IMAGES DE JOHN KEATS.

Transcription

IMAGES DE JOHN KEATS.
IMAGES DE JOHN KEATS.
(EXTRAITS, IV1.)
JULIO CORTÁZAR.
X. Poétique.
Dans tout ce que Keats a écrit à propos de la poésie, il y a peu de chose qui, si on l’examine avec attention et en tenant compte des difficultés de communication, ne se révèle vrai ; mieux encore : vrai pour une
poésie plus grande et plus mûre que celle que Keats a
jamais pu écrire.
T.S. Eliot,
The Use of Poetry and the Use of Criticism.
I.
Prélude avec un peintre.
Dans les peintures de Joan Miró, l’œil rencontre une surface
plane et verticale, où les lignes, les graphismes et les champs
Titre original : Imagen de John Keats (1996), Suma de Letras Argentina,
2004 ; nous traduisons les p. 511 à 535. Nous remercions Sophie Iturralde d’avoir bien voulu relire cette traduction. (NdT)
1
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CONFÉRENCE
de couleurs composent une représentation donnée, que l’artiste
précise, en général, dans le nom du tableau : femme et oiseau,
femme écoutant de la musique, le cirque. Là, tout est graphique,
sans aucune espèce de tromperie pour la vue ou la sensibilité qui
la recueille comme un éventail. On regarde le tableau avec le
même abandon que lorsqu’on regarde un cadran de montre ou
qu’on écoute un son bref et monotone. On est dans la certitude,
dans le repos. C’est une peinture directe, un lieu de législation
simple et ajustée.
À cet instant précis, certains ont l’idée d’appuyer un peu plus
le regard sur un trait ou un rythme, et c’est alors comme si l’on
était lâché de la Panagra2 sur l’île de Pâques. Pour un rien, un petit
bout de doigt ou un petit rond rouge, tu glisses comme l’eau dans
l’entonnoir, et alors, bien malin qui te rattrape !
Une chose fort semblable se produisit dans la critique
anglaise face à la poésie brève et manifeste que nous sommes en
train de cerner. Tout allait parfaitement bien et l’on pouvait vivre
en paix sous le règne de la brave Victoria, lorsque parut la première édition intégrale de la correspondance de Keats. Si Lord
Houghton avait inséré de nombreuses lettres dans le livre qu’il
écrivit en 18483, le sens global du progrès poétique de John était
obscurci par le caractère incomplet et biaisé des textes, l’absence
de la correspondance amoureuse, etc. Du coup, la première stupéfaction vint de découvrir la poésie et la pensée de Keats dans leur
relation légitime. Pour Lord Houghton, John avait été une magnifique promesse avortée — dont témoignaient nombre de réussites
partielles —. Pour la critique postérieure et la critique contemporaine — Matthew Arnold, Bridges, De Selincourt, Sidney Colvin,
Bradley, Thorpe, Fausset, Middleton Murry, Amy Lowell —, Keats
montra la profondeur vertigineuse d’une expérience poétique
essayée et accomplie en quatre ans.
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3
Pan American Grace Airways. (NdT)
John Keats, Life and Letters (1795-1821). (NdT)
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Mon souci est ici de préciser cette expérience, de me pencher
sur une poétique impliquée dans ses vers et dans ses lettres. J’aimerais montrer, sur la vaste carte de cet archipel, les directions qui
mettaient le pilote sur ses voies ; extraire, de son carnet de bord,
les coups de sonde les plus profonds ; la trace, sur le bleu continu,
des fosses océaniques soupçonnées et mesurées.
Tout en m’éloignant de ce qui a déjà été vu, il me semble
nécessaire d’ordonner dans le sous-chapitre qui suit le progrès et
les mouvements de l’attitude poétique générale de Keats, avant de
m’arrêter sur ses aspects particuliers — qui transcendent la poésie personnelle et entrent dans une poétique absolue —. Le lecteur aura l’amabilité de se reporter à des pages antérieures quand
on fera référence aux poèmes ; quant aux lettres, je réserve délibérément pour cette partie certains textes en lien direct avec son
propos.
Récapitulatif pour le lecteur méthodique.
For what a height my spirit is contending !
Car à quelles hauteurs mon esprit aspire-t-il !
Keats, On leaving some friends at an early hour.
Entre 1815 et 1816, Keats écrit ses premiers poèmes significatifs d’une ingéniosité et d’une simplicité qui ne laissent pas soupçonner les eaux profondes qui le portent. Son attitude est celle du
désir ardent,
mais un désir imprécis, un désir pour le désir, une envie de se
mettre à courir, à vivre (avec cette opulente pauvreté qui est celle
de ce mot chez les adolescents).
Il est de tempérament actif, passionné, et chez lui la découverte de l’urgence poétique se manifeste comme un fait total (ceci
ne changera jamais), une façon d’être indifférencié qui tend à le
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CONFÉRENCE
confondre, à le mêler aux objets de son désir au lieu de l’abstraire
peu à peu, par un processus d’ankylose, du tout vers l’un.
Sa sensualité si agitée est simplement celle du XIXe siècle,
après avoir été celle des élisabéthains (premiers romantiques) et
celle de Milton. John est sensitif et non sensuel. Il pouvait utiliser
les sens, les sensations, comme des antennes captatrices de
notions qui entrent chez M. Smith par la voie raisonnante. « On
peut affirmer avec certitude que, de tous les poètes anglais, Keats
fut par nature le plus sensitif. Il sentait de tout son être… ».
Comme disait de lui Lowell : « Il pouvait palper la peine avec les
mains » (Thorpe, The Mind of John Keats, p. 63). Et à la lecture de
ceci on se rappelle son vers : « Le toucher a une mémoire… »
Puisque le monde qui l’entoure ne peut pas satisfaire une
sensibilité de cette tonalité4, en Keats s’éveille une nécessité imaginative, une libre répétition de ses désirs dans une projection
spirituelle qui crée pour lui les parfaits objets de ces désirs : la
roséité, la lunéité, la féminité. Comme il aspire à embrasser son
milieu, il entre dans les premiers poèmes avec le désir ardent de
le sentir et de l’explorer sur le plan de l’imagination en le répétant en plénitude. Et l’on voit très vite chez John que ses jardins
imaginaires sont antiplatoniciens : ici les Idées naissent des formes
sensibles, par la médiation poétique.
Clés de ce noviciat : Je me haussais sur la pointe des pieds, catalogue d’une nature soigneusement choisie, où il est rondement
proclamé que les légendes poétiques les plus délicates (Narcisse,
Endymion) naquirent du contact des poètes avec la nature, et le
saut sublimant, de la fantaisie. En même temps, Keats a découvert
que la poésie est — en tant que poème — chose verbale. On peut
être poète mais la poésie est une chose qui reste à dire. Spécialisation, découpage, nouveau terrain d’attaque. Et alors, ces vers :
4
Au sens étymologique de tension. (NdT)
JULIO CORTÁZAR
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In the calm grandeur of a sober line
We see the waving of a mountain pine.
(Dans la calme grandeur d’un vers sobre
on voit l’ondulation du pin dans la montagne.)
qu’il est temps pour nous de commenter. Le désir panique peut à
présent se matérialiser en une rencontre où le vers participe du frémissement du pin. Le poète jouissait de sa libre contemplation ; il
sait à présent qu’il ne s’accomplira en tant que poète que dans
cette rencontre fuyante et nécessaire.
(Dans la Lettre à Charles Cowden Clarke, l’approche, la
recherche de la forme se manifeste avec une plus grande amplitude. John est émerveillé par les voyelles spensériennes qui coulent avec aisance
And float along like birds o’er summer seas
[Et flottent comme des oiseaux sur des mers d’été]
Ensuite — nous le savons grâce au témoignage de ses amis — il
imaginera des théories phonétiques, un demi-siècle avant le symbolisme, avant René Ghil, des a noir, e blanc, i rouge… Il travaillera le
sonnet à la recherche pour lui d’une forme plus flexible. Il fera son «
alchimie du verbe » en silence, sans la mettre en avant comme si elle
était poésie au lieu d’être instrument… Quelle honnêteté !)
Keats avance ; dans le sonnet des débuts, Le Poète — exhumé
par Amy Lowell —, il est déjà en train de scruter de nouvelles
dimensions. Le poète est celui qui pénètre dans l’essence des
choses (bien que l’on ne nous dise pas ce qu’est cette essence).
Making him see, where Learning hath no light
(Le faisant voir, là où le Savoir est sans lumière)
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CONFÉRENCE
Ce vers anticipe Lamia et l’esprit des Odes ; conviction intuitive et en tant que telle terriblement claire et convaincante pour
John. Toute sa réflexion, sa lutte postérieure ne parviendra pas,
par bonheur, à la déraciner. Nous venons de le voir avec Hypérion.
De façon embryonnaire, donc, nous avons deux paires d’oppositions présentes dans la conception de sa réalité Poétique.
Elles sont comme un programme de jeu de boxe du Luna Park.
« Monde » vs. Création Imaginaire
Intuition Poétique vs. Savoir Intellectuel
La première est moins un combat qu’une restitution nostalgique de l’éden par la voie de l’imagination. Mais la seconde est
une guerre — et nous avons déjà vu et nous verrons encore à quel
degré d’intensité.
Les deux autres poèmes significatifs de la première période
s’enfoncent dans cette direction « sensuelle ». La Lettre à George
Keats confie un désir, un désir ardent de parvenir à « penser à la
manière des dieux »,
qui aura son écho trois ans plus tard dans La Chute d’Hypérion,
quand Monéta lui concède le don de « voir comme voient les
dieux ».
Or, être poète, c’est avoir des visions. John n’explique pas la
nature de ces visions, mais il explique bel et bien qu’elles sont poésie, et qu’elles se produisent sur un plan imaginaire-visuel. Lorsqu’il cite les visions de Spenser, il les fait siennes et il se perd
dans un itinéraire enflammé de gloire et de création. Mais alors,
montrant pour la première fois sa noire capuche,
un scrupule, un trouble moral :
Ah, my dear friend and brother,
Could I, once, my mad ambition smother,
For tasting joys like these, sure I should be
Happier, and dearer to society…
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(Ah, mon cher ami et frère,
si je pouvais, tout de suite, étouffer ma folle ambition
de goûter à de tels délices, je serais sans doute
plus heureux, et plus cher à la société.)
Et aussitôt, dans Sommeil et Poésie 5, son premier long poème,
le passage célèbre où, après avoir demandé dix ans pour s’immerger dans la poésie, il décrit avec quelle volupté il traversera le
royaume de Flore, jusqu’au jour où il devra lui dire adieu pour
accéder à une vie « plus noble ».
Where I may find the agonies, the strife
Of human hearts…
(Où je pourrais trouver les angoisses, les luttes
des cœurs humains…)
La guerre se complique. Á la nature (réelle ou imaginaire,
mais toujours dans sa beauté), s’oppose maintenant l’humanité, le
destin de l’homme, la douleur.
Nous sommes, à ce stade, en 1817, et John se plonge dans
Endymion. Le lecteur se rappellera qu’il s’en fut à l’Île de Wight
pour travailler, et qu’il écrivit de là-bas : « J’ai tellement médité au
sujet de la poésie que j’en perdis le sommeil… ». Buxton Forman
souligne à ce sujet une phrase de Dilke faisant référence à l’intensité des sentiments et des réactions de Keats en ce temps-là : son
abandon impétueux aux prestiges de l’instant, du paysage, du
mot. Lorsqu’il achève Endymion, il écrit à Bailey la splendide
lettre que nous avons étudiée au début (cf. p. 106 et s.) où est affirmée la vérité de l’imagination et de ses fruits, qui, parce qu’ils sont
beaux, sont vrais. Renonçant à la logique « consécutive », John
5
John Keats, Sleep and Poetry (1816). (NdT)
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CONFÉRENCE
saute tel un grillon d’une intuition à une autre, obéissant à une
« logique affective » (l’expression est de Benda) et parvenant à la
célèbre, et si mal comprise
invocation : « Oh, une vie de sensation plutôt que de pensée ! »
Et c’est aussi là que, pour la première fois et, en passant, il fait
allusion à son sentiment d’identification aux objets poétiques :
« Si un moineau vient à ma fenêtre, je prends part à son existence
et je becquette le gravier… ». Mais pour vivre en tant que moineau, il faut se perdre en tant qu’homme, dans une opération
magique ; et dans la même lettre déjà, bien avant et, semble-t-il,
sans relation avec celle qu’il écrira plus tard, John pressent une
différence essentielle entre l’homme qui a un je (« a proper self ») et
celui qui agit comme une substance chimique éthérée, puissant
mais sans individualité, prêt à s’aliéner.
Tout cela avance parallèlement aux découvertes réalisées
grâce à Endymion : « Fellowship with essence », participation à l’essence, degrés sensuels vers une oneness qui atteint son intensité
maximale
(autre notion importante dans sa poétique)
dans l’amour et dans l’amitié — dans les formes suprêmes
d’humanité —. (Voir le fragment aux p. 112-113.) Mais ces formes
sont suprêmes parce qu’elles sont self-destroying, c’est-à-dire, destructrices du « je » ; parce qu’elles engendrent de l’oneness, de la
plénitude dans l’essentiel, être soudain moineau, ou rose, ou
licorne, ou être en train de regarder Hélène de Troie, ou être ce
petit morceau de savon qui se dissout en bulles.
Et tout cela confus et sans ordre, à vingt ans, avec la fièvre.
Mais ce « désordre » (mot qui naît d’un revers de manche
conceptuelle, maman dialectique qui se tient, courroucée, à la
porte de ces obscurs survenirs) se résout sans scandale pour
peu qu’on le considère du point de vue de son ordre intuitif
très spécial. Ce que John est parvenu à voir, c’est que l’état de
JULIO CORTÁZAR
605
tension affective maximale (l’imagination, les « affections du
cœur », l’instinct, le désir ardent, tout ce qu’il résume par « sensations » étant en alerte) est cet état dans lequel le monde et
l’homme cessent de se donner comme contradictoires ou complémentaires. Le poète est celui pour qui le paradis n’est point
perdu. Pour marcher sur sa pelouse il faut la rencontre, dans un
cœur, de l’intensité affective et de la liberté poétique.
Pour mieux préciser l’importance que donne Keats à l’intensité
de vision et de création, que le lecteur remonte aux pages 115 et s.
Là aussi il trouvera une référence à un nouveau progrès dans la
certitude accompli en réalisant la prouesse d’Endymion : ce que
John appela « capacité négative » (Lettre à George Keats, 21-12-1817),
et qui revendique pour toujours (et si longtemps avant Baudelaire !) le droit d’exprimer la vérité poétique à l’état pur, sans
« ergo » ni enchaînements intellectuels.
Cette confirmation — « chez un grand poète, le sentiment de
la beauté dépasse toute autre considération… » — John ne la postule pas dans un esprit d’anti-intellectualisme. Son intention est
d’indiquer une fois pour toutes le domaine de vérité très spécial de la
poésie6. (La critique française insiste pour dater la prise de
conscience de la poésie en tant que poésie, à partir de Baudelaire ;
une étude attentive de Keats lui montrerait que les notions essentielles surgissent avec lui — même si l’oubli les dissimule jusqu’à
la fin du siècle.)
Pour ce qui concerne Endymion comme progrès dans la
connaissance poétique, nous avons déjà vu au moment requis
que le poème n’est pas une tentative de « spiritualisation » en
vogue, et qu’en dépit de sa symbolique confuse, il en surgit
l’idée du poète confondu, mêlé avec le monde après une longue
errance — dans le double sens du terme —, et mûr dès lors
pour assumer pleinement sa réalité, son paradis sans dichoto6
J’emprunte cette expression juste à Henri Maldiney, qui l’utilise dans
son « Introduction à Tal Coat » (Les Temps Modernes, n° 50).
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mies ni renonciations. Les ardeurs précoces (fuite, vol sublimé
de l’imagination) enserrent peu à peu, avec fruit, l’héritage du
poète. Il faut admettre, il faut consentir. Et la douleur, et le cancer
des femmes, et le mal lâché dans les rues, et la fumée des cheminées, et la gorge qui racle, douloureuse. John ouvre la porte,
vigilant, et attend. Endymion répond à l’énigme diurne, le reste
doit attendre son heure de passage.
En 1818, la veille se comble de certitudes, se prolonge en de
nouveaux problèmes ; tant la poésie que les lettres sont chargées
de lucidité poétique qui avance dans l’archipel et le sonde. Voyez
comme il fait face au problème de ce qui est imperfectible en
l’homme, la nécessité de vivre avec (qui durant son adolescence,
âge des absolus et des intransigeances, lui avait paru insurmontable et angoissante) : « La voie sûre… c’est de connaître d’abord
les défauts d’un homme, et puis de rester passif, et si après cela il
vous attire peu à peu vers lui, alors vous n’avez plus aucun pouvoir de rompre ce lien » (23-1-1818)7. Il n’y a pas de pouvoir, bien
sûr, contre les « affections du cœur » qui sont « sacrées ». Quelle
morale normative pourrait briser l’amour — qui transforme les
défauts en qualités ? Mais c’est encore plus profond, il existe une
morale affective comme il existe une logique affective. La conciliation du poète avec les plans douteux de son monde — surtout avec
l’« humanité », combien plus complexe que la rose ou la grive —
ne peut surgir que de cette prétention poétique à l’irrévocable.
John exige au préalable de « connaître les défauts d’un homme »,
c’est-à-dire de le juger avec la morale et la raison ordinaires.
Ensuite, passivement (« le poète doit être passif et réceptif »), on
attend le jugement du cœur, des « sensations » ; ce n’est donc pas
niaisement que l’on accepte son prochain ; le lien, s’il existe, est
un contact par les essences humaines, en deçà du montage axiologique et social. Quant à la « certitude » que cette morale affective
7
Lettre à Bailey du 23-01-1818. (NdT)
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est valide, John vient de nous montrer que le poète est celui qui
s’appuie sur la « capacité négative », qui n’a pas besoin de
« preuves » pour savoir que le rêve adamique est véridique.
À cette époque — comme expression de cette expérience — il
écrivit son curieux poème Bienvenue soit la joie, bienvenue soit la
peine où aux polarisations de l’évidence logique s’oppose une
volonté de les résoudre, de briser effectivement le principe de contradiction. (Le lecteur se souviendra que l’on parle longuement de
cela aux pages 329 et s.) Simultanément, un autre poème, le Dieu
de Midi, confirmait un être-au-monde inaliénable, une vocation terrestre au milieu de la peur, la belle peur du courageux.
Vient ensuite un manifeste. John s’ennuie du verbiage, des
bas-bleus, du godwinisme et des métaphysiques à la mode ciselées et rimées. Il proclame explicitement face à Reynolds quelque
chose qui, bien que cela soit inhérent à tout grand poète, requit
encore un demi-siècle pour accéder à la conscience publique :
« On peut sans doute affirmer que nous devons lire nos
contemporains, que Wordsworth &c devraient recevoir de nous
ce qui leur est dû. Mais devons-nous, au nom de quelques rares
passages imaginatifs ou domestiques d’une grande beauté,
accepter de force une philosophie engendrée par les lubies d’un
Égotiste ? [Il fait allusion à Wordsworth, grand patron du trottoir]. Nous haïssons toute poésie qui exprime un projet par trop
évident… La poésie devrait être quelque chose d’à la fois grand
et modeste, une chose qui vous pénètre l’âme, sans que ce soit
elle-même qui l’effraye ou le trouble, mais seulement son
thème. Comme elles sont belles, les fleurs qui se tiennent en
retrait ! comme elles perdraient de leur beauté si elles s’attroupaient sur la grand-route en s’exclamant : “Admire-moi, je suis
une violette ! Adore-moi, je suis une primevère !…” Pourquoi
devrions-nous être de la tribu de Manassé alors que nous pouvons aller à l’aventure en compagnie d’Ésaü ? » Et il confronte
immédiatement le petit monde des poètes égotistes à celui d’un
Shakespeare et d’un Milton, en utilisant une magnifique compa-
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CONFÉRENCE
raison : « Il n’est pas un moderne qui ne gouverne son minuscule État tel un Électeur de Hanovre, et ne sache combien de
brins de paille l’on balaie chaque jour des chaussées de ses
domaines… Les anciens étaient Empereurs de vastes provinces,
ils ne connaissaient que par ouï-dire les plus retirées et ils ne se
souciaient guère de les visiter » (3-2-1818)8. Si cela put, à son
époque, sembler exagéré voire scandaleux aux yeux de Reynolds,
notre perspective donne raison à Keats ; à côté du monde de
Milton, celui de Wordsworth paraît bien étriqué9. La fatuité
wordsworthienne, la petite particule je qui s’étire dans un
poème jusqu’à l’asphyxier, sont moins que rien face au silence
divin d’un Shakespeare dans son œuvre ; en voilà un autre qui
achève sa Genèse sans apposer sa signature au bas du tableau.
Ce manifeste rend explicite, par ailleurs, la répugnance de Keats
à l’égard de toute forme autobiographique de poésie, et combien
peu « romantique » est son propos, en ce sens. Il pressent avec
acuité que lorsqu’on commence par la confession, on finit par la
pro-fession.
Quelque temps plus tard, Reynolds va recevoir une autre
lettre. Mais ici déjà la transcription partielle ne peut pas aider à
comprendre le chemin intuitif de John dans sa démarche poétique. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans de telles lettres, c’est leur
absolue spontanéité, puisqu’il les écrit à un ami et sans le
moindre soupçon d’une publication ultérieure. Il ne soigne pas
les apparences, il ne balise pas les itinéraires ni ne jette de faciles
ponts discursifs. Il avance à coups secs de rame et de gouvernail,
Lettre à John Hamilton Reynolds du 03-02-1818. (NdT)
Quant à celui de Shelley, en 1818, seuls Alastor et quelques poèmes
mineurs pouvaient être parvenus à Keats qui, par ailleurs, ne s’accordait guère avec lui, par tempérament, et n’aurait pu lui rendre justice
qu’après le Prométhée libéré. Le « prosélytisme » et le « perfectibilisme »
du Shelley d’alors le situaient, dans la pensée de Keats, parmi tous
ceux qui écrivaient avec « un projet manifeste ».
8
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en obéissant. Gide rappelait une phrase de Montesquieu : « Pour
bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires ». Ici, John en a
tant sauté que ce n’est qu’en reprenant son cheminement, en
sympathie avec lui, que l’on peut s’apercevoir du point auquel sa
situation de poète en 1818 se trouve résumée dans cette lettre :
Mon cher Reynolds,
L’idée m’est venue qu’un homme pourrait passer une vie fort
agréable de la manière suivante : qu’il lise un certain jour une certaine
page de pure poésie ou de prose distillée et qu’il vagabonde en sa compagnie et la médite10, qu’il l’habite, la réfléchisse et prophétise à son
sujet, et qu’il rêve sur elle, jusqu’à ce qu’elle devienne rance… Mais
quand le deviendra-t-elle ? Jamais. Lorsque l’homme est parvenu à une
certaine maturité intellectuelle, n’importe quel passage qui témoigne
d’une élévation spirituelle lui sert de point de départ vers les « Trentedeux Palais ». Quel bonheur recèle pareil « voyage de la pensée », quelle
indolence délicieuse et diligente ! Un petit somme sur un sofa n’y fait
point obstacle, et une sieste sur le trèfle enfante des suggestions
célestes — le babil d’un enfant lui donne des ailes, et la conversation de
l’âge mûr l’énergie pour aller au-delà — un accent musical mène vers
un « coin étrange de l’Ile »11 et lorsque les feuilles murmurent, elles
parent la terre d’une ceinture12. Et ce contact rapide avec de nobles
livres ne signifie nulle irrévérence à l’égard de leurs auteurs : car les
honneurs rendus à l’homme par l’homme ne sont peut-être que bagatelles en comparaison des bienfaits apportés par les grandes Œuvres
par leur simple existence passive à « l’esprit et à la pulsation du bien »13.
La mémoire ne devrait pas être appelée connaissance. Nombreuses sont
les personnes dotées d’un esprit original qui ne le pensent pas
— emportés qu’elles sont par l’habitude. Or il me semble que presque
10
Les deux verbes « vagabonder » et « méditer » traduisent deux verbes
employés par Cortázar pour expliciter le double sens du verbe anglais
« wander ». (NdT)
11
La Tempête, I, 2, 233.
12
Le Songe d’une nuit d’été, II, 1, 175.
13
M. Buxton Forman renvoie à The Old Cumberland Beggar, de Wordsworth, d’où provient cette image.
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CONFÉRENCE
tout homme peut, comme l’araignée, filer à partir de sa propre intériorité14 sa propre citadelle aérienne — Les extrémités des feuilles et des
brindilles sur lesquelles l’araignée prend appui pour entreprendre son
ouvrage sont en petit nombre et cependant elle emplit l’air d’un splendide réseau. L’homme pourrait aussi se contenter de quelques points
auxquels accrocher la splendide toile de son âme et tisser une tapisserie
empyréenne — pleine de symboles pour son regard spirituel, de douceur
pour son toucher spirituel, d’espace pour ses pérégrinations, et de luminosité pour la volupté de ses sens. Mais les esprits des mortels sont si différents et enclins à des parcours si divers que l’existence d’un goût commun et d’une solidarité entre deux ou trois peut, si l’on admet ces
postulats, paraître de prime abord impossible. C’est pourtant tout le
contraire. Les esprits ont beau se quitter pour prendre des directions
opposées, leurs routes s’entrecroiseraient en d’innombrables points, et ils
se reconnaîtraient et se salueraient au terme de leurs parcours. Un
vieillard et un enfant se parleraient et le vieillard serait mis sur son chemin cependant que l’enfant demeurerait à méditer. L’homme ne devrait ni
discuter ni affirmer mais murmurer à son voisin ses résultats, et ainsi,
chaque germe d’esprit absorbant la sève d’un céleste humus, chaque être
humain pourrait s’élever et l’Humanité, au lieu d’être une lande sauvage
de ronces et d’épineux avec, çà et là, dans le lointain, un chêne ou un
sapin isolé, deviendrait une grandiose démocratie d’arbres forestiers.
C’est une vieille comparaison destinée à nous aiguillonner que celle de la
ruche : il me semble toutefois que nous devrions plutôt être la fleur que
l’abeille ; car c’est une idée fausse, que l’on gagne plus à recevoir qu’à
donner. Non, celui qui reçoit et celui qui donne sont égaux au regard des
bienfaits. La fleur, je n’en doute pas, reçoit une belle récompense de
l’abeille — ses pétales rougissent avec plus de profondeur au printemps
suivant... Et qui peut dire lequel, de l’homme ou de la femme, éprouve la
plus grande jouissance ? Il est plus noble cependant de rester assis
comme Jupiter que de voler comme Mercure ; ne nous hâtons donc pas
d’aller butiner, bourdonnant d’un lieu à l’autre comme des abeilles impatientes et partant de la certitude de ce qui mérite d’être visé ; ouvrons plutôt nos pétales comme une fleur, soyons passifs et réceptifs — fleurissant
Cortázar ne traduit pas le terme anglais « inwards » par « intériorité »
mais par « entrailles », ce qui radicalise d’autant l’image. (NdT)
14
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patiemment sous l’œil d’Apollon et prêts à recueillir les suggestions de
tout noble insecte qui nous fera la faveur d’une visite. La sève sera notre
nourriture et la rosée notre breuvage. J’ai été amené à ces pensées, mon
cher Reynolds, parce que la beauté du matin me poussait à l’oisiveté. Je
n’ai lu aucun livre : le matin m’a dit que j’avais raison. Je n’avais d’autre
idée en tête que celle du matin lui-même et la grive m’a dit que j’avais raison — semblant dire :
(À la suite de ces lignes se trouve le poème déjà transcrit et
qui donne admirablement en poésie l’esprit matinal de ce message) (19-12-1818)15.
Il n’est pas difficile d’extraire des « idées » de telles lettres,
mais si on les lit intégralement on découvre que les idées et les
sentiments prosodiquement isolés forment déjà ici la toile d’araignée d’ensemble, une appréhension qui ne peut se communiquer
que par sa voie poétique naturelle. Malgré tout, des points précis
marquent un nouveau progrès de Keats : la grive enseigne la
vanité qu’il y a à courir après la connaissance. Effleurant à nouveau une intuition qui sera, un jour, Lautréamont, Keats guette
une poésie totale, « collective ». Il suffirait seulement (quel prélude à l’individualisme existentiel de notre époque !) que chaque
homme
tout simplement, sans valeurs données, sans normes héritées,
file à partir de sa propre intériorité sa propre citadelle aérienne.
Un rien suffit alors : du soleil, un cri joyeux, une seule page
d’un livre… et le reste est la toile, l’œuvre personnelle, sans
« connaissance » mémorisée. John affirme, puérilement et magnifiquement, que la somme de ces individus déboucherait sur une
réunion : la grande démocratie des forêts.
On peut déjà remarquer que la formule de cette période,
« penser tant et tant au sujet de la poésie », n’était pas seulement une
15
Lettre à Reynolds du 19-2-1818. (NdT)
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CONFÉRENCE
façon de parler. Les lettres se succèdent, riches et joueuses, les
insectes des visitations se pressent vers la fleur passive et réceptive.
La nouveauté suivante consiste en deux « axiomes » — « du centre
desquels je suis encore très éloigné » — : Le premier
« Je pense que la Poésie devrait surprendre par un bel excès et
non par sa singularité »,
est important. Singularité est pris dans le sens d’extra-ordinaire, d’insolite, d’exotique, et l’on comprend cette distinction
chez Keats,
ennemi de tout truc facile, des « orientalismes » à la mode
(Byron, Lalla Rookh — paru l’année précédente —, La malédiction
de Kelama, etc.),
et chez qui les éléments thématiques sont toujours tirés de sa
circonstance simple et quotidienne — ou de la mythologie grecque
qui avait droit de cité chez toutes les intelligences occidentales.
L’axiome complet est subtil : « La Poésie devrait surprendre
par un bel excès et non par sa singularité… Elle devrait frapper le
lecteur comme une formulation de ses propres pensées les plus hautes et
lui apparaître pour ainsi dire comme une réminiscence… »
Et un deuxième axiome : « Si la Poésie ne vient pas aussi naturellement que les feuilles sur un arbre, mieux vaut qu’elle ne
vienne pas du tout »16.
Ce n’est pas là une théorie bon marché de l’« inspiration » ; le
lecteur peut se pencher sur le travail de correction perpétuelle de
John, sur les « états » de chaque poème dans l’édition monumentale de Garrod. La naturalité qui y est revendiquée est la naturalité des Odes, le saut libre ; mais aussi la naturalité concertée de
La Veille de la Sainte Agnès ou des sonnets. C’est, en somme, une
fidélité réciproque du poète et de sa poésie, coïncidence, séquence,
accomplissement — comme la feuille accomplit l’arbre et l’arbre
la porte et la nourrit —. Thorpe, qui a très bien étudié cet aspect,
reproduit une application pratique de l’axiome dans une des
16
Lettre à John Taylor, 27-02-1818. (NdT)
JULIO CORTÁZAR
613
proses critiques que John parvint à publier périodiquement dans
des journaux en 1817. Le passage apporte un éclairage non seulement sur son thème, mais aussi sur son auteur :
« [Il s’agit des œuvres « historiques » de Shakespeare.] Elles sont
écrites avec une vigueur immense, mais leur respect de la norme
entravait la main de Shakespeare. Des circonstances particulières
l’obligeaient à rester sur la voie royale, et ne lui permettaient pas de
s’aventurer dans des ruelles sinueuses ou enchevêtrées, pour arriver
subitement et librement dans les champs désirés. La poésie se
montre en général avec des fers et des menottes, enchaînée aux faits,
incapable de se libérer ; elle ne peut s’échapper de la prison de l’histoire, ni se mouvoir sans nous perturber par le grincement de ses
fers. La poésie de Shakespeare est en général libre comme le vent —
une parfaite créature des éléments, ailée et éclairée d’une douce
lumière. La poésie doit être libre ! Elle appartient à l’air, pas à la
terre ; et plus elle plane haut, plus elle est proche de sa demeure. La
poésie de Roméo et Juliette, de Hamlet, de Macbeth, est la poésie de
l’âme de Shakespeare, pleine d’amour et de divine fantaisie. Elle ne
connaît pas d’obstacle à sa délectation, “elle va là où bon lui
semble”, et elle demeure, cependant, comme un songe perpétuel et
doré dans le cœur de tous les hommes. La poésie de Lear, Othello,
Cymbeline, etc., est la poésie des passions humaines et des affections,
que le pouvoir du poète rend presque éthérées. En revanche, la poésie de Richard, Juan et des Henri est un mélange d’imaginaire et
d’histoire, c’est de la poésie, oui, mais très souvent une poésie qui
déambule dans les chemins de Londres. »
Autrement dit, on atteint la liberté poétique quand il y a une
« poésie de l’âme », et cette liberté comprend la notion de naturalité. Il ne s’agit ni d’« inspiration » ni de « raptus ». La poésie doit
être naturelle comme le sont les feuilles, mais toute feuille est une
lente et minutieuse création de l’arbre.
(Une phrase subtile révèle la façon mallarméenne selon laquelle
John comprenait le succès poétique, quand il fait remarquer
614
CONFÉRENCE
« les innombrables compositions et décompositions qui ont
lieu entre l’intellect et ses mille matériaux, avant d’arriver à cette
perception de la Beauté tremblante, délicate, comme faite de
corne d’escargot » [8-4-1818].)
À l’ardeur anxieuse succède peu à peu cette attitude d’équilibre
spontané face à son monde. À une première conception transcendante de la poésie s’incorpore le sentiment d’œuvre, selon lequel
l’homo faber est le centre, l’architecte et le soutien de sa propre
sphère. Dans une lettre à Bailey, lui signalant son impartialité et son
abstention en matière religieuse, il précise : « Je suis parfois tellement sceptique que j’en arrive à penser la poésie comme un simple
feu follet, divertissement pour celui que son éclat surprend ». Et il
ajoute ce terrible soupçon, si proche déjà des nôtres : « Toute quête
mentale ne tire sans doute sa réalité et son prix que de l’ardeur que
l’on y consacre… et n’est en elle-même qu’un néant » (13-3-1818)17.
Maintes et maintes fois le problème de la conciliation des « sensations » avec l’« aimant de la consécution logique » revient se poser. Et
c’est à cette époque que naît l’Épître à Reynolds avec son obscure
chute dans les bas-fonds que nous avons déjà montrée, et la découverte que les simples couples dialectiques du début ne sont pas si
simples, que le rejet de la « connaissance » ne suffit pas à éloigner la
prose du monde, mais que les visions les plus horribles, la présence
du mal et de la mort, habitent avec plus de force encore l’« imagination »… la poésie. Et qu’il ne reste plus de château pour celui qui vit
éveillé et qui regarde autour de lui avec lucidité.
(Je sais que ce chemin d’acceptation progressive est en somme
celui de tout homme qui avance dans la vie. Chez Keats, il revêt
cependant une dimension différente, parce qu’il n’est pas le fruit
de la simple expérience, de l’habitude, qui nous montre peu à peu
les fêlures des vases et l’envers des tapisseries ; chaque pas du
jeune poète vers l’admission d’un univers est une dure victoire
17
Lettre à Bailey du 13-03-1818. (NdT)
JULIO CORTÁZAR
615
sur lui-même. Il nous arrive, à nous autres vulgaires, de perdre nos
illusions ; lui les écartait de lui d’un mouvement douloureux et
délibéré. L’homme vérifie qu’il change à mesure qu’il découvre, a
posteriori, le changement. [Soudain il s’émerveille : « Et dire que je
croyais en la fraternité humaine et que Toscanini était parfait ! »]
Keats, en revanche, est cette conscience du genre de celle d’un
Monsieur Teste, cette réflexion quotidienne ; je ne sais aucun
changement dans son attitude face au monde qui ne trouvât en
lui-même son témoin présent, son examinateur.)
Il précisait peu à peu une constante poétique, un point dans
lequel les éléments irrationnels qui lui avaient parfois paru suffisants pour avancer en direction de son oneness avec la réalité, s’épurent et s’affinent en s’équilibrant avec une démarche rationnelle —
qui ordonne et choisit a posteriori, recompte les prisonniers et fait
l’inventaire du butin —. En mai 1818, il peut établir cette distinction
révélatrice : « Je sais que si j’étudiais les sciences naturelles ou revenais à la médecine, cela ne produirait pas la moindre différence dans
ma poésie ; …un vaste savoir est nécessaire aux gens qui pensent »
(3-5-1818)18. Et il s’efforce avec ardeur d’être impartial et juste face à
l’évidence que son cœur continue de rejeter en partie, et qui donne
à sa méditation d’alors cette tension si particulière. (Cf. pages 170-174
où l’on commente cette lettre décisive et l’état d’esprit de Keats lorsqu’il l’écrivit.) Son expérience lui permet de concevoir allégoriquement le progrès spirituel comme une maison de plusieurs pièces. La
première chambre est la chambre de l’enfant ou de l’absence de
pensée, de laquelle on passe insensiblement à la deuxième « que
j’appellerai chambre de la pensée vierge » (Chamber of MaidenThought), « où l’on s’enivre de la lumière et de l’atmosphère, on ne
voit plus que d’agréables prodiges, et où l’on songe à s’attarder pour
toujours en plein délice… »19.
18
19
Lettre à John Hamilton Reynolds, 3-5-1818. (NdT)
Lettre à John Hamilton Reynolds, 3-5-1818. (NdT)
616
CONFÉRENCE
(C’est-à-dire, selon une stricte analogie, le « royaume de Flore »
de Sommeil et Poésie.)
Mais alors « parmi les effets qu’engendre le fait de respirer
cette atmosphère, il en est un, terrible, qui est d’aiguiser la pénétration de notre vision du cœur et de la nature de l’homme…, de
convaincre nos nerfs que le monde est plein de Malheur et de
Déchirements, de souffrance, de maladie et d’oppression… Ce qui
fait que cette Chambre de la pensée vierge s’obscurcit graduellement et que, en même temps, de nombreuses portes commencent à
s’ouvrir sur tous ses côtés… mais toutes sombres et conduisant à de
sombres passages… Nous ne voyons pas l’équilibre entre le bien et
le mal. Nous sommes plongés dans le brouillard. Nous [Reynolds et
lui], nous nous trouvons maintenant dans cette position. Nous sentons “le fardeau du mystère”… Mais si nous continuons de vivre et
de penser, nous aussi nous explorerons ces passages... » (13-4-1818).
Et cela équivaut, dans Sommeil et Poésie, à la transition qui mènera
le poète du royaume de Flore jusqu’à une « vie plus noble » où il
pourrait rencontrer les désirs ardents et les conflits du cœur
humain » (Middleton Murry a très intelligemment souligné un autre
parallèle : celui entre cette lettre et le commencement de La Chute
d’Hypérion. Cf. Keats and Shakespeare, p. 173).
Une telle chose implique-t-elle une forme de résignation, de
soumission, même à un haut niveau d’humanité ? L’homme est
l’animal qui se cherche des excuses, qui s’explique. Cette « éducation sentimentale », cependant, n’est pas une pilule dorée mais
une vision totale de la circonstance au centre de laquelle se
trouve l’homme. Et s’il restait un doute, que l’on relise le souschapitre Être-au-monde, où est analysée l’idée keatsienne du
monde comme « vallée où l’âme se façonne », mise à l’épreuve où
la monade dépourvue d’individualité parvient à accéder à travers
la douleur et l’effort, passant ainsi de l’existence à l’être.
Lorsque s’achève l’année 1818, qui contient la période la
plus passionnée de la méditation poétique de Keats, il peut la
JULIO CORTÁZAR
617
résumer dans ces belles lignes d’une lettre à Hessey — où il
s’agit d’Endymion :
« J’écrirai en toute indépendance — J’ai écrit en toute indépendance mais sans discernement — À partir de maintenant, je suis
capable d’écrire dans l’indépendance et avec discernement. — Le
Génie de la Poésie doit trouver son propre salut en l’homme : il
ne peut être amené à maturité par des lois et des préceptes, mais
par la sensation personnelle et l’attention vigilante à soi-même.
Ce qui est créateur doit se créer soi-même » (8-10-1818)20.
Fidèle à son tempérament, il affirme que la « sensation » est la
pierre angulaire de l’édifice poétique ; on sait déjà que pour lui,
est « sensation » tout ce qui est intuitif, les « affects du cœur », le
saut poétique pour appréhender le monde. Et à la sensation
s’ajoute maintenant la vigilance — watchfulness — qui implique le
discernement, le judgement précédemment cité. Il ne suffit pas de
sentir, il faut être éveillé et alerte pour diriger les sensations. La
flèche ne s’accomplit en tant que flèche que lorsqu’elle se plante
dans la cible. Et, à ce stade, Keats sait que ce n’est pas n’importe
quelle cible qui mérite la flèche du saut poétique.
(C’est de là que surgit — par extension et malentendu — sa
méfiance chagrine envers l’« indolence », l’assoupissement soudain
qui produit le divorce entre les « sensations » et la « vigilance ».
Comme Valéry, il veut que sa poésie surgisse face à lui et non dans
les moments d’inattention, dans les irruptions du demi-sommeil.
Mais c’est ainsi que naîtront les Odes, de la même manière que
naquit aussi la mise en route du Cimetière marin.)
Vers la fin de cette année cruciale, John détient les clefs, « le lieu
et la formule ». Le lieu, c’est la terre, maintenant que le ciel et les
« choses éthérées » sont pour lui une présence terrestre et actuelle
plutôt qu’une tendance adolescente à la fuite. La formule, il l’appelle
20
Lettre à J.A. Hessey, 08-10-1818. (NdT)
618
CONFÉRENCE
« Beauté », connotant ainsi des sensations poétiques que la vigilance
accepte et corrobore. Il peut soudain parler sans emphase de « la
puissante idée abstraite que j’ai de la Beauté en toute chose »,
comme étant la raison et la force de sa vie en poésie, de son refus
des conformismes. Qu’est-ce que la Beauté pour lui ? Rien qui
puisse être défini, une certitude qui habite les vers d’Endymion,
ouverts à la conviction qu’une chose belle est une éternelle jubilation. J’utilise une référence de Thorpe : la beauté est à peu près cette
conception subjective de la vérité atteinte par la perception imaginative.
« Je ne peux être sûr d’une vérité quelconque que si je perçois clairement sa Beauté — … et je me considère trop jeune d’esprit encore
pour avoir cette puissance de perception… » (16-10-1818/4-1-1818)21.
Jusqu’à la fin, la preuve de la vérité sera pour John une preuve par la
beauté. Et seul le « sentir » peut apporter cette certitude.
L’année de la grande poésie, 1819, prouve que John est dans la
certitude (dans ce qui est certain pour lui et qui compte), à tel
point que le débordement lyrique dépasse et annule pratiquement toute « poétique » réflexive. Ses lettres contiennent de
moins en moins de « spéculation » autour du fait poétique.
L’heure de l’accomplissement noyait toute espèce de doute, surmontait les conjectures et les hésitations.
Ici et là apparaissent, néanmoins, des phrases épistolaires qui
complètent cet itinéraire spirituel si attentif à lui-même, si
réflexif. Une lettre d’août 1819 (les grandes Odes sont déjà nées)
apporte cette simple phrase : « Chaque jour qui passe me
convainc davantage que le bien écrire suit immédiatement le bien
agir, et qu’il n’y a rien de plus haut en ce monde » (24-8-1819)22. Si,
d’un côté, cette hiérarchisation entre l’action et l’écriture montre
la nostalgie de tout contemplatif pour l’action pure (nostalgie qui
se renverse en son contraire, et dont la dialectique est le drame
21
22
Lettre à George et Georgiana Keats, 16-10-1818. (NdT)
Lettre à John Hamilton Reynolds, 24-08-1819. (NdT)
JULIO CORTÁZAR
619
d’un T.S. Lawrence et d’un Rimbaud), d’un autre côté elle prouve
que pour John la forme naturelle de son action est l’œuvre écrite,
sans idées vaines et vagues d’« activité »,
mot qui, comme « vivre », recouvre en général le vide retentissant et agité d’un être dans le monde qui ne cherche pas à savoir
pourquoi ou à quelle fin.
Il admet ainsi que bien écrire est le point culminant qui suit
immédiatement le bien agir ; mais il n’y a pas de nostalgie dans
cette démission parce que, sous-jacent à la dualité, un courant de
certitude les unit toujours dans l’âme du poète. Son écriture est
son agir, la forme d’action qui lui est propre et nécessaire. (JeanPaul Sartre souligne que l’écrivain est celui qui choisit une
« forme secondaire de l’action » ; Keats aurait pu lui dire que le
choix ne se fait pas en tant que forme secondaire mais en tant
qu’action sur le plan expressif ; ce n’est que si on les regarde de
l’extérieur et normativement — comme le font Sartre dans Qu’estce que la littérature ? et John dans cette lettre que je cite — que
l’on peut situer l’agir et l’écrire sur des plans hiérarchiques. Et il y
a de plus, ici, une erreur ancienne, car le sens d’action résonne
(chez Sartre et chez Keats) d’un tintement moral, un écho de
« faire le bien » dans ses formes les plus variées. On ne parle pas
de l’action pour l’action, de l’écureuil tournant dans la cage ; on
fait allusion à l’« homme qui s’avance vers l’homme », etc. En tant
que le « bien écrire » est ici pour Keats une œuvre, et la preuve en
est qu’il ajoute immédiatement : « le Paradis perdu m’apparaît
comme une merveille à chaque fois plus grande ». Si l’on se rappelle qu’il avait, avec un courage clair, affirmé face à Wordsworth et
Shelley l’obligation du poète de faire le bien avec son œuvre, par
l’œuvre même, sans morales ni moralités, on comprendra ce que je
cherche à dire quand je parle de ce courant secret qui résout la
fausse dichotomie dans une réussite qui la dépasse. C’est sans
aucune sensation de fuite ou d’infériorité morale que Keats pourra
affirmer un jour : « Je ne suis utile qu’à la littérature » (22-9-1819).
620
CONFÉRENCE
Mais alors — dans l’acte poétique final de sa vie créatrice —
John voulut opérer depuis le poème même, qui lui semblait suffire comme entité satisfaisante et accomplie,
un pas, une transcendance vers le monde souffrant de
l’homme. Il voulut voir (et cela prend le nom d’Hypérion et surtout
de La chute d’Hypérion) si sa poésie le projetait vers une togetherness, une com-passion directe, d’acte et de présence, une acceptation telle qu’elle lui permettrait d’avancer au-dehors de la poésie
vers une oneness finale, une réconciliation absolue avec le monde.
Il ne le put pas, et il se tut. Il ne voulut ni mentir ni se mentir.
Il ne voulut pas remplacer une compassion par une philanthropie
facile. Les degrés du savoir (si durement et si lucidement atteints
depuis la poésie) l’habilitaient à appréhender l’ethos, pour découvrir un ordre éthique dans un monde intuitif qui n’avait eu
d’autre loi que l’esthétique. Quand John accéda à cette étape
finale, après un courageux progrès de l’intérieur jusqu’au-dehors
de la poésie,
après s’être méfié de la permanence exclusive dans le poétique (qui chez lui, fils de son temps, se confondait avec l’esthétique) et après avoir douté de l’honnêteté de cette permanence
peut-être égoïste, peut-être hédoniste,
alors, comme dans un cri dont la voix manque pour le contenir et qui s’exprime par un silence épouvantable,
John brise la double tentative d’Hypérion et s’en remet à sa
vérité
la sienne, la vérité qui est beauté, l’heure zénithale dont il ne
doit pas sortir.
En ces jours d’épreuve finale, il sut qu’il était les Odes, qu’il
était Endymion. Il me semble presque déloyal que les préjugés de
la critique en vogue cherchent à le montrer comme un candidat à
l’accès à une poésie « philosophique » que la maladie aurait surpris au moment où il posait le pied sur le seuil d’une sagesse. Non,
en cette heure d’épreuve et de rejet, John se retourne vers luimême avec des certitudes déjà devenues immuables :
JULIO CORTÁZAR
621
il sait à présent que son affirmation (« je ne suis utile qu’à la
littérature ») est vraie,
qu’il est condamné à n’être pas un « caractère », un individu
aux traits définis et inséré dans un ordre de valeurs morales,
que son honnêteté ultime consiste à être fidèle à ce manque
d’« individualité » pour mieux assumer les essences d’une réalité
multiforme,
et que l’égoïsme du poète lorsqu’il demeure sur son plan et à
résister à la cité, est sa véritable togetherness, sa rencontre et sa
réconciliation.
Et ceci explique que plus tard, dans la dernière année de sa
vie, il puisse dire à Shelley les mots célèbres : « Un artiste doit servir Mammon ; il doit “se concentrer sur lui-même”, être égoïste
peut-être »23. Tout son sang et sa douleur et sa bonne foi passent à
l’arrière-plan d’un message qu’aucun poète ne peut manquer de
comprendre.
Julio CORTÁZAR.
(Traduit de l’espagnol par Osanna Balian.)
23
Lettre à Percy Bysshe Shelley, 16-08-1820. (NdT)

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