et formulée en dehors de la poésie –
pourrait être : « chaque époque est un temps de manque ». Chaque vie est en crise, chacun
est en chemin, en fuite ou en migration et nul ne sait où nous sommes finalement censés
trouver notre salut et notre asile ; dans les rares moments de paix intérieure, nous avons
tendance – à l’instar d’Hölderlin – à formuler notre malaise et à ensuite l’envisager comme
faisant partie intégrante de nous-mêmes. Nous sommes ainsi amenés à mieux saisir encore
que notre malaise et nous ne faisons qu’un.
2 Ces poèmes illustrent de façon tant irrésistible qu’absurde l’impératif qui même durant ces
rares instants de paix et de bonheur nous pousse à poursuivre en direction du Sud. Il semble
presque évident que dans ce processus une nature grandiose nous dépasse et nous grandit.
Tout comme la pensée qu’un jour peut-être, nous réapparaîtrons ailleurs, de l’autre côté du
monde, en route pour un Nord plus chaud et une conscience régénérée.
Comment pourrions-nous ne pas nous reconnaître là-dedans ? Mais il faudra bien nous
donner un peu de mal, car comme un autre poète l’a dit un jour :
(…) ce ne sera alors plus nous (…)
-­‐ Le fou de Sandy Point / Tristanides
I
Je ne dois pas oublier de passer encore par Sandy Point tout à l’heure. Que vais-je chercher
là ? Il y a l’abri du vent là-bas, le seul endroit abrité sur cette île saturée de vents. Près des
arbres fruitiers, il y a le calme plat. Pommiers dont nous faisons du cidre avec les fruits. Le
cidre est froid et aigrelet tout comme le vent qui se remet à souffler juste après Sandy Point :
où en étions-nous restés, auditeur, auditeur meurtri ? Le récit est encore long, le livre est
épais et la suite est rangée sur un horizon gris acier.
II
Depuis combien de temps déjà suis-je ici ? Depuis trop longtemps pour me tourmenter à
propos de la taille réduite de l’île. Tous m’ont précédé ici. Pardonnez-moi, je m’exprime de
manière un peu vague. Tous ceux qui ne sont plus là à présent ont été ici avant moi. Aussi ma
petite mère recroquevillée. Ma mère a été ici, mais maintenant elle est descendue plus bas
vers le Sud, la fatalité d’une économie pressante a exigé cela. Son départ fut inséré
hâtivement dans les barèmes du vent murmurant ou rugissant éternellement. Je regarde à
partir de l’extrémité australe de l’île. En direction du Sud. Mais le Sud n’est pas ici : Portugal,
Grèce, Açores ; n’est pas la tiare de la Méditerranée éternelle. Le Sud est ici : l’Antarctique.
Voilà où est ma mère maintenant, en Antarctique. D’ici, je ne peux pas le voir, c’est encore à
quelques milliers de kilomètres en eau libre. Mais je sais qu’elle se trouve là avec sa bouteille
de liqueur – une concession de l’institut. Qui doit partir pour l’Antarctique reçoit un sac à dos
garni d’une bouteille de liqueur. C’est du Grand Marnier, je crois.
3 III
L’île est donc petite, mais ses paysages sont variés. Elle compte des ravins, des falaises, un
volcan tel une bouche ouverte refroidie dans une mort apparente qui exprime son admiration
glacée en un ténu filet de fumée qui refuse de se détacher complètement de l’île. Et puis il y a
encore quelques plages. Derrière se trouvent les pommeraies où tout le monde, femmes et
enfants inclus, va travailler à tour de rôle. Tout en s’affairant, ils s’y exercent à parler leur
langue et s’efforcent d’étoffer leur modeste vocabulaire insulaire avec des néologismes. On se
demande parfois quel goût ont les pommes de terre cultivées à proximité de la mer salée.
Elles ont bon goût : savoureuses, farineuses, avec une touche de ce sel relevé dont l’eau a
saturé ses magasins. Parfois, le vent souffle si fort que le sel s’abat sur les champs de pommes
de terre et il se forme alors, au cœur de la pomme de terre, une structure cristalline,
légèrement grinçante. Mais bon, tout ceci émane encore de mon imagination. En découpant
une pomme de terre, vous tenez dans la main deux ovales et pas la moindre trace d’un souffle
salin (grinçant encore moins). Seules nos blessures souffrent et se contractent dans des salles
de bal de sel. Seul notre esprit est marqué par cette constellation saline, l’immuable.
IV
« Il envoie ses sentiments les plus tendres. » Cette phrase m’est venue à l’esprit, comme ça.
Qui peut-il bien être ce il et à qui adresse-t-il ses sentiments les plus tendres ?... Il envoie ses
sentiments les plus tendres. L’île concasse toutes les phrases, tous les vers, toutes les paroles.
Et la majesté de la nature, les immenses vérités de la physique, le fait qu’une petite île se
cache dans un océan qui comme un énorme caméléon soupirant, passe de bleu à gris cendré
et de citron vert à blanc marbre sale – le fait que cette petite île cachée se révèle sans cesse au
voyageur impénitent – qu’est-ce que cela a à voir avec de tendres sentiments qui sont
transmis quelque part ou à quelqu’un ? Pourquoi un homme conçoit-il de telles paroles ? De
quel éther lui sont-elles instillées, dans la dentelle imbibée de son imagination ? Et entretemps, la nature rêve ses vérités jusqu’au bout avant nous et dans le meilleur des cas nous
pouvons rendre compte de cette ténacité miraculeuse. Et pourtant, je ne me dépêtrais pas de
cette phrase aux tendres sentiments. Mais arrêtez, enfin ! Qui réclamerait un truc comme de
la ponctuation dans le fracas d’une cascade ?
V
Les yeux de celui qui regarde longtemps dans le vent deviennent froids et secs. C’est comme
si mes yeux étaient gravés à l’eau forte dans ma tête. Celui qui se tient plus longtemps dans le
vent sent le froid enduire l’arrière de ses yeux avec une pommade apaisante. Celui qui reste
plus longtemps encore dans le vent sent comme ce dernier lui fait une place dans ses
4 structures et ses mouvements. Je veux rester ici, dans ma veste presque transparente. Mère
est là-bas. Peut-être appelle-t-elle à contresens du souffle de ses propres besognes.
VI
L’île est peuplée de petits pingouins. Je les ai souvent vus en allant vers Sandy Point. Des
petits gars bien sympas ! Et ils ne sont pas si maladroits qu’on pourrait le croire. Sweet
penguins ! Des gorfous dorés, je crois, avec leurs sourcils couleur safran ; ils ont l’air d’avoir
leur petite tête myope en feu. Ou s’agit-il de gorfous sauteurs ? Je dois apprendre à mieux
distinguer les espèces. Voilà quelques semaines de cela, il y en avait un qui se tenait sous
notre fenêtre pendant la nuit, figé, comme une pierre. Imaginez-vous, la nuit entière comme
s’il attendait que quelque chose tombe de notre fenêtre. Peut-être était-ce une femelle ? Mais
le matin le brouillard est descendu du flanc de la montagne et s’est déroulé sur la petite
silhouette immobile. J’aurais bien voulu la hisser par la fenêtre, cette pierre sphénisciforme
que le brouillard inondait en nuées d’azote bruissantes, mais à vrai dire, il vaut mieux pas les
déranger. Un jour quelqu’un a confié une lettre à un animal du genre. La lettre n’est jamais
arrivée.
VII
J’aurais volontiers bu la goutte avec mère, mais ce ne sera pas possible. Pas avant mon heure,
je veux dire. Je pourrai boire la goutte, à l’endroit où elle se trouve actuellement, mais ce
jour-là elle ne sera plus là. Elle sera plus loin. Dans le cœur de l’Antarctique. On dit qu’un
enfant habite là-bas, complètement seul, dans les étendues blanches parmi des tempêtes de
neige poudroyantes et que chacun doit rechercher cet enfant. Mais on dit tant de choses. Ce
dont je suis sûr, c’est qu’à l’heure qu’il est, il fait noir là-bas. Six mois de nuit. Et puis six mois
de jour. Deux éternités ou bien l’éternité coupée en deux. L’éternité est un ver de terre. Si on
la coupe en deux, on obtient deux nouvelles éternités. Chaque segment vaut l’ensemble. J’ai
la tête qui tourne maintenant et je pense, dans toute sa violence, à Sandy Point, à ce petit
endroit sympa où poussent des pommes, où les troncs se tiennent droit, à l’abri du vent. Dieu
soit loué !
VIII
Un jour suffit pour faire le tour de l’île ou pour la traverser en passant par le volcan et le lac
en forme de cœur dans l’arrière-pays. Ici, ce n’est pas si mal. Dans le seul bourg de l’île ça
bouillonne rarement. L’usine de conditionnement de poissons a les pieds dans la mer, ce qui
facilite le processus de production. Là, perché sur un promontoire, je vois les toits de la petite
ville. Les toits sont optimistes. Les toits veulent féconder la mer à coups d’ombre. Faudrait
tout de même qu’un jour je compte ces toits.
5 IX
Enfin, Sandy Point. Je peux souffler. On dirait que mon pommier favori gémit de plaisir,
mais c’est l’imagination évidemment. Y aura-t-il jamais un pont pour aller dans l’Antarctique
lointain ? Peut-être. Mais cette architecture blanche, aérienne devra s’ériger, à la manière des
insectes, sous le soleil d’acier et c’est alors que commencera l’oscillation et ce sur une
distance de plusieurs milliers de kilomètres… Non, faudra que j’y aille de la bonne vieille
façon. Mais pas encore tout de suite. Je donne un baiser à mon pommier. Je me demande
parfois jusqu’où ses racines s’enfoncent à cet endroit. Et si elles lui permettent de goûter le
sel. Et si la mer, par des voies souterraines, tente de lui dire quelque chose. Et inversement,
s’il essaie de murmurer quelque chose à l’oreille de la mer. Mais le second cas de figure me
paraît, étrangement, plus improbable que le premier.
X
J’ai rêvé de l’enfant en Antarctique. Il n’avait pas de visage ; ou plutôt, son visage était
recouvert d’un tulle friable, pur de manière surhumaine, de textile congelé. Là-dessous, le
visage faisait des efforts effrénés pour se composer, des traits de visages venait de partout à la
rescousse, mais le visage ne s’achevait pas, comme une mise à jour d’ordinateur bafouillant
sans fin. Il ne se terminait jamais. J’ai alors compris qu’il n’y avait pas d’enfant en
Antarctique. Il n’y a pas d’enfant qui nous attend là-bas, pas de visage qui accompli, se tourne
vers notre sourire. C’est l’Antarctique même.
L’Antarctique est l’enfant.
Février – avril 2015
Traduit du néerlandais par Pierre Geron

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