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Minorations, minorisations, minorités. Etudes exploratoires Textes réunis par Dominique Huck Cahiers de Sociolinguistique n°10 PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES Les analyses et prises de position exprimées relèvent de la responsabilité de leurs auteurs et non de celle des Cahiers de Sociolinguistique et de leurs responsables. © PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES UHB Rennes 2 – Campus La Harpe 2, rue du Doyen Denis-Leroy 35044 Rennes Cedex www.uhb.fr/pur Dépôt légal : 4e trimestre 2005 ISBN 2-7535-0200-5 ISSN AVANT-PROPOS Les textes réunis ici sont issus des journées d’étude qui se sont déroulées à l’Université Marc Bloch (Strasbourg 2) les 26 et 27 novembre 2004, clôturant le programme « Minorations, minorisations, minorités : dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles » dont une équipe de recherche interdisciplinaire strasbourgeoise a bénéficié à la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace (2001-2004). Alors : un recueil de plus d’Actes d’un (petit) colloque que les Cahiers de Sociolinguistique nous font l’amitié d’accueillir dans leur collection ? Oui et non. La forme de publication retenue s’inscrit dans l’avancement de la réflexion sur les thématiques qui ont fait l’objet du programme de recherche et de ces journées d’étude. Dès le départ, l’équipe de recherche constituée essentiellement de sociolinguistes à l’origine (Arlette Bothorel-Witz, Irini Tsamadou-Jacoberger, Claude Truchot, Dominique Huck avec Frédéric Mékaoui et Cécile Jahan, doctorants) s’est voulue pluridisciplinaire. Ou, plutôt, elle concevait ses objets de recherche comme étant partagés par plusieurs champs disciplinaires. Dans son propos introductif, Arlette Bothorel-Witz rappelle d’autres points de cette genèse. Le souci principal ici était bien d’examiner les mêmes notions à partir de champs disciplinaires différents. C’est avec nos collègues sociologues strasbourgeois (Freddy Raphaël, Geneviève Herberich, Laurent Muller, Juan Matas) que nous avons le plus étroitement collaboré. L’Université de Metz, associée au projet par Michel Grunewald, germaniste civilisationniste, a apporté son concours par une contribution de deux de ses sociologues (Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques Walter). D’autres collègues nous ont rejoints assez régulièrement comme l’économiste René Kahn ou, plus ponctuellement, pour ces journées : Georges Bischoff, historien, et Dimitrios Kargiotis, spécialiste de théorie littéraire. D’autres champs disciplinaires ont été ou auraient dû être sollicités en ce qu’ils partagent –au moins– l’un des objets avec l’équipe de recherche. Ainsi la notion de « minorité » aurait dû être soumise à des juristes, des politologues ou des géographes, par exemple. Nos travaux contiennent ainsi une première limite intrinsèque par l’absence d’autres disciplines qui peuvent avoir les objets de recherche dans leurs champs de préoccupations. AVANT-PROPOS En même temps, ils contribuent à la discussion sur les questions d’approche pluridisciplinaire et alimentent le débat sur la transdisciplinarité et la diffusion d’outils d’une discipline à travers d’autres disciplines. Liés pour partie à la question du regard disciplinaire, les contours des objets « minorations, minorisations, minorités » et, partant, leurs référents nous ont paru essentiels. Implicitement ou explicitement, l’ensemble des travaux tend à montrer qu’il s’agit là, principalement, de procès dont les seuls lexèmes « minorations, minorisations » ont du mal à rendre compte. Ce déficit n’est pas simplement lexical. Il reflète le fait que la réflexion sur les processus à l’œuvre est encore en cours de manière à pouvoir les identifier et les nommer. Philippe Blanchet, dans sa magistrale conférence introductive, et Didier de Robillard, par ses fructueuses et incisives interventions tout au long des journées d’étude, font plusieurs propositions dans ce sens. On l’aura compris : en publiant des Actes et non un ambitieux ouvrage de référence, comme l’auraient souhaité l’un ou l’autre des participants, nous souhaitons soumettre à la communauté scientifique l’état de nos réflexions dans leur inachèvement dynamique. Il nous semble que tous nos travaux sont encore autant de chantiers ouverts dont tous les plans ne sont pas encore tracés. Pour signifier une invitation au débat et à la discussion autour de nos objets, au-delà du cercle des participants à ces journées, nous avons choisi de publier les débats qui ont suivi chacune des interventions sous une forme très proche de l’oralité. A nous tous, sociolinguistes, sociologues, historiens, juristes, … de poursuivre le travail à présent, quelle qu’en soit la forme. Les chercheurs du programme « Minorations, minorisations, minorités : dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles » remercient : - Alain Chauvot, directeur de la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace, pour le soutien sans faille qu’il leur a témoigné durant ces quatre années, - Claude Truchot, directeur du GEPE (EA 3405), pour le soutien financier important que l’Equipe d’Accueil a accordé à l’organisation des journées d’étude, - Christophe Cerdan (Service Commun de l’Audiovisuel) pour la prise de son, - Annick Kozelko pour avoir assuré la transcription de base des enregistrements - les Cahiers de Sociolinguistique pour leur hospitalité et leurs collègues participants pour les avoir suivis dans cette aventure. Dominique Huck 4 Alain CHAUVOT Directeur de la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace (MISHA) OUVERTURE Chers collègues, c’est avec un très grand plaisir que j’ai répondu à votre invitation d’ouvrir avec Brian Wallis vos journées d’études « minoration, minorisation, minorités » du programme porté par Arlette Bothorel. A cela, il y a trois raisons. La première et la plus importante est d’ordre scientifique. Nous sommes, en effet, nombreux issus de disciplines différentes à être amenés à traiter de ce que l’on appelle, bien trop sommairement sans doute, de « minorités ». J’en ai, parmi bien d’autres, fait l’expérience. Et récemment encore, j’ai eu à réfléchir, à partir de l’expression de « minorités créatrices » employée par l’historien Santo Mazarino, sur les phénomènes d’acculturation dans l’antiquité tardive. Je suis, pour ne prendre que cet exemple, frappé par une confrontation qu’on peut faire entre deux textes presque contemporains et qui portent l’un et l’autre sur la présence de l’intéressante minorité que constituent les barbares dans l’empire romain. Alors que l’historien – d’ailleurs païen- Amien Marcellin évoque, de façon peut-être pour une fois neutre, leur entrée dans les rangs de l’armée romaine par l’expression « transire ad nostra », le chroniqueur -d’ailleurs chrétien- Sulpice Sévère écrit comme en écho quelques années plus tard, « que tout en étant mêlés à nos armées, à nos villes et à nos provinces, ils n’entrent pas, nous le voyons bien, dans nos coutumes », « nec transire », c’est bien le même verbe, « in nostros mores ». Si nous voulons, et je pense plus particulièrement aux historiens, aller au-delà de commentaires descriptifs ou empiriques, nous avons besoin d’une réflexion du type de celle que vous menez dans votre programme, et qui contribue à forger des concepts et à construire des propositions de grilles de lecture, en associant des spécialistes de disciplines différentes. En cela vos journées d’études témoignent d’une pratique fructueuse de l’interdisciplinarité. La deuxième raison relève plutôt des modalités pratiques par lesquelles se met en œuvre cette interdisciplinarité. Ici se pose la question des structures et des ALAIN CHAUVOT - OUVERTURE outils, question dont l’importance ne doit être ni surévaluée ni sous-évaluée, mais ici particulièrement sensible. Aucune structure n’est a priori pérenne, et en même temps nous consacrons beaucoup de temps et d’énergie à construire des outils dont nous souhaitons qu’ils soient les plus performants possible. J’aurais tendance à dire plutôt les mieux adaptés possible, à la fois à nos ambitions et à nos contraintes. J’ai passé, quant à moi, sept années dans cette université, et un peu au-delà, à tenter de mettre en place, avec ce que j’appellerai une écoute inégale, des outils tantôt modestes et relevant du bricolage, tantôt plus ambitieux. La Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace (MISHA) relève de cette dernière catégorie, et il est heureux qu’elle ait pu contribuer au développement de programmes, dont le vôtre est un représentant exemplaire. Qu’il me soit ici permis de rappeler en passant que la MISHA est un outil et non une fin en soi. Un outil de cette nature n’a de sens que dans la mesure où c’est toute une communauté scientifique qui se l’approprie et qui le fait évoluer. Un tel outil n’est légitime que par les services qu’il rend et c’est en ce sens que je suis très attaché à cette dénomination, à la fois modeste et forte, d’« unité mixte de services ». Cela ne signifie pas que cette communauté scientifique ne se transforme pas, peu ou prou, dans l’usage de tels outils. La troisième raison est un peu plus personnelle, mais je vous prie de ne pas me tenir rigueur de l’évoquer. Alors que je viens d’apprendre la délivrance du permis de construire du bâtiment de la MISHA en date du 18 novembre, il se trouve que l’ouverture de ces journées constitue, pour moi, par un heureux hasard, le moment de ma dernière apparition en tant que directeur de la MISHA. Je ne pouvais espérer meilleure occasion pour boucler la boucle. C’est donc avec beaucoup d’intérêt, qu’à défaut de pouvoir vous écouter dans l’immédiat, je vous lirai avec profit dans un contexte qui ne pourra, du moins en ce qui me concerne, qu’être plus paisible et plus détendu que celui d’aujourd’hui dans ces ultimes et tumultueuses dernières semaines de mandat. 6 Arlette BOTHOREL-WITZ Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE) (EA 3405) [email protected] INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES « MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES : DYNAMIQUES SOCIOLINGUISTIQUES ET SOCIOCULTURELLES » Ces journées d’études – qui visent à confronter et à élargir les points de vue disciplinaires sur les notions complexes de minorations, de minorisations, de minorités et de leurs antonymes – marquent aussi la fin institutionnelle du programme 8 de la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace et d’une recherche que nous considérons comme exploratoire. C’est la raison pour laquelle, je tenterai, en introduction, de justifier l’orientation générale du programme non sans avoir préalablement rappelé les prémisses de ce projet de recherche. Trois éléments ont plus particulièrement déterminé le choix des thématiques retenues : 1. Le premier relève de l’ancrage de nos recherches dans l’espace alsacien. Dans les travaux sociolinguistiques portant sur le contact asymétrique des langues en Alsace, les représentations que les locuteurs livrent de leurs langues, de leurs pratiques et de celles des autres se trouvent au centre du dispositif. L’analyse du discours épi- et métalinguistique fait ressortir un certain nombre de tendances largement partagées par les locuteurs dialectophones alsaciens. Elles se manifestent par : 1 1 Cf. publications de Arlette BOTHOREL-WITZ et/ou de Dominique HUCK et les archives sonores du Département de dialectologie de l’Université Marc Bloch (500 enquêtes sur la conscience linguistique des locuteurs dialectophones alsaciens). ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES - des attitudes de soumission linguistique et des stratégies d’accommodations interpersonnelles dans les interactions, - un sentiment d’insécurité linguistique qui conduit à une dépréciation des compétences en français , - la stigmatisation du français régional identifié à l’« accent » alsacien, - le fonctionnement du « français institutionnel » comme système de référence unique auquel se mesurent les attributs des autres ressources linguistiques, etc. Ces traits saillants d’une conscience linguistique collective ont inévitablement suscité une réflexion sur les rapports entre une « majorité » et une « minorité » dont il convenait de définir les référents sans doute divers et variables. 2 3 4 2. Le deuxième élément ayant contribué à la genèse de ce programme relève du contexte politique et des débats autour de la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires par la France. En Alsace, où s’affrontent deux positions inconciliables sur l’identification même de la langue régionale (alsacien ou allemand), la discussion a pris une tournure particulièrement passionnée qui pose, de manière sous-jacente, le problème de la catégorisation de l’Alsace comme une « minorité » de langue allemande. 5 3. Enfin, le contexte épistémologique et scientifique qui se met en place à partir des années quatre-vingt-dix a marqué l’orientation de notre recherche. Alors qu’en France on note une augmentation sensible des publications portant plutôt sur les langues dites régionales, en Allemagne, les ouvrages sur les minorités font florès (après la chute du Mur en particulier). Dans le domaine de la sociolinguistique et de la dialectologie allemandes, va paraître toute une série d’ouvrages plus ou moins scientifiques sur les minorités linguistiques en Europe dont l’Alsace fait immanquablement partie. Bien que ces travaux apportent des éléments d’appréciations intéressants et souvent bien documentés sur les prétendues minorités, ils posent le problème d’une catégorisation a priori d’autant plus gênante que les situations retenues (Frise allemande et néerlandaise, Tyrol du 2 Pour la théorie de l’accommodation, voir GILES, H., COUPLAND, N. et COUPLAND, J. (1991). « Accommodation theory : communication, context and consequence », in : Giles, H., Coupland, N. et Coupland, J. (éds.), Contexts of Accommodation : development in applied sociolinguistics, Paris, Maison des sciences de l’homme, pp. 1-68. 3 L’insécurité linguistique constituerait l’un des indices les plus manifestes d’une minorité comme le montre ALLARDT, E. (1984). « What constitutes a language minority ? », in :Journal of Multilingual and Multicultural Development 5, 3-4, p. 196. 4 Pour la notion de « français institutionnel », voir MARCELLESI, J.-B. (1979. « Quelques problèmes de l’hégémonie culturelle en France, langue nationale et langues régionales », in : Marcellesi, J.-B. en collaboration avec Bulot, Th. et Blanchet, Ph. (2003). Sociolinguistique. Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, Paris, L’Harmattan, p. 103 sqq. 5 Voir HUCK, D. (1999). « Quelle langue régionale en Alsace ? », in : lidil, Les langues régionales. Enjeux sociolinguistiques et didactiques, n°20, pp. 43-60. 8 ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES sud, espace bas-allemand, Alsace, Suisse romande, Luxembourg, îlots linguistiques, etc.) ne sont pas comparables. Après ces remarques liminaires, je vous propose de présenter le contenu du programme et de problématiser son intitulé : « Minorations, minorisations, minorités : dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles ». L’ordre dans lequel apparaissent ces trois termes apparentés n’est pas indifférent. Aussi vais-je m’appliquer à présenter le lien logique entre les trois notions et justifier, si possible, la prééminence qu’ont fini par prendre les processus de minoration, minorisation sur l’étude des minorités proprement dites. Trois arguments peuvent justifier cette position : - malgré le nombre impressionnant de travaux qui ont paru, dans les domaines du droit, de l’anthropologie, de la sociologie, des sciences politiques, de la sociolinguistique … on continue, plus que jamais, à s’interroger sur les significations du concept de « minorité » et sur ses référentiels. Le terme, souvent utilisé dans différents champs disciplinaires est devenu un mot « passe-partout » chargé de significations très différentes ; - si l’on s’appuie sur une définition juridique, voire institutionnelle, on aboutit à des définitions très restrictives de la notion de minorité. Une définition non institutionnelle peut conduire, à l’autre extrême, à caractériser une prétendue minorité par des pratiques d’ordre privé ou individuel ; - la notion de minorité suscite, enfin, des polémiques liées à l’identification de groupes ou de situations minoritaires et à leur catégorisation. Or, comme le rappelle Patrick Sériot (1997 : 39), le poids des traditions idéologiques et historiques, mais aussi le point de vue disciplinaire, voire les représentations du chercheur jouent un rôle considérable dans la façon dont sont traités les problèmes des minorités en ce que « les discours construisent des catégories qui sont ensuite pensées comme naturelles » . En d’autres termes, l’objet « minorité » - qui a contribué à fédérer nos efforts - nous a d’emblée confrontés à un certain nombre de difficultés d’ordre terminologique, définitoire et méthodologique. Bien que nous n’ayons pas opté pour une définition préalable qui aurait pu affecter les résultats d’une recherche empirique et nuire à son élaboration théorique et méthodologique, le programme avait, néanmoins, pour visée de mieux cerner le concept « minorité » et son contenu référentiel, voire de déterminer des éléments communs entre des groupes minoritaires très différents. Or, le fantasme d’une sorte de définition a minima et d’une typologie pose les plus grands problèmes. Il ressort des travaux existants qu’en se limitant aux seules minorités dites nationales ou historiques (auxquels l’Etat octroie un certain nombre de droits en se gardant bien de définir la dite minorité), les tentatives d’établissement de critères de classification (tels que le territoire, la langue, la religion, l’histoire …) sont infructueuses tant les exemples fournis par l’expérience sont hétérogènes. 6 6 SERIOT, P. (1997). « Ethnos et Demos : la construction discursive de l’identité collectives », in : Langages et Société, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, pp. 39-51. 9 ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES En ancrant notre recherche dans le terrain alsacien, nous avons, de surcroît, été confrontés à une double difficulté, celle qui consiste à raisonner sur une situation qui, catégorisée comme « minoritaire » dans la plupart des ouvrages spécialisés, devient majoritaire par rapport aux autres groupes retenus (Juifs en Alsace, réfugiés chiliens, Harkis, hellénophones). Si le choix de ces groupes (dont la visibilité et le traitement par l’Etat est très variable) se justifie d’un point de vue disciplinaire et par l’objectif affiché de diversifier les angles d’approches de la notion de « minorité » à travers des études de cas et des réalités d’ordre différentiel très diverses, l’existence d’un lien entre ces différents groupes ne va pas de soi. La difficulté à déterminer des éléments communs permettant de saisir la diversité des groupes concernés est grande, si l’on s’en tient aux critères objectifs et subjectifs que l’on retrouve dans les définitions empruntées à différents champs disciplinaires. Je vous propose de discuter quelques-uns de ces critères de définition. Considérons le critère du trait différentiel (religieux, linguistique, culturel) qui est en quelque sorte inhérent, consubstantiel à la notion de minorité. Si l’on se limite aux seules minorités linguistiques ou aux groupes parlant une langue différente de celle de la majorité, il apparaît, à la réflexion, que l’emploi du critère linguistique n’est pas aisé. Comment opérer dans les cas où la langue d’une minorité est en voie de disparition sous les effets de la logioque uniformisatrice de l’Etat ? Comment catégoriser les locuteurs qui ont perdu l’usage de la langue minoritaire ? Comment considérer les groupes dont les dialectes et les langues sont très proches de la langue dominante (langues d’oïl par exemple) ? Ce sont là autant d’interrogations qui ne connaissent pas de réponse univoque. Le critère de l’infériorité numérique – qui est privilégié dans nombre de définitions – ne produit pas de sens si l’on met en perspective ce que serait une minorité alsacienne et les autres groupes minoritaires que nous avons retenus (Juifs, Harkis, etc.) par rapport à une majorité qui n’est pas une réalité figée. L’optique quantitativiste pose enfin le problème d’acteurs qui, à des degrés divers, participent à la fois, selon les contextes, de l’expérience majoritaire et minoritaire. Le critère de situation de désavantage relatif n’est pas moins problématique, car les différentes formes de subordination linguistique, culturelle, sociale, économique peuvent se recouvrir partiellement ou totalement selon les acteurs et/ou les contextes. De plus, l’appartenance à un groupe minoritaire ne va pas systématiquement de pair avec une domination sociale et/ou économique. Enfin, le critère de désavantage n’est pas immuable : il arrive que dans certains contextes, le désavantage se transforme en avantage. Les recherches portant sur la minoration / majoration des langues dans les entreprises à vocation internationale montre que la dialectophonie, souvent minorée dans d’autres contextes, se voit majorée lorsqu’elle est censée favoriser la compétence en allemand des sujets dialectophones . En ce qui concerne les critères subjectifs (sentiment d’appartenance à un groupe, auto-catégorisation), il est inutile de souligner 7 7 Cf. Les recherches d’Arlette BOTHOREL-WITZ, d’Irini TSAMADOU-JACOBERGER et d’Annick KOZELKO sur les langues dans les entreprises à vocation internationale implantées en Alsace. 10 ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES combien l’évaluation de tels critères est malaisée. La conscience d’une identité spécifique, d’une altérité n’est pas suffisante pour qu’un groupe s’identifie à une minorité (c’est le cas de l’Alsace). De plus, le critère de l’auto-catégorisation ne nous semble pas devoir être traité en termes alternatifs d’appartenance ou de nonappartenance à une minorité. Cette alternative entre un intérieur et un extérieur exclut des positionnements et des stratégies d’entre-deux qui permettent de surmonter, comme le souligne Philippe Blanchet, les disparités entre des polarités linguistiques et culturelles antagonistes. Au total, les quelques critères retenus rendent toute comparaison et toute typologie difficiles. Malgré ces réserves, il n’en reste pas moins vrai que les études de cas restent intéressantes, sinon indispensables. Dans le cadre de notre réflexion, elles permettent de mettre l’accent non seulement sur la diversité des groupes minoritaires dans un même espace, mais aussi de rendre compte de leur altérité en même temps que de leur singularité, de leur unicité. D’un point de vue théorique et méthodologique, les études de cas révèlent les différences de traitement selon le point de vue disciplinaire adopté, voire selon les différentes temporalités (cf. l’approche diachronique proposée par D. Huck dans ce volume). Or, la multiplication des points de vue théorique et méthodologique contribue à renforcer la vigilance épistémologique indispensable dans ce type d’études. Au-delà de ces apports, il convient cependant de marquer les limites des études de cas, surtout si elles se situent à un niveau macro-sociolinguistique. Celles-ci risquent de prendre un caractère objectivant et déterministe qui conduit à décrire une « minorité » comme une réalité sociale stable, caractérisable par un certain nombre de données quantitatives et qualitatives, structurelles et fonctionnelles. Or, une « minorité » ou un groupe minoritaire n’est pas un donné objectif et immuable. Ne pas prendre en compte les dynamiques de composition, de recomposition, voire de décomposition de ces groupes en diachronie et en synchronie risque de les enfermer dans leurs spécificités et de minimiser leur possibilité d’évolution . Cette exigence théorique et méthodologique est d’autant plus importante qu’elle répond à deux autres objectifs du programme qui visent à rendre compte de la mouvance de la notion de minorité, de sa dimension contextuelle et à contribuer à la connaissance d’objets qui font partie d’une lecture dichotomique du monde. Afin de rendre compte de la mobilité intrinsèque d’une « minorité », nous avons cherché à identifier des dynamiques ou des processus dont elles sont le produit certes singulier, mais toujours réversible et fluctuant en fonction des différentes temporalités, des espaces et des contextes. Le point de départ de cette vision plus dynamique trouve son origine dans le champ des politiques linguistiques et plus précisément dans celui de la glottopolitique qui renvoie au problème de la minoration. Ecartant les dénominations « langues régionales » et « langues dominées ou minoritaires », Jean-Baptiste Marcellesi et Félix-Lambert Prudent introduisent la notion de langues « minorées » : « les langues minorées 8 8 Voir KOUBI, G. « Minorité/s, Représentation, Territoire », http://www.u-paris10.fr 11 ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES réfèrent au processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux au système officiel se trouvent cantonnés par une politique d’Etat certes, mais aussi par toutes sortes de ressorts économiques, sociaux dans lesquels il faut inclure le poids de l’histoire dans une situation subalterne, ou bien sont voués à une disparition pure et simple » . Cette définition a l’indéniable mérite de mettre l’accent sur des processus déclenchés par des agents (institutionnels ou non) ou par des déterminants de diverses natures (historiques, sociaux, politiques, culturels, économiques, etc.) qui conduisent à une possible minoration (résultat) d’acteurs individuels ou sociaux et de leurs attributs. Afin de prendre en compte les effets qualitatifs et quantitatifs (usages et pratiques) de ces dynamiques, nous distinguons, à la suite de Philippe Blanchet (2000 : 131), les processus de minoration et de minorisation . 9 10 L’approche dynamique retenue entraîne un changement de perspective. Bien que ces processus soient sans doute lisibles à travers des données plus statiques, des politiques, des pratiques et des comportements collectifs, etc., nous avons choisi de les aborder dans le discours et de les considérer comme des constructions discursives que déterminent les acteurs de l’énonciation, le contexte et les conditions spatio-temporelles. En d’autres termes, on se dirige vers une approche plus individuelle, qui ne néglige pas pour autant l’empreinte sociale du sujet parlant. Les discours – qu’il s’agisse de discours épi- ou métalinguistiques ou des discours institutionnels – fournissent ainsi un cadre de comparaison ou, pour reprendre les termes de Patrick Sériot (1997 : 39), un cadre de « commensurabilité ». En effet, si les objets ou groupes minorés sont empiriquement toujours différents, un aspect de leur commensurabilité est le discours qui est tenu à leur sujet. Autrement dit, la minoration ne prend son véritable sens que dans les mots qui sont ou non utilisés pour en parler. Ainsi le discours ne contribue pas seulement à la construction de cette réalité sociale, mais il agit sur la perception de cette réalité en l’influençant, de sorte qu’il devient luimême un élément constitutif de la réalité. Les analyses de discours ayant trait aux processus de minoration ou de majoration dans les entreprises à vocation internationale témoigne de l’intérêt d’une lecture en termes de minoration / minorisation, bien qu’elle en révèle aussi les insuffisances. En effet, les groupes ou les acteurs, voire leurs langues et leurs pratiques ne sont pas seulement affectés par des processus de minoration, ils sont conjointement majorés, selon le contexte et les interactants. En d’autres termes, 9 MARCELLESI, J.-B. (1980). « De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la sociolinguistique », in : Marcellesi, J.-B. en collaboration avec Bulot, Th. et Blanchet, Ph. (2003). Sociolinguistique. Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, op. cit., p. 57. 10 Cf. BLANCHET Ph. (2000). La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethno-sociolinguistique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 131 : « La minoration est qualitative, elle joue sur le statut. La minorisation est quantitative, elle joue sur les pratiques. L’addition de ces deux processus liés conduit le groupe ethno-socioculturel minoré et minorisé à la situation de groupe (de langue) minoritaire. » 12 ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES tout processus de minoration s’inscrit dans un jeu dialectique où la minoration est le plus souvent contrebalancée par des processus de majoration et inversement. Si l’on aborde enfin le discours du point de vue de l’interaction (où l’acteur est soumis aux valeurs produites par les autres) en s’appuyant sur le cadre théorique et méthodologique des stratégies identitaires de la psychologie sociale, la construction des identités déniées, revendiquées, négociées constituent un autre indice des processus de minoration / majoration. Au total, le déplacement de l’attention des minorités sur les processus de minoration / minorisation permet de mieux rendre compte de la complexité des réalités qu’on cherche à décrire ; il met en évidence le caractère trop figé du catégorème « minorité » auxquels nous préférons la notion de groupes minorés, sachant que toute minoration s’accompagne aussi de majoration et que ces processus sont eux-mêmes soumis à variation en fonction des contextes, des enjeux, des finalités et des ressources dont disposent les acteurs. Dans la perspective adoptée, le groupe minoré est non seulement une construction sociale, mais aussi une construction discursive, de sorte qu’il apparaît comme une réalité changeante et multiple. Puisse cette courte introduction susciter des discussions que je nous souhaite fructueuses et enrichissantes ! 13 Philippe BLANCHET Université Rennes 2 Haute Bretagne Centre de Recherche sur la Diversité Linguistique de la Francophonie (EA ERELLIF 3207) [email protected] MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES : ESSAI DE THEORISATION D’UN PROCESSUS COMPLEXE POINT DE VUE INITIAL Une bonne part d’usages observables des notions de minorité, minorisation, minoration présente une double approximation : celle, d’une part, qui confond ces trois termes en les interchangeant à équivalence, ainsi que celle, d’autre part, qui leur attribue massivement ou exclusivement une valeur numérique, c’est-à-dire une valeur quantitative proportionnelle. Il semble dès lors nécessaire d’examiner en premier lieu les constructions et usages de ces notions approximatives dans divers champs où elles jouent un rôle de premier plan (sociologie et anthropologie, droit et sciences politiques, sociolinguistique), afin d’en préciser la portée et les enjeux. Dans un deuxième temps, je proposerai une modélisation du processus que je propose d’appeler, faute de mieux pour l’instant , de minoritarisation / majoritarisation, à partir d’observables construits d’un point de vue (socio)linguistique, au sens où une approche sociolinguistique de la question linguistique envisage prioritairement les pratiques linguistiques — et non ces objets abstraits que sont les langues « inventées » par les linguistes (Calvet, 2004) — comme des pratiques sociales hétérogènes indissociables des contextes où elles ont lieu et qu’elles signifient, c’est-à-dire qu’elles contribuent à produire tout en les reflétant. Ces pratiques constituent probablement, en effet, le terrain où la question a été et reste le plus amplement traitée (cf. infra), puisque, d’un point 11 11 On pourrait envisager la paire mineurement / majeurement, mais, outre l’originalité de la dérivation, elle risque de sembler entrer dans des fonctionnements tels que acclimatation / acclimatement, dont les rapports ne sont pas du même ordre. de vue sociolinguistique, les tensions sociales qui croisent les pratiques linguistiques, et, réciproquement, les tensions linguistiques qui croisent les pratiques sociales, y constituent un paramètre clé de l’analyse. Cette modélisation, élaborée dans le cadre épistémologique d’une linguistique de la complexité, propose de complexifier la définition interprétative de ce processus (afin d’en rendre compte de la façon la moins « simpliste » possible) et, en même temps, propose d’identifier plus clairement les principaux éléments fonctionnels de ce processus afin d’en tirer des repères et des principes suffisamment lisibles pour informer et organiser des interventions sociales et politiques. ETAT DES USAGES DES NOTIONS DU CHAMP CONCEPTUEL DE MINORITE, MINORISATION, MINORATION, MINORITAIRE… Mon investigation se concentre sur ces notions fondamentales sans s’y limiter, puisqu’elles ouvrent vers des notions associées telles que minorer ou majoration (cf. infra). L’échantillon, retenu de façon non aléatoire, n’est peut-être pas statistiquement représentatif (on imagine mal, du reste, qu’on puisse constituer un tel échantillon) mais il s’avère assurément significatif. On notera qu’il s’agit là d’un corpus francophone et notamment (mais pas uniquement) français, ce qui n’est pas sans incidence, puisque la culture politique française rejette la notion même de minorité et ses dérivés associés, y compris plus largement celle d’éventuelles communautés internes à la « nation française » (d’où notamment le refus systématique de l’Etat français de ratifier les articles des conventions internationales qui portent sur des « minorités » ). Ce n’est pas le cas, notamment, du Québec (cf. infra), plus proche de cultures politiques anglophones dans lesquelles, tout au contraire, la notion de minority est centrale dans les relations sociales et politiques. De nombreuses sources anglophones sont d’ailleurs citées dans l’ensemble des ouvrages scientifiques ici analysés (dont certains sont anglophones). 12 Usages ordinaires érudits J’appelle ainsi des usages réflexifs que l’on rencontre dans des sources non spécialisées mais néanmoins élaborées consciemment par leurs auteurs, hors d’usages directement spontanés. J’ai choisi d’interroger le moteur de recherche internet Google ®, le Grand Dictionnaire Terminologique Québécois à la fois pour son caractère de prescription terminologique officielle au Québec et parce que, comme on va le voir, le domaine québécois est l’un des plus grands usagers francophone de ces notions, le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé) 13 14 15 12 Par exemple la Convention de New York de 1966, ratifiée en 1980, ou la Convention internationale des Droits de l'Enfant de 1989. 13 http://www.google.fr. 14 Disponible sur http://www.grandictionnaire.com/btml/fra. 15 Disponible sur http:/atilf.atilf.fr. PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES qui constitue probablement le plus sûr et le plus complet des dictionnaires du français contemporain, fondé sur un vaste corpus d’usages, et enfin l’encyclopédie Universalis (CD-Rom version 9, la plus récente qui soit disponible fin 2004), parce qu’elle offre des synthèses actualisées et fiables de travaux et d’usages scientifiques. Voici, dans un premier temps, un tableau synoptique des éléments relevés, commentés ci-après . 16 Tableau 1 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité dans des usages ordinaires érudits Sources Minorité(s) Minoration Minorisation Minoritaire(s Autres termes ) et remarques Google, 2004 quantitatif quantitatif quantitatif quantitatif -majoration dominant (finances, + usages québécois dominant quantitatif et qualitatif maths) quantitatifs en et qualitatif politique > renvoi à linguistique majoration GDTQ, 2004 ø quantitatif qualitatif ø « baisse du « marginalisation prix » d’un groupe ethnique ou social » TLFi, 2004 -qualitatif pour -quantitatif néant, mais quantitatif -majoration « non adulte » (mesure) minoriser avec > renvoi à quantitatif -quantitatif en + minorer sens qualitatif et minorité dominant et droit quantitatif quantitatif qualitatif international -majoritaire pour « groupe quantitatif de personnes » Universalis, *[droit des…] ø ø ø 2003 quantitatif et NB : « terme qualitatif flou » Sur Google (interrogé le 13/11/2004), minoration (21.800 liens trouvés) renvoie à majoration (297.000 liens), tous deux de sens mathématique et plus spécifiquement comptable (premières co-occurrences repérées : minoration de la hauteur de Néron-Tate en sciences, coefficients de minoration des retraites et pensions, minoration de quittance, minoration asymptotique et algorithme de minoration en mathématiques ; majoration de pension, majoration de l’aide [financière] à la famille, majoration d’impôt…). A l’inverse, minorisation (4880 liens) renvoie à des problématiques de sciences humaines et sociales, pour l’essentiel sur des sites québécois et des questions sociolinguistiques, mais où la valeur du terme reste principalement quantitative (premières co-occurrences 16 J’ajoute que le correcteur orthographique du logiciel Word 98® que j’utilise sous Macintosh® connait minoration et minorer mais pas minorisation et minoriser. 3 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES repérées : minorisation des Francophones, minorisation du français au Québec, subordination et minorisation du Québec dans la fédération canadienne, contacts de langues et minorisation , la minorisation des femmes dans le travail …). Le GTQD est sans ambiguïté, et même très tranché dans ses distinctions terminologiques. Sous minorité, le TLFi, distingue un sens qualitatif (mais lié à l’âge) pour l’individu non adulte, éventuellement étendu, au figuré, à un groupe par une citation de V. Hugo (« Le peuple (…) est dans la société ce qu’est l’enfant dans la famille… »). Ce sens date du moyen âge. En dérivent des sens quantitatifs (notamment en politique, pour un vote, une assemblée), à la fin du XVIIIe siècle. Enfin le sens moderne, qui nous occupe ici, est mentionné en « droit international » sous sa variante quantitative uniquement. Il se développe à partir du milieu du XIXe à partir du précédent, mais n’est clairement attesté en droit qu’à partir de 1921. La corrélation entre ces évolutions sémantiques et leurs contextes socio-politique est patente. Le terme minoration n’est donné qu’avec un sens financier (quantitatif, donc), alors que minorer est donné avec les deux sens quantitatif et qualitatif. Cet article contient un sous-article minoriser (qui ne reçoit pas d’entrée spécifique), donné comme « synonyme de minorer » au sens qualitatif « diminuer la valeur ou l’importance de quelque chose ». Le TLFi ne connait pas minorisation. Enfin, minoritaire est donné comme adjectif avec un sens principalement quantitatif et secondairement relatif « à une minorité » (cf. supra). On notera au passage que sa première attestation écrite relevée comme substantif est due au sociolinguiste J.-B. Marcellesi, dans sa thèse publiée sur Le Congrès de Tours (1971). En complément, les sens de majorité, majoritaire, majorer, associent des valeurs qualitatives et quantitatives. L’Universalis n’a comme entrée afférente que Minorités (droit des), où est donnée la définition suivante de Francesco Capotorti et Jules Deschênes (O.N.U., 1991) : « [une minorité est] un groupe numériquement inférieur au reste de la population d’un Etat, en position non dominante, dont les membres – ressortissants de l’Etat – possèdent, du point de vue ethnique, religieux ou linguistique, des caractéristiques qui diffèrent du reste de celles de la population et manifestent, même de façon implicite, un sentiment de solidarité, à l’effet de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ». Mes soulignements pointent l’addition des critères quantitatif et qualitatif . Le terme minoration, bien qu’employé une fois par un auteur d’article , ne fait pas l’objet d’une entrée encyclopédique. 17 18 19 20 17 Relatif à un colloque suisse mentionné plus loin. Ouvrage de Elisabeth Mothy-Débat-Massemba signalé dans le fonds documentaire d’un laboratoire de l’université de Nantes. 19 Une entrée Minorités en France (histoire des) ne donne aucune définition. 20 On trouve minoration dans l’article Structuralisme (!) avec ce texte : « la sortie du structuralisme sera présentée souvent (selon un point de vue volontiers extérieur à la linguistique elle-même) sous la forme d’une minoration axiologique (le structuralisme n’aurait été qu’une idéologie dont la linguistique ne fut que le prétexte), plutôt que sous la forme d’une relativisation historique ». 18 4 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Au final, si minoration semble faire l’objet d’usages centrés sur un sens quantitatif, on constate une certaine confusion dans les usages et dans les critères qualitatifs et quantitatifs pour les autres termes du champ. Sociologie et anthropologie J’ai retenu deux dictionnaires spécialisés, ouvrages de référence embrassant l’ensemble de la sociologie , un dictionnaire d’anthropologie centré sur les relations interculturelles et donc sur les relations inter-groupes où se jouent les processus qui nous intéressent ici, ainsi que deux ouvrages de référence sur la question. 21 Sources Tableau 2 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité en sociologie et anthropologie interculturelle Minorité(s) Minoration Minorisation Minoritaire(s) Autres termes et remarques Sociologie (Boudon… 1994) Sociologie (Akoun… 1999) Sociologie (B. Poche 2000) Anthropologie (Ferréol & Jucquois 2003) Anthropologie (F. Barth, 1969) quantitatif, qualitatif quantitatif qualitatif ø ø ø ø ø + [droits des…] quantitatif qualitatif *[sociétés à…+ situations de…] qualitatif ø ø [groupe…] qualitatif [langue…] qualitatif ø ø ø NB : « définition difficile » *[position…] qualitatif Les sociologues qui accordent des entrées à ce champ font primer (chronologiquement ou sémantiquement ?) les critères quantitatifs, sans les dissocier des critères qualitatifs. Ainsi dans Boudon et Bourricaud (1994 : 374) : « Le terme de minorité évoque d’abord la partition d’un ensemble en au moins deux sous-ensembles, dont l’un est plus nombreux que l’autre, ou, s’il y a plus que deux sous-ensembles, que la somme des autres. A la qualité d’être la plus nombreuse, la majorité peut joindre d’autres attributs ; les plus nombreux peuvent être aussi les plus puissants ». Chez Akoun et Ansard (1999 : 343), l’article Minorités et groupes minoritaires propose : « Sous-groupe distingué du groupe majoritaire selon des critères divers (culturels, religieux, politiques et/ou ethniques) et entretenant avec le groupe dominant des relations diverses de la neutralité au conflit. 1. Au sens le plus 21 Les dictionnaires de sociologie de Ferréol (1995), Molajani (2004) et Etienne (2004) ne présentent aucune des notions de notre champ comme entrée, ce qui est probablement significatif. 5 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES formel du terme, l’opposition minorité / majorité désigne une situation caractérisée par une disparité numérique. 2. (…) Cependant, l’anthropologie et l’histoire usent du terme de ‘minorité’ en un tout autre sens, où le nombre n’est pas l’essentiel, mais où importent la distribution du pouvoir et le traitement inégalitaire des statuts. 3. (…) Plus que le terme de minorité, la sociologie retient celui de ‘groupe minoritaire’ pour désigner tout groupe placé dans une situation (…) telle qu’il se considère exclu de certaines possibilités ou de certains avantages, et le plus souvent en situation de résistance ou de tension contre la majorité ». Dans le dictionnaire d’anthropologie interculturelle de Ferréol et Jucquois (2003 : 209, entrée Minorité), l’accent est mis, en revanche, sur le critère qualitatif : « D’un point de vue sociologique, un groupe constitue une minorité quand ses membres possèdent une identité socialement infériorisée ou dévalorisée ». Les auteurs des articles distinguent clairement sans les dissocier les aspects qualitatifs (qui priment) des aspects quantitatifs, et soulignent « la difficulté d’une définition » (ibid : 211, entrée Minorités [droits des]). Selon B. Poche, « Que peut-on appeler langues minoritaires ? Si l’on s’en tient à trois critères strictement a minima : une langue qui n’est pas la langue officielle d’un état, parlée (…) par un groupe de personnes que l’on peut circonscrire approximativement dans l’espace, et qui est dotée de stabilité ». Enfin, chez un socio-anthropologue aux travaux fondateurs dans ce domaine (Barth, 1995 [1969]), on trouve une distinction entre les « sociétés à minorités » (où les minorités sont des « groupes ethniques »), les « situations de minorités (…) variantes spéciales des rapports inter-ethniques », la « position minoritaire » étant définie en termes de statut, c’est-à-dire en termes qualitatifs. On observe ainsi, dans ce domaine scientifique, une fluctuation selon les auteurs et les courants, entre la primauté accordée au quantitatif (y compris sous une forme spatiale chez B. Poche) ou au qualitatif, aucun des deux aspects n’étant jamais ignoré. Cette fluctuation se traduit par des hésitations terminologiques. Les processus (termes en -ation) semblent négligés au profit des états (le terme minorité l’emporte largement), ce que renforce la notion de stabilité chez B. Poche. Les notions de conflit et de tension sont régulièrement mentionnées. Droit et sciences politiques J’ai choisi des ouvrages de références portant notamment sur les problèmes linguistiques, ainsi qu’un texte juridique et politique international centré sur ces questions. Tableau 3 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité en droit et sciences politiques Sources Minorité(s) Minoration Minorisation Minoritaire(s) Autres termes et remarques Droit & Sc. Po quantitatif ø ø ø NB : « objet (Rouland 1996) qualitatif indéterminé » Droit & Sc. Po *[…linguistiques ø ø *[langues…] NB : plutôt 6 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES (Guillorel 1999) Droit & Sc. Po (Yacoub 1995) Droit & Sc. Po (Charte européenne…, 1992) ], « qui résiste à l’imposition d’une langue majoritaire dominante » quantitatif qualitatif définition par défaut : ceux qui ne constituent pas « l’identité stato-nationale dominante » ø ø « qui résiste à l’imposition d’une langue majoritaire dominante » quantitatif qualitatif ø ø minoritaires que minorités quantitatif ? qualitatif ? ø ø *[langues…] quantitatif L’ouvrage dirigé par N. Rouland opte (1996 : 232), avec une certaine distance (puisqu’il s’agit de l’objet même du droit !), pour une prudence conceptuelle : « Le droit des minorités (…), faute d’obtenir un accord minimal sur son objet propre, s’est réfugié dans l’indétermination »… Dans cet ouvrage sont associés finement des critères objectifs et subjectifs, qualitatifs et quantitatifs. La même indétermination apparait dans l’ouvrage de J. Yacoub (1995), qui ne donne aucune définition explicite de minorité, se limitant implicitement à définir la notion par défaut (ceux qui ne constituent pas l’identité stato-nationale dominante). Chez H. Guillorel et alii (1999 : 23), c’est le critère de tension, voire de conflit, qui semble relativement déterminant, même si le doute reste frappant. Ces auteurs réfutent en effet la notion de minorité linguistique au profit de la notion de langues minoritaires, notamment parce qu’il « n’existe pas de critère précis pour élaborer une définition des minorités linguistiques », mais proposent néanmoins de considérer les minorités linguistiques comme « des groupes de population qui expriment une résistance à toute imposition d’une langue officielle, nationale, majoritaire, dominante ». Le domaine du droit et des sciences politiques s’avère ainsi être celui où le champ conceptuel « minorité » est le plus indéterminé… (cf. aussi Skutnabb & Phillipson, 1999 infra). On pourrait penser qu’il est ainsi le plus prudent. Cela conduit toutefois à des textes juridiques et politiques simplificateurs et donc peu applicables et en tout cas très discutables, comme la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992), dont l’article 1 intitulé « Définitions » stipule que les langues régionales ou minoritaires se définissent par un critère quantitatif : « pratiquées (…) par des ressortissants (…) qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’Etat » . 22 22 L’autre critère, qui vise les langues « différentes » de celle(s) officielle(s) de l’Etat et exclut les « dialectes » de ces dernières, est tout aussi flou. 7 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Sociolinguistique J’ai retenu ici des ouvrages de référence, dictionnaires, présentations générales des recherches, un article spécialisé (Allardt 1992), ainsi que l’appel à communication d’un récent colloque sur la question qui témoigne de la réflexion en cours. Les sources utilisées sont plus abondantes en ce domaine, à la fois parce qu’on y traite plus amplement de la question, parce que je le connais mieux et parce que c’est vers une théorisation sociolinguistique que je me dirige. J’y ai d’ailleurs inclus ma propre Linguistique de terrain (on voudra bien m’en excuser) parce que c’est l’un des rares livres de présentation générale de l’approche « ethno-sociolinguistique » (cf. sous-titre) mais surtout parce que les premières orientations de la réflexion que je mène ici y sont dessinées. Tableau 4 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité en sociolinguistique Sources Minorité(s) Minoration Minorisation Minoritaire(s) Autres termes et remarques (Socio)linguistique ø *minorée ø *[langue…] (Dubois 1995) [langue…] quantitatif qualitatif qualitatif Sociolinguistique ø *[langue…] quantitatif *[langue…] NB : minorée (Kasbarian dans quantitatif qualitatif quantitatif et minoritaire Moreau 1997) qualitatif qualitatif sont synonymes et résultent d’une minoration Sociolinguistique qualitatif ø ø ø NB : (Mackey 1976) « connotation qui dépasse la simple signification numérique » Sociolinguistique *linguistic ø ø ø NB : (Heller 1999) minority « linguistic quantitatif minorities are dominant created by et qualitatif nationalisms which exclude them » Sociolinguistique ø [état de…] ø ø NB : « état de (Boyer 1996) quantitatif conflit entre qualitatif langue dominante et langue dominée > subordination et 8 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Sociolinguistique et sciences politiques (Skutnabb & Phillipson 1999) *[minorities] ø ø ø Sociolinguistique (Allardt in Giordan 1992) quantitatif qualitatif ø ø ø Sociolinguistique (appel colloque de Neuchâtel 2003) Sociolinguistique (Blanchet 2000) ø ø *[contacts de ø langues et…] ø qualitatif quantitatif qualitatif dominant et quantitatif marginalisation » NB : « a definition has been the most tricky question in social sciences and international law (…) still no commonly accepted definition » NB : statut mouvant et indissociable du statut majoritaire Actes à paraitre NB : minoritaire = minoration + minorisation Le domaine sociolinguistique apparait comme celui où les dénominations de processus (minoration, minorisation) sont plus fréquentes, avec, en corollaire, un usage moins étendu des dénominations d’états (minorité, minoritaire). Si l’on excepte Skutnabb & Phillipson, qui proviennent autant du champ des sciences politiques que de la sociolinguistique et qui en restent à une difficulté majeure de définition — cela expliquant ceci (cf. supra) ? —, on observe, comme en sociologie, de réelles tentatives de définitions originales et théorisées. Chez la plupart des auteurs, c’est le critère qualitatif qui l’emporte, voire qui s’impose comme critère pertinent, notamment de façon précoce chez Mackey (1976 : 43) : « Qu’est-ce qu’une minorité ? Ce terme a revêtu une connotation qui dépasse la simple signification numérique. Mise à part la proportion, on peut assigner le statut de minorité à tout groupe dominé ou inférieur » ou chez Allardt (1992 : 47) : « Si une langue minoritaire est toujours subordonnée dans un certain sens, il existe apparemment plusieurs sortes de subordination. Dans certains cas, la situation repose uniquement sur le pouvoir mais la plupart du temps la minorité 23 23 « The question of the definition of concepts like nations, peoples, indigenous peoples/minorities, tribals, national (ethnic) groups, im/migrant minorities/groups has been the moste tricky in the social sciences and international law (…) there is (…) still no commonly accepted definition of a minority » (pp. 12-14). 9 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES linguistique est numériquement plus petite que la majorité à l’intérieur de l’EtatNation. Dans tous les cas, le facteur décisif est l’organisation sociale ». Ce n’est, curieusement, que chez M. Heller (1999 : 7), sociolinguiste canadienne bilingue, que le critère quantitatif reste primordial (même si un critère qualitatif apparait au final) : « What is a linguistic minority ? The notion assumes that there is a whole of which a group is a minor part (…) what makes the difference between that group and the majority has something to do with language (…) Linguistic minorities are created by nationalisms which exclude them ». La notion de minor- est très souvent associée, on l’a vu dans toutes les disciplines ci-dessus, à celle de major-, en termes d’opposition, voire de conflit. Une complémentarité « entre statuts majoritaire et minoritaire selon un critère socio-politique » est envisagée par certains sociolinguistes (Allardt, 1992 : 46). J’y reviendrai, car cet apparent paradoxe de relations simultanément conflictuelles et complémentaires, bilatéralement dévalorisantes et valorisantes, me semble être au cœur du problème et potentiellement relever, qui plus est, d’un traitement efficace dans le cadre d’une « pensée complexe ». A l’inverse, l’école sociolinguistique dite « de Montpellier » (R. Lafont, H. Boyer), centrée sur une conception conflictuelle de la diglossie « franco-occitane », refuse l’idée même de complémentarité, ou simplement de valorisation partielle d’une langue par ailleurs stigmatisée. Boyer (1996 : 125), y voit alors simplement — et je serais tenté de dire « simplistement » — une manipulation : « l’état de conflit entre une langue dominante et une langue dominée se nourrit des « idéologies diglossiques » qui contribuent efficacement à occulter le conflit (…), écran pour éviter de nommer correctement la situation de coexistence problématique, d’affrontement inégal de deux langues, dont l’une, en état de minoration et de subordination, est en voie de marginalisation ». On notera que la notion de minoration apparait sans définition dans un réseau de termes associés et distincts : diglossie, dominant-dominé, conflit, subordination, marginalisation qui relèvent plutôt du qualitatif avec aspects quantitatifs associés (ainsi une marginalisation peut-être statutaire, numérique, ou les deux). 24 Synthèse, enjeux, nécessité de clarification Ce parcours interdisciplinaire nous a permis d’identifier une série de traits entrant dans une définition globale du champ conceptuel de minorité, minoration, minorisation : -des critères quantitatifs, principalement en proportion numérique de population, mais aussi en répartition spatiale de cette population ou de certaines pratiques sociales comme les pratiques linguistiques, ou autres ; -des critères qualitatifs de type socio-politiques, en termes de statut, de marginalisation, de dévalorisation, d’infériorité, de subordination, de domination et de puissance subies, d’inégal accès au pouvoir, à des avantages ou à des 24 Soulignement de Ph. Blanchet. 10 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES opportunités, également de conscience collective et de tension, voire de résistance ou de conflit, mais aussi de complémentarité minoritaire - majoritaire ; -l’association largement majoritaire de ces deux grands types de critères, avec des priorités et des équilibrages divers. L’attention prioritaire souvent donnée aux aspects quantitatifs s’explique probablement, d’une part, par l’addition fréquente entre le facteur numérique et le facteur statutaire dans les situations observées, ainsi que le rappellent de nombreux auteurs cités supra, mais davantage encore, d’autre part, par l’apparente objectivité des chiffres dans les épistémologies scientifiques dominantes, même en sciences humaines et sociales . Pourtant, cette objectivité n’est qu’une apparence trompeuse : outre le fait que les facteurs qualitatifs, plus évidemment subjectifs, semblent jouer un rôle déterminant dans le problème qui nous occupe ici (et dans la plupart des problèmes humains et sociaux), les chiffres sont en fait triplement subjectifs. Ils le sont en amont du chiffrage, car on mesure des unités, des objets, des catégories, construites par le chercheur, par les acteurs sociaux, par les sociétés et les cultures. Ils le sont lors du processus de mesure car ils dépendent des modalités méthodologiques de la mesure (échelles numériques, modalités de construction des échantillons, modalités de formulation des « données »). Ils le sont enfin lors de l’interprétation des résultats, car les chiffres doivent être pourvus de significations dont en eux-mêmes et pour eux-mêmes ils sont dépourvus. Au fond, on pourrait dire que toute méthode est qualitative et que les aspects quantitatifs sont une modalité particulière des aspects qualitatifs . La comparaison des usages dans certaines disciplines fait en outre ressortir : -un inégal traitement des notions, certaines disciplines en restant à une quasi-absence de définition ou à des définitions par défaut alors même qu’il s’agit pour elles d’un objet majeur de recherche et d’intervention sociale (droit, sciences politiques), d’autres ayant commencé à élaborer des définitions plus complexes (sociologie / anthropologie, sociolinguistique) - d’où la nécessité d’un travail interdisciplinaire ; -un ensemble d’usages incohérents les uns par rapports aux autres des termes disponibles, d’une discipline à l’autre et d’un auteur à l’autre (la lecture des colonnes des tableaux est édifiante à cet égard) ; -une attention portée tantôt sur les processus, tantôt sur leurs résultats, deux aspects qui restent à associer. Dans tous les cas, et les contributions à ce volume en témoignent avec acuité, la question est cruciale, lourde d’enjeux humains, sociaux, politiques. Elle mérite donc qu’on essaye de la traiter dans toute sa complexité, avec le plus possible de nuance, de souplesse, de rigueur aussi, dans un cadre éthique et déontologique attentif : nous avons besoin d’une véritable définition théorisée, et nous en avons besoin pour agir. Cette définition doit en effet permettre d’identifier clairement, de rendre lisible, ses traits pertinents constitutifs et, 25 26 25 Il est souvent nécessaire de rappeler, devant la fascination qu’exercent les chiffres, qu’ils sont un outil inventé par l’Homme et projeté par celui-ci sur ce qu’il observe, et non une réalité immanente des objets observés : les mathématiques sont dans la tête de l’Homme, pas dans l’Univers. 26 Ces réflexions doivent beaucoup à des échanges avec Didier de Robillard. 11 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES partant, les axes sur lesquels une intervention socio-politique efficace doit pouvoir se déployer pour remédier, dans un cadre et selon des modalités démocratiques et humanistes, aux dommages causés par la minoration, de la minorisation, aux dommages subis par les minorités, ou mieux, pour les anticiper et les éviter. ESSAI DE THEORISATION D’UN PHENOMENE COMPLEXE C’est à cet objectif ambitieux que les propositions qui suivent souhaitent contribuer, en partant d’éléments précédemment travaillés : le cadre épistémologique de la « pensée complexe », une tentative de clarification des aspects qualitatifs (minoration) et quantitatifs (minorisation) — cf. tableau 4 cidessus, des recherches menées depuis plus de vingt ans sur les situations dites « diglossiques » de minoration / minorisation (socio)linguistiques. Il faut donc au préalable poser le cadre éthique et épistémologique de cette tentative. Principes clés d’une méthode de pensée complexe Ce n’est ici ni le lieu ni l’espace suffisant pour présenter en détail la « pensée complexe » (Morin, 1977-2004) et son investissement dans une « linguistique de la complexité » tel que je l’ai proposé (Blanchet, 2000 ; Blanchet et Robillard, 2003 ; voir aussi Eloy, 2003). Les trois principes clés d’une méthode de pensée complexe sont le dialogisme (intégration des paradoxes et antagonismes binaires dans un ensemble tiers : une situation de relations diglossiques entre deux langues est un ensemble la fois concurrentiel et complémentaire), la récursivité (rétro-action en hélice puisqu’il s’agit de penser des systèmes ouverts et évolutifs et non une causalité linéaire : les pratiques linguistiques engendrent et permettent les codes linguistiques qui engendrent et permettent les pratiques linguistiques), l’hologrammie (le tout est dans la partie qui est dans le tout… : toute la société est dans la langue qui est dans toute la société qui…). Le « tout » — globalité provisoire et approximative émergent d'une situation — est à la fois plus et moins que la somme des parties : ainsi une langue permet de produire beaucoup plus d’items linguistiques — des « mots » par exemple — que ceux qui sont effectivement produits et l’ensemble des pratiques dépasse largement les pratiques prédictibles et attestées d’une langue). Ce « tout » est modélisable comme une unité multiplexe, constituée de plusieurs pôles distincts et indissociables, porteuse de caractéristiques spécifiques, où œuvre en permanence la tension complexe unité / multiplicité, d’où son nom (E. Morin parle d’unitas multiplex et d’unités complexes). Leur conséquence majeure est une pensée non-disjonctive en termes de processus, à l’opposé d’une pensée dichotomique (pensée du « tiers-exclus ») en termes de produits. La notion de tension dynamique y joue un rôle majeur : les paradoxes et antagonismes, les tensions entre les différents pôles constitutifs de toute unité multiplexe, sont envisagés en tant que moteurs de son fonctionnement (donc de son existence même), et en général de tous les fonctionnements sociaux, 12 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES culturels, cognitifs, biologiques, etc. Il en va comme des pôles magnétiques positifs et négatifs qui produisent l’énergie électrique, la tension électrique, dans un circuit. Un relatif équilibre s’instaure et permet la dynamique (comme les forces contradictoires qui permettent à un cycliste de tenir en équilibre sur son vélo tant qu’il avance et réciproquement (le déséquilibre des forces provoque la chute et l’arrêt ou l’arrêt et la chute, et l’arrêt provoque le déséquilibre des forces donc la chute, etc.). Cette dynamique de tout système dans son environnement tend à son maintien par ajustement et réorganisation permanente (principe d’homéostasie). Ce n’est pas un équilibre statique, mais un processus permanent, et c’est pourquoi que j’utilise le terme d’équilibre dynamique. Ce cadre épistémologique, et les principes éthiques altruistes qui le guident (et inversement, cf. Morin, 2004, vol. 6), me semblent tout à fait pertinents pour comprendre les processus de minoration / minorisation, notamment appliqués aux pratiques sociolinguistiques. Langues, pratiques (Socio)Linguistiques ? linguistiques… ou Unités Multiplexes C’est à partir d’une modélisation des phénomènes linguistiques et à partir du cas des « phénomènes linguistiques minoritaires » (j’en reste pour l’instant à une terminologie approximative) que j’ai élaboré celle des « phénomènes minoritaires » (idem) ici proposée. Il est dès lors nécessaire de préciser ce que sont, pour moi, ces phénomènes linguistiques, d’autant qu’un débat fondamental oppose, schématiquement, les « internolinguistes » pour qui ce sont des codes (des phonèmes, des morphèmes et des syntagmes) et les sociolinguistes pour qui ce sont des pratiques sociales (voir Blanchet et Robillard, 2003 pour un état de la question). La figure suivante propose une modélisation selon le principe de l’émergence d’un système complexe. Elle peut se lire ainsi : « une variété linguistique est un système complexe émergent issu du processus d’interaction en hélice des trois pôles que constituent les pratiques sociales, les représentations sociales, les institutionnalisations socio-politiques, qui se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions de ses acteurs et de sa propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ». Autrement dit, ce qui fait qu’une langue est une langue, fonctionnant comme telle, catégorisée et reconnue distinctement des autres (ou une variété d’une langue… etc. ), c’est la dynamique d’individuation (= d’émergence) de cette unité à partir de la variation infinie du tissu continu et indistinct des parlers humains, dynamique créée par des pratiques communicationnelles et identitaires (les réseaux d’interactions et les corpus ouverts par cette langue, incluant ses aspects systémiques ou codiques), des représentations sociolinguistiques (l’idée que les acteurs sociaux se font de ces pratiques parmi les autres), et des 27 27 Tel le français de Marseille, unité linguistique individuée qui n’en constitue pas pour autant une langue distincte du français. Pour la distinction entre variété (catégorie individuée) et variation, voir Blanchet, 2000 : 119 et suiv. 13 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES institutionnalisations (la légitimation ou la légalisation de cette langue en tant que telle par des institutions socio-politiques et leurs attributs métalinguistiques tels textes médiatiques, juridiques, enseignement, dictionnaires, grammaires…) . Dans ce dernier pôle, la notion d’intervention glottopolitique (plutôt que de politique linguistique), due à J.-B. Marcellesi (cf. Marcellesi et alii, 2003), permet d’inclure les actions glottopolitiques de tous les acteurs sociaux et pas uniquement d’institutions de pouvoir qui seraient éventuellement détachées du corps social : associations, enseignants, entreprises, tout individu engagé dans une affirmative action glottopolitique. On retrouve dans les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions, les quatre principaux axes de fonctionnement (donc de variation) des pratiques linguistiques bien connus des sociolinguistes : axe diachronique, axe diatopique, axe diastratique, axe diaphasique. J’ai pensé pertinent, notamment suite à des travaux menés avec des géographes sociaux sur les espaces urbains, de distinguer sans les dissocier les temporalités des acteurs et celles des émergences sociolinguistiques, car il y a souvent des décalages importants entre les temps longs des processus sociaux (les changements linguistiques s’observent par exemple sur des siècles) et leurs temps plus brefs tels que vécus et perçus par leurs acteurs dans les interactions sociales ; c’est une différence de focale (ainsi les locuteurs identifient surtout les langues à travers leurs usages quotidiens et beaucoup moins à travers leurs continuités historiques : plus personne n’a conscience — sauf de rares experts — de parler latin en parlant français). On remarquera peut-être dans le pôle représentations un usage des termes épilinguistique et métalinguistique quelque peu original par rapport aux pratiques majoritaires actuelles. A mes yeux en effet, il n’y a pas lieu de dissocier de façon tranchée un discours épilinguistique d’une part, qui serait celui des informateurs et un discours métalinguistique d’autre part, qui serait celui des chercheurs. Je préfère distinguer dans un continuum l’épilinguistique (« qui rend compte implicitement, dans les attitudes langagières mises en œuvre, des conceptions sur les langues et leurs usages ») du métalinguistique (« qui expose explicitement un regard empirique ou réflexion distanciée sur les langues et leurs usages », quels que soient les porteurs de ces discours. Enfin, et sans entrer plus en détail dans ce schéma, un croquis maladroit tente d’y montrer que les interactions en hélice des trois pôles définitoires produisent un mouvement, une évolution, et non une boucle statique refermée sur elle-même. 28 28 Pour une analyse plus détaillée du processus d’émergence / individuation sociolinguistique, voir Blanchet, 2004a. 14 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Fig. 1. Proposition pour une modélisation complexe de processus sociaux tels que les Unités Multiplexes (Socio)Linguistiques Dynamique hélicoïdale Interventions glottopolitiques collectives Pratiques sociolinguistiques observables NB* Institutionnalisations Pratiques sociales NB* *NB : Chaque pôle inclut d’autres hélices, d’autres systèmes Représentations sociales Représentations sociolinguistiques mises en œuvres (épilinguistiques) et en discours (métalinguistiques) Temporalité(s), Espace(s), Organisation(s) sociétale(s), Interactions, des acteurs sociolinguistiques Temporalité(s), Espace(s), Organisation(s) sociétale(s), Interactions, des processus sociolinguistiques 15 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Modélisation de la notion dynamique complexe de minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation En utilisant le même principe épistémologique de modélisation de l’émergence d’un système complexe, on peut proposer le schéma suivant qui peut se lire ainsi : « la minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation est un processus complexe émergeant des deux pôles que constituent la minoration ➷ majorisation (qualitative) et la minoritarisation ➷ majoritarisation (quantitative) ; elle se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions des acteurs sociaux et de sa propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ; elle s’accompagne d’un effet gravitationnel de satellisation ➷ attraction ». Fig. 2. Proposition pour une modélisation complexe du processus de minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation des contacts sociaux MINORITARISATION Gravitation : satellisation Dynamique hélicoïdale Minorisation Minoration Majorisation Majoration Temporalité(s), Espace(s), Organisation(s) sociétale(s), Interactions des acteurs Gravitation : attraction MAJORITARISATION 16 Temporalité(s), Espace(s), Organisation(s) sociétale(s), Interactions du processus PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Ce schéma tente d’intégrer l’opposition dichotomique trop simple entre les processus tendant vers le major- et ceux tendant vers le minor-, tout en distinguant sans les dissocier les aspects qualitatifs (terminologie en -ation) et quantitatifs (terminologie en -isation), dont le croisement est formulé par une terminologie en -itarisation. Il permet ainsi de substituer à la notion statique et imprécise de minorité le concept dynamique complexe de minoritarisation ➷ majoritarisation, dont l’intitulé, peut-être un peu compliqué et inélégant, pourrait être regroupé sous le terme de valuation sociale (qui cherche à éviter les connotations de évaluation). Seraient ainsi considérés minoritaires un groupe ou une pratique sociale dont la valuation négative (= la minoritarisation) l’emporte sur la valuation positive (= la majoritarisation), et inversement le cas échéant (cf. infra pour l’analyse concrète de processus situés). En effet, l’un des points clés auquel nous a conduit notre examen des usages du champ conceptuel de minorité et des termes apparentés consiste à associer les forces en minor- et celles en -major, aux effets partiels et parcellaires : il n’y a pas de minoration / minorisation (= minoritarisation) sans majoration / majorisation (= majoritarisation), et réciproquement, à la fois dans l’ensemble d’un processus social (la minoritarisation d’un groupe ou d’une pratique signifie en miroir la majoritarisation d’autres groupes ou d’autres pratiques) et à l’intérieur même du groupe ou de la pratique minoritarisée (des aspects positifs sont associés aux aspects négatifs : un « patois » évalué négativement par rapport au français reçoit par exemple des attributs sociaux positifs de convivialité ou de nostalgie). Inversement, une langue majoritarisée fait aussi l’objet d’attributs négatifs (ainsi le français valué comme une langue difficile ou de domination coloniale). C’est dans le rapport de tension entre major- et minor-, équilibre dynamique, que se joue le processus sans cesse renouvelé de valuation. Un autre aspect important de cette modélisation est, précisément, d’insister sur le processus et non sur le produit. C’est dans l’activation permanente ou récurrente de la valuation des pratiques sociales et des groupes qui en sont acteurs que se joue leurs valuations corrélées, d’où des évolutions potentielles ou effectives en permanence, même si un certain état d’équilibre peut organiser une relative stabilité sur un certain temps, un certain espace, une certaine organisation sociale ou une certaine interaction (soit les quatre axes de temporalité, cf. supra fig. 1 et commentaires pour leur description plus détaillée). Enfin, l’aspect gravitationnel des processus de valuation sociale, dont la dynamique complémentaire se joue en attraction ➷ satellisation, précise une modalité essentielle de ce processus de minoritarisation ➷ majoritarisation : -les groupes et pratiques majoritarisés produisent une attraction (au sens magnétique ou astrophysique du terme) ; -les groupes et les pratiques minoritarisés, en écho, sont soumis à la gravitation des groupes et pratiques majoritarisés et en deviennent des satellites (unités distinctes dépendantes), n’ayant pas de fonctionnement hors de cette satellisation. Il s’agit en fait du même processus, vu depuis les deux pôles opposés et complémentaires. Ainsi les langues minoritarisées tendent à rejoindre la ou les 17 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES langue(s) majoritarisées dans leur sphère sociale : par exemple parce que leurs usagers les écrivent selon le modèle orthographique majoritarisé, calquent leurs pratiques sur les systèmes linguistiques majoritarisés, voire pensent leur langue comme une variante de la ou des langue(s) majoritarisée(s) . L’un des enjeux de la re-majoritarisation des groupes et des pratiques minoritarisés consistent notamment à re-développer une force gravitationnelle qui leur permette à la fois d’échapper (au moins pour partie) à la trop forte attraction ➷ satellisation qu’ils subissent lors d’un processus avancé de minoritarisation, c’est-à-dire lors d’une rupture de l’équilibre dynamique qui peut conduire à l’implosion du système par la disparition de l’un de ses pôles, fondu dans un autre (ce que produit par exemple la substitution d’une langue « majoritaire » à une langue « minoritaire » dans le groupe des ex-locuteurs de cette dernière) . 29 30 Graphiques d’analyse du processus de minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation sociale d’une unité (socio)linguistique Si un processus de valuation sociale consiste en une tension minoritarisation ➷ majoritarisation et qu’on l’applique aux unités multiplexes (socio)linguistiques (UMLS) telles que définies et théorisées ci-dessus, on doit pouvoir rendre lisible la tension produite sur les trois pôles constitutifs des UMLS (pratiques, représentations, institutionnalisations). Adaptation de la grille corpus / statut Un graphique efficace, la « grille de Chaudenson » (Chaudenson, 1991 ), dite également « grille LAFDEF » a déjà été conçu dans cette direction, puisqu’il s’agit d’évaluer la place du français relativement aux autres langues dans les Etats dits francophones en termes de statut et de pratiques (appelées corpus). Des indicateurs font l’objet de coefficients comparatifs qui permettent de les reporter sur la grille, et, en croisant les indicateurs et leurs coefficients, on peut reporter globalement la situation linguistique d’un Etat francophone. Les coefficients affectés n’ont de signification indicative que relativement les uns aux autres. En aménageant cette grille, notamment en y ajoutant notre troisième pôle, on obtient le graphique suivant (fig. 3). Comme on le voit, un seuil théorique d’équilibre minoritarisation ➷ majoritarisation est proposé à 50 %, mais les forces gravitationnelles n’en sont pas pour autant équivalentes : la dynamique de majoritarisation est plutôt de type exponentiel. 31 32 29 Parmi de nombreux exemples célèbres : le corse attiré dans la gravitation de l’italien, le catalan dans celle du castillan, le picard dans celle du français… 30 Les notions de satellisation et de gravitation ont été initiées dans l’analyse des processus sociolinguistiques respectivement par Marcellesi (dès 1986, cf. Marcellesi, 2003 : 167 et 278) et par Calvet (1999). 31 Ce graphique a fait l’objet de plusieurs ajustements et adaptations qui n’en modifient pas la structure (cf. Observatoire du Français et des Langues Nationales de l’Agence Universitaire de la Francophonie (http://www.odf.auf.org) et Chaudenson et Rakotomalala, 2004. 32 Pour Langues Africaines, Français, et Développement dans l’Espace Francophone. 18 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Fig. 3. Essai de modélisation graphique d’une minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation sociale d’une unité (socio)linguistique Légende : A = zone de minoration ➷ majoration (à dominante qualitative [statut]) B = zone de minorisation ➷ majorisation (à dominante quantitative [corpus]) X = zone de majoritarisation tendancielle Y = zone de minoritarisation tendancielle NB : une tendance à la majoritarisation a un effet exponentiel à « scores » égaux la zone de majoritarisation est trois fois plus étendue que la zone de minoritarisation. Représentations 100 % Institutionnalisations + + 100 % Majoritarisation maximale théorique X A Seuil médian théorique de majoritarisation ➷ minoritarisation Y B — + 0% 19 100 % Pratiques PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Graphique en trois dimensions Cependant, une telle représentation en deux dimensions d’un système à trois pôles pose des problèmes de lisibilité. Une autre possibilité de modélisation graphique, fonctionnant sur les mêmes éléments, permet de mieux en rende compte : un graphique stellaire. Fig. 4. Modélisation stellaire d'une minoritarisation ↔ majoritarisation Représentations 100 90 80 70 X 60 50 40 30 20 A 10 0 Y Seuil médian théorique de majoritarisation ↔ minoritarisation Majoritarisation maximale théorique B Pratiques Institutionnalisations A = zone de minoration ↔ majoration (à dominante qualitative [statut]) B = zone de minorisation ↔ majorisation (à dominante quantitative [corpus]) X = zone de majoritarisation tendancielle (> 50%, au-delà du seuil) Y = zone de minoritarisation tendancielle (< 50%, en deça du seuil) ESSAI ET EXEMPLES D’EXPLOITATION CONCRETE DU GRAPHIQUE STELLAIRE A FINALITE D’ANALYSE ET D’INTERVENTION SITUEES Le double enjeu d’un essai de théorisation complexe est, d’une part, de complexifier la compréhension des phénomènes et, d’autre part, de les rendre lisibles, intelligibles, de façon à pouvoir en tirer des modalités d’intervention socio-politique, le tout en évitant les analyses simplistes et les interventions inefficaces ou contre-productives voire dangereuses qui pourraient découler de cette simplification. Autrement, dit, il faut faire pari risqué (et complexe !) d’associer complexification et lisibilité… 20 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES La modélisation à laquelle nous sommes parvenus en fig. 4 et que soustendent les modélisations présentées en fig. 1 et 2, permet-elle de rendre plus lisibles, sans trop les simplifier, des processus de valuation sociale d’unités (socio)linguistiques (ou, pour le dire de façon plus usuelle et approximative, les situations de minorités linguistiques) ? Voici, pour en juger, un premier essai d’exploitation sur les dynamiques sociolinguistiques de la Provence, région sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Il ne sera pas possible, ici, d’entrer dans les détails de la façon dont les indicateurs sociolinguistiques ont été rassemblés et organisés à partir de multiples enquêtes de terrain, micro- et macro-sociolinguistiques, et d’une longue fréquentation des sources historiques, sociologiques, ethnographiques (pour un panorama voir Blanchet 1992 et 2002, Blanchet et alii à paraitre). L’analyse macrosociolinguistique est fondée, pour l’essentiel, sur les indicateurs de « vitalité ethnolinguistique » de Landry et Allard (1994), enrichi par les indicateurs de Chaudenson (1991) et de Mc Connell et Gendron (1988). Il ne s’agit ici que d’une première approximation, à titre d’expérimentation de la fonctionnalité de la modélisation et non du contenu précis de cet exemple, et les coefficients affectés, rappelons-le, n’ont de signification indicative que relativement les uns aux autres. On comparera donc, d’une part, l’évolution de la valuation du provençal entre le début du XIXe siècle et le début du XXIe siècle, et, d’autre part, l’évolution de la situation sociolinguistique globale de la Provence aux mêmes périodes en prenant pour exemples les trois principales unités sociolinguistiques qui y sont attestées : le provençal, l’italien (à la fois comme résultant d’une intense immigration entre 1850 et 1950 et comme langue de proximité culturelle et géographique, cf. Blanchet et alii à paraitre et Blanchet 2003), le français, chacune englobant ici schématiquement ses variétés (et sans entrer dans la discussion par ailleurs nécessaire du statut de ces variétés, « dialectes » italiens — corse non compris — et français régional / français standard). L’idéal serait que le passage d’une époque à l’autre soit manifesté par une évolution progressive, animée, des schémas, où l’on verrait les espaces sociolinguistiques, les valuations sociales des unités sociolinguistiques, se déployer en expansion ou en repli sur leurs trois principaux pôles et changer de formes. 33 33 Le corse est présent en Provence de façon significative à Marseille et dans le Var (Blanchet et alii, à par.) 21 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Fig. 5: Valuations sociales comparées du provençal aux débuts du XIXe s. et du XXIe s. en Provence Représentations 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Pratiques Institutionnalisations Provençal XIXe Provençal XXIe 22 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Fig. 6: Situation sociolinguistique schématique en Provence au début du XIXe siècle Représentations 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Pratiques Institutionnalisations Série1 provença l Série2 français 23 Série3 italien PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Commentaires des schémas (fig. 5, 6, 7). Comme on le constate en fig. 5, la valuation sociale du provençal constitue un bon exemple de la complexité de la tension et du processus de minoritarisation, puisque la forte baisse des pratiques n’a pas induit deux siècles plus tard une forte baisse du statut depuis le XIXe siècle (alors que, précédemment et jusqu’au début du XXe, c’est manifestement une baisse du statut dans les représentations et les institutionnalisations, au profit du français, qui a lancé la dynamique de baisse des pratiques surtout effective au cours du XXe ) : au début du XXIe siècle, le statut du provençal est remonté dans les représentations (au moins comme valeur identitaire symbolique) et même dans les institutionnalisations (administrations locales, enseignement, médias…). Il ne semble pas y avoir de corrélation réciproque équivalente entre degré de pratiques et degré de statut, ni surtout entre degré de tension dans les pratiques et degré de tension statutaire. De la même façon, une approche plus globale de la situation sociolinguistique, plus pertinente parce qu’indiquant la dynamique des relations et des tensions entre les grandes unités (socio)linguistiques qui la construisent, permet d’envisager la relativité intégrante des processus les uns par rapport aux autres. On observe ainsi, notamment, le rôle joué par l’axe institutionnalisations qui semble bien « tirer » les unités (socio)linguistiques vers le haut ou vers le bas, le décalage qui peut exister entre les trois axes pour une même unité, et surtout le fait que toute unité (même la plus proche d’une situation de forte majoritarisation comme le français, au prix d’ailleurs d’une provençalisation marquée ) se situe quelque part en équilibre dynamique entre majoritarisation et minoritarisation. Aucune n’est uniquement assortie de valuation négative (car la somme des trois zéros signifierait sa disparition), aucune n’est uniquement assortie de valuation positive. Enfin, ces schémas permettent d’identifier, en termes d’intervention sociale par exemple pour dé-minoritariser le provençal, les pôles sur lesquels il importe d’agir : développer le statut (notamment par l’institutionnalisation) et, grâce à cela, redéployer les pratiques existantes qui font l’objet de représentations plutôt positives, lesquelles autorisent des institutionnalisations plus positives, et ainsi de suite. Car c’est bel et bien sur les trois axes corrélés qu’il importe d’agir simultanément et de façon adaptée aux situations globales (d’où la nécessité, bien sûr, d’affiner le contenu de tels schémas en revenant au détail qualitatif des observables construits notamment par enquêtes sur le terrain) . Au-delà du diagnostic ainsi synthétisé, on peut également envisager l’exploitation d’un tel outil en termes d’évaluation de politiques de re-valuation 34 35 36 34 Un graphique montrant l’étape intermédiaire dans la première moitié du XXe siècle serait à cet égard nécessaire. 35 Si l’on distingue un français régional d’un français standard, le second aurait un niveau de représentations et de pratiques (mais pas d’institutionnalisations) plus bas que le premier, car la valuation sociale du français régional est plus positive. 36 On pourra consulter, pour plus de détail et des expériences de terrain, Hinton & Hale, 2001 ; Blanchet, 2004b et [collectif], 2003. 24 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES sociale (principalement, je suppose, de dé-minoritarisation). On peut ainsi comprendre pourquoi, parmi par exemple de nombreuses opérations et revendications de politique linguistique de « promotion » des langues régionales mises en œuvre par des institutions nationales ou locales en France, ou par des mouvements militants, un bon nombre sont consciemment ou non inefficaces ou contre-productives, entre autres soit : -parce qu’elles développent trop peu les pratiques (notamment % d’élèves touchés par leur enseignement, place dans la vie socio-économique), -parce qu’elles proposent des pratiques décalées par rapport à celles qui sont majoritaires et qui font l’objet de représentations positives, sans prendre en compte ces représentations (notamment en imposant des variétés trop précocement standardisées et sur des catégorisations et des objectifs trop différents de ceux des populations ), -parce qu’elles ne reposent pas sur des institutionnalisations claires et réalistes par rapport aux dynamiques sociolinguistiques (par exemple en revendiquant pour le gallo un statut de langue co-officielle identique au statut potentiel du breton et à celui du français, ou en visant l’application pour l’occitan d’une « normalisation » façon catalan en Espagne), -parce qu’elles ne prennent pas en compte la globalité des dynamiques sociales des pluralités linguistiques effectives, visant telle langue « minoritaire » en elle-même et pour elle-même, et l’envisageant elle-même, non seulement en la dissociant des autres unités (socio)linguistiques (les UMSL) auxquelles elle est pourtant corrélée dans la société et chez les usagers, mais pire encore de façon simpliste comme un élément donné, et non comme une construction mouvante émergeant de la tension dynamique de différents pôles, -parce qu’elles se limitent souvent à reproduire, à une autre échelle, les idéologies de domination, d’homogénéisation et d’assimilation qu’elles prétendent dénoncer et contrer. 37 INVITATION A ALLER PLUS LOIN… Il est stupéfiant que, comme on l’a vu plus haut, le droit international des minorités porte sur un « objet indéterminé », faute d’une définition quelque peu théorisée de la notion même de minorité. On peut même considérer comme inquiétant que ce droit, et la plupart des politiques apparentées, fassent l’impasse sur la complexité des processus sur lesquels on intervient pourtant. Il apparait urgent et indispensable de traiter ces questions profondément humaines avec prudence, avec nuance, dans leurs complexités, de façon adaptée et efficace. Les propositions qui sont ici soumises à discussion ont été conçues pour tendre vers ce but. 37 Exemples qui fâchent… : l’alsacien englobé sous l’allemand standard, le provençal englobé sous un éventuel occitan (standardisé ou non sur une base languedocienne), le gallo graphié de façon méconnaissable par volonté de distanciation par rapport au français, un CAPES de créole (au singulier), etc. 25 PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES Car méfions-nous, avec E. Morin (1990 : 18-20), des « paradigmes simplifiants [qui] mutilent la connaissance et défigurent le réel (…) produisent la crétinisation (…) se paient cruellement dans les phénomènes humains (…) en versant le sang [et en] répandant la souffrance », et ceci, en l’occurrence, qu’il s’agisse d’ignorer les processus de minoritarisation (avec l’idée qu’ils sont négligeables au regard d’éventuels bénéfices de majoritarisation d’autres entités) ou de les mécomprendre même lorsque l’on prétend, de toute bonne foi, les prendre en compte pour en réduire les effets jugés néfastes. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES AKOUN, A. et ANSART, P. (Dir.), (1999). Dictionnaire de sociologie, Paris, Dictionnaires Le Robert / Seuil. ARMONY, V. (2003). « Minorités », in : Ferréol G. et Jucquois G. (Dir.), Dictionnaire de l'altérité et des relations interculturelles, Paris, A. Colin, pp. 209-210. ALLARDT, E. (1992). « Qu’est-ce qu’une minorité linguistique ? », in : Giordan H. 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Alors moi, je me demande « socio- », où ? Le contexte politique, économique, des enjeux de pouvoir, le poids de l’histoire, toute la contextualisation qui donne sens à cette dynamique et à ces rapports différentiels à travers le temps, se trouve, je ne vais pas vous faire l’injure que vous l’ignorez, mais elle se trouve mise, pour les besoins de la cause, entre parenthèses. Alors, à un moment, j’allais dire à la fin, ça donne le tournis parce que quand vous dites et « en plus il faudrait le placer dans le contexte national, européen et de mondialisation », j’avoue que je ne comprends plus rien. Philippe Blanchet C’est probablement parce que mon schéma ne l’exprime pas suffisamment explicitement, merci de me le faire comprendre. Mais il est clair, à l’inverse, qu’au contraire, l’ensemble des facteurs dont vous parlez, est là. Pour moi, quand je dis « pratiques sociales » et qu’il y a une petit flèche dans le schéma précédent qui dit « chacun des pôles est lui-même animé d’un ensemble d’autres hélices », dans les pratiques sociales, il y a tout ce que vous venez de dire. Quand je dis « institutionnalisation », ça ne va évidemment pas sans facteurs politiques, économiques, enjeux de pouvoir. La notion de tension, que j’ai beaucoup employée, c’est une tension qui est notamment une tension en termes d’enjeux de pouvoir, mais pas exclusivement. Quand j’ai mes dimensions de déploiement, temporalité(s), espace(s), organisation(s) sociétale(s), interaction(s) des acteurs, il y a ça. Il y a la dimension historique dans « temporalité ». Il y a la dimension géopolitique dans les espaces. Il y a la dimension des organisations sociales, des tensions sociales, des groupes sociaux dans « organisation(s) sociétale(s) » et il y a les enjeux de pouvoir à la fois collectifs, à ce niveau-là, et individuels autour des interactions. C’est impliqué dans les sous hélices de ces choses-là. Mais manifestement, il va falloir que je complexifie mon schéma pour le signifier. QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET Cécile Jahan J’ai une question technique en fait. En fait, je trouve le modèle assez génial, mais je me demande comment vous voulez mesurer ou comment vous voulez positionnez les choses sur les axes ? Par exemple, je prends juste l’axe « institutionnalisation ». Si on voit qu’une langue a un statut de langue territoriale, est-ce que ça veut dire 50 % d’institutionnalisation ou comment ça fonctionne ? Philippe Blanchet Non. Ce que j’utilise, moi, dans ce cas-là, c’est le système, la typologie d’évaluation de Landry et Allard - ils l’appellent d’« évaluation », le mot me paraît peut être un peu ambitieux, mais gardons-le. C’est l’évaluation de ce qu’ils appellent « la vitalité ethnolinguistique ». Il y a eu des travaux, notamment ceux de Landry et Allard, qui me semblent très utiles là-dessus ; mais Chaudenson fait la même chose d’ailleurs. C’est-à-dire que sous le résultat des axes, il y a toute une typologie des critères, des points sur lesquels il faut se poser la question de la place respective des différentes langues engagées dans le processus. Et donc on affecte des coefficients à une langue par rapport à l’autre, etc. Sous « représentation », il y a donc toute une série d’éléments constitutifs, sous « institutionnalisation », il n’y a pas que le fait qu’elle(s) soi(en)t territorialisée(s), il y a toute une série de processus d’institutionnalisation. C’est l’addition de tout ça qui fait qu’on arrive, quelque part, à affecter des coefficients qui donnent une idée du positionnement respectif de l’un par rapport à l’autre et alors, du coup, le coefficient, effectivement, si on le tape sous Excel, et qu’on lui dit « fais un schéma », il le met sur l’étoile. Jacques Walter Je vais relayer un tout petit peu le propos de Freddy Raphaël parce qu’effectivement, le cadre que vous nous proposez fonctionne très bien, c’est comme une mécanique bien huilée, il y a des hélices, il y a des boucles, on est dans quelque chose de très systémique. Et un bon système, il tourne, sinon c’est un échec théorique. Et en même temps, comme on vous le disait à l’instant, la question que nous nous posons, c’est de savoir comment on peut analyser la dynamique sociale qui est en œuvre dans le système. Ce qui veut dire que la question ne porte pas seulement sur la modélisation que vous nous proposez, sur le cadre général, mais sur l’outillage ou l’équipement intellectuel qui permet de penser les processus dont vous parlez. Et là, je trouve qu’il y a de vraies questions parce que je me demande s’il n’y a pas, pour reprendre votre expression, une tension entre un modèle très généralisant qui fonctionne sur le mode du système, et des politiques linguistiques ou des situations dans les langues, je ne suis pas du tout spécialiste de ce domaine-là, dans lesquelles il y a du conflit. Alors comment pouvons-nous penser quelque chose qui est de l’ordre du relationnel bien huilé par rapport à des réalités de terrain dans lesquelles il y a du conflit ? Les outillages intellectuels ne sont pas nécessairement les mêmes. Autrement dit, si je veux penser une situation sociale, dans laquelle il y a de l’affrontement, est-ce que, pour expliquer le social, je vais utiliser la théorie des champs chez Bourdieu ? Est- 31 QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET ce que je me dis, non, moi je suis un individualiste méthodologique, je vais aller chercher, puisque vous les avez cités, chez Boudon et Bourricaud ? Ou alors je suis un ethnométhodologue, et là, je vais faire une observation de type participante en utilisant les travaux de Garfinkel ou de quelqu’un d’autre. Comment articulez-vous cette vision systémique à la Morin ou à la Lemoine, avec l’épaisseur du social travaillé par d’autres modèles théoriques que ceux-ci et qui sont même, si on va loin sur le plan épistémologique, en contradiction. Philippe Blanchet Alors au moins de deux façons. Mais vous excuserez ma réponse d’être partielle et rapide. De deux façons parce qu’il me semble que ce genre de modélisation à ambition théorique ne peut prendre sens qu’à condition qu’il s’appuie, par ailleurs, sur du travail de terrain au niveau microsociologique et qu’il aboutisse et qu’il soit accompagné parallèlement et ensuite, à nouveau, du travail de terrain microsociologique. Cependant la question que je me pose au départ, c’est exactement l’inverse et je suis plutôt quelqu’un qui vient du terrain, qui fait du terrain, et un jour je me suis dit qu’à force de faire de l’observation micro et de faire du terrain, je ne tire aucune théorisation généralisante et je ne peux donc produire aucun outil qu’il faudrait à nouveau s’approprier et adapter, mais je ne produis aucun outil, ni théorique ni à finalité d’intervention sociale. Donc il vient un moment où il faut aussi savoir, en l’ayant alimenté par le terrain et sans perdre de vue qu’on va y retourner, s’abstraire un peu du terrain pour construire quelque chose comme ça. Mais ça n’a de sens que si on y retourne. Et puis deuxièmement, ce qui rend cela possible, c’est le fait qu’on ne dissocie pas les différentes approches possibles. Je considère que si on veut faire un travail d’observation, de compréhension voire d’intervention sociolinguistique un tant soit peu efficace, il faut à la fois faire du micro et du macro. Je pense que l’ethnométhodologie sombre dans un excès de situationnisme et je pense que, par ailleurs, les grands modèles macro explicatifs sombrent dans un excès de généralisation abusive. La deuxième façon, c’est de dire, il faut faire les deux en même temps. C’est-à-dire que chez moi, pour aboutir à mon petit schéma un peu ridicule sur l’évolution du statut du provençal, il y a derrière vingt ans d’observation de la situation, de pratique d’observations participantes, de prises d’informations institutionnelles, d’enquêtes macro avec des données quantitatives et puis cela se place en continuation, et ça va continuer à se faire. Je suis totalement d’accord avec l’idée qu’une théorisation abusive, c’est quelque chose qui nous fait perdre l’épaisseur sociale et c’est absolument l’inverse de mes convictions. Mais en même temps, je pense qu’à force de ne rester que dans l’épaisseur sociale du terrain, on finit par perdre la transférabilité des acquis, la possibilité de construire des outils d’intervention. Donc il faut essayer de faire les deux. Là j’ai essayé, c’était un peu le rôle qu’on m’a demandé de jouer ici, de tenir un bout de l’affaire, c’est celui que vous avez vu, faites-moi confiance pour l’instant et allez vérifier après, j’essaye aussi de tenir l’autre, bien sûr. Et j’engage toute personne qui voudrait essayer de s’en servir, ce qui me 32 QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET ferait très plaisir, à surtout ne pas s’en servir de façon isolée du terrain, terrain qui fait prendre en compte l’épaisseur sociale. 33 Béatrice FLEURY-VILATTE Université Nancy 2 Centre de recherche sur les médiations (EA 3476) Université Paul Verlaine-Metz [email protected] JACQUES WALTER Centre de recherche sur les médiations (EA 3476) Université Paul Verlaine-Metz [email protected] LE FESTIVAL DU FILM ITALIEN DE VILLERUPT : MINORATION NATIONALE, MAJORATION CULTURELLE Le cadre de cette contribution est une recherche (2002/2005) sur le témoignage audiovisuel de l’immigration en Lorraine38, région fortement marquée par des vagues migratoires en lien avec l’industrialisation. Au cours de la première phase de l’étude (Fleury-Vilatte, Walter, 2005), nous avons été attentifs aux pratiques et contenus d’archivage audiovisuel relatifs à plusieurs groupes d’immigrés. Ensuite, lors de l’élucidation des différences constatées, nous avons été amenés à subsumer le paramètre de l’origine en prenant en considération l’importance du monde ouvrier dans le rapport que, dans un processus mémoriel, l’immigré entretient avec son groupe d’appartenance au sein de la société d’accueil (Fleury-Vilatte, Walter, 2004). Aussi posons-nous la question de la minoration/majoration selon une dynamique qui associe dimensions culturelle, sociale et politique. C’est la mise à jour des tensions qui résultent de cette dynamique – ainsi que leurs modes de résolution – qui nous intéressent ; elle est centrée sur le cas de Villerupt (10.000 habitants), petite ville du bassin sidérurgique où, à l’initiative d’enfants d’immigrés, un Festival du film italien a été créé en 1977. En cent ans, on est passé d’une situation de minoration nationale (les immigrés en France, plus particulièrement ceux d’origine italienne), à une situation de majoration culturelle (en Lorraine, mais aussi à l’extérieur de la région), selon un processus dans lequel le festival est un agent déterminant. Cette évolution est manifeste dans la représentation qu’un film, L’anniversaire de 38 Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un programme du Contrat de plan État-Région (CPER), intitulé « Dynamiques des peuples et construction européenne », avec la collaboration des promotions 2002-2003 et 2003-2004 du DEA Sciences de l’information et de la communication, ainsi que celle de chercheurs des universités de Metz et Nancy 2. BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... Thomas de Jean-Paul Menichetti, sorti en 1982, donne de l’installation des immigrés à Villerupt et ses alentours, et de leur vie depuis. Pour en comprendre la configuration, trois pistes sont suivies : la première consiste à comprendre les raisons de la minoration de l’immigration italienne en France, à l’aune de l’évolution des recherches menées sur le phénomène migratoire ; la deuxième vise à rendre compte du glissement d’une minoration industrielle à une majoration culturelle, via un investissement dans un festival qui ressortit à l’industrie culturelle ; la troisième s’attache à expliquer les causes – évolutives – du succès d’un film, emblématique d’une histoire de la sidérurgie, où l’Italien se présente dans une posture de domination symbolique par rapport aux autres immigrés, sachant que – au fil du temps – ce film est devenu la référence incontournable d’une région quand il est question d’immigration dans l’espace public. Toutefois, en nous intéressant à des processus de majoration narrative et culturelle, nous nous garderons d’une vision par trop simplificatrice qui laisserait dans l’ombre des facteurs très importants liés à la désindustrialisation, aux mutations de l’identité ouvrière et à l’échec d’actions syndicales et politiques menées pour enrayer le déclin d’un secteur que la population voyait toujours plein d’avenir. L’IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE : UN PROCESSUS COMPLEXE DE MINORATION NATIONALE Dans Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles (1988), Gérard Noiriel montre que, en dépit d’une immigration massive, la France s’est montrée discrète sur cette part de son histoire. Une discrétion manifeste tant dans les travaux scientifiques – particulièrement ceux émanant de la production historique –, que dans les archives à disposition – e.g. les statistiques officielles imprégnées d’une pensée juridique établissant « une frontière nette entre le "national" et l’"étranger" » (Noiriel, 1988 : 25) . En arrière-fond de ces dispositions, une opposition entre « contrat » et origine qui structure la pensée autour de la nation et que développe Auguste Renan, dès 1882, dans une conférence prononcée à la Sorbonne : Qu’est-ce qu’une nation ? Pour ce dernier, une nation ne se définit pas en référence à une race, mais par le lien spirituel qui associe les individus sous la forme d’un contrat implicite qui serait « un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de la vie » (in Noiriel, 1988 : 28). Le fait que l’immigration ait été oubliée, négligée ou mise de côté en France – bref minorée – est à rapprocher de l’analyse, ancienne mais néanmoins actuelle, d’Auguste Renan. Au regard du mythe unitaire français préoccupé par des interrogations concernant « les origines et la légitimité de la République » (Noiriel, 1988 : 23) – qui, selon des modalités différentes, se retrouvent en plusieurs moments de l’histoire –, l’immigration est non seulement en décalage, mais peut être ressentie comme un facteur de déstabilisation identitaire, tant pour les immigrés que pour les populations dites de souche. Dès 39 39 Sur la question du rapport entre « la France et ses étrangers », voir Weil (1991). 35 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... lors, on comprend que, jusque dans les années 40, des chercheurs qui défendaient l’importance des origines aient surtout été attentifs aux questions d’assimilation, de races ou de particularismes ethniques. Selon Gérard Noiriel (ibid. : 37), « les stéréotypes ethniques constitués au XIXe siècle sont encore très présents » dans ces travaux, tels ceux de Georges Mauco où ce dernier « évoque l’"atavisme" slave, l’"impulsivité" de l’Italien, le "danger pour la race"… ». Ces stéréotypes rejoignent ceux formulés par différents acteurs sociaux, ce dont témoigne la lecture des archives rassemblées par Serge Bonnet et ses collaborateurs dans L’homme du fer (1975, 1977). Dans les deux tomes consacrés à l’ouvrier de la Lorraine sidérurgique, certains documents traitent des difficultés engendrées par la présence de nombreux immigrants – dont les Italiens. La violence, l’hygiène, le comportement de ces populations sont pointés du doigt par des rapports, des courriers officiels ou des articles de journaux, qui stigmatisent le danger que l’immigration représenterait pour la paix sociale. C’est seulement dans les années 60 que l’immigration fera l’objet de questionnements différents. Adossées à des organismes reconnus (CNRS, laboratoires universitaires…), les investigations seront animées par un engagement de la part de chercheurs exercés aux luttes sociales et soucieux de défendre les intérêts des opprimés. En revanche, traitant des problèmes du présent, ces travaux délaisseront la perspective historique et colleront, pour une bonne part d’entre eux, aux commandes publiques sur les problèmes de logement, de travail, de conditions de vie. Ce sont surtout certains groupes – notamment celui des Maghrébins – qui seront étudiés, négligeant à nouveau, mais cette fois-ci pour des raisons différentes, des vagues migratoires plus anciennes telles celles concernant les Italiens. Or, début 1975, « les "vieux" Algériens sont dix fois moins nombreux que les "vieux" Italiens et six fois moins nombreux que les "vieux" Polonais. En 1982, la proportion est encore d’un Algérien pour cinq Italiens dans le groupe d’âge des soixante-cinq ans et plus » (Noiriel, 1988 : 49). On voit que si la recherche sur l’immigration a donné lieu à des travaux, elle témoigne d’une minoration de cette question au profit de la question nationale, ou bien à celui du problème politique. Dans cette configuration, le cas de l’immigration italienne s’en trouve doublement mis à mal. Envisagé de façon non spécifique, dans un premier temps, il est mis de côté ensuite, car moins problématique que d’autres sur le plan social ; un constat à mettre en relation avec l’attitude des immigrés qui a pu aussi conforter le phénomène de minorisation, par exemple en effaçant toute trace des origines. De tous ces éléments ressort l’idée que la « réalité » de l’immigration ne peut être effective que lorsqu’elle est fondée sur la reconnaissance que l’« étranger » est un élément à part entière de la construction d’une nation, non une pièce rapportée qui, de fait, resterait marginale. Que dans les années 80, des chercheurs (Pierre Milza, Gérard Noiriel, Jeanine Ponty, Abdelmalek Sayad, Dominique Schnapper, Ralph Schor, Émile Témime…), dont certains sont issus de l’immigration, se penchent sur ce type de problème, atteste de cette reconnaissance. S’inscrivant dans une perspective 36 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... politique, anthropologique et/ou historique, ils appréhendent l’immigrant non seulement selon l’angle de l’intégration – réussie ou non –, mais selon sa contribution au « creuset » français. De ce point de vue, l’exemple de Villerupt et de la communauté italienne qui s’y est installée est intéressant. Il montre comment la quête identitaire – largement tributaire des politiques publiques de l’emploi et de la reconfiguration de l’Etat social – s’est nouée autour d’une revendication mémorielle qui, en associant monde du travail et particularismes culturels, dépasse les interrogations sur la différence tout en intégrant celle-ci. DES HAUTS FOURNEAUX AU CINEMA Villerupt est située au nord de la Meurthe-et-Moselle ; son histoire est liée à celle de l’industrie sidérurgique qui, dans ce secteur, exploite un minerai de mauvaise qualité, nommé localement la minette. En 1879, un procédé inventé par un chimiste anglais – Sydney Thomas – permet d’éliminer le phosphore de ce minerai, augmentant ainsi la qualité de l’acier fabriqué. Jusque dans les années 60, apogée du secteur (Mioche, 1994), cette industrie est florissante. Mais son déclin s’amorce au milieu des années 70 et se poursuivra par le démantèlement de la sidérurgie et la fermeture des mines. En 1978, ce sont globalement 21.750 licenciements qui sont prévus dans un « plan de sauvetage », dont 6.500 touchent le seul secteur de Longwy . Ce qui provoquera des réactions violentes d’une partie de la population qui a perdu ou craint de perdre son travail, ce dernier constituant aussi un référent identitaire de premier plan. 40 L’immigration est donc étroitement liée à ce contexte de travail, des populations en provenance de différents pays européens ou africains étant appelées à soutenir l’essor industriel. Comme l’ensemble des ouvriers, les immigrés connaissent l’ascension puis la chute de cette activité. Pour autant, aux heures les plus sombres de l’histoire de la région qui s’inscrit aussi dans une crise de l’identité nationale (la « crise » économique menaçant l’intégrité de la France ), ils ne retournent pas massivement dans leur pays d’origine, bien que les pouvoirs publics aient impulsé, au milieu des années 70, une « politique du retour » non sans relents et effets xénophobes . Aujourd’hui, en résulte une topographie humaine particulièrement mêlée où des populations différentes vivent 41 42 40 En 1966, il y avait déjà eu 15.000 licenciements, 10.500 chez de Wendel-Sidelor en 1971, 16.000 en 1977 avec le plan acier… 41 Signalons que, à la fin des années 70, la fermeture des usines s’est accompagnée d’un net mouvement germanophobe : la CGT n’a eu de cesse d’expliquer que les gagnants de l’opération seraient les grands groupes allemands ; sur fond de référence aux différentes guerres et périodes d’occupation, on a pu voir fleurir des slogans tels « La Lorraine aux Lorrains » ou il faut gagner « la bataille de l’acier », expression rappelant la « bataille du rail » menée par la Résistance d’inspiration communiste. Preuve que l’immigration n’est pas seule en cause. 42 Y. Gastaud (2004 : 112) rappelle que, significativement, le slogan « Immigré, fais ta valise », souvent mentionné dans la presse à cette période, fait écho à la pièce de K. Yacine, Mohamed, prends ta valise, écrite en 1970. 37 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... en un même territoire. A Villerupt, de tous les ressortissants étrangers, les Italiens sont les plus nombreux ; au tournant du siècle, ils composaient déjà la première des communautés, comme le montre toujours le nombre de leurs descendants sur place. Quelles que soient les populations immigrantes, la question de l’intégration est évidemment cruciale. Mais, dans le secteur de Villerupt, elle est à envisager parallèlement aux mobilisations qui ont accompagné la crise de l’industrie lorraine qu’aucune opposition syndicale et politique n’est parvenue à enrayer. Arrêtons-nous sur l’acmé de cette période de lutte qui correspond à celle précédant immédiatement le tournage de L’anniversaire de Thomas. Les militants syndicaux sortent du traditionnel répertoire d’actions collectives en s’engageant dans des formes d’interventions qui outrepassent le cadre légal : création de radios syndicales (l’exemple type étant Radio Lorraine cœur d’acier), dégradation de locaux patronaux, séquestrations de cadres supérieurs, interruption du trafic sur des voies de communication et surtout attaques du commissariat de Longwy (dont une, dans une logique de guérilla urbaine, avec un bulldozer). C’est dire que le climat de violence, qui rencontre un écho positif dans de larges secteurs de la population locale, est maximal. Comme le remarque très justement Xavier Vigna (2004), les luttes quittent le terrain de l’usine, un lieu en crise tout comme l’est l’identité ouvrière. Et, de notre point de vue, ce sont bien d’autres terrains qui permettront une reconstruction identitaire, et ce par un investissement massif et diversifié de la sphère publique, y compris par la culture territorialisée (cf. le slogan « Vivre et travailler au pays » qui a fait florès à partir de l’expérience occitane). Le chômage, l’exode ou le dépérissement économique contribuèrent à forger une mémoire locale empreinte de ces combats (dont les grèves dures de 1947-1948). Le rôle des immigrés italiens dans ceux-ci fut déterminant. Non seulement, ils participèrent aux grandes luttes sociales (dès 1905), mais ils implantèrent un réseau associatif dynamique et nombre d’entre eux s’engagèrent dans les rangs du PCF. Cet engagement se concrétisa par une accession à des fonctions électives, dont celles d’édile municipal, si bien que, à propos du PCF, on a pu parler d’un « parti italien ». A Villerupt, Armand Sacconi en est une haute figure : il fut maire de la commune de 1959 jusqu’à sa mort en 1986 ; dans L’anniversaire de Thomas, il est un des principaux fils conducteurs du film, racontant son propre itinéraire et celui de sa commune. Il faut savoir que l’équipe communiste qui remporte les élections de 1959 impulse une politique fondée sur deux éléments : un comité des fêtes privilégiant le spectacle vivant et une Maison des jeunes et de la culture favorisant des activités artistiques, dont le cinéma. Dans ce cadre, un groupe de jeunes passionnés se lance dans la réalisation de fictions – L’impasse (1968), Castagnettes et tango (1971) – qui s’inspirent des problèmes rencontrés en région. Castagnettes et tango remporte un franc succès dans des festivals, ce qui permet à l’équipe d’obtenir le soutien de professionnels de l’audiovisuel (RTL-Télévision, ORTF…). Pour les commandes qui suivent – 20 38 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... jours ailleurs (1971), ou Des quetsches pour l’hiver (1974) – l’encouragement viendra aussi de la municipalité, des syndicats et de commerçants, et ce d’autant que les sujets abordés trouvent leur origine dans des révoltes et grèves ouvrières locales. C’est un ciné-club qui se chargera de diffuser ces films en organisant des manifestations et rencontres, souvent en lien avec des préoccupations politiques. Tout ceci constitue une sorte d’engrais pour le redéploiement de la lutte contre le démantèlement industriel et pour la consolidation d’identités fragilisées. En effet, comme on a commencé à l’entrevoir, la mobilisation contre la fermeture des usines contribue à associer la question ouvrière et celle de l’immigration. D’une part, l’identité ouvrière est remise en cause : « Etre ouvrier de la sidérurgie alimente d’abord une double fierté : celle de travailler dans une industrie de base, marquée par le gigantisme des installations, qui constitue le fondement de la puissance industrielle et comme telle, garante de l’indépendance nationale [une vision partagée avec le patronat et la sphère politique]. En outre, les sidérurgistes sont fiers de travailler dans un métier dur, dans lequel le travail posté s’est généralisé au cours des années 1960 et 1970, et qui, par là, nourrit un certain virilisme » (Vigna, 2004 : 129). D’autre part, c’est l’identité immigrée qui est atteinte puisque les mutations économiques, qui s’accélèrent depuis 1973, ont fait revenir sur le devant de la scène un « racisme de crise » (Gastaut, 2004 : 107), cristallisé sur certains groupes dont en particulier celui des Arabes, relayé et amplifié par la progression du Front national. De fait, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), l’image des immigrés n’a cessé de se dégrader, corrélativement à une « politique de la porte fermée » aux étrangers souhaitant travailler en France : de terre d’accueil, celle-ci devient « terre de rejet », ce qui sera objet de polémiques incessantes durant la période qui suit (on se souviendra de Michel Rocard déclarant, en 1989, que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde »). Aussi voit-on se dessiner une (re)politisation du traitement de la question de l’immigration qui se retrouve dans L’anniversaire de Thomas, et se révèle conforme à celle des recherches de l’historien Gérard Noiriel consignées dans Vivre et lutter à Longwy (en collaboration avec Benaceur Azzaoui) et Longwy. Immigrés et prolétaires, 1880-1980, ouvrages qui paraissent à des dates proches, respectivement en 1980 et 1984. A Villerupt, l’ensemble de ces préoccupations est au fondement de l’activité cinématographique dont plusieurs circonstances expliquent l’essor. À l’instar d’autres zones industrielles, l’une est constitutive du rythme de travail en usine qui, comme l’explique Fabrice Montebello (1997), permet aux ouvriers d’occuper le temps libre par des activités de loisirs dont le cinéma. Une autre, en lien avec la précédente, relève des structures mises en place en 1947 par l’État pour favoriser l’éducation populaire – idée chère à Joffre Dumazedier –, et dont les Maisons des jeunes et de la culture sont un élément dynamique (Béra, Lamy, 2003). Plusieurs périodes vont scander l’activité cinématographique. Politique dans les années 60, cette activité recoupe la réalisation de films à caractère militant. Cinéphilique à partir du milieu des années 70, elle génère la création d’un festival. Patrimoniale 39 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... enfin, elle s’inscrit dans une démarche plus large avec la création du Pôle de l’image en 1998. 43 En outre, cette activité prend corps sur un terreau favorable, tant sur le plan institutionnel (la mairie communiste) que démographique (une population ouvrière à dominante italienne). Si un premier festival est organisé à l’occasion du tournage de Beau masque (Bernard Paul, 1972), d’après le roman de Roger Vailland, c’est en 1976 (moment de licenciements en masse) que le film italien sera choisi comme objet central du festival. Selon Gérard Noiriel (1980 : 378), ce festival incarnerait la recherche des racines : « Les membres de la troisième génération n’ont connu ni la guerre, ni les stigmates des origines. C’est pourquoi sans doute, ils revendiquent maintenant des “racines” que leurs parents avaient toujours voulu nier ». Il traduirait alors une opposition entre histoire industrielle et histoire culturelle, ainsi qu’un rapport différent des membres de la deuxième et de la troisième génération à l’identité italienne. Or, à distance de cette analyse, notre recherche montre que les deux histoires interagissent et que les projets cinématographiques initiés à Villerupt sont fondés sur une relation fusionnelle entre générations. D’autres travaux vont en ce sens, dont ceux de Jean-Marc Leveratto (2005) sur ce même festival : il y voit une articulation entre la politique et la culture. L’intégration qui caractérise l’immigration dans ce secteur peut être rapprochée de cette « seconde figure de l’immigré » (Lapeyronnie, 1996) correspondant à un immigré qui assume sa différence tout en acceptant les valeurs de la société d’accueil, à condition, ajouterons-nous, que celles-ci ne refusent pas la présence des immigrés. De surcroît, elle est étayée par une « appropriation des travaux d’histoire locale à des fins culturelles » (Leveratto, Montebello, 2001 : 63) qui, accompagnée de la mise en circulation de nombreux produits culturels (roman, autobiographies, albums de photographies et expositions), débouche sur « la diffusion auprès de l’ensemble de la population régionale d’un imaginaire italien positif qui rejaillit sur les personnes qui s’en réclament » (ibid.). Cette « qualité italienne » se révèle d’autant plus positive que le côté sympathique de l’italianité recouvre tout passé stalinien et qu’on est éloigné d’une culture – arabe en l’occurrence – sur laquelle se focalise le « racisme de crise » ; ce qui permet l’identification de toute une région, au-delà de ses composants ethniques, et qui explique – pour partie – le succès de L’anniversaire de Thomas et la légitimité testimoniale de celui-ci dans le bassin sidérurgique. Sous cet angle, une comparaison avec la fortune du festival du film arabe de Fameck – autre commune sidérurgique, mais située en Moselle – créé en 1990, serait certainement riche d’enseignements pour prendre la mesure des différences de traitement culturel et politique entre une immigration postcoloniale et les autres. 43 Organisé en association, le Pôle de l'image regroupe principalement trois projets : un espace culturel multimédia, un centre d'archivage et la mise en valeur du patrimoine cinématographique. 40 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... L’ANNIVERSAIRE DE THOMAS : DU PARTICULIER A L’UNIVERSEL Jusqu’à la création du Pôle de l’image, les organisateurs du festival font preuve d’un rapport ambivalent à l’italianité. En effet, tendus entre un projet cinématographique (faire connaître le cinéma italien) et un état de fait (les organisateurs et une partie du public sont d’origine italienne), ceux-ci ont toujours dû composer entre des attentes et des objectifs parfois divergents. C’est L’anniversaire de Thomas qui opèrera une forme de réconciliation entre ces pôles en tension : le passé et le présent, l’universel et le particulier, le cinéma et l’identité culturelle. Il le fera en deux temps qui correspondent aux « deux vies » qui le caractérisent. D’abord, le film prend en charge l’histoire de l’immigration italienne selon une démarche testimoniale où se succèdent des paroles de témoins et des archives. Réalisé en 1980 et diffusé en 1982, il est perçu comme un hommage rendu par des fils à leurs pères et relève d’un rapport cathartique à l’histoire. Monté une nouvelle fois en 2000 pour être commercialisé, il deviendra non plus seulement l’emblème d’un collectif local, mais de l’ensemble d’une région (entre-temps, nationalement, la question de l’immigration n’a pas quitté la scène : des interrogations sur la liaison migration/travail, on est plutôt passé à celles sur les relations interculturelles ; cf. Questions de communication, 2003) ; ce mouvement est aussi la résultante d’une conversion identitaire : en dix ans, il transfère radicalement l’identité ouvrière et la fierté du travail attachées à l’usine – désormais fermée – à l’identité du pays d’origine et au territoire régional (semblable phénomène est observable dans le Nord avec les populations d’origine polonaise). 44 Ceci pose deux questions en interaction : comment le film parvient-il à faire consensus au sein de la communauté italienne, sachant qu’elle est divisée sur la question de l’identité ? Comment se fait-il qu’un film traitant de l’immigration italienne acquiert une portée qui se révèle autant spécifique (l’immigration italienne) que générale (l’immigration, l’industrialisation) ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Indéniablement, si L’anniversaire de Thomas glorifie l’ouvrier italien, syndicaliste convaincu, les procédés narratifs utilisés transcendent cette seule figure et participent à la gestion d’un traumatisme régional (Fleury-Vilatte, Walter, 2004). Au niveau du contenu, le parcours migratoire est fondé sur un franchissement de frontières non seulement géographiques (le film présente des scènes se déroulant en Italie – notamment à Gubbio, lors de la fête des fous –, et en Lorraine, à Villerupt), mais aussi professionnelles (le travail en usine croise les activités culturelles ou politiques) et générationnelles (fils et petits-fils d’immigrés se retrouvent en une même histoire). De plus, ce franchissement est lissé par une narration qui va de l’usine 44 Précisons que, lors des manifestations contre les fermetures des différents sites, des symboles « lorrains » étaient exhibés (e.g. costumes régionaux, « Maria la Lorraine »…), voir Nezozi (1999). 41 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... au festival en passant par la lutte syndicale. Au niveau de la forme, cette linéarité est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur un récit hybride, mêlant des formes documentarisantes et des formes fictionnalisantes qui rejoignent une distinction opérée par Jean-Marie Schaeffer (2004 : 174-177) entre deux types de fiction : une fiction « cognitive » qui génère de la croyance, une autre, ludique, qui provoque de la distanciation. D’un côté, des faits avérés situent historiquement la vie des immigrés (phases de l’industrialisation, conflits mondiaux, grèves et luttes syndicales…) et lui confèrent une valeur probatoire. De l’autre, et sur le modèle d’une esthétisation fictionnelle, le film est construit autour du cycle des quatre saisons qui, plus largement, incarne celui de la vie ; ici, on est davantage dans l’ordre de la légende – ce que revendique d’ailleurs le sous-titre du film : La légende oubliée –, et par conséquent dans une visée universelle. Sur le site internet du Pôle de l’image, un commentaire concernant le film est représentatif de cette idée : « En fait, L’anniversaire de Thomas n’est pas un documentaire. Il s’adresse à tous, même à ceux qui n’ont pas un rapport direct avec le monde évoqué, car les thèmes qu’il développe atteignent à l’universalité : la nostalgie d’une terre maternelle lointaine, la recherche d’une identité, la difficulté de l’intégration, le rapport au père ». Le succès remporté tendrait à prouver la réussite de ce geste mémoriel, et ce, par-delà la réalité à laquelle le film renverrait. Si l’on suit les propositions de Jean-Marie Schaeffer (2004), la fiction et le documentaire apparaissent comme de véritables faits sociaux, non réductibles à un jeu de représentations nécessairement habitées par le seul rapport à la réalité, quand bien même cette dernière est-elle prégnante. Si le caractère légendaire du film relève d’une forme et d’une temporalité spécifiques, il relève aussi de représentations afférentes aux personnages et aux événements. Les témoins parlent d’une même voix : l’action syndicale est héroïsée (sans mention des conflits sévères entre la CFDT et la CGT ou, à l’intérieur même des syndicats, sur les stratégies à adopter pour contrer le démantèlement), le travail en usine est grandi par les souffrances endurées et l’action politique est lavée de tout soupçon de compromission avec le fascisme ou le stalinisme. Quels que soient l’âge de ces derniers, leur statut, leur sexe, leur mode d’apparition à l’écran (voix off, lecture de textes, témoignage direct…), tous glorifient l’immigré italien, son travail, ses activités culturelles et son engagement. Celui-ci se retrouve dans une position dominante qui, dans un processus de majoration mémorielle, exclut et englobe tout à la fois les autres immigrés. Il les exclut parce que ces derniers ne figurent pas dans le film, même si le réalisateur a pris la précaution de confier le rôle du narrateur à un immigré d’origine maghrébine ; mais cette figure disparaît, recouverte par l’aura des Italiens. Il les englobe, car le récit de l’immigration est centré sur les luttes sociales et recoupe les combats de tous les ouvriers du secteur ; en cela, il tend à se constituer en réponse à une xénophobie ambiante par le biais d’une réactualisation du mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », mais pas tant pour une lutte classe contre classe, que pour une lutte affirmant la 42 BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM... prééminence du combat contre les discriminations devenu vraisemblablement, aujourd’hui, le « bien commun » tenant lieu d’idéal politique. CONCLUSION Que L’anniversaire de Thomas soit considéré par le public comme éminemment représentatif d’un pan de l’histoire locale constitue une forme de revanche par rapport aux difficultés rencontrées par les Italiens lors de leur installation en France. Or, cette revanche est d’autant plus aboutie que le film est aussi devenu un objet patrimonial, à savoir « un moyen privilégié d’intéresser le public à une action culturelle, en utilisant son pouvoir propre d’évocation » (Leveratto, 2000 : 376). Aujourd’hui, il est le symbole de l’histoire du fer et de celle de l’immigration. En s’appuyant sur les travaux d’Aloïs Riegl (1903), on peut parler de la « valeur de remémoration » (Leveratto, 2000 : 375) de l’objet patrimonial que le philosophe de l’art proposait d’appeler « la valeur d’ancienneté » de l’objet, distincte de sa valeur historique. Toute chose égale par ailleurs, n’en va-t-il pas de même pour le film évoqué dans ces pages ? Ce n’est pas la conformité à une histoire qui en fait un document propre à signifier le passé, mais sa capacité à faire ressentir les événements qu’il raconte et à l’inscrire dans une prise de conscience de l’impossibilité de nier le phénomène migratoire dans une société où les politiques de rejet ont échoué pour l’instant, et où la question de la minoration nationale tend à se résoudre par la majoration dans une logique peut-être moins multiculturelle à l’américaine que culturelle ou interculturelle à la française. Par ce mouvement qui répond aussi à une transformation de l’identité ouvrière ayant marqué une région et ses habitants, la « valeur de remémoration » du film prétend à une validité universelle, renouant avec le meilleur des idéaux républicains qui, dans cette petite ville et en Lorraine, en fait le bon objet mémoriel dépassant les clivages nationaux ou politiques. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BERA, M. et LAMY, Y. (2003). Sociologie de la culture, Paris, A. Colin. 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Cathy qui l’a fait, qui est de Metz, a fait quelque chose qui est très proche de cette légende-là, où il y a une judaïcité valorisée qui serait assez proche de l’italianité. Alors, je me dis qu’on en discutera le soir de la présentation, on fera voir qu’il y a d’autres aspects et puis je me retrouve à la tête d’un projet avec France 3 Alsace et d’autres partenaires pour un film de trois fois 26 minutes sur les Juifs d’Alsace, ce qui est beaucoup. Je reconstitue un scénario, je bosse, puis je me rends compte, au fur et à mesure du tournage, que ce qui intéresse le réalisateur, c’est exactement la même chose. Et tout ce que j’ai voulu laisser dans la complexité, y compris de la non héroïsation de la geste, des contradictions de ce monde-là, ça n’intéresse absolument pas le réalisateur ni France 3. Ils veulent présenter une histoire lisse, consensuelle. Et je dois dire, ceci s’est joué pour notre université, quand, dans un autre domaine, mais c’est parallèle, on a fait le quatrième tome de l’Histoire de Strasbourg . Dans la conclusion faite par les historiens de la maison de cette présentation d’une histoire de Strasbourg, on a gommé systématiquement du quatrième volume tout ce qui était complexité, y compris, je suis toujours dans le même domaine, on m’a fait enlever, on a enlevé le passage où j’expliquais les conflits très durs entre les Juifs autochtones dont je 45 45 LIVET, G. et RAPP, F. (dir.) (1982). Histoire de Strasbourg des origines à nos jours. Tome IV : Strasbourg de 1815 à nos jours – XIXe et XXe siècles. Strasbourg, Dernières Nouvelles d’Alsace QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER suis, donc c’était les miens, et les Juifs venus d’Europe de l’Est. On ne pouvait pas en parler. Je me rends compte combien c’est un combat très très dur, combien cette tendance à construire un « bon » objet patrimonial nous rattrape constamment, ça répond à une demande et qu’il faudrait effectivement, comme vous l’avez fait, situer pourquoi, qu’est-ce que ça sert, pourquoi le modèle interculturel à la française, qu’est-ce qu’on enferme là. Et il est bien évident que la société demande ça parce qu’elle se met en scène elle-même, la société d’accueil à travers cette construction de l’Autre et des rapports à l’Autre. Et je pense que par rapport à l’immigration maghrébine, on va assister à la même chose. C’est-à-dire qu’il y aura ça aussi à un moment, peut être pas encore, le contexte est différent. Mais je crois que c’est majoritaire dans la société. Je dirai que pour l’Alsace en général, c’est la même chose : dans Les deux Mathilde , le film qui a été fait ici, on est dans la même fiction, une histoire lisse, on enlève les gens, le salaud n’existe pas. Dernière chose : ce à quoi j’ai pensé à un moment, quand vous avez dit que dans le passage à la majoration culturelle par le film combien il y a une tendance à avoir recourt à l’ethnicisation lorsque les identités sont fragilisées. Mais c’est exactement pour moi, pour partie, ce qui se passe dans le vote ‘Front National’ dans les quartiers ouvriers en déshérence à Strasbourg. Les gens qui votaient pour le Parti communiste, se trouvant déclassés, construisent une image de soi ethnicisée … et il y a ce même risque qu’on constate donc dans notre société. 46 Jacques Walter Il y aurait beaucoup de choses à dire là-dessus parce que je trouve que le rapport entre ce film et le travail sur le judaïsme est fort. Il se trouve que, par ailleurs, je travaille sur les témoignages relatifs à la Shoah, c’est aussi une histoire. Et ce qui m’a frappé, c’est comment on pouvait analyser aussi ce film en utilisant les travaux de Geoffrey Hartman qui est un historien qui travaille à l’université de Yale et qui, analysant les témoignages relatifs à la Shoah, dit la chose suivante : au fond, on est pris dans une sorte d’aporie, quand on est avec une identité un tout petit peu fragilisée, traumatisée puisque là, on est au-delà de ce qu’on dit pour L’anniversaire de Thomas, mais dans un papier, on a essayé de faire le lien. Soit on représente la réalité telle qu’elle est, et à ce moment là, c’est très dur de s’y identifier, tellement ça réactive de la souffrance, donc on en veut pas trop non plus et, surtout, on n’arrive pas à intéresser l’autre. Ou alors on produit quelque chose qui tire du côté de l’esthétique, de l’œuvre d’art, et à ce moment-là, on crée de la distance et on dit « c’est pas vrai ». Il n’y a donc pas vraiment de bonne solution pour la construction de l’objet mémoriel. Et moi, j’ai radicalisé la proposition en disant qu’au fond, les œuvres sont ce qu’elles sont ou les documents, pour prendre un terme plus neutre, sont ce qu’ils sont. En revanche, ce qui va varier, c’est le rapport qu’on a à l’objet. Donc ce qui est intéressant, c’est certes la construction de l’objet lui-même, mais surtout la 46 Les Alsaciens ou les deux Mathilde, Strasbourg, ARTE vidéo; Paris, FRANCE3 vidéo, 1996, série télévisée de Henri de Turenne, Michel Deutsch et Michel Favart. 46 QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER relation qu’on établit à l’objet qui est tributaire d’un certain nombre de variables sociales, économiques, politiques. Ce qui fait que ce qui compte dans les processus de majoration et de minoration, et ça, c’est très juste ce qui a été dit ce matin, c’est évolutif - et il y a les deux simultanément -, c’est de comprendre la logique relationnelle, c’est ça qui est fondamental. Et celle-ci évolue considérablement dans le temps. Donc L’anniversaire de Thomas, film qui n’est pas un chef d’œuvre impérissable du 7e art, c’est clair, mais il nous montre comment il est perçu positivement pour des raisons différentes, à différents moments justement de l’histoire de cette région. Béatrice Fleury-Vilatte Moi, je voudrais raconter une anecdote, mais elle permet de comprendre les enjeux que représente ce film. Vous parliez de votre expérience d’un film pour lequel vous, avec une certaine distance tout en étant lié à l’histoire que vous preniez en charge pour ce film, vous êtes confronté à un lissage qui vient d’une demande. Là, le film est lisse et ceci ne pose pas de problème pour l’équipe qui réalise le film. En revanche, il y a des tensions qui apparaissent quant à l’avenir du film et à ce qu’il représente pour chacun puisque, dans l’équipe qui réalise, certains voient dans ce film l’aboutissement de tout ce qui a précédé, les années qui ont précédé, leur rapport aux parents, à cette vie qui a été vécue en région. Donc, pour certains, après ce film, il n’y a plus à s’engager ni dans le festival ni dans le cinéma parce qu’une boucle est bouclée. Et puis pour d’autres, en revanche, c’est la possibilité de continuer, d’amorcer une démarche, qu’elle soit d’ordre patrimonial ou qu’elle soit d’ordre cinématographique. C’est donc intéressant de voir que dès lors que ces réalisateurs, cette équipe avaient les mêmes motivations, le film était le résultat de leurs aspirations. Mais par la suite, en revanche, ils étaient en désaccord. Donc ça n’intervient pas sur le contenu, mais ça intervient sur ce qu’on fera soi-même par rapport à ce film, après. C’est donc très intéressant de voir ça. Juste un point par rapport aux Maghrébins. Sur des films que nous avons analysés et la comparaison que l’on peut faire entre les différentes communautés qui réalisent des films, il y a des écarts. Et justement entre Italiens et Maghrébins, ce n’est pas la même chose que nous voyons. Dans certains films réalisés par des Algériens ou des Marocains, la plupart du temps, ces films-là, parce qu’on s’est intéressé à des petits films, ces films sont commandités par France 3, avec un objectif pédagogique : montrer que ces populations peuvent s’en sortir. On met en avant des personnalités qui ont réussi pour montrer que cette communauté peut réussir, peut s’en sortir. En revanche chez les Italiens, c’est souvent pris en charge par eux-mêmes, par leurs propres associations et l’idée est au contraire de valoriser une histoire, un parcours, et ça passe par un collectif mais pas par une personne. Donc ces films-là ne racontent pas l’histoire de la même façon parce que les problèmes ne sont pas les mêmes. 47 QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER Philippe Blanchet D’une part, il me semble que ce que l’on est en train de constater, c’est que les représentations sont un lieu fondamental de constitution du processus de majoration/minoration, et d’autre part que, dans les représentations, se construisent des stéréotypes et que les stéréotypes ne sont pas nécessairement des stéréotypes négatifs. Il y a aussi des stéréotypes positifs qui ont la vie tout aussi dure et qui sont tout autant catégorisants que les stéréotypes négatifs. Et le problème, ce n’est pas tant qu’il y en ait -parce que je ne crois pas que ce soit possible autrement-, c’est simplement d’essayer de les articuler les uns avec les autres. Ce qui fait qu’on a du mal à les articuler les uns avec les autres, c’est qu’on est, excusez moi de le dire dans des termes qui ne vous surprendront pas de ma part, habitué à une pensée simpliste ou simplifiante. C’est-à-dire les gens sont ou gentils ou méchants, mais ils ne peuvent pas être à la fois gentils et méchants. Et je crois qu’il y a là un véritable travail d’éducation, c’est un vrai problème. Il faut essayer d’imaginer que les choses soient plus complexes que ça. Et de ce point de vue-là, sur la comparaison entre les Italiens et les Maghrébins, c’est aussi une question qui se pose dans ma région d’origine et sur laquelle je travaille depuis un certain temps, et notamment sur leur intégration identitaire à travers leurs pratiques linguistiques. Il y a une question que je voudrais vous poser à propos des Italiennes lorraines parce qu’apparemment, la situation est très différente de la situation des Italiens de Provence, parce que vous avez dit que la communauté des Italiens existe toujours à travers leurs descendants et que, quand se met en place le processus de marginalisation et de minoration de l’image des migrants dans les années soixante-dix/quatre-vingts, elle touche autant les Maghrébins que les Italiens. Alors question : est-ce que les Italiens dans les années quatre-vingts en Lorraine se perçoivent et sont toujours perçus comme des migrants ? Parce qu’en Provence, c’est clair, ils sont devenus, depuis au moins deux générations, des Provençaux et donc des Français. Et ils ne risquent pas de se percevoir comme des migrants et donc le problème ne peut pas se poser et, du coup, dans leur cas à eux, ça serait normal qu’ils soient les auteurs de leurs propres films puisqu’ils n’ont plus de raison de faire un film pédagogique pour justifier leur existence puisqu’ils n’existent plus en tant que tels. Freddy Raphaël Monsieur Blanchet, ils risquent même de voter FN. Philippe Blanchet Evidemment, évidemment. Béatrice Fleury-Vilatte Au moment où le film a été réalisé, il y a un rapport ambivalent à l’origine. C’est-à-dire que les descendants d’immigrants le font dans un cadre culturel. Faire du cinéma avant tout. Et ils le font par hommage à leurs pères du fait de leur origine, mais pas pour marquer leur différence. C’est plus pour honorer le passé. Cette ambivalence et ces contradictions demeurent. Parce que dans le cadre du 48 QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER festival, les organisateurs ne cessent de dire, on en a assez que l’on nous caractérise comme étant des Italiens puisque ce que nous sommes, ce sont des passionnés de cinéma. Nous voulons faire du cinéma, même s’il s’agit de cinéma italien, ce n’est pas parce que nous avons ces origines-là que nous avons choisi de travailler en ce sens. Et en même temps, leur festival, depuis le début, a des marqueurs liés à l’italianité qui sont très forts : la cuisine italienne, l’organisation d’un côté festif à l’italienne, qui est toujours repris par la presse et qui agace beaucoup les organisateurs. Donc il y a un rapport ambivalent à ce qui les caractérise. Jacques Walter Par rapport à la question d’identité, ce qu’on a essayé de montrer aussi, c’est que, bien entendu, il y a une fragilisation de l’identité comme immigré pour des raisons contextuelles qu’on disait tout à l’heure, surtout que c’est l’identité ouvrière qui est fragilisée. Et le réinvestissement dans la culture italienne est la réponse à la perte de l’identité au travail. Et ça, c’est quelque chose qui a été un peu négligé, on en a fait trop un problème culturel sans voir le lien avec le monde du travail. Notre point de vue est capital pour comprendre l’affaire. Ce qui fait que dans les zones plus urbaines, c’est-à-dire les petites villes ouvrières, la question de l’italianité ne se pose absolument pas de la même façon. Vous allez à Metz, qui n’est pourtant pas une grande ville, il n’y a rien de ce point de vue-là. Mais allez dans les vallées sidérurgiques, c’est fort. On est donc obligé de faire quand même de l’investigation, terrain par terrain, pour dire, eh bien non, ce n’est pas la même chose. On ne peut pas niveler. 49 René KAHN Université Robert Schuman / Strasbourg 3 TIPEE (Territoires, Institutions et Politiques Economiques en Europe) [email protected] MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES REGIONALES LA MINORATION / MAJORATION APPLIQUEE AUX REGIONS : LE CAS DE L’ALSACE Mais non, ni les atlas, ni les guides, ni les itinéraires n’en parlent. M. Joanne lui-même, le perspicace dénicheur de bourgades, n’en dit pas un mot. On conçoit combien ce silence doit nuire au commerce, à l’industrie de cette ville. Mais nous hâterons d’ajouter que Quiquendone n’a ni industrie ni commerce, et qu’elle s’en passe le mieux du monde. Jules Verne, Une fantaisie du Dr Ox Ed. Hetzel,1872, p.3 1er Lyon. La capitale des Gaules est aussi celle du mieux vivre. En cinq ans, Lyon a séduit plus de 20 000 nouveaux habitants venus d’autres régions de France ou d’Europe. Leur principale motivation ? Profiter d’un cadre de vie agréable sans renoncer à une carrière internationale. Car la ville dynamique, attire aussi entreprises et capitaux… Après Aix-en-Provence et Nantes à deux reprises, Lyon se hisse à la première place. Le Point, 27 janvier n°168, p.50 LES CONCEPTS DE APPLIQUES AUX TERRITOIRES MINORATION / MAJORATION La communication territoriale Quiconque est attentif à l’effort de communication des territoires ainsi qu’aux politiques régionales d’aménagement et de développement est conduit à RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … s’interroger sur les très nombreux palmarès et classements dont font actuellement l’objet villes et régions. Il s’agit tantôt de déterminer les territoires les plus attractifs pour les activités économiques ainsi que ceux où il fait bon vivre et travailler, tantôt de pointer l’importance des disparités territoriales et d’identifier les régions en difficulté, en vue d’organiser l’intervention régulatrice des institutions publiques régionales, nationales ou européennes. Certes il convient de bien différencier les pratiques qui débouchent sur ces différents classements et hiérarchisations. Il existe une différence fondamentale, en termes de degré d’objectivité et de méthode d’analyse, entre les politiques de communication des collectivités territoriales, d’une part, et les études socio-économiques territoriales réalisées par les instances en charge des politiques d’aménagement et de développement, d’autre part. Nous sommes ainsi conduits à distinguer trois sources d’information qui prétendent mettre en évidence les forces ou les faiblesses des territoires et, par conséquent, en donnent une image plus ou moins valorisante : Le marketing territorial. Pratiqué par les instances nationales régionales et locales en charge de la promotion, le marketing territorial appartient à l’univers de la communication. Il est destiné à « vendre » un territoire, à en vanter les atouts auprès d’une « cible », acheteurs ou clients potentiels : investisseurs, touristes ou ménages à la recherche d’une localisation. Cette pratique, aujourd’hui généralisée, est la plus suspecte de partialité : il s’agit de « faire briller la vitrine » et non d’informer de façon objective. Loin de se limiter à des interventions économiques ponctuelles, les collectivités territoriales s’emploient à se faire connaître, à séduire, à construire patiemment une image la plus attrayante possible. La pratique de marketing territorial s’efforce de valoriser un territoire, de le rendre attractif, en mettant en exergue ses atouts, ses avantages comparatifs, ses qualités réelles ou imaginaires, et, plus rarement, en discréditant les territoires concurrents. Les palmarès, bancs d’essai et classements. Réalisés par la presse ou par les grands cabinets internationaux d’aide au conseil et à l’implantation (AT Kearney, Ernst & Young, Arthur Andersen), parfois également par les grandes institutions nationales ou internationales (AFII, CNUCED, World Economic Forum), ils s’appuient sur un grand nombre de variables et de données statistiques pour aboutir à un indice synthétique quantitatif capable, selon les auteurs, de déterminer in fine les territoires nationaux ou régionaux les plus attractifs, ceux qui offrent le climat « le plus propice aux affaires », « les villes les plus dynamiques », celles « où l’on vit le mieux », etc. Ces classements font inévitablement apparaître des gagnants (les territoires en tête de classement ou qui ont progressé en termes de rang) et des perdants (les territoires du bas de la liste ou qui ont perdu des places). 51 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … Les diagnostics socio-économiques et l’étude des disparités territoriales. Ils sont réalisés par les instances nationales (ex : Datar) ou supranationales (ex : la direction de la politique régionale de la Commission européenne) en charge de l’aménagement et du développement, parfois par des organismes de recherche indépendants, dans un souci total de neutralité et d’objectivité. Ils sont destinés à préparer les politiques publiques, à en fonder, à partir de critères objectifs, les modalités d’intervention. Ils établissent la situation de chaque territoire au regard de la moyenne nationale ou européenne, mettant ainsi en évidence ses forces et ses faiblesses, désignant les espaces performants, les « régions qui gagnent », d’une part, les espaces de marge, les régions en difficulté, les perdants de la mondialisation ou de l’intégration européenne, d’autre part. Cette littérature rejoint naturellement le travail des spécialistes en science régionale qui vise à caractériser les dynamiques de polarisation ou de dispersion des hommes, des activités et des équipements. Il apparaît ainsi que les territoires sont appréhendés le plus souvent en fonction de la position qu’ils occupent dans l’ordre économique international et dans la division spatiale du travail. C’est vrai pour les ensembles nationaux, ça l’est également de plus en plus pour les espaces infranationaux. Les régions comme les villes semblent être engagées dans une concurrence généralisée non pour assumer leurs fonctions traditionnelles (cohésion sociale, prospérité économique), mais pour capter certains types de populations, d’investissements, d’activités et d’emplois (Pouvoirs locaux 2004). Parallèlement, ces mêmes villes et régions revendiquent une image, un rayonnement, un positionnement mesuré par les performances accomplies. L’idée qu’il puisse y avoir des régions qui gagnent et d’autres qui se laissent distancer suggère de tester l’opportunité du concept de minoration – majoration non seulement à des personnes, des groupes sociaux, à des institutions sociales (comme les langues), mais éventuellement à des espaces géographiques socialement organisés, capables d’affirmer une identité, un projet, une stratégie de développement. Ce concept n’étant toutefois pas habituellement utilisé dans ce contexte par les spécialités qui, en sciences sociales, étudient les phénomènes régionaux, il nous faut proposer une explication. Minoration – majoration : un essai de définition Il me semble clair après ces journées d’études que la minoration / majoration concerne en premier lieu et peut-être exclusivement l’ordre du discours ou, du moins, l’ordre des énoncés. Dans une première approximation, on peut dire qu’il y minoration lorsque : Premièrement, un énoncé (quel que soit l’énonciateur) porte sur les qualités d’un individu ou d’un groupe. 52 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … Deuxièmement, la qualité attribuée est manifestement inférieure à la qualité réelle ou supposée (de l’individu ou du groupe). Dans ce cas l’individu (ou le groupe) est déprécié ou dévalorisé. Inversement, la majoration pourrait correspondre aux situations dans lesquelles la qualité énoncée (ou attribuée) est manifestement supérieure à la qualité réelle ou supposée. Il convient cependant d’ajouter un élément supplémentaire au raisonnement. Il me semble que la spécificité de la « minoration / majoration » tient justement au fait que la mesure objective de la qualité réelle (de l’individu ou du groupe), qui traduit un écart avec l’énoncé, n’est ni disponible, ni nécessaire dans ce contexte. La minoration ou majoration correspond aux situations où l’énoncé porte sur une qualité non mesurée ou non mesurable ou encore dont la mesure n’est pas prise en compte ou n’offre pas d’intérêt. L’accent est mis sur la sous-estimation (surestimation) dont l’énoncé est manifestement porteur. Minorer, c’est déprécier sans chercher à évaluer objectivement la valeur exacte d’un argument, d’une chose ou d’un individu. C’est par conséquent prendre position, énoncer délibérément un jugement de valeur. Lorsqu’un individu dit : « Je suis une cruche, un âne bâté. » (exemple cité au cours de cette journée), l’important n’est pas la valeur réelle de l’énonciateur mais le fait qu’indépendamment de toute évaluation objective, cet énoncé plaide volontairement en sa défaveur. Il y a donc minoration (majoration) en situation de dépréciation (appréciation) qu’en l’absence de tout référent ou par rapport à un référent absent. Cette attitude est fréquente dans le langage courant, elle est théoriquement inenvisageable dans un énoncé scientifique qui prétend non pas émettre un jugement de valeur, mais dire le vrai sur son objet. Le cas du marketing territorial ou du palmarès des territoires, relève d’une situation intermédiaire : il s’appui sur des données objectives mais produit également des effets de majoration (ou de minoration). A titre d’exemple, les classements usuels indiquant, pour une variable donnée, le rang de chaque ville ou région relèvent d’une démarche qui se veut objective, même s’ils produisent involontairement (ou volontairement) des effets de majoration – minoration. Si je dis que la région grecque d’Ipeiros arrive en dernière position pour le PIB / habitant dans l’Union Européenne à 15 ou que cette position revient à la région polonaise de Lubelskie dans l’Union Européenne à 25, l’énoncé, quoique fortement stigmatisant, est supposé énoncer une caractéristique objective . 47 L’économiste s’intéresse aux caractéristiques des entités (individus, institutions ou groupes) dans le cadre des activités de production, d’échange et de consommation. Il s’emploie surtout à mesurer un ensemble de phénomènes ou à 47 En 2002, exprimé en standards de pouvoir d'achat, le PIB par habitant des 254 régions NUTS-2 de l’UE25 variait entre 32% de la moyenne de l’UE25 dans la région de Lubelskie en Pologne, et 315% de cette moyenne dans la région d’Inner London au Royaume-Uni. Eurostat / STAT/ 05/13 – 25 janvier 2005 53 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … établir entre eux des relations fonctionnelles quantifiables. Ce champ d’investigation peut inclure à la marge les performances socioéconomiques des territoires, mais à l’exception de l’approche keynésienne qui accorde une certaine importante « aux esprits animaux » et aux opinions des opérateurs, les performances mesurées indépendamment des opinions exprimées sont préférées aux énoncés déclaratifs. Les discours des acteurs économiques ou sur les acteurs économiques n’entrent pas dans le champ d’investigation. Seuls comptent les performances mesurables. Comme les concepts de majoration / minoration portent principalement sur des énoncés, il est bien clair qu’ils n’ont pas habituellement leur place dans la boîte à outils des économistes. Il existe toutefois un thème qui entre en résonance avec la « minoration / majoration ». Il s’agit de la question de la réputation ou de l’image (d’une institution, d’une monnaie, etc.) qui n’est pas sans conséquence sur les décisions des agents économiques. Dans le domaine très particulier de l’économie spatiale ou régionale, l’image des territoires a nécessairement des répercussions auprès des populations ou des entreprises qu’ils sont susceptibles d’accueillir. Cette image est parfois en décalage avec les performances objectives. Par exemple l’attractivité de la France pour les IDI est fréquemment affectée par la mauvaise réputation de son administration alors même que les réglementations appliquées ne sont guère plus contraignantes que dans les autres pays européens et que ses performances en terme de flux entrants et de stocks d’IDI sont paradoxalement excellentes. S’il faut donc utiliser le concept de majoration-minoration dans le contexte particulier des territoires, c’est que les données, si objectives soit-elles, qui portent sur ces territoires sont utilisées pour produire des discours, du sens et des images. Communication territoriale, culture régionale et modèles de développement Les territoires, devenus acteurs par le truchement de leurs institutions, sont de plus en plus souvent conduits à communiquer afin d’améliorer leur image ou leur visibilité dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le marketing territorial. Les pratiques de majoration y semblent courantes. C’est ainsi que les argumentaires tendent vers une certaine uniformité : toutes les régions se déclarent propices à l’éclosion des projets d’entreprises innovantes et s’estiment invariablement situées « au cœur de l’Europe ». Cependant, si les villes et les régions ne font guère preuve d’originalité dans les supports de promotion, cela ne signifie pas qu’elles aient adopté les mêmes comportements et le même modèle de développement. Bien au contraire, le poids de l’histoire et de la culture régionales reste déterminant. Le lien entre le développement économique et la culture régionale reste cependant difficile à établir. L’hypothèse suivant laquelle il existerait des modèles régionaux de développement et particulièrement de développement économique, c’est-à-dire des façons territorialement et culturellement marquées de produire et d’échanger, n’est pas actuellement parfaitement admise. La science régionale est cependant en voie de démontrer le rôle clef des territoires pour le 54 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … développement. Le terme de territoire est assez pratique parce qu’il désigne simultanément un espace géographique avec ses caractéristiques socioculturelles, un mode de production et un ensemble d’acteurs qui conçoivent des politiques et mettent en œuvre des projets. Existe t-il des modèles régionaux de développement économique plus performants ? Les principaux modèles La littérature économique sur les modèles régionaux de développement n’établit pas toujours une distinction claire entre développement de l’économie nationale et développement régional. Certains modèles traditionnels inspirés par la théorie néoclassique ou keynésienne s’appliquent indistinctement aux espaces nationaux ou infranationaux. Même l’approche spatialisée de la « dépendance » (centre - périphérie) ne prend généralement pas en compte le niveau mésoéconomique, mais le plus souvent les espaces supranationaux (ex : la dorsale européenne baptisée « banane bleue », les relations entre les pays en développement et les pays industrialisés). Il reste, par conséquent, à ma connaissance, trois modèles explicitement régionaux de développement : La théorie du développement par les filières de production. Elle est associée le plus souvent à une spécialisation sectorielle, à un secteur moteur qui diffuse à partir d’un pôle géographique (pôles de développement, lieux centraux) et entraîne, en théorie, le développement du reste de l’économie et du territoire. La théorie du développement endogène (auto-développement ou développement local) qui regroupe une vaste famille de politiques de valorisation des ressources disponibles matérielles ou immatérielles et de renforcement de la compétitivité des activités existantes et des compétences cognitives (politiques de soutien à la modernisation, à l’innovation, à la création d’entreprises, etc.) La théorie du développement dit exogène. Cette dernière désigne les politiques régionales d’attractivité principalement fondées sur l’appel aux investisseurs internationaux ou d’activités tournées vers l’extérieur : théorie de la base – la distinction entre les activités basiques (export base) et les activités résidentielles, qui satisfont une demande locale. La politique consiste alors à renforcer les avantages comparatifs du territoire (renforcer les points forts, les atouts / politique de pôles d’excellence) et à promouvoir ces atouts par un effort de communication adapté. Un point particulier qui mérite ici d’être signalé est que chacun de ses modèles de développement comporte une importante dimension culturelle et mobilise des ressources culturelles régionales spécifiques en s’appuyant tour à tour sur une identité locale, sur des traditions, des savoir-faire, sur un capital 55 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … social ou culturel, sur des forces institutionnelles locales ou même sur un modèle culturel global (comme les parcs de loisirs). Trois modèles régionaux de développement Développement en filière Développement exogène Spécialisation régionale Appel aux IDI Soutien aux filières de production matérielle Renforcement de l’attractivité Moteur du développement Politiques et instruments Développement local et développement endogène Valorisation des ressources matérielles ou immatérielles Renforcement de la compétitivité de l’existant Politiques de R etD “ Construction ” de connaissances Pôles d’économie du patrimoine SPL Formes spatiales concrètes Villes internationales Régions fortement spécialisées Districts industriels Systèmes régionaux d’innovation Régions ouvertes aux IDI Régions apprenantes Districts industriels Dimensions culturelles mobilisées et Rôle des collectivités Culture du partenariat Choix des secteurs Recherche de l’excellence Processus d’apprentissage individuels et collectifs Valorisation des savoir-faire traditionnels Marketing territorial Développement du capital humain et social Gouvernance régionale René KAHN / novembre 2004 Si l’on peut affirmer que les modèles régionaux de développement économique mobilisent d’importantes ressources culturelles, de nombreuses interrogations subsistent. Si de tels modèles existent comment se constituent-ils ? Sont-ils délibérément choisis ? Qui les choisit ou les oriente ? Quelle est la part du culturel dans les orientations économiques d’une région ? Ces questions n’appartiennent pas exclusivement au champ de la science économique, car il n’existe pas à l’heure actuelle de modèle économique reconnu permettant d’y répondre. Cependant ces questions sont au cœur de la réflexion contemporaine en science régionale et reflètent les préoccupations actuelles des régions d’Europe en quête de projets et de nouveaux schémas de prospérité économique et de cohésion sociale. Une région n’est-ce pas avant tout une réalité culturelle ? Comme le dit Philippe Aydalot, dans son manuel d’économie régionale et urbaine : « la région, contrairement à d’autres concepts spatiaux (comme la ville ou la nation), n’a aucune existence matérielle; elle est une création de l’esprit qu’aucune frontière naturelle, aucune réalité visible, ne vient dessiner ». Dans un tel contexte, la place 56 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … des représentations et de leur cortège de minorations / majorations, reste importante. Une territorialisation croissante de l’activité économique Selon les travaux actuels de la science régionale et de la nouvelle économie géographique, la mondialisation de l’économie a pour conséquence un renforcement du rôle des déterminants territoriaux sur la localisation et la viabilité des activités. En clair, les acteurs économiques, en particulier les grandes entreprises, recherchent les espaces qui satisfont pleinement leurs besoins, à l’occasion elles vont modeler ces espaces pour qu’ils répondent à leurs attentes, notamment en terme de productivité, de flexibilité et de compétitivité. On sait que les entreprises et les activités économiques en général ne sont pas indifférentes à l’espace géographique : elles recherchent des ressources spécifiques, elles tirent parti des externalités positives qui caractérisent les territoires, elles bénéficient le plus souvent de phénomènes d’agglomération (rendements d’échelle croissants) urbains ou sectoriels. Pour illustrer mon propos, je vais rapidement commenter les principaux concepts « majorants » actuellement débattus par la science régionale. Que recouvre par exemple la notion de compétitivité territoriale ou régionale quand elle ne désigne pas seulement les avantages compétitifs des firmes qui y sont installées, relatifs aux coûts de production ou hors coût (différenciation, réactivité, innovation, etc.) ? Il faut cependant souligner que l’application du concept de compétitivité aux territoires (nationaux, régionaux ou locaux) ne fait pas l’unanimité au sein de la discipline. On peut rappeler à ce sujet la violente réaction de Paul Krugman, spécialiste reconnu en économie internationale et chef de file de la nouvelle géographie économique, selon lequel la notion de compétitivité ne devrait en aucun être utilisée pour qualifier un espace géographique quelconque, en particulier un espace national puisque ce dernier dispose toujours (contrairement aux entreprises) de mécanismes de stabilisation associés aux grands équilibres macroéconomiques et au taux de change (Krugman, 1997). Selon Krugman, l’économie nationale n’a pas à être « compétitive » puisqu’elle n’est jamais menacée de disparition. L’expression est pourtant souvent employée en économie régionale où elle désigne des capacités d’organisation territoriales qui différent selon les auteurs, mais dont le point commun est d’articuler les modes d’organisation de la production locale et les contraintes de l’économie mondialisée (Benko, 1992 ; Kherdjemil, 1998 ; Greffe, 2002, Camagni, 2002). Un territoire compétitif désigne par conséquent un espace dont les acteurs et le système productif sont capables de s’adapter aux contraintes de l’économie mondiale. Le territoire « compétitif » n’est évidemment pas le seul concept utilisé pour désigner les capacités d’adaptation socio-économiques des acteurs socio-économiques dans un espace régional. D’autres notions assez proches sont utilisées, qui ont chacune leur spécificité. Citons les plus connues : 57 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … Les régions de « spécialisation flexible ». Elles désignent certaines formes d’organisation territoriale particulièrement efficaces avec des variantes nationales : districts industriels à l’italienne, systèmes productifs localisés en France et clusters industriels aux Etats-Unis. Il s’agit, en résumé, d’un ensemble de PME / PMI appartenant à une même branche, localisées sur un site géographique donné et sachant tirer parti de cette proximité spatiale. En générant des économies d’agglomération (du fait de la concentration d’une main d’œuvre très spécialisée, de la diffusion d’informations), en engageant un processus d’apprentissage collectif, en recourant à un savant dosage de concurrence et de complémentarité, ces PME atteignent un niveau de compétitivité comparable à celui des grandes FMN et sont capables de s’imposer sur les marchés internationaux. Il est important de noter que la proximité géographique seule n’explique pas les performances de ces firmes qui reposent à la fois sur des paramètres classiques comme le domaine de spécialisation, les infrastructures, mais également sur des paramètres « culturels » comme les traditions artisanales locales, le patrimoine culturel, l’identité régionale et le soutien des collectivités. Les milieux innovateurs ou mieux les systèmes régionaux d’innovation (RIS) (Braczyk et Cooke, 1998) mettent l’accent sur le fait que l’innovation n’est pas un processus linéaire dans l’entreprise, mais un processus en réseau spatialisé comportant nécessairement plusieurs catégories d’acteurs (une offre de technologie, des sociétés de services hautement spécialisées, des structures assurant le transfert de technologie, des firmes disposant de capacité d’absorption suffisante et des institutions régionales ad hoc) sachant travailler en réseau. En outre, les réseaux régionaux d’innovation requièrent une « forte proximité culturelle » entre les acteurs garantissant le « partage de valeurs communes ». Les learning regions (Florida, 1995) désignent des régions caractérisées par une gouvernance intelligente où il y a non seulement des acteurs économiques créatifs, du capital risque et des instituts de formation, mais également des institutions régionales dotées d’une capacité d’apprentissage, sachant évoluer et adapter les politiques publiques aux besoins évolutifs des acteurs. Les politiques sont en fait conçues et coproduites en partenariat avec les acteurs économiques et non déterminées a priori. L’espace actif (Ratti, 1997), défini comme un champ de force régional à trois dimensions : ouverture, durabilité (environnementale et socioculturelle) et capacité d’apporter des réponses aux défis intérieurs et extérieurs. Les territoires d’excellence désignent l’aptitude des collectivités territoriales à produire de façon optimale les services publics locaux et non pas un titre d’excellence à conquérir. Cette notion d’excellence appliquée au territoire a été importée des Etats-Unis, plus précisément des expériences de la municipalité de Madison (Wisconsin) qui, à la suite des contacts avec son université et le 58 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … professeur Deming, a appliqué aux services publics municipaux la démarche industrielle de « qualité totale ». Les espaces de développement durable. Formellement, le développement durable désigne « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Plus concrètement, le développement durable implique le respect simultané ou la recherche d’un compromis entre trois types de contraintes : écologiques (préserver la base des ressources naturelles), économiques (satisfaire des besoins individuels et collectifs) et socioculturelles (respecter des principes d’équité sociale inter- et intra-générationnelle). Concrètement, le développement durable commande de renforcer la prospérité économique et l’emploi (pour satisfaire les besoins actuels), tout en prenant en compte l’ensemble des effets économiques (y compris hors marché) écologiques et sociaux, directs et indirects, positifs et négatifs, à moyen et long terme. Des villes ainsi que certaines régions en Europe se réclament de cette démarche. Ces différentes notions de l’approche territorialiste du développement sont d’un emploi délicat précisément parce qu’elles génèrent des effets de majoration ou de survalorisation. Tant que le concept de « territoire d’excellence » reste une catégorie abstraite, la question ne se pose pas ; mais dès lors qu’on l’emploie pour décrire une région particulière bien réelle, on s’expose à de tels effets. Une augmentation de la responsabilité des acteurs locaux en matière de développement. D’autres nouveaux concepts laissent également entendre que le territoire est profondément modelé par les institutions qui en ont la charge et qu’il existe, pardelà les caractéristiques usuelles d’une économie régionale (part des secteurs, spécialisation), etc., des orientations qui relèvent d’abord de la capacité des acteurs régionaux et locaux à définir un projet commun et une stratégie de développement, à orienter le système productif dans certaines directions. Pour rendre compte du rôle des acteurs locaux et des institutions locales dans les processus de développement, plusieurs concepts sont proposés par la science régionale. Les plus connus sont les concepts d’entrepreneur institutionnel (il renvoie à des modèles économiques qui explicitent la fonction d’objectif des collectivités territoriales), de densité institutionnelle (mesure de l’importance et de l’efficacité des partenariats en réseaux), de capital social (désigne des ressources collectives comme l’identité commune, les relations de confiance, les communautés d’intérêt), de gouvernance (la littérature et les définitions sont abondantes, mais la gouvernance désigne en général des formes institutionnelles complexes de co-direction des territoires). Empiriquement également, on constate que les espaces régionaux sont de plus en plus souvent organisés en territoires, animés par un projet de développement et une volonté de communication (cf. l’importance actuelle du marketing territorial des régions, villes et départements vantant leur sens de 59 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … l’ouverture, de l’encouragement des talents, leur vocation de pépinières d’entreprises et de pouponnière de projets). D’une façon générale, on admet que « des niveaux supérieurs d’efficacité et de performance économique peuvent presque toujours être atteints là où certaines formes d’action et d’ordres collectifs sont mis en jeu en combinaison avec la compétition et les marchés » (Scott, 2001 : 112. Minoration, majoration et identité régionale Venons en au thème d’aujourd’hui. Le sentiment de gagner ou de perdre, d’être bien placé ou d’être déclassé ne concerne pas que les individus ou les groupes sociaux, mais également les territoires. Les territoires sont des espaces organisés autour d’une identité, d’une culture et d’un projet (parfois le projet consiste simplement à affirmer cette identité et à renforcer la position régionale notamment dans le domaine économique). Les territoires sont aujourd’hui de plus en plus largement engagés dans un système de concurrence généralisée qui débouche sur une forme de ségrégation entre des régions « qui gagnent », qui accroissent leurs performances, leur attractivité, leur rayonnement international et des régions en difficulté, en marge ou « qui perdent » comme, en témoigne la banalisation des palmarès des villes ou des régions les plus attractives, les plus entreprenantes, les plus européennes, celles où il fait bon vivre, etc. Il ne s’agit pas que d’un effet de mode récent dans la communication, renforcé par la mondialisation. Nous pensons que cette façon de situer les territoires sur une échelle de compétences et de performances est constitutive de l’affirmation moderne de l’identité régionale ou locale. Le marketing territorial met en avant les performances et les aspects positifs des régions mais très souvent dans la littérature sur le fait régional, on constate qu’un territoire (une région) s’affirme à partir d’une frustration économique ou sociale, à partir d’un sentiment d’injustice ou d’infériorité économique réelle ou supposée, d’une révolte (Gras, 1982) ou d’une opposition au pouvoir central (Héraud, 1973, Philipps, 1978). Très souvent les acteurs régionaux s’estiment minorés (minorisés ?), voire oubliés (Courlet, 2001, Gumuchian, 2003). Lorsque la région est reconnue et que l’identité régionale est stabilisée, la dialectique de la majoration / minoration ne cesse pas pour autant. Bien au contraire, on constate très souvent une revendication destinée à faire reconnaître soit la gravité de la situation socioéconomique de cette région soit au contraire le caractère très exceptionnel de ses qualités, de ses atouts, de ses performances. Parfois ces deux modes d’affirmation et de revendication coexistent. A la fin des années 80 puis à nouveau au milieu des années 90, ce qui correspond en gros aux périodes d’affectation des fonds structurels européens, les régions d’Europe ont à la fois fait apparaître leurs faiblesses auprès de l’administration communautaire pour entrer dans le zonage éligible aux aides et dans le même temps elles vantaient leur excellence dans les brochures destinées aux visiteurs ou 60 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … aux investisseurs. L’Alsace, par exemple, a fait réaliser des diagnostics socioéconomiques souvent alarmistes, mais elle a aussi effectué d’ambitieux exercices de prospective volontaires et conquérants. Elle a également diffusé plusieurs dizaines de brochures de promotion. Lorsqu’on rassemble toute cette documentation, on est frappé de constater qu’en matière de communication régionale, on se situe souvent dans un discours extrême. Soit la situation décrite est critique voire dramatique, soit elle est au contraire uniformément idyllique. La communication territoriale ne semble pouvoir exister que dans cette dialectique minoration / majoration. Plus largement, et à la manière des sportifs dont les performances sont constamment disputées et les titres remis en jeu, ou à la manière des entreprises dont les succès économiques ne peuvent être que provisoires, les territoires sont aujourd’hui engagés dans une dynamique gagnant / perdant. La littérature en science régionale le montre parfaitement (Benko et Lipietz, 1992 ; Côté, Klein et Proulx, 1995 ; Courlet, 2001 ; Crevoisier, 2001, etc.). Il est donc tout à fait possible de considérer la littérature en science régionale à partir d’une grille de lecture mettant en évidence les effets de minoration / majoration. C’est à mon sens la preuve que les territoires sont définitivement entrés dans la sphère économique. Le cas de l’Alsace et de l’économie alsacienne L’économie alsacienne Il y a toujours un abus de langage à évoquer l’économie d’une région, car par nature, l’économie désigne les activités de production et d’échange qui ne se limitent pas à un territoire donné mais qui le traversent. Il faut éviter de croire qu’il existe, au-delà des domaines régionaux de spécialisation, une économie spécifique à cette région, un modèle d’organisation particulier comme le sont par exemple, à une autre échelle, les districts industriels à l’italienne ou les systèmes productifs localisés. Les phénomènes économiques ne n’inscrivent que très rarement dans un périmètre régional administratif. C’est pourquoi l’économie alsacienne (bien que plusieurs ouvrages portent ce titre) désigne plutôt les activités économiques en Alsace et non un modèle alsacien d’économie. Ce qui peut être spécifique à la région, c’est la manière dont les entreprises, la population locale et les institutions orientent ces activités et conçoivent un modèle du vivre ensemble. L’Alsace me paraît être une région exemplaire pour l’étude de la dimension culturelle du développement, car elle se caractérise à la fois par un certain volontarisme économique, par la prééminence du développement exogène sur les autres modèles et par une préférence pour le modèle social qualifié de rhénan. Ces trois caractéristiques puisent largement dans l’identité culturelle alsacienne. 61 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … Volontarisme économique Le volontarisme dont il est question est d’une part celui d’une population réputée attachée à la terre et au travail (réputée laborieuse, consciencieuse) et au niveau de prospérité matérielle et de sécurité qu’il confère. Je serais tenté d’ajouter, au vu des travaux des historiens et des déclarations des hommes politiques, une aptitude à maintenir des capacités de production et des relations d’échanges au-delà des conflits locaux ou internationaux (Saisons d’Alsace 1953 ; Pflimlin et Uhrich, 1963 ; Kammerer, 2001). Ce volontarisme est d’autre part celui des institutions régionales désireuses de promouvoir le développement économique et d’obtenir de larges prérogatives dans ce domaine. Les collectivités alsaciennes ont, de ce point de vue, pris de nombreuses initiatives et accumulé une certaine expérience (comités d’expansion en 1950, action de productivité en 1954, brochures de promotion destinées aux investisseurs 1954, Société de développement régional [SDR], Commission de développement économique [CODER 1964], Société pour l’investissement dans l’industrie et le commerce [SICOMI 1971], etc.). L’Alsace (ses représentants) revendique fortement de pouvoir intervenir plus largement et plus librement dans le domaine économique (Maugué, 1970, Kahn, 2001). Le Conseil régional et les Conseils Généraux demandent très régulièrement au pouvoir central de leur laisser davantage de liberté pour expérimenter de nouvelles formes d’intervention économique. Non seulement la région possède une forte identité, mais cette identité s’illustre dans un attachement très fort aux conditions de vie matérielles, à la prospérité économique (Saisons d’Alsace 1953, Pflimlin et Uhrich, 1963 ). 48 En ce qui concerne l’ouverture sur le monde, c’est un grand classique de la rhétorique des hommes politiques en Alsace pour réfuter la propension au repli identitaire. Cette région, maintes fois ballottée entre deux ensembles nationaux, revendique aujourd’hui une capacité d’ouverture aux influences extérieures (cf. discours politiques et brochures de promotion). Notons en passant que la construction européenne a largement favorisé la reconversion de l’Alsace qui est passée du statut de région périphérique à celui de région centrale. L’économie alsacienne a pleinement bénéficié de la dynamique européenne (Kahn, 2003). Industrialisation et développement exogène L’Alsace est une région industrielle comportant de nombreux domaines de spécialisation. Elle a su diversifier ses activités tout en maintenant des activités traditionnelles. Elle s’est largement appuyée sur son identité culturelle pour 48 « C’est dans l’action économique que se sont manifestées avec le plus d’éclat la présence au monde de l’Alsace et son énergie créatrice.», Pflimlin, P. et Uhrich, R. (1963). L’Alsace destin et volonté. Paris, Calmann-Lévy. 62 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … renforcer son image et son attractivité économique . Cette stratégie de communication externe montre que la région a opté pour un modèle de développement exogène qui s’inscrit dans la tradition culturelle d’ouverture aux influences extérieures et de maintien des échanges économiques au-delà des conflits internationaux. Le modèle qui a prévalu ces cinquante dernières années est clairement un modèle de développement exogène fondé sur l’appel aux investissements internationaux (El Ouardighi et Kahn, 2003). Ce modèle n’exclut pas totalement une politique de filière (largement soutenue par la Région) ni des projets de développement endogène (développement local, projet Bio-Valley). L’Alsace a relativement bien réussi dans ce domaine. Pendant plusieurs dizaines d’années, elle caracolait en tête des palmarès régionaux, en matière de chômage, de capacité d’exportation et d’ouverture aux IDI (investissements directs internationaux). Ce modèle a fait ses preuves et a procuré une longue période de prospérité, mais il arrive actuellement en bout de course. Les avantages comparatifs de l’Alsace qui ont permis ces implantations, à savoir une maind’œuvre moyennement qualifiée, un ensemble de spécialisations industrielles et une situation géographique avantageuse dans la construction européenne sont déclinants (de même la centralité en Europe avec élargissement). Les IDI sont convoités, plus mobiles et capitalistiques. L’Alsace est incitée à repenser ses facteurs d’attractivité et à redéfinir sa position dans la division internationale du travail. La situation est préoccupante sans être dramatique, car toutes les activités ne sont pas délocalisables et parce que la région reste encore une région relativement prospère (au vu des comparaisons nationales et internationales : démographie, richesse, nombreux domaines de spécialisation, etc.). 49 Le modèle rhénan de développement a-t-il encore un avenir ? Sans doute existait-il antérieurement à la Seconde Guerre mondiale un modèle alsacien de développement ou du moins d’organisation sociale de la production. Dans son célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, le Dr Villermé mentionne les conditions relativement plus favorables dans les manufactures haut-rhinoises. Très fréquemment dans les alsatiques historiques, il est fait mention de l’avancée sociale de l’industrie alsacienne. Le modèle alsacien de développement socioéconomique est actuellement en crise. Cette crise est profonde : elle remet en cause la spécialisation industrielle de la région et elle soulève plus largement la question de l’incertitude qui pèse actuellement sur le devenir d’un développement basé sur une activité industrielle employant une part significative de main-d’œuvre non qualifiée. 50 Le modèle socioéconomique de production et de vivre ensemble auquel se réfère l’Alsace est dit « rhénan ». Ce modèle popularisé par Michel Albert 49 Première brochure : 1954, Les zones d’activité du Bas-Rhin. Plus récemment : Bienvenue à la région Alsace, octobre 2001 50 Villermé (1840). Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Paris, Libraires Jules Renouard & Cie. 63 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … (Capitalisme contre capitalisme) est actuellement sur le déclin. Je rappelle qu’il se caractérise par rapport au capitalisme anglo-saxon (nord-américain) par une conception originale et humaniste de la place de l’homme dans l’entreprise (méthodes de gestion, qualité, participation, relations durables basées sur la confiance et la loyauté) et de la place de l’entreprise (et du marché) dans la société. Ce modèle est actuellement mis à mal. Les Alsaciens sont ainsi conduits à engager une réflexion de type politique sur le mode de développement choisi en relation avec leur culture régionale. BIBLIOGRAPHIE BENKO, G. et LIPIETZ, Alain (dir.) (1992). Les Régions qui gagnent, districts et réseaux : les nouveaux paradigmes de la géographie économique, Paris, PUF. BRADCZYK, H. J., COOKE, Ph. et HEIDENREICH, M. (éds) (1998). Regional Innovation Systems, London, UCL Press. CALLOIS, J.-M. (2004). « Capital social et développement économique local, un test économétrique sur l’espace rural français », XLe colloque de l’ASRDLF, Bruxelles, 1-3 septembre 2004. CAMAGNI, R. (2002). « Compétitivité territoriale, milieux locaux et apprentissage collectif : une contre-réflexion critique », in : Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n°4, pp. 553-578 COTE, S., KLEIN, J.L. et PROULX, M.U. (dir.) (1995). Et les régions qui perdent ? Tendances et débats en développement régional, GRIDEQ – GRIR – Département de géographie de l’UQAM, Ed. de l’Université de Québec COURLET Claude (2001), Territoires et régions, Les grands oubliés du développement économique, L’Harmattan CREVOISIER, O., CORPATAUX, J. et THIERSTEIN, A. (2001). Intégration monétaire et régions : des gagnants et des perdants, Paris, L’Harmattan. EL OUARDIGHI, J. et KAHN, R. (2003). « Les investissements directs internationaux dans les régions françaises, examen des disparités et des effets régionaux », in : Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n°3, pp. 396-417. FLORIDA, R. (1995). « Towards the learning region », in : Futures, n°27, mai-juin, pp. 527-36. GRAS, S. et C. (1982). La révolte des régions d’Europe occidentale de 1916 à nos jours, Paris, PUF. GUMUCHIAN H. et al. (dir.) (2003). Les acteurs, ces oubliés du territoire, Paris, Anthropos. HERAUD, G. et ALEXANDRE, M. (dir.) (1973). Contre les Etats les régions d’Europe, Paris, Presses d’Europe. KHERDJEMIL, B. (dir.) (1998). Mondialisation et dynamiques des territoires, Paris, L’Harmattan. 64 RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES … KAHN, R. (2001). « Initiatives territoriales de développement et démocratie locale, l’exemple alsacien dans le contexte du Rhin supérieur », in : Le Duff, R., Rigal, J.J., Schmidt, G. (dir.). Démocratie et management local, 4e Rencontres Villes Management, Paris, Dalloz, pp. 553-577. KAHN, R. (2003). « Les régions dans la construction économique européenne : le cas de l’Alsace » in : Bitsch M.-T. (dir.) Le fait régional et la construction européenne, Paris, Bruylant. KAMMERER, O. (2001). Entre Vosges et Forêt-Noire : Pouvoirs, Terroirs et villes de l’Oberrhein 1250-1350, Paris, Publications de la Sorbonne. KRUGMAN, P. R. (1997/1998). Pop Internationalism / La Mondialisation n’est pas coupable, Paris, La Découverte. MAUGUE, P. (1970). Le particularisme alsacien 1918-1967, Paris, Presses d’Europe. PFLIMLIN, P. et UHRICH, R. 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Quand on travaille – je pense notamment comme Georges [Bischoff] et comme moi je peux le faire en travaillant avec Georges –, on est devant une réalité plus complexe, plus conflictuelle, moins emblématique. Du coup, je me suis demandé, entre l’image – là on est de nouveau dans un problème d’image – entre l’image que la région veut promouvoir d’elle-même et qui doit servir de référence et celle qui se construit en réalité, est-ce que ça se recoupe ? Pour donner un tout petit exemple, un micro-exemple : quand on voit le rôle qu’a joué l’Alsace romantique autour de l’opération des Noëls d’Alsace et ce que représente l’apport culturel, la sensibilité, et quand on voit cette immense entreprise marchande, racoleuse, investie par des tours opérateurs autour de l’Alsace de Noël, du marché de Noël, je me suis demandé dans cette promotion : qu’en est-il de l’image et de la tension qu’il peut y avoir entre l’image et le réel ? Arlette Bothorel Je voudrais surtout remercier très sincèrement René pour tout ce qu’il nous a apporté dans notre collaboration, que ce soit au sein de ce programme ou bien dans le cadre du programme que nous avons avec Philippe [Blanchet]. Tu as attiré notre attention sur quelque chose que nous ignorions absolument, ta discipline nous était totalement inconnue. Tu nous a fait découvrir des choses qui ont servi de base à des travaux de recherche, je pense en particulier à la promotion de l’Alsace et au travail de recherche qui a été fait par Anne Huntzinger sur les stratégies de promotion de l’Alsace, étudiées d’un point de vue linguistique avec, là on est en plein dans le sujet, avec des stratégies de majoration . C’est évidemment très intéressant puisqu’elle l’a étudiée dans le temps, depuis les 51 51 HUNTZINGER, A. (2003). Etude diachronique de la construction de l’image de l’Alsace dans les brochures de promotion économique. Analyse du discours promotionnel, Strasbourg, Université Marc Bloch, Département de dialectologie, mémoire de maîtrise. QUESTIONS A RENE KAHN premières brochures jusqu’à maintenant. C’est aussi intéressant de voir l’évolution sur l’axe diachronique des aspects de l’Alsace qui sont majorés. Et puis, bien entendu, je crois que ça contribue aussi à une façon de voir la culture alsacienne qui ne renvoie guère à une culture dans le sens moderne du terme, mais à une culture plus traditionnelle. Pour nous dialectologues et sociolinguistes, je crois que l’approche, que nous avons découverte grâce à toi, nous a permis d’avoir une autre vision de l’Alsace. Il y a d’une part, de notre point de vue, ce que nous découvrons dans le discours, cette forme de minoration des locuteurs par rapport à leur langue et, inversement, ce territoire qui est en train de se promouvoir, de se majorer. On a là, une fois de plus, cette dialectique de minoration et de majoration. René, un très grand merci et merci d’être venu. Jacques Walter J’aurais une question de béotien pour la raison simple que la science régionale en tant que telle ne m’est pas familière et que j’ignorais même l’existence de l’expression « science régionale ». Puis en même temps, en réfléchissant, je me demande si ça ne pose pas aussi, par rapport à la question de la minoration et de la majoration, une question qui est de l’ordre de l’épistémologie au sens où en ayant ce syntagme « science régionale », est-ce qu’on ne participe pas aussi de la majoration du phénomène sur lequel on est en train de travailler. C’est-à-dire : quel est le rapport qui peut exister entre une discipline qui se constitue et un discours de promotion des régions dont on connaît la généalogie depuis 20 à 30 ans, jusqu’à l’existence même de la région en tant qu’entité administrative ? Autrement dit, quel est l’outillage, quel est l’équipement conceptuel dont on peut se doter à l’intérieur d’une discipline comme celle-ci, pour ne pas participer de l’enchantement du discours tenu par les diverses régions ? D’autant que c’est la question de l’expertise même qui est posée puisque, par une science régionale, on construit une compétence et, en même temps, celle-ci se manifeste et par l’intervention scientifique, d’une part, et par les fameux palmarès dont vous parliez, d’autre part. Quelle est donc la marge de manœuvre, puisqu’on travaille en même temps presque que sur des espaces de marge, permettant de dire, voici l’apport d’une discipline comme celle-ci sur le plan épistémologique ? René Kahn Merci bien de la question d’autant plus qu’elle rejoint ton propos, Freddy. Je voudrais être très clair à ce sujet. Les chercheurs en science régionale ne sont pas des militants du régionalisme. Ils ont un objet dont l’intitulé est « science régionale ». C’est une science qui est relativement jeune, qui vient de l’immédiat après-guerre et qui a pris naissance aux Etats-Unis. Ensuite s’est créée une association de science régionale de langue française en France et dans les pays francophones au début des années soixante. Cette spécialité s’appelle « science régionale » parce qu’elle regroupe des sociologues, des urbanistes, des géographes, des économistes qui ont pour objet non pas seulement l’économie dans son contexte national, mais l’économie ou d’autres problèmes, les problèmes 67 QUESTIONS A RENE KAHN de transports, de pollution, de gestion des services publiques, à l’échelle infranationale. Donc c’est une discipline reconnue, mais je ne pense pas qu’on puisse parler d’un biais sur le plan épistémologique. Si vous voulez, les spécialistes en science régionale ne sont pas des partisans a priori du fait régional ou de valorisation, de mise en avant et de tout ce qu’on a critiqué finalement. Et pour répondre plus précisément à Freddy : pour ma part, je suis très conscient de l’écart, et je trouve que c’est ce qui fait toute la richesse de la réflexion, de l’écart entre la réalité vécue et la réalité représentée. Je veux dire que j’adhère à cet examen de la différence qui peut exister entre la région telle qu’elle se donne à voir et la région telle qu’elle est vécue de l’intérieur. Je voudrais dire à quel point je suis ravi de faire partie de ce groupe de réflexion et que vos réflexions sont pour moi très enrichissantes, c’est-à-dire que même si je ne parle pas ou pratiquement jamais des langues, je ne me suis jamais senti perdu dans ces débats et donc c’est un grand bonheur si le Marius de la science régionale peut apporter quelque chose au César de la sociolinguistique. Andrée Tabouret-Keller J’ai des doutes, c’est-à-dire que ces doutes concernent le fait que, cela a bien été souligné, c’est la mise en discours de quelque chose qui serait un fait régional. Mais quand on regarde la télévision, les nouvelles par exemple, on a en ce moment tous les soirs, un petit truc qui dure quelques minutes, qui est une publicité pour « Reflets de France » et toutes les régions y passent, qui est une publicité régionaliste, si vous voulez. Or ce que j’aimerais bien, c’est des études comparatives parce que j’ai l’impression que ce que tu décris pour l’Alsace est généralisé à toutes les régions. Mais il y a des régions qui n’ont pas la chance d’avoir une université avec des économistes qui sont orientés vers le fait régional et elles ont peut-être un discours moins bien formé. Or l’effet de discours, c’est une chose. Mais alors la prospérité économique que tu as mentionnée, est-ce une réalité ou est-ce une construction discursive ? Quelle est la part du symbolique dans tout ça et même de l’imaginaire ? Donc moi, je ne suis pas tout à fait à l’aise. Claude Truchot Est-ce que l’on ne peut pas considérer qu’un développement assez fortement exogène, c’est-à-dire un très fort appel à des capitaux extérieurs, n’est pas finalement extrêmement déstructurant pour une région ? C’est ce qu’on voit actuellement, c’est-à-dire que pas mal d’entreprises se sont installées ici parce qu’il y avait, par exemple, des salaires moins élevés que de l’autre côté de la frontière. Donc, ce sont en fait des délocalisations. Et on assiste maintenant au mouvement inverse. D’autre part : est-ce que l’on ne peut pas faire une corrélation, un parallèle, un contraste, entre ce discours extrêmement positivant, cette manière de se représenter extrêmement positivante, et ce que l’on peut remarquer par ailleurs, c’est-à-dire des signes assez forts d’insécurité sur le plan, notamment, culturel. Et comment expliquer cette apparente, ou peut être pas apparente, contradiction ? 68 QUESTIONS A RENE KAHN Geneviève Herberich Pour suivre un peu l’idée d’Andrée Tabouret-Keller, à savoir l’importance peut-être d’une comparaison entre régions : j’ai l’exemple de ma fille qui s’occupe de développement durable et d’environnement dans la région RhôneAlpes et j’ai – enfin, c’est une hypothèse tout à fait personnelle - j’ai parfois l’impression qu’au niveau des représentations, il y a moins d’écart avec la réalité là-bas qu’en Alsace où les représentations d’une économie etc., d’un développement sont peut être plus fortes par rapport à la réalité que là-bas où on n’a peut être moins la représentation d’une certaine utopie, où elle est peut-être moins forte, et la réalité beaucoup plus prégnante. René Kahn Andrée, en ce qui concerne l’effet de discours par rapport à la réalité économique : toutes les régions – même celles qui ne communiquent pas – ont une économie plus ou moins performante et il n’y a pas de lien direct. J’ai dit d’entrée de jeu, lorsque j’ai présenté mon travail, que les régions de la science régionale n’étaient pas les régions, les collectivités territoriales, n’étaient pas les périmètres administratifs. C’est-à-dire que là où les économistes voient des systèmes productifs, il n’y a pas forcément un système productif qui s’inscrit dans un espace régional avec des acteurs qui le représentent. Donc l’économiste se démarque totalement de l’institution régionale. Il ne considère pas que l’espace pertinent de la réalité économique, ce sont les frontières de l’Alsace. Il peut y avoir un district industriel dans la charcuterie dans la région de Strasbourg, il existe, il fonctionne un peu sur le modèle des districts industriels à l’italienne. D’un côté, j’ai toujours travaillé sur le rôle des collectivités territoriales, je pense qu’elles jouent un rôle sur l’orientation et le choix du modèle de développement. C’est ce que j’ai essayé de montrer, mais ça ne coïncide pas parfaitement. En ce qui concerne le développement exogène déstructurant, il est vrai que c’est plus facile à dire quand le modèle fonctionne mal. A l’heure actuelle, on arrive à remettre en cause ces modèles parce qu’il y a insécurité dans la région, je ne sais pas si ce sont les investissements internationaux qui l’ont provoquée. Ce dont je suis sûr par contre, c’est qu’ils ont maintenu une forte proportion de la main d’œuvre alsacienne à des niveaux de basse qualification, ce qui n’aurait pas été le cas s’il n’y avait pas eu un pourcentage aussi important d’industries de base. Maintenant, j’ai essayé d’étudier avec Josiane Stoessel, dans la cadre d’un autre article, la question de l’écart entre le vécu et les caractéristiques objectives d’une région et puis le modèle que les collectivités donnent à lire, à voir. En effet, en Alsace, on s’appuie sur un modèle qui est essentiellement de type rural, on ne va pas revenir sur ce modèle, mais qui est fortement en décalage avec des caractéristiques objectives. Freddy Raphaël Propos destinés à nos visiteurs : faites l’expérience, allez au Musée alsacien de Strasbourg, et vous regarderez quelle réalité de l’Alsace est présente là-bas. Ni l’Alsace industrielle, ni les villes, rien n’est là. Le geste noble de l’artisan est 69 QUESTIONS A RENE KAHN encore là parce qu’on considère qu’il le mérite, mais ça s’arrête là. A Rennes, on fait mieux quand même. Jacques Walter Dans les musées, on met ce qui a disparu ! 70 Georges BISCHOFF Université Marc Boch (Strasbourg 2) Equipe d’accueil en Sciences historiques (EA 3400) [email protected] UNE MINORITE VIRTUELLE ETRE WELSCHE EN ALSACE DANS LES COULISSES DU SIECLE D’OR (1477-1618) Avant les traités de Westphalie, l’Alsace est une région allemande. Elle est même, par excellence, la plus allemande de régions d’Allemagne : elle en est un des creusets culturels et se targue d’en être le rempart face à la France. Depuis la Guerre de Cent ans, en effet, sa position géographique l’expose aux débordements guerriers venus de l’ouest, dans un climat où la proximité se joue en termes de promiscuité. De fait, l’Alsace se trouve sur l’Equateur de l’Europe, sur le versant allemand de la frontière des langues : les passages transrhénans de Bâle, Brisach et Strasbourg en font un itinéraire obligé vers l’est, tandis que le fleuve lui ouvre de larges perspectives au nord comme au sud. Sa richesse est un topos argumenté par une infinité d’exemples : elle est un monde plein, un jardin de villes irrigué par la circulation des hommes. En 1544, le géographe Sébastien Münster exalte une prospérité sans pareille, ajoutant qu’« il n’y a gueres de gentz natifz du pays qui y habitent, mais la plus grand parties sont estrangiers, à sçavoir Souabes, Bavariens, Savoisiens, Bourguignons et Lorrains : lesquelz quand ilz ont une fois gousté que c’est du pays, ilz n’en veulent iamais sortir, et sur touz aultres les Souabes ayment bien a y faire leur nids. Quiconque y vouldra venir, il sera receu, de quelque part qu’il soit, et principalement ceulx qui s’appliquent à cultiver la terre » . 52 52 MÜNSTER, Sébastien Cosmographie universelle, trad. française, Bâle, 1552. Ce genre de citation invoquée plus souvent qu’à son tour n’a qu’une valeur qualitative. En 1529, le polygraphe Symphorien Champier dit à peu près la même chose à propos de Lyon où il n’y a qu’« estrangiers, GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE On remarquera que la formule n’évoque que les étrangers au sens géographique du mot. Elle ne prend pas en compte les groupes autochtones que leur statut juridique, culturel ou religieux identifie comme différents de la population majoritaire : ainsi, rien sur les juifs – dont Münster est loin de méconnaître la place puisqu’il est lui-même hébraïsant, et rien sur d’éventuelles enclaves allogènes – en l’occurrence, le peuplement welsche des arrière vallées des Vosges ou de la Porte de Belfort. Cette invocation du fait migratoire peut alimenter une réflexion d’historien sur d’éventuelles minorités francophones en Alsace, plus précisément en faisant apparaître trois types de groupes : - les Alsaciens de langue romane, vivant dans des seigneuries soumises à des autorités allemandes (vallées de la Bruche, de Sainte-Marie-aux-Mines, la haute vallée de la Weiss, la périphérie du Sundgau). Question subsidiaire : sont-ils perçus comme Alsaciens ? Comment fonctionne l’interface produite par le voisinage (à la fois à l’égard des Lorrains et des Comtois ou des Jurassiens, qui peuvent, en outre, appartenir à d’autres groupes confessionnels) ? - les groupes constitués, projetés dans un environnement germanophone, plus spécialement urbain : il peut s’agir de réfugiés politiques ou religieux. On parlera de communautés, pouvant être dotées d’institutions représentatives ou fédératrices. Etrangers expatriés, en transit ou pas (et donc, pour ces derniers, confrontés au problème de l’intégration). Question subsidiaire : quelle présence dans la durée ? - une immigration diffuse, de nature économique, peut-être, qui peut être mesurée au pluriel comme une addition d’individus isolés, formant, de ce fait, un conglomérat perçu comme un groupe homogène. Intrus, concurrents ? Question subsidiaire : existe-t-il un équivalent dans les pays majoritairement welsches ? Le dossier doit être ouvert plus largement, en considérant les mêmes phénomènes, s’ils existent, de l’autre côté de la ligne de partage des langues : on pensera aux techniciens allemands – mineurs et verriers, par exemple, présents en Lorraine ou au-delà –, aux étudiants (nombreux à Paris ou à Orléans), et, surtout, aux soldats, reîtres et lansquenets des guerres de la Renaissance. Enfin, l’enquête ne vaut que ce que valent nos sources : listes d’habitants, archives judiciaires, correspondances politiques, etc. S’il existe une minorité welsche considérée comme telle a priori – elle n’apparaît guère ès qualités – bien qu’on puisse se poser la question . Les termes employés, qui se réfèrent vraisemblablement aux Volques de l’antiquité gallo-romaine, s’appliquent 53 comme bourguygnons, savoysiens, piemontoys, bressiens, allemans et de nation estrange » (cité par GONTHIER, N. (1993). Délinquance, justice et société dans le Lyonnais médiéval, Paris, Arguments, p. 12.). 53 L’index des séries anciennes des Archives départementales du Bas-Rhin contient une entrée « Immigration franc-comtoise » qui se rapporte à Saint-Nabor en 1557. L’inventaire manuscrit réalisé par Louis Spach avant 1870 signale effectivement, sous la cote G 149/8, un accord relatif à des tenanciers originaires de Haute-Bourgogne établis du côté d’Ottrott : la lecture de l’original montre qu’il s’agit d’un contresens sur Hohenburgischen Underthanen, « sujets de Hohenbourg » (i-e l’abbaye du mont Sainte-Odile), interprété en Hohenburgundischen Underthanen. 72 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE indifféremment à tous les « latins », français, espagnols ou italiens . Au demeurant, il existe un risque de discrimination pédagogique, l’exception pouvant être prise pour un (bel) exemple. 54 UNE PRESENCE MULTIFORME Festons La limite linguistique des Vosges (ou, plus modestement, du nord du Jura) ne correspond pas à celle des bassins fluviaux : plusieurs vallées du versant alsacien présentent un faciès roman qui s’explique par une colonisation précoce suscitée, sans doute en grande partie, par les abbayes de l’ouest (et non par un mécanisme de refuge lié aux grandes migrations germaniques). La porte de Bourgogne forme une échancrure correspondant à l’actuel Territoire de Belfort, acquis par la Maison d’Autriche au XIVe siècle et resté dans la mouvance politique et institutionnelle de l’Alsace jusqu’en 1871, tandis que l’actuel canton suisse du Jura, francophone, forme une entité avec son voisin de Basel-Land, lui aussi soumis au pouvoir de l’évêque de Bâle. Du début du XVe siècle à la Révolution, ce dernier (qui s’est fixé à Porrentruy), reste exclusivement un prince allemand, à l’instar d’autres grands seigneurs de la région, – autour de Belfort et même de Montbéliard –, ou dans les Vosges centrales. En 1644, Montbéliard figure expressément – avec Belfort –, dans la Topographia Alsatiae de Mathieu Mérian ; la ville du Lion est incontestablement située « en Assais », donc en Alsace . Au nord, le Ban de la Roche, est, lui aussi, agrégé à l’Allemagne et soumis à un maître germanophone, sire de Ratsamhausen puis comte de DeuxPonts-Veldentz . Le panachage territorial peut être saisi sous l’angle quantitatif : ainsi, les seigneuries welsches de la Maison d’Autriche fournissent des contingents militaires estimés à 12 à 15 p. 100 de l’effectif total – une proportion qui semble toujours valable au début du XIXe siècle ; pour les Ribeaupierre/Rappoltstein, 55 56 57 54 Cf. GRIMM (1922). Deutsches Wörterbuch, t. XIII, Leipzig,, art. Wälsch, col. 1327-1354 cite le Tristan de Gotfried de Strasbourg comme première occurrence de l’adjectif. Le mot est utilisé à partir de 1338 dans les sources alsaciennes pour désigner les sujets romans des sires de Ribeaupierre. On le retrouve dans des termes techniques Welschkorn (ou « blé d’Espagne », « ou Welschbohne », voire dans des patronymes (Walch, Wahl, Bloch, peut être, par métathèse). 55 AD Territoire de Belfort, 1 H C, dans la formule du serment des merciers (= marchands) de Belfort. 56 Cf. LEYPOLD, D. (1989). Le Ban de la Roche au temps des seigneurs de Rathsamhausen et de Veldentz (1489-1630), Strasbourg, Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de l'Est, qui fait apparaître une frontière linguistique mouvante. 57 Ces indications sont fournies par les matricules de répartition des charges militaires des villes et des bailliages du Sundgau. KINTZ, J.P. (1994). Paroisses et communes de France. Haut-Rhin. Territoire de Belfort, Paris, CNRS. En 1801, le Haut-Rhin actuel compte: 272 334 habitants (p. 91), et le Territoire (p. 537) 31 439 âmes. 73 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE maîtres du Val d’Orbey et de Sainte-Marie aux Mines, la proportion est sans doute plus forte. Si ces éléments statistiques doivent être manipulés avec précaution, il en est de même, a fortiori, en ce qui concerne les immigrés effectifs signalés dans les livres de bourgeoisie ou dans les registres paroissiaux : Un nombre infime ? Des familles bien identifiées comme lorraines ou savoyardes font partie des notables des villes de la région . Des recherches généalogiques ou anthroponymiques peuvent, éventuellement, confirmer des axes d’échanges. Ainsi, dans les vallées ou sur le piémont vosgien, où l’on retrouve des noms germanisés (Latscha , Lorang, Wessang, Robischung, Luthringer, Walch, Kirin, Kolin) ou, carrément, des traductions intégrales . 58 59 60 61 Exils L’implosion religieuse qui s’annonce dès le début des années 1520 dans les régions limitrophes de l’Allemagne (en Lorraine, à Montbéliard ou sur le plateau suisse), et qui donne lieu à plusieurs grandes vagues de réfugiés venus d’outre Vosges affecte durablement l’Alsace. Strasbourg et Bâle, précocement passées à la Réforme, se trouvent aux avant-postes de celle-ci jusqu’à la Guerre de Trente ans, voire au-delà. « C’est là que le Talmud de la nouvelle hérésie (i-e l’Institution chrétienne) fut battu et forgé », explique Florimont de Raemond dans son Histoire de la Naissance, Progrez et Décadence de l’Hérésie de ce siècle parue à Rouen en 1605. De fait, devenue le « réceptacle des bannis de France », Strasbourg « qu’ils 58 KINTZ, J.P. (1984). La société strasbourgeoise (1560-1650), Paris [Strasbourg], Éditions Ophrys / Association des publications près les universités de Strasbourg, p. 113 considère que « les Vosges formaient une barrière à l’ouest ». Son analyse des admissions à la bourgeoisie entre 1543 et 1568 ne signale que deux Bourguignons ou Francs Comtois sur un demi millier de nouveaux bourgeois d’origine « étrangère », c'est-à-dire extérieurs à l’Alsace. Les catégories retenues invitent à une certaine vigilance puisque cet auteur mentionne la Suisse et le Liechtenstein, qui fournissent 24 personnes, sans qu’on puisse en connaître la provenance exacte (les Savoyards peuvent avoir été regroupés sous cette étiquette), 182 Wurtembergeois, sans qu’on puisse dire s’il s’agit des sujets ducaux – Montbéliardais ? – ou des Souabes. 59 RAYNAUD, F. (2001). Savoyische Einwanderungen in Deutschland (15. bis 19. Jahrhundert), Neustadt an der Aisch, Degener. 60 DIERSTEIN, H. (2004). « Les origines de Mittlach, du Tyrol et d’ailleurs », in : Annuaire de la Société d’Histoire du Val et de la Ville de Munster, p ; 119-133, ici p. 120, n. 5, citant un contrat de bail à propos de la ferme de Zufluss (parfois francisée en Soufflouse, dans le vallon du Rothenbach, entre Munster et La Bresse), tenue en 1611 par les frères Heinrich et Peter Latscha, originaire du bailliage de Delémont. La forme initiale de ce patronyme est Lachat, que l’on rencontre souvent dans les régions franco-provençales, cha ou chaux signifiant « pâturage de montagne ». 61 D’énormes quantités d’informations ont été recueillies sur ce point par les généalogistes du Centre d’Histoire des Familles établi à Guebwiller (Haut-Rhin), en utilisant aussi bien les registres paroissiaux que les archives notariales (particulièrement pour la Vallée de la Thur, très perméable à l’immigration lorraine). 74 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE appelaient la nouvelle Jérusalem…se glorifie d’estre voisine de la France » . Comme on le sait, la ville a hébergé Calvin en 1538 et s’est dotée d’une paroisse protestante de langue française. Lors de la première guerre civile française (15621563), on y compte 148 chefs de famille réfugiés, pour un effectif total de 751 personnes dont 265 enfants et 73 domestiques (ainsi que 20 apprentis). Trente trois familles arrivées à cette date sont originaires de Champagne .Une enquête à travers les archives ou les bibliothèques permet d’évaluer l’impact de la SaintBarthélemy en Alsace et dans les régions voisines. Le résumé de l’historien Piguerre en fournit la substance : « Somme que l’estonement fut si général par toute la France, que la crainte s’en espandit au de là les lisières du Royaume, notamment à Strasbourg pour le doute qu’eurent les habitans des François qui à petites bandes se retiroient en Allemagne pour la seureté de leur vie » . La qualité des fuyards – les fils de Coligny sont signalés à Strasbourg et à Bâle - n’échappe pas aux commentateurs. A la fin de l’automne 1572, c’est sans doute par centaines que se pressent les huguenots dans les auberges ou dans les maisons amies. En 1575, dans un climat comparable, les archives signalent le passage de 13 398 Welsches avec des pointes quotidiennes de 150 étrangers dans les hostelleries. La reprise de la guerre civile produit des vagues plus ou moins grosses. Ainsi, Henri de Bourbon, prince de Condé demande-t-il à Strasbourg d’accueillir le pasteur Virel « contrainct de se retirer de France après cet horrible et espouvantable massacre » et arrivé avec les siens le 24 mai 1574 . Certains de ces réfugiés poursuivent leur route plus à l’est. D’autres font souche au bord du Rhin, ou y meurent exilés. Le 10 mars 1582, par exemple, le Blésois Louis Dumoulin de Rochefort meurt à Bâle à l’âge de soixante sept ans ; peut-être avait-il côtoyé son coreligionnaire lorrain Frédéric de Jaulney, décédé trois ans plus tard, en compagnie de sa femme Marguerite de Rivière ? La pierre tombale qualifiant ces époux d’exilii Christiani en gardait la mémoire bien longtemps après . Des « églises d’étrangers » fonctionnent (sous des modalités variables) dans plusieurs localités d’accueil. Elles bénéficient de la sympathie d’autorités ouvertes aux idées nouvelles. Ainsi, dans la vallée de la Liepvrette, Eguenolphe de Ribeaupierre, qui tolère une minorité luthérienne de mineurs allemands, organise une communauté réformée d’origine française, avec un desservant venu du 62 63 64 65 66 62 Cf. ZUBER, R. (1977). « Strasbourg, refuge des Champenois », in : Strasbourg au cœur religieux, Strasbourg, Istra, Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de l'Est, pp. 309-319. 63 Cf. WOLFF, C. (1956). « Une liste de huguenots réfugiés à Strasbourg », in : BSHPF, 1956, pp. 167-171. Cf. ZUBER, op. cit. (pour la plupart, ces réfugiés demeurent à Strasbourg jusqu’en avril 1563) et WOLFF, C. (1977). « Strasbourg cité du refuge », ibid, pp. 320-330. 64 PIGUERRE (1581). L’Histoire de France, Paris, II, livre 31, fol. 88. 65 FUCHS, F.J. et VOGLER, B. (1978). « Strasbourg, réceptacle des bannis », in : Grandes figures de l’Humanisme alsacien. Courants, milieux, destins, Strasbourg, Istra, Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de l'Est, pp. 307-312. 66 TONJOLA, J. (1665). Basilea sepulta, Bâle, pp. 131 et 135. 75 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE Hainaut, en 1553, puis des ministres calvinistes, établis à l’église d’Echery, dans un climat de tensions doctrinales assez rude . La thématique du refuge est reprise dans une littérature de propagande dont l’un des best sellers est le Réveille Matin des François et de leurs voisins, un pamphlet daté d’Eleutheroville en novembre 1573 et paru sous le pseudonyme d’Eusèbe Philadelphe Cosmopolite – un lieu et un nom qui suffisent à donner la mesure du message de liberté et de fraternité proposé au lecteur . L’appellation Eleutheroville désigne aussi bien Bâle que Strasbourg. Notre Cosmopolite fustige ses ennemis en les qualifiants de « Schelmes », de l’allemand Schelmen, ou scélérats. 67 68 Saupoudrage Le troisième type de Welsches rencontré en Alsace est un Welsche générique, sans appartenance confessionnelle ou politique. C’est un migrant économique, par qualification professionnelle ou, au contraire, par désoeuvrement. Il est présent dans les campagnes aussi bien que dans les villes . Les maçons en sont l’une des composantes les plus visibles. Entre 1515 et 1522, les travaux de construction du château de Sainte-Croix en Plaine sont confiés, pendant la belle saison, à une équipe de spécialistes venue du Val Sesia, au sud de Mont Rose, sur le versant lombard du Valais : le maître d’œuvre, qui réside à Fribourg en Uechtland, anime encore d’autres chantiers, à Soleure ou dans le Jura alsacien . C’est de ce même espace que viennent les petits ramoneurs, mentionnés dans les Cris de Paris du XVIe siècle, mais aussi en Allemagne, comme le rapporte l’édition haguenovienne d’un recueil de proverbes parue en 1529. Pour le lecteur de cet ouvrage, il était clair, en effet, que des membres d’une « nation welsche » venus de Lombardie (au sens large, c’est à dire des Alpes du nord) s’adonnaient à cette activité en se déplaçant d’un point à un autre, comme de véritables Zigeuner . 69 70 71 67 Cf. JORDAN, B. (1991). La noblesse d'Alsace entre la gloire et la vertu : les Sires de Ribeaupierre 1451-1585, Strasbourg, Société Savante d'Alsace et des Régions de l'Est, pp. 222223 ; DENIS, P. (1984). Les Églises d'étrangers en pays rhénans : 1538-1564, Paris, Les Belles lettres, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l'Université de Liège 68 Ce texte a été attribué au médecin Nicolas Barnaud. Le lieu d’édition de l’exemplaire de 1574 conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg sous la cote R 102 811 est Edimbourg, mais il s’agit vraisemblablement d’un camouflage pour Bâle ou Strasbourg. 69 VOGT, J. (1992). « Aspects sociaux de l’immigration des Lorrains dans les territoires de l’évêché de Strasbourg au troisième quart du XVIe siècle », in : Dialogues transvosgiens, n°8, pp. 55-57. Cet historien des campagnes est particulièrement attentif au sujet pour lequel il propose une approche très concrète, à partir d’une excellente maîtrise des sources. 70 SPIELMANN, E. (2001). « Die Wassersorgung auf der Landskron », in : Châteaux forts d’Alsace, 3, pp.65-71, n. 16. 71 La mention de ces émigrés « die die schornsteine fegen und caminen » se trouve dans le recueil de proverbes publié par AGRICOLA, J. (1529). Drey hundert gemeyner schprichworter, Haguenau, n° 447. 76 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE A ces individus nomades par destination s’ajoutent d’autres voyageurs, marchands , bouviers et voituriers, étudiants ou pèlerins sans doute aussi furtifs : on ne saurait donc les considérer comme une minorité stable. Ils sont cependant nombreux : sur 2750 personnes présentes dans les auberges strasbourgeoises le 3 juillet 1580, pendant la foire d’été, on compte 846 Welsches . A Thann, d’après Christine Heider, ces « Welschen Kremer » ont quasiment le monopole du commerce dans les deux sens . Le problème est différent quand on s’intéresse au monde des journaliers, des domestiques et des salariés que les sources évoquent d’une manière incidente mais avec une certaine densité dans les campagnes comme dans les villes. Ces knechte occupent une place située à la lisière des activités encadrées par les corporations : ils servent de manutentionnaires, de moissonneurs ou de vendangeurs. Ils appartiennent parfois à la valetaille des nobles ou des bourgeois . Mais ils peuvent aussi exercer des fonctions plus valorisantes : ainsi Veltin Runtschan (dans lequel on reconnaît Ronchamp), burgvogt du Hugstein en 1546, tient lieu tout à la fois de concierge et de châtelain pour le compte de l’abbé de Murbach et de Lure. 72 73 74 75 76 Pour autant qu’on puisse le dire, ces « mercenaires » ne constituent pas des groupes bien distincts. Ils n’ont pas de quartiers ou de rues, pas d’organisation qui leur soit propre. A cet égard, ils sont bien différents des communautés de verriers ou de mineurs allemands établis dans les secteurs romans des Vosges – ou parfois bien plus loin. Dans le Val de Lièpvre ou dans le Rosemont, par exemple, les Allemands sont en passe de se substituer à la population native : On créé des églises destinées à les accueillir et on les administre dans leur langue maternelle . A Giromagny, il existe un village neuf avec une église dont le curé ne sait pas le français et, en 1564 une « bruderschaft » destinée aux travailleurs de la mine. En 1586, le district minier emploie entre 600 et 650 ouvriers, mais à peine une trentaine d’autochtones romans. Dans les établissements verriers, les mêmes 77 72 Par exemple, le marchand bourguignon Jehan Goillot, mort de maladie dans une auberge de Colmar en 1553 (AM C, JJ AP 21) 73 AM Strasbourg, Conseil des XXI, Index de l’année 1575, fol. 679 : sur 9 orphelins étrangers recueillis en novembre, trois viennent probablement d’outre Vosges, l’un du Westrich, l’autre de Bruxelles ( ?), le dernier, prénommé Sontag (= Demange, Dominique), sans parents connus et âgé de quatre ans, est originaire de Rambeville (Rambervillers). 74 KINTZ, op. cit., p. 282 (mais ces hôtes étrangers sont à peine 10 % des personnes hébergées en hiver. Une carte relative à la foire de 1585 montre que ces négociants viennent essentiellement du versant lorrain. Cf aussi pp. 403 et 419. A Thann, au XVIe siècle, il existe 14 auberges. En 1556, dans l’une d’elles meurt un mercier welsche originaire de Jonvelle en Champagne (HEIDER, C. (2004). Entre France et Allemagne. Thann, une ville de Haute-Alsace sous la domination des Habsbourg (1324-1648), Strasbourg, Université Marc Bloch, p. 116). 75 HEIDER, op. cit., pp. 123-127. 76 AD Haut-Rhin, 136 J, p. 50: une enquête signale à Munster un certain Josly Munch « uss welschem land geborn », âgé de trente ans, au service du châtelain de Schwarzenbourg depuis huit ans. 77 Cf. LIEBELIN, F. (1987). Mines et mineurs du Rosemont, Giromagny, Centre culturel, pp. 251 et suiv. , p. 268 77 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE phénomènes apparaissent à une échelle plus réduite . Enfin, il n’est pas inutile d’évoquer les passages de soldats projetés loin de leur pays d’origine : les lansquenets allemands au service du roi de France peuvent demeurer dans la même garnison pendant plusieurs mois (s’ils sont effectivement payés pour cela) et, par conséquent, former une minorité occupante. 78 CRISPATIONS Perçus comme une communauté, réelle ou virtuelle (en fonction de sa densité effective), les Welsches présents en Alsace sont exposés au regard – souvent hostile – de leurs voisins allemands. Ils ont, globalement, une réputation détestable (mais on pourrait peut être dire la même chose des Suisses, considérés comme sodomites ou adonnés à la bestialité ou des Souabes, pouilleux et chapardeurs). Etrangers à la discipline germanique – autre poncif – , ces latins sont livrés à la tyrannie du sexe. Le général Schwendi, qui les connaît bien, n’a aucune sympathie pour « les lubricques et frauduleux François avec lesquels jamais estat ou prince est abordé à bon port » . La syphilis est leur attribut naturel : Avoir la vérole se dit « die Frantzosen haben » ou « mit französischer Müntz umbgehen » . Cette désignation est connue depuis un texte de Murner, en 1519 ; elle s’applique à un quartier de Strasbourg depuis le XVIe siècle. 79 80 Violence et passions ? Une première approche de la situation minoritaire ou marginale des Welsches d’Alsace peut se faire à travers une étude des faits divers. A Thann, une dispute entre voisins se clôt sur l’insulte « du loser walsch ! » . Existe-t-il une délinquance spécifique ? Par eux ou contre eux ? On serait tenté de répondre par l’affirmative du fait même de la visibilité de ces événements. L’assassinat d’un « welschen taglonner » appelé Hans à Issenheim en 1551, par deux autres valets, un meunier et son frère , la mention d’un tisserand « einen genant Vienot oder Veit Mermet » dans les geôles de Mulhouse cinq ans plus tard , deux Vosgiens prisonniers à Mulhouse en 1513 relâchés sous caution , un infanticide perpétré par un marchand d’Epinal à l’auberge du bouc de Sélestat en 1520 , une « sale affaire » - « böse Handlung » – qui vaut au « welschen murer » Simon Schuoler 81 82 83 84 85 78 ROSE-VILLEQUEY, G. (1970). Verre et verriers en Lorraine au début des temps modernes (de la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle), Nancy, (Thèse Paris), p. 42, propose la thèse de l’arrivée de familles de verriers de Bohème. 79 Ce thème est presque omniprésent sous la plume des humanistes. 80 Cf. MARTIN, D. (1929). Les colloques françois et allemands, éd. par Jacques HATT, Strasbourg, Les Belles Lettres, p. 161. 81 HEIDER, C. op. cit., p. 154. L’affaire est d’autant plus savoureuse que l’auteur de l’insulte porte un patronyme roman (Tafferney), son adversaire, Roman Emb, exerçant le métier de maçon. 82 AM Guebwiller, FF 11 83 AM Mulhouse, XIII J 1. 84 AM Mulhouse, parch. 3091 (Urfehd, scellé par le damoiseau Philippe de Grandvillars). 85 AM Sélestat, FF 28, etc. 78 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE de Baccarat la réprimande du bailli de Dachstein , etc. s’inscrivent dans une anthologie policière à mi-chemin du pittoresque du sordide. Peut-on en tirer des conclusions solides ? Les marginaux, vagabonds, repris de justice, lansquenets désoeuvrés qui s’expriment dans une sorte d’argot appelé « rotwelsch » sont des déracinés, certes, mais, mais ce sont des indigènes germanophones. A l’échelle du Rhin supérieur, rien ne permet pas d’affirmer que les Welsches d’origine romane sont plus actifs que les autres ; on pourrait même proposer l’hypothèse inverse en ce qui concerne la grande criminalité, les homicides et les incendies . A l’échelle de l’Alsace, où l’enquête reste à faire avec toutes les précautions nécessaires, on peut cependant risquer l’hypothèse d’une surévaluation des délits commis par cette population allogène. Le registre des mises au ban et des peines infligées pour des délits qui ne nécessitent pas l’intervention du bourreau (« register verwisener oder in pflicht genomener personen ») réalisé à Colmar pour les années 1544-1597 permet une première évaluation de la chose : 86 87 88 89 origine des délinquants Colmar Alsace Espace roman Espace germanique Total nombre % femmes 659 89 96 95 70,18 9,47 10,22 10,11 152 25 8 18 939 100 207 % des femmes/total 23,0 28,0 8,3 19,5 Comme on le voit, les étrangers à la ville représentent un peu moins du tiers des délinquants, et se répartissent en trois ensembles de la même taille. Les Welsches ont une petite longueur d’avance et sont presque uniquement des hommes, en principe célibataires – une des affaires se rapporte à la veuve de Claus Jacob, expulsée pour avoir épousé un Welsche. Au demeurant, l’identification de ces derniers est difficile, puisque 16 d’entre eux sont simplement désignés sous le nom de « der welsch ». Le patronyme est généralement remplacé par une mention éponyme sans doute assez vague, mais on peut admettre que le voleur Hans von Schampanien est effectivement champenois. Par ailleurs, des immigrés peuvent être compris dans la population native, sans qu’on puisse le savoir à coup sûr. Si le domestique prénommé Pirri s’appelle sans doute Perrin, ce n’est pas une raison suffisante pour l’annexer au groupe ; en 86 AM Strasbourg, Conseil des XXI, 1575, fol. 682. Ce sabir est une langue réputée étrangère, revendiquant, comme son nom le suggère, des éléments « latins ». 88 SPICKER-BECK, M. (1995). Räuber, Mordbrenner, umschweifendes Gesinde. Zur Kriminalität im 16. Jahrhundert, Freiburg/Br., Rombach, p. 68 et pp. 70 et suiv. A Colmar, aucun Welsche ne figure parmi les criminels condamnés à mort dont on peut établir une liste (incomplète) dans le dernier tiers du XVe siècle et au XVIe siècle (FF 345), ce qui n’est pas le cas des « Schwoben ». 89 AM Colmar, FF 346. Les tableaux proposés ici pour la première fois ont été faits à partir des dépouillements de SITTLER, L. (1957). Inventaire des Archives de la Ville de Colmar, Série FF, Colmar. 87 79 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE revanche, le voleur Martin Graff, originaire de Paris (plutôt Pairis, non loin d’Orbey, que l’ancienne Lutèce) peut être retenu sans scrupules excessifs, suivant la règle de germanisation des noms français. L’analyse des affaires jugées pendant ce demi-siècle colmarien peut être nettement affinée ; on se contentera de rappeler que la ville n’accueille, officiellement, aucun immigré welsche au sein de ses corporations . Ces « étrangers », un peu furtifs, constituent une minorité virtuelle. 90 En valeur absolue origine des délinquants Colmar Alsace Espace roman Espace germanique Total En % du total En valeur relative origine des délinquants Colmar Alsace Espace roman Espace germanique Total En % du total affaires de moeurs 129 15 9 21 vols et violences autres cas Total 158 24 38 37 372 50 49 37 659 89 96 95 174 18,53 257 27,36 508 54,10 939 affaires de moeurs 74,13 8,62 5,17 12,06 vols et violences autres cas Total 61,47 9,33 14,78 14,39 73,22 9,84 9,64 7,28 659 89 96 95 174 18,53 257 27,36 508 54,10 939 Les tableaux que nous avons réalisés n’ont qu’une valeur indicative. Leur principal intérêt est de faire apparaître quelques traits spécifiques, comme la faiblesse relative des affaires de mœurs et, corrélativement, l’importance du point « divers », qui renvoie à des comportements de demi-soldes et de passants, jeux de carte dans les auberges, embauche dans les armées du roi de France, etc. Plutôt que d’interroger la chronique criminelle et d’être exposé aux déformations optiques inhérentes à ce type de sources, ne vaut-il pas mieux porter les yeux sur des moments ou sur des lieux qui se prêtent à d’éventuelles confrontations entre les groupes ? Les fêtes, par exemple, les foires et les marchés, les auberges et les places publiques ? En 1518, à Oberhergheim, on mentionne une bagarre entre « welsch et tutsch » . C’est un indice. La police des kilbes ? Les compétitions sportives (de tir) ? Les pèlerinages ? En 1533, les mines des environs 91 90 Le Livre de Bourgeoisie de Colmar, éd. par Roland WERTZ, Colmar, 1981, ne donne aucune indication d’origine, mais on possède des listes des nouveaux membres des Zünfte de la ville entre 1575 et 1599 : sur 922 personnes, 41 % sont des Colmariens de souche, 22 % des immigrés d’entre Vosges et Rhin, 30 % des Allemands de la rive droite et des autres régions germaniques. 91 AM Colmar, BB 52, p. 111 80 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE de Sainte-Marie sont le théâtre d’échauffourées entre Lorrains et « travailleurs immigrés » allemands, mais rien ne permet de dire que ces tensions sont permanentes : elles peuvent être accentuées par des différences de statut, notamment par les privilèges accordés aux mineurs. Ces motivations peuvent d’ailleurs se traduire par des actions en justice, comme c’est le cas au sein de la seigneurie de Montjoie/Froberg, dont les dépendants sont disséminés de part et d’autre de la frontière linguistique : en 1558-59, les habitants de Bruebach et Heimersdorf intentent un procès contre les sujets francophones de leur seigneur, au motif que la contribution fiscale des uns et des autres n’est pas la même . 92 93 Concurrence Dans quelle mesure faut-il imputer à des situations culturelles ou sociales ce qui relève de la concurrence économique ? On en voudra pour preuve le règlement d’un différend opposant les marchands de Belfort et la corporation régionale des chaudronniers des pays antérieurs de l’Autriche au début du XVIe siècle : l’affaire prend des proportions telles qu’il faut attendre un jugement de l’empereur Maximilien Ier en faveur des premiers, en 1515, pour trouver un modus vivendi . Chemin faisant, on apprend que les privilèges des Belfortains sont fondés sur une ancienneté reconnue depuis 1437, et, partant, aussi solides juridiquement que le monopole des chaudronniers. On admet donc une coexistence pacifique des deux groupes de marchands forains, aux foires, aux marchés et lors des kilbes. Il n’est pas impossible cependant que la ligne de démarcation entre les adversaires soit, avant tout, sociale. La « compagnie des merciers » belfortains regroupe des notables, qui vendent toutes sortes de produits en Haute-Alsace, tandis que la Kessler Zunft semble davantage formée de colporteurs un peu marginaux, proposant leur dinanderie de village en village . Le sentiment d’une concurrence est cependant bien réel. Ainsi, en 1566, les marchands (ou les clients ?) welsches qui fréquentent le marché de Thann sont interdits de séjour parce qu’on leur reproche de faire monter les prix dans une 94 95 92 STOLZ, O. (1939). « Zur Geschichte des Bergbaues im Elsaß im 15. und 16. Jahrhundert », in : Elsaß-lothringisches Jahrbuch, t. 18, pp. 116-171; DIETRICH, J. (1875-1876) « La chronique des mines de Sainte-Marie de Jean Haubensack », in : Bulletin de la Société d'Histoire naturelle de Colmar, pp. 325-345. Cf. BOUVIER, D. (2001). « La guerre des mines d’argent », in : Société d’Histoire du Val de Lièpvre, 23e cahier, pp. 44-62. 93 AD Haut-Rhin, 1 C 3474 : le plainte est déposée « in namen der frouwenbergischen underthanen jnn teutschen landen“ et vise „allen frawenbergischenn unnderthannen in welschenn lannden », en l’occurrence, les sujets « privilégiés » de la seigneurie de Montjoie/Froberg à Vaufrey/Waffre, sur le Doubs. Ce cas n’est, apparemment, pas le seul, mais il faut en relativiser la portée. En effet, les rapports entre villageois et seigneurs sont régis par des coutumes très variables, engendrant du même coup une infinité de procès entre communautés voisines. Le facteur linguistique n’a rien de discriminant. 94 AD Territoire de Belfort, 1 H 16 95 D’après Monika Spicker-Beck, les chaudronniers sont, avec les lansquenets, le groupe le plus exposé à la délinquance (13 % des criminels connus, contre 4 % pour les merciers). 81 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE conjoncture difficile : Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les domestiques et les journaliers sont systématiquement accusés d’une surenchère salariale doublée d’exigences sociales inconnues jusqu’alors . « Les domestiques s’enrichissent et deviennent des messieurs, tandis que les bourgeois, forcés d’entamer leur capital, descendent à la condition de valets et de journaliers », déclarent les habitants de la seigneurie du Haut-Landsbourg dans une pétition à leur seigneur, le baron Lazare de Schwendi. La cause ? Un reflux démographique ou les séductions du service à l’étranger ? Pour les autorités locales, l’explication tient à la concurrence d’une main d’œuvre welsche qui pourrit le marché du travail : « mehrers theils durch die welschen korcher (charretiers) und rebknecht ». 96 97 Perversions L’argument se développe sur le mode de l’invasion : ces Welsches sont perçus comme des prédateurs, qui séduisent les filles du pays et court-circuitent le mode de reproduction sociale endogamique proposé par la tradition. Ce sont donc des intrus. C’est pourquoi, villes et seigneurs établissent des règlement toujours plus contraignants afin de proscrire des unions jugées scandaleuses, et, qui plus est, susceptibles de troubler l’ordre social et politique – le risque collatéral de la chose étant l’obtention du droit de bourgeoisie ou d’un statut de résident. Pour autant qu’on puisse le suivre, le mouvement touche d’abord les villes de la Décapole, y compris Mulhouse, désormais alliée des Suisses , puis s’étend aux villes domaniales . Les mesures réglementaires se distinguent par leur sévérité. A Sélestat, le conseil précise « nous avons finalement convenu et ordonné que tout homme, toute jeune fille ou veuve qui se marieraient dorénavant avec une personne welsche seraient privés par nous de son droit de bourgeoisie, et plus spécialement encore, que nous mettrons en demeure l’homme et la femme de quitter la ville » en ajoutant que cette disposition s’applique également aux Welsches porteurs d’un certificat de naissance et disposant d’un « mannrecht » . 98 99 100 96 HEIDER, op. cit., p. 160. HANAUER, A. (1878). Etudes économiques sur l’Alsace ancienne et moderne, II, ParisStrasbourg, pp. 511 et suiv. Ces plaintes n’ont rien d’original. En 1552, le règlement de police adopté par les « états provinciaux d’Alsace » à la suite de la diète d’Augsbourg de l’année précédente comprend le même réquisitoire contre les « taglöhner, acker und rebleuten knechten und knaben » accusés de prétentions salariales et de paresse. La nouveauté des années 1570-1580 réside dans l’identification des fauteurs de trouble. En 1551, il n’était pas question des welsches, mais l’idée d’une surveillance renforcée des voyageurs et des mendiants était bien présente avec un article consacré aux Zigeuner et Spielleute assimilés et un autre aux chaudronniers. 98 AM Mulhouse III B 1, p.39, sous le titre « Welschen nit annemen A° [1576] uff den 4. hornungs haben unsere hern ein grosser Radt einhelig erkhant das hinfür mehr kein welscher zu einem Burger noch hindersassen angenommen, sonder(n) wo ein fraw oder tochter mit deren einem der ee halben verpflicht soll mit ime zur Statt hinhuss gewisen werden. Doch wo ein statt welsche murer oder zimmerlein bedörffte, will ein oberkheit jr handlen beschlossen haben ». 99 Pour Thann, cf. HEIDER, op. cit., p. 8. 100 GENY, J. (1902). Schlettstadter Stadtrechte, Heidelberg, Winter, p. 402: « haben wir uns endlich entschlossen und geordnet, welcher mann, junckfrau oder wittib sich nun hinfüro ohne unser wissen und erlauben mit den welschen personen verheuraten würde, das wir ihnen das 97 82 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE A Strasbourg, le règlement de séjour des non-bourgeois est particulièrement vigilant, opérant une discrimination à l’égard des célibataires et, bien entendu, interdisant la présence d’étrangers mendiants. En 1592, les gardes des portes de Sélestat reçoivent des consignes plus strictes en matière de surveillance « des gens welsches » (welsch volk) et des vagabonds (landstricher), qui ne peuvent accéder en ville que par la Porte Basse et de jour uniquement . 101 102 Danger L’évolution qui conduit à surencadrer la société en multipliant les textes réglementaires et répressifs est bien connue des historiens. Elle se traduit notamment par la vague de persécutions des sorcières, des femmes, célibataires ou veuves, exposées par leur mode de vie aux manœuvres du Malin, presque toujours décrit comme un étranger gyrovague, et, parfois, assimilé à l’un de ces Welsches si suspects aux yeux des autorités civiles. On peut risquer l’hypothèse suivant laquelle ce type de fantasmes joue d’autant plus dans les pays de frontières, entre catholiques et protestants, le long des axes de communication. Thann, Munster, Bergheim ou Sainte-Marie aux Mines se situent dans ces zones fragiles au point qu’on a pu suggérer l’hypothèse d’une contagion démoniaque venue du Rhin en Lorraine en passant par les Vosges . Ainsi Claudette Clauchepied, jugée à Bruyères en 1601, qui a été pendant cinq ans au service d’un « seigneur » de Strasbourg, a vécu dans le milieu des bergknechte de Sainte-Marie aux Mines puis de Giromagny, dans ce monde d’entre deux, tandis que Paul Pierrel, fils d’un charbonnier des forges de Grandfontaine, dit avoir été soldat, et se présente davantage comme un vagabond . La crainte d’une contamination se vérifie d’autant plus dans le domaine de la foi. Higenot, formé sur le français huguenot, lui-même emprunté à l’allemand, est considéré comme une insulte à Obernai, ville demeurée fidèle à la religion romaine . Les calvinistes d’origine française, lorraine ou savoyarde inquiètent leurs protecteurs allemands à un moment où la Confession d’Augsbourg l’emporte 103 104 105 burgrecht nicht mehre geben, besonder mann und weib uß der statt hinweg weisen wöllen ». La date du document n’est pas indiquée, mais elle correspond probablement à l’accord de 1580. 101 KINTZ, op. cit. 102 GENY, op. cit., p. 949. 103 DIEDLER, J.C. (1996). Démons et sorcières en Lorraine, Paris, Messène, p. 149, reprenant une idée de Dom Calmet sur la propagation de l’« épidémie », bien que l’argument proposé (un suspect de Sainte-Marie aux Mines appelé Jean Caspart susceptible, en raison de son patronyme (sic), d’être originaire du « nid de sorciers » que serait Carspach, dans le Sundgau) soit spécieux. Pour en comprendre le contexte véritable, il n’est pas inutile de relire la préface de Lucien Febvre à BAVOUX, F. (1956). Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil, Monaco, Rocher Besançon. 104 DIEDLER, op. cit., p. 46. 105 Agé de huit ans, le petit Augustin Güntzer fait l’objet d’une tentative d’homicide de la part d’un ennemi de son père, potier d’étain passé à la Réforme. Cf. Augustin Güntzer. Kleines Biechlin von meinem ganzen Leben. Die Autobiographie eines Elsässer Kannengiessers aus dem 17. Jahrhundert, éd. par Fabian BRÄNDLE et Dominik SIEBER, Cologne, Weimar, Wien, Böhlau, 2002, pp. 92-93 83 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE presque partout dans les terres protestantes. A Strasbourg même, les autorités prennent prétexte de la première guerre de Religion (1562-1563) pour mettre un terme à l’existence de la paroisse française, déjà suspecte aux yeux des luthériens et de leur chef, Johannes Marbach . En 1577, les réfugiés huguenots se voient interdire les « assemblées particulières et les sermons » qui se tenaient jusqu’alors dans une maison bourgeoise de la Frauengasse . Les circonstances guerrières qui permettent ces réajustements rappellent qu’en tout état de cause, l’ennemi se trouve à l’ouest, en pays welsche, qu’il s’agisse des Valois en guerre contre les Habsbourg, des alliés des princes protestants d’Allemagne, ou des Ligueurs de la Contre-Réforme épaulés par le duc de Lorraine. Depuis Marignan, les Vosges sont considérées comme le rempart d’une patrie germanique en chantier permanent. Les relations entre les pays rhénans et la France s’exposent en terme de Hassliebe : la chevauchée d’Austrasie de Henri II est vécue comme un traumatisme par les partisans de Charles Quint – qui compare le roi très chrétien et ses alliés à des Turcs sanguinaires. L’image de Welsche peut alors s’infléchir dans le registre de la traîtrise. En octobre 1552, lors de l’établissement d’une ligne de défense, on rappelle que celle-ci se situe « am meisten an gebürg der fürst von Thann herab bis gehn Ingwyler» . Dans le traité de 1580, ce danger d’invasion est allégué avec force : non content de suborner les filles ou les épouses, les immigrés sont, potentiellement, des espions français ou lorrains . La vigilance est donc à l’ordre du jour – mais, insistons bien, elle n’est pas sélective, et ne prend pas de connotation ethnique. Après l’alerte de 1552, les autorités des grandes villes instaurent un contrôle accru de ce qu’elles considèrent comme des résidents clandestins « sans papiers » . La haine est-elle ou non entretenue par les autorités ? C’est difficile à dire. Dans un premier temps, entre les Guerres de Bourgogne et la défaite de François Ier à Pavie, les humanistes ont exalté l’Allemagne sous une forme réactive, en dénonçant les agressions venues de l’ouest et la complicité active d’une partie de leurs compatriotes, qualifiés de semigalli par Jacob Wimpheling. De là, un discours sur la trahison assimilant à des « Français » les mercenaires allemands entrés au service du roi de France. 106 107 108 109 110 106 Cf. LIENHARD, M. (1981). « La Réforme à Strasbourg. Les événements et les hommes », in : Livet, G. et Rapp, F. (dir.). Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, tome II, Strasbourg, Dernières Nouvelles de Strasbourg, pp. 363-540 (p. 519). 107 « Chronique de Sebald Buheler » éd. par Rodolphe REUSS, Revue d’Alsace, 1872, p. 130. En 1572, le prêche rassemblait 181 personnes. 108 Politische Correspondenz der Stadt Strassburg, t. 5, Heidelberg, 1928. 109 Cf. TUETEY, A. (1883). Les Allemands en France et l’invasion du Comté de Montbéliard par les Lorrains 1587-1588, Paris, H. Champion. 110 AM Strasbourg MR 5, fol 37 : considérant la présence de « vil frembdes volcks, teutsch und welsch allerlei nationen, die nicht burger seindt », le conseil des XXI interdit tout logement en ville « keinem frembden weib oder mans personen, der oder die nit burger und zünfftig seien » ou qui n’ont pas reçu une autorisation en bonne et due forme visée par la chancellerie. 84 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE Nous avons évoqué ailleurs cet aspect d’une question qu’on ne saurait réduire à des situations trop simplistes . En 1551, le baron Nicolas de Bollwiller, qui est à la fois un des champions de la Contre-réforme et de la guerre contre Henri II, engage un spadassin de Radolfzell pour assassiner le colonel Schertlin de Burtenbach, qui recrute des lansquenets pour le compte du Roi de France et réside alors dans une auberge de Bâle. Pour approcher sa future victime, le truand tente de se faire passer pour un de ces « Français » allemands hostiles à l’empereur. L’affaire échoue, mais n’éclabousse pas son instigateur dont les convictions sont connues. Nicolas de Bollwiller ne revendique pas une identité nationale fondée sur une appartenance ethnique : il est parfaitement bilingue et possède des seigneuries welsches (Florimont/Blumberg) ou vosgiennes (Masevaux, Val de Villé) : ses motivations ressortissent au code d’honneur de la chevalerie . 111 112 RENCONTRE ET ASSIMILATION La corrélation entre une présence effective de Welsches et une appartenance politique, confessionnelle ou culturelle est loin d’être évidente. L’étiquette welsche s’applique, indifféremment, à une infinité de situations. Son seul dénominateur est la langue. Truchements De là, un problème de communication facile à comprendre et, paradoxalement, facile à résoudre. Les seigneuries des Vosges ou de la porte de Bourgogne qui ont des habitants romans et des maîtres allemands sont, globalement, monolingues : la langue du seigneur est différente, mais l’administration courante se fait dans la langue vernaculaire, par des agents qui peuvent être bilingues. Les interférences sont assez peu nombreuses, sinon, sous la forme de xénismes – emprunts de termes techniques ou institutionnels . Les pratiques de pouvoir s’accommodent d’un passage facile d’une langue à l’autre avec de nombreux truchements . On peut même penser qu’il existe des lieux voués à une certaine mixité linguistique – des auberges, des villes thermales – les 113 114 111 BISCHOFF, G. (2004). « Argent, honneur et trahison. Les lansquenets allemands au service du roi de France de Charles VIII à Henri II », in : Terre d’Alsace, chemins d’Europe, Mélanges Bernard Vogler, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, pp. 91-120. 112 SPIECKER-BECK, op. cit., pp. 120-121. Cf. “Argent, honneur et trahison”, op. cit., p. 115 à propos du cas, très similaire, de Schwendi qui enlève un autre chef de mercenaires français, Vogelsberger, établi à Wissembourg dans une maison qui arbore la fleur de lis française. 113 L’exemple du Jura bâlois montre la maigreur du phénomène. SCHÜLE, E., SCHEURER, R. et MARZYS, Z. (2002). Documents linguistiques de la Suisse romande. I. Documents en langue française antérieurs à la fin du XIVe siècle conservés dans les cantons du Jura et de Berne, Paris, CNRS Editions. 114 Cf. BISCHOFF, G. (2002). « La langue de Bourgogne. Esquisse d’une histoire du français et de l’allemand dans les pays de l’entre deux », in : Publication du Centre européen d’études bourguignonnes, n°42, Bruxelles, pp. 101-118. 85 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE bains de Plombières sont massivement fréquentés par des Allemands –, des pèlerinages – Sewen, Thann, Sainte-Odile. A Saint-Thiébaut de Thann, les francophones ont la possibilité de se confesser dans leur langue maternelle : il existe une prébende de chapelain dont le titulaire, recruté dans le diocèse de Toul, est appelé « sacellanus Gallorum » . De fait, l’Alsace dispose d’un potentiel de traduction sans doute inconnu dans le reste de l’Europe. Une bonne partie de la noblesse locale maîtrise le français, qui apparaît comme un marqueur culturel fort – c’est particulièrement le cas dans le Sundgau où il existe une chevalerie fascinée par la Bourgogne des grands ducs –, et l’on pourrait en dire autant des lettrés, notamment des juristes, qui sont presque exclusivement formés en France ou en Italie, et des marchands les plus mobiles. A la fin du XVe siècle, le bourgeois belfortain Guillaume Belhoste se transforme en Wilhelm Schönwurth toutes les fois, innombrables, qu’il franchit la frontière linguistique. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler le rôle de l’école ou des maîtres de langue : « Celui qui ignore le français devra se taire ou se résigner à passer pour un barbare », écrit le physicien strasbourgeois Hawenreuther dans la préface de l’édition de la grammaire de Jean de Serres publiée en 1603 . L’un des exemples les plus éloquents est fourni par Daniel Martin, un Huguenot de Sedan établi à Strasbourg entre 1616 et sa mort en 1637, auteur prolifique de manuels de conversation destinés à de jeunes Allemands désireux de se rendre en France. 115 116 Effusions et fusions Reçu bourgeois de sa ville d’adoption en 1622, Martin illustre un phénomène dont il faudrait encore préciser l’ampleur, celui d’une intégration définitive au milieu d’accueil. Dans l’un des guides proposés à ses lecteurs figure un chapitre intitulé « pour courtiser une fille en toute honnesteté et en dessein de l’espouser, ce que les Allemands appellent matrimonialiter Löffeln ». De fait, c’est dans des unions de ce type qu’une sédentarisation et des échanges durables s’avèrent possibles. On observera d’abord ces relations dans les zones frontalières : dans la paroisse luthérienne de Muhlbach, par exemple, 7 % des conjoints recensés entre 1575 et la Guerre de Trente ans sont des sujets lorrains, francophones par surcroît, et, partant, des ennemis du pur évangile convertis à l’occasion de leur mariage . N’est-ce pas le signe d’une certaine capillarité, malgré les proscriptions émanant des autorités ? Au demeurant, soulignons-le, le traité de 1580, évoqué à plusieurs reprises, n’interdit pas les unions avec les Welsches de la mouvance politique allemande, jusqu’au pays de Montbéliard et 117 115 « Sed etiam. Transition, échange ou confrontation linguistiques à Belfort, dans les seigneuries de la Porte de Bourgogne et dans les Vosges » (fin du moyen âge, début des temps modernes), in : Bulletin de la Société belfortaine d’Emulation, t. 88 (1998), pp. 55-62. Cf. aussi HEIDER, op. cit., p. 130. 116 Cité par J. Hatt dans Les Colloques françois et allemands, op. cit., p. 2 117 MATTER, J. (1948). « Anthroponymie et immigration. La traduction des noms de famille français dans la vallée de Munster aux XVIe et XVIIe s. », in : Revue d’Alsace, pp. 24-30. 86 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE dans l’évêché de Bâle. Récemment mis au jour par Christine Heider, l’exemple de Thann fait apparaître un « arrière-pays familial » établi à partir d’un registre intitulé « usslendige erben » recensant les héritiers étrangers des défunts thannois entre 1525 et 1623 : les Welsches sont incontestablement plus nombreux que les Souabes. Autre exemple : mettant en scène des dizaines de témoins issus de l’une ou l’autre appartenance, sujets du duc de Lorraine aussi bien que des sires de Ribeaupierre, les procès de sorcellerie de la Vallée de Sainte-Marie-aux-Mines seraient susceptibles de nourrir une véritable enquête de micro histoire sur le tissu social et culturel de ce secteur amphibie : on pourrait notamment y mesurer l’importance des couples mixtes ou des relations de proximité . On peut même imaginer des réseaux plus lointains, fondés sur des accointances familiales ou amicales : en visite à Paris, en 1620, le jeune Augustin Güntzer est reçu chez l’orfèvre Gabriel Raliart, né en exil à Sainte-Marie-aux-Mines et beau-frère d’un de ses cousins . En matière d’immigration, il existe une jurisprudence, fondée sur la coutume et codifiée au début des temps modernes : ainsi, dans le village de Blienschwiller, où l’usage veut que tout nouvel habitant soit placé dans la dépendance d’une des autorités seigneuriales du lieu. Un immigré issu d’un territoire épiscopal reste dépendant de l’évêque, un arrivant originaire d’outre Rhin sans avoir été réclamé par un autre seigneur du ban le devient ipso facto, en quelque sorte par défaut. Un « Welsche » venu de l’autre côté de la crête est attribué automatiquement aux sires d’Andlau tandis qu’un sujet de l’Autriche se retrouve dans le lot des Gemeiner d’Ortenburg parce qu’ils relèvent théoriquement des Habsbourg . Les Souabes, les Franconiens et les gens des « pays bas » disposent d’un libre choix. Le même système existe dans le secteur hybride de la vallée de la Fecht. Les crispations dont nous avons fait état sont annulées par quelques réussites. Ainsi, l’une des plus fameuses demeure de la Renaissance alsacienne, la maison Pfister de Colmar, a été construite, dès 1537, par un chapelier nommé Ludwig Scherer originaire de Bisanz, autrement dit Louis Barbier de Besançon ; elle a été réaménagée par le marchand savoyard Claude Sison qui l’a acquise en 1596, à un moment où la ville abritait plusieurs négociants de la même origine groupés dans la puissante compagnie Wybert, Miville et Sarrasin. On argumentera encore cette thèse à partir d’autres exemples fameux, comme celui du grand libraire strasbourgeois Bernard Jobin, beau-frère de Johannes Fischart, celui de la 118 119 120 121 118 HEIDER, op. cit., pp. 151-154, carte. Cf. la thèse de SIMON, M. (2003). Brûler sa voisine. Les affaires de sorcellerie dans le val de Lièpvre (XVIe –XVIIe siècles), Strasbourg, Université Marc Bloch, qui fournit un certain nombre d’éléments, mais ne les exploite pas dans cette optique socio-culturelle. 120 Kleines Biechlin, op. cit., p. 194. 121 AD Bas-Rhin, G. 1287. A titre d’échantillon : « Item kommet einer uß Welschlandt gynnsit uber den hack, den empfohlet der von Andlo amptman ». Ces dépendants ne sont pas des serfs au sens classique. Ils sont soumis à la juridiction de leurs (nouveaux) seigneurs et relèvent donc d’une autorité privée. Concrètement, cela signifie qu’ils ont des obligations spécifiques, peuvent éventuellement contribuer à des frais ou à des opérations de guerre engagés par leur maître. Pour ce dernier, ils sont assurément des leibeigene, des dépendants de corps. 119 87 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE famille mulhousienne des Thierry, proscrite de Lorraine pour fait de protestantisme, à l’instar d’un Demange (ou Dominique) Didier, de Saint-Nicolas de Port, devenu Sontag Dietrich à son arrivée à Strasbourg : il est la souche de la dynastie industrielle des De Dietrich. Au terme de cette esquisse, on peut s’interroger sur la singularité de ces Welsches d’Alsace, étrangers proches ou indigènes différents. S’ils apparaissent comme une minorité au sens générique du terme, et identifiés comme tels, ils constituent un groupe plutôt diffus et, à de rares et fugaces exceptions, ne forment pas de communautés au-delà de la frontière linguistique qui joue ici un rôle discriminant. On ne saurait parler d’enclaves welsches en Alsace . Cependant, leur visibilité est forte : ils sont, par excellence, un corps étranger dans une région germanique exposée à l’arrivée, pacifique ou guerrière, de leurs semblables. A terme, avec le passage de l’Alsace sous la domination de Louis XIV, on peut dire qu’ils préparent le terrain, ou, en tout cas, que leur familiarité contribue à l’évolution politique engagée. Mais l’enquête n’en est qu’à ses débuts. Elle peut bénéficier de l’engouement des généalogistes en même temps que des nouvelles perspectives de l’histoire sociale ou culturelle. Ces défrichements n’ont d’intérêt qu’à partir du moment où des comparaisons sont possibles, aussi bien dans l’espace – le plateau lorrain, le Luxembourg, la Suisse occidentale – que dans le temps – après 1648, ou, en amont, avant 1450, si les sources le permettent. 122 PIECE JUSTIFICATIVE : LE TRAITE DE GUEMAR (1er MAI 1580) Archives départementales du Haut-Rhin, E 49 Note : ces dispositions font suite à un règlement adopté par les seigneuries de RiquewihrHorbourg, de Ribeaupierre, de Haut-Landsbourg et de Hattstatt et par les villes impériales de Colmar, Kaysersberg et Turckheim pour fixer les salaires, les obligations et les droits des domestiques et des journaliers. Attendu que l'augmentation des salaires des domestiques et que les détestables comportements d’indiscipline et d’arrogance qui en découlent sont imputables en grande partie aux charretiers et aux ouvriers viticoles welsches qui sont de plus en plus nombreux… et que ceux-ci séduisent de plus en plus les filles 122 L’expression est utilisée sur une carte linguistique omniprésente. Elle est d’autant plus absurde qu’il n’y a pas « traditionnellement » (mais ce concept ne signifie pas grand chose) d’îlots de peuplement roman en Alsace germanophone. Une approche stratigraphique permettrait de distinguer des phases susceptibles d’être datées, des moments de chevauchement linguistique et, probablement, des peuplements « lenticulaires » d’une ou plusieurs générations, mineurs allemands de la First (La Croix aux Mines, dans le premier quart du XVIe siècle, Giromagny), quartiers français après la conquête (les garnisons, les villes neuves, comme Saint-Louis-duRhin/Ville de Paille ou Neuf-Brisach, etc.) 88 GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE de bourgeois ou les veuves de la région, qu'ils les épousent sans le consentement de leurs parents ou de leurs alliés, ce qui a pour effet qu’un fils de bourgeois honorable ne trouve plus de fille à marier ; attendu que ces Welsches prolifèrent à tel point que les bourgeois ou les fils de bourgeois doivent quitter les villes et les bourgs pour leur céder la place ou doivent les supporter difficilement à leurs côtés, il a été décidé qu'à l'avenir aucune autorité n'accordera le droit de bourgeoisie à un Welsche (compte tenu du danger militaire, des risques d'invasion des Français ou de passages de troupes). Il sera désormais interdit, sous peine des sanctions les plus sévères, à une veuve ou à une fille de bourgeois d'épouser quelque Welsche que ce soit, particulièrement les Français, les Savoyards et les Lorrains qui viennent s'établir chez nous pour y prendre du service. Les autorités locales procéderont à l'expulsion de ces impudents bourgeois originaires de France ou d'ailleurs et ne toléreront plus leur présence. Quant aux Welsches qui sont nés à Montbéliard, autour de Porrentruy ainsi que dans le Val d'Orbey et de ce côté-ci de la Crête (hieseit der Fürst gebürtig) et qui veulent prendre du service dans notre région, ils devront prêter serment et s'engager personnellement auprès de chaque autorité. Ils devront immédiatement signaler (conformément à leur serment) tout ce qui serait de nature à porter préjudice à l'autorité, aux villes et aux bourgs et à l'ensemble du pays et ne devront fréquenter aucun Welsche inconnu et étranger. trad. adaptée de l’original allemand. 89 . QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF Philippe Blanchet Si j’ai bien compris, l’une des façons d’identifier ces personnes, peut-être même l’une des seules façons, c’est de s’appuyer sur des indices linguistiques : soit le nom qu’elles portent ou qu’elles ont porté, soit la langue qu’elles parlent. La question est : est-ce qu’il n’est pas pensable que, de ce point de vue-là, les Welsches soient capables de se fondre dans la population, tout simplement parce que, très probablement, ils apprenaient à parler le moyen de communication de l’endroit où ils vivaient et, de fait, on peut aboutir à l’idée qu’éventuellement, cela a considérablement minorisé l’évaluation de leur présence, parce qu’on ne les repérait plus dès lors qu’on leur avait mis un nom alsacien ou qu’ils s’étaient donné un nom alsacien et qu’ils parlaient alsacien. Comment les reconnaît-on ? Ils ne sont pas peints en vert ! Georges Bischoff Il y a une furtivité croissante au fur et à mesure que le temps passe, une intégration. Philippe Blanchet Il y a un moment où on ne les a plus repérés du tout alors. Georges Bischoff C’est très difficile. Alors, comment faire pour essayer de les repérer ? Effectivement, l’abandon du patronyme est quelque chose de pratiquement systématique. Donc, il s’agit de faire une enquête, qui est pratiquement une enquête généalogique où l’on aboutit à des résultats qui sont tout à fait palpitants. Quand vous avez des gens qui portent comme patronyme simplement « Lothringer », qui veut dire « Lorrain », là, l’identification crève les yeux. Pas de problème. Quand vous avez une famille qui porte le nom assez curieux de Latscha – Latscha, c’est un nom alpin – on peut les suivre à la trace à condition de tomber sur le document où ils apparaissent pour la première fois. Puis, après, ils s’intègrent. Donc, là, je crois que cette intégration se fait parce qu’il n’y a pas, dans la durée, de réflexe communautaire. Le réflexe communautaire aurait été possible s’il y avait une identité religieuse forte. Je prends par exemple le cas des QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF paroisses calvinistes qui existaient, une paroisse calviniste par exemple qui a été créée dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines dans les années 1550. Elle a, en quelque sorte, fidélisé un groupe autour d’une église et autour d’un certain nombre d’activités qui étaient tout à fait étrangères à la vallée. Donc là, ça a pu jouer, ça a pu être un pôle. Mais en règle générale, il n’y a pas ça, les autorités locales craignent, justement, le développement d’églises locales qui seraient une concurrence, notamment pour des raisons théologiques. Andrée Tabouret-Keller Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des personnes qu’on appelle des Welsches et est-ce qu’il y a des travaux sur ces groupes-là ? Arlette Bothorel Moi, quand je me suis mariée, pour mon père, mon mari était un Welsche. Andrée Tabouret-Keller Je suis très passionnée par ce que vous dites, car il semble quand même que cette mauvaise opinion qu’on a des Welsches ait pu se transmettre jusqu’à aujourd’hui. J’ai entendu dans ma propre famille, qui était dans le Sundgau , c’est-à-dire quand même assez loin, dire deux choses, « d’Welsche sin frach » , « ils sont effrontés », ça c’était une chose qu’on disait d’eux, c’était un stigmate et la deuxième chose, c’était pendant la guerre quand il était interdit de parler français et qu’on se demandait si les Welsches parlaient le français et qu’on a dit : « ja, das isch ke richtig Franzesch » . 123 124 125 Georges Bischoff Ça, c’est la fin du texte que vous avez lu. Jacques Walter Est-ce qu’il y a un usage du mot « Welsche » comme étant un vocabulaire discriminant ou est-ce qu’il s’est appliqué à d’autres groupes ? Sous le contrôle de Freddy, je me demande si dans le dictionnaire des noms des Israélites de France de Paul Lévy aux PUF, il n’y a pas une attribution, certainement fautive, du patronyme Bloch comme dérivant de « welsche ». Freddy Raphaël C’est ‘Bloch’ de « Wallach » venant par la Pologne parce qu’en polonais, « w » est devenu « b » et c’est devenu « Bloch ». Jacques Walter Mais précisément, on fait le raccord avec « Welsche » et on voit très bien que la stigmatisation portée dans la période de référence, pour bien des aspects, 123 Région de l’extrême sud de l’Alsace. En dialecte : « Les Welsches sont effrontés. ». 125 En dialecte : « Mais ça n’est pas du vrai français. » 124 92 QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF peut être transférée à d’autres groupes. Donc : est-ce qu’il y a un lien sémantique et historique possible ? Freddy Raphaël J’interviens encore et tu nous réponds. Le qualificatif de Zigeuner , du nomade, ça m’apparaît très important. Le danger, c’est le nomade, et le dénoncer comme gitan. Et deuxièmement, la connotation de l’Autre, le danger sexuel lubrique. On le retrouve jusqu’à aujourd’hui. Travaillant à la fois sur les Juifs à un moment, mais aussi sur la représentation des Maghrébins à Bischheim, j’ai retrouvé exactement la même chose, ce danger sexuel que représente l’Autre, ce côté fantasmé. Dernière remarque, tu as été très très discret, j’aimerais que tu développes un petit peu la visibilité de l’Autre, dénoncé par les intellectuels indigènes. Ce sont les intellectuels indigènes qui sont souvent à la pointe de cette dérive. 126 Geneviève Herberich Est-ce qu’à travers des registres paroissiaux, on pourrait au moins déceler les groupes qui se sont mariés ? Mais bon, c’est uniquement des gens qui s’intègrent. Georges Bischoff Ça fait sept questions, mais je vais essayer d’y répondre. Je crois qu’il faut quand même être prudent. Je n’ai parlé que d’une période que je connais à peu près bien. Je crois que le mot « Welsche » a continué à désigner l’étranger ou le voisin francophone, jusqu’à nos jours, c’est évident. Mais il se peut que la connotation ait pu changer. Que le côté très péjoratif que ça a pu avoir, par exemple dans le vocabulaire officiel allemand nazi, entwelschen, « défranciser » c’est effectivement, je crois, hinaus mit dem welschen Plunder - ça, c’est très révélateur. Cette connotation très négative a existé à un certain moment du XXe siècle. A-t-elle existé avec la même force au XIXe, je n’en suis pas convaincu. Au XVIIIe, je n’en sais rien, donc il faudrait faire des enquêtes. Mais ces enquêtes ne sont possibles que si on les fait en parallèle avec les autres connotations qui se rapportent à d’autres groupes de migrants. Je pense aux Souabes et c’est une question très importante. Je n’ai pas prononcé le mot de racisme, mais il existe une haine anti-souabe en Alsace au XVe, XVIe siècles, en particulier un anticléricalisme anti-souabe parce que la Souabe produisait énormément de prêtres. C’est l’une des caractéristiques des régions surpeuplées qui produit des prêtres et des lansquenets. Et effectivement une partie du clergé indigène dénonçait les prêtres souabes, au XVe, XVIe ; ça a été montré par les travaux de Francis Rapp. De même les Suisses, les Suisses en particulier, c’est un sujet passionnant et, un jour, si j’en ai le temps, je ferai une étude là-dessus. C’est effectivement l’archétype du Suisse sodomite qui a été particulièrement fort jusqu’au XVIIIe 127 126 127 En allemand : « tsigane » le slogan des nazis en Alsace : « Dehors le fatras français ! ». 93 QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF siècle en Alsace. J’ai trouvé un jour les actes d’un procès d’un Welsche qui avait insulté son voisin en le traitant de « bougre de Suisse ». Mais ça a été bien étudié par un historien suisse qui s’appelle Claudius Silberlehmann, qui a fait un très bon travail là-dessus. Puis le problème de contacts plus pacifiques : comme l’évoquait tout à l’heure Geneviève Herberich, on peut effectivement le suivre par une enquête dans les registres paroissiaux, tout en se souvenant que les registres paroissiaux, nous ne les avons malheureusement qu’à partir de l’extrême fin du XVIe siècle, par application du Concile de Trente. On n’a donc pas grand chose. Mais on a un cas d’un registre paroissial d’un village de la vallée de Munster, vallée luthérienne, qui est une vallée germanophone, où dans une période de référence qui doit être de 1580 à 1620, 7 % des conjoints sont des Lorrains immigrés. 7 % des hommes et des gens qui étaient au point de départ catholiques, c’est-à-dire qu’ils ont dû franchir une triple barrière, les Vosges, la langue et la religion. C’est déjà pas mal. Enfin, fustiger son adversaire dans la bouche d’intellectuels qui font l’opinion. Je pense effectivement que l’époque qui m’intéresse ici, la Renaissance, c’est une époque où naît une opinion qui est entretenue par un certain nombre de thuriféraires de tel ou de tel pouvoir. Je pense en particulier aux humanistes. Les humanistes sont souvent des communicants, ce n’est pas autre chose, ou des propagandistes, et effectivement, on a quelques cas d’humanistes qui dénoncent la rapacité des Français. C’est particulièrement le cas de Jacques Wimpheling, que les nazis considéraient comme l’un des ancêtres spirituels du racisme allemand. C’est un des fantasmes de Wimpheling que de dénoncer les Français qui grouillent dans toutes les régions qui lui sont proches. En réalité, bien entendu, on sait que c’est faux. On pourrait chercher également dans la littérature générale, mais je n’ai pas fait cette enquête. En revanche, pour avoir un autre point de vue, dans un sens opposé, des terrains d’entente, on peut citer des exemples intéressants que je n’ai pas encore évoqués. C’est le cas de pèlerinages qui sont fréquentés par des gens qui viennent des deux versants du massif vosgien, ou le cas par exemple d’un manuel de sermons qui date de la fin du XVe siècle qui prévoit quelques sermons en français à usage des régions francophones. Donc, ça existe. On a un autre cas, qui est assez pittoresque, c’est celui du pèlerinage de Saint-Thibaut de Thann. Saint-Thibaut de Thann, c’est la première étape sur la route qui vient de Lorraine où il y a un confesseur attitré dont la fonction est de confesser les Welsches. Donc il y a un poste budgétaire d’un prêtre interprète. 94 Didier de ROBILLARD Université François Rabelais, Tours Dynamiques et enjeux de la diversité linguistique et culturelle (JE 2449 DYNADIV) [email protected] MEME PAS PEUR DES CREOLES ! LA MISE EN PLACE DU CAPES DE CREOLE (2002-2003) COMME ACTION DE POLITIQUE LINGUISTIQUE : LANGUES MINOREES ET / OU LINGUISTIQUES MINOREES ? DEFRICHAGE Dans ce texte, je n’évoque que pour mémoire, et pour ne plus en parler par la suite, deux aspects de la mise en place de ce CAPES : l’incroyable atmosphère de violence verbale et de personnalisation des débats dans laquelle il a été mis en place et les difficultés matérielles et administratives qui ont failli y faire obstacle. Je renonce à ces aspects d’autant plus volontiers que la place impartie à cette contribution rend des choix nécessaires, ce qui ne veut pas dire que j’y renonce à jamais : il y aurait par exemple une beau travail d’analyse de discours à faire sur le corpus des divers courriels et articles qui ont circulé à cette occasion. La polémique qui a environné la mise en place de ce CAPES repose partiellement sur des oppositions de personnes, de groupes de recherche, ce qui me motive encore plus à ne pas l’évoquer ici, ces aspects ayant un intérêt secondaire. Mais il n’empêche qu’un certain nombre de débats de fond ont alimenté cette polémique et, eux, sont fondamentaux. En même temps, il faudra un jour s’interroger sur la vision de la « science » qui fait que ce type de questions est systématiquement ignoré, alors que la régularité même avec laquelle la promotion des langues se voit associée à de telles ambiances affectivointellectuelles montre bien que si ces aspects ne font pas partie de la « science », c’est qu’on en a décidé ainsi d’autorité, alors que la récurrence de ces débats DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! plaide en faveur de l’inverse. Il conviendra de s’interroger sur cette vision aseptisée qui nie la réalité de la pratique quotidienne de la science. Le plus décevant dans ces polémiques est par ailleurs sans doute le cas de collègues qui ont donné des avis péremptoires sur ces questions, par exemple sur la composition du jury, apparemment, au mieux sans s’être renseignés de manière sérieuse, ou au pire en l’ayant fait de manière partiale, alors qu’il suffit de taper « CAPES de créole » dans un moteur de recherche pour, au moins, se rendre compte de la complexité de la situation, et être à même de s’informer avant de parler, ou décider de se taire, ou encore choisir de tenir des propos nuancés. Quant aux difficultés matérielles et administratives, elles ne sont ni nouvelles, ni spécifiques à la mise en place de ce CAPES puisqu’elles sont assez chroniques. Il faut cependant les évoquer aussi, pour qu’on s’interroge sur la place faite à la dimension éducative et culturelle. Ce point est d’autant plus difficile à évoquer de manière détaillée que mon devoir de réserve en tant que fonctionnaire s’y oppose, si bien que la seule façon pour moi de protester « en creux » contre cet état de fait a été de ne pas aller jusqu’au bout des quatre ans de présidence du jury de ce CAPES. Les nominations sont annuelles, mais la coutume est de remplir ces fonctions pendant quatre ans. La quatrième année, lorsque m’a été proposée à nouveau cette fonction, j’ai décliné cette offre, en motivant clairement mon refus, à l’écrit, par l’indigence des moyens mis à la disposition du jury et les rigidités de fonctionnement du dispositif administratif, qui exigeait par exemple que l’on photocopiât de manière centralisée les conclusions des débats du jury sur les modalités de notation avant même la réunion dudit jury (cela signifie en fait en clair que le fonctionnement implicitement préconisé est une sorte de régime « présidentiel », où le président décide de l’essentiel et diffuse ensuite simplement ses volontés, ce qui n’est sans doute jamais souhaitable et aurait évidemment été impraticable dans les circonstances précises de la mise en place de ce CAPES particulier. Une autre raison de ce refus a été la contradiction qui veut que le jury d’un concours et son président, tout en étant investis de responsabilités importantes (le président, par exemple, décide des sujets dans une grande solitude, et toute fuite peut donc lui être imputée), fassent par ailleurs l’objet de contrôles a priori et tatillons sur des procédures de détail : ils sont considérés comme pleinement responsables sur certains points (et le sont publiquement) et encore en enfance sur d’autres. C’est ainsi qu’un président de jury de concours doit, pour toute réunion du jury d’abord, s’adresser à lui-même une convocation, passe encore, mais doit faire contresigner son auto-convocation par un responsable de son ministère de tutelle, de peur sans doute qu’il se convoque a mauvais escient (alors que les convocations des membres du jury ne font l’objet d’aucun contrôle a priori). Je voudrais dire un dernier mot, en liminaire, au fait que ce que j’écris ici n’aurait certes pas été possible sans l’investissement réel des membres du jury, dans un véritable travail d’équipe, autant pour les membres « créolistes » du jury que les spécialistes des autres matières, qui y ont largement contribué par leur 96 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! expériences d’autres CAPES : la collégialité qui a régné dans ce jury en a été une des ressources majeures, et c’est pourquoi les incompatibilités administratives qui imposeraient volontiers un fonctionnement plus autocratique auraient été franchement dommageables. Ce défrichage nous donne à la fois du grain à moudre pour plus tard et nous laisse l’esprit libre pour la suite. ARRIERE-PLAN : LE CREOLE EN QUESTION Sans revenir en détail sur toutes ces questions, il est utile de donner quelques informations au lecteur ignorant de la chose créole, pour lui éviter de devoir se référer en cours de lecture à des ouvrages détaillés. Les créoles français sont des « langues » (on reviendra sur ce point) apparues dans les colonies françaises esclavagistes, insulaires pour la plupart (sauf la Guyane) à la faveur d’une genèse qui, si l’on suit R. Chaudenson, se fait en deux temps. Le premier stade voit se mettre en place une colonisation pour ainsi dire « artisanale », dans de petites exploitations agricoles vivrières et autarciques. Y travaillent, en nombre à peu près égal, une famille de colons et ses esclaves, dans des conditions qui conjuguent à la fois, et de manière très contradictoire, la distance sociale maximale (les maîtres sont « propriétaires » des esclaves) et la proximité des modes de vie. Les maîtres vont ainsi emprunter un certain nombre de pratiques (alimentaires notamment) aux esclaves et travaillent d’ailleurs avec eux quotidiennement, si bien que R. Chaudenson, pour caractériser ce type de société d’un mot, appelle cette phase la « robinsonnade ». Ces conditions de vie font qu’il est difficile d’envisager qu’une autre langue que le français serve de cible aux apprentissages des esclaves, les langues serviles étant d’ailleurs trop nombreuses pour servir de véhiculaire (on imagine peu de maîtres apprenant une langue africaine ou malgache, et, par conséquent, encore moins plusieurs). Les esclaves produisent donc assez rapidement des « approximations de français » pour la communication quotidienne. Lorsque les colonies se réorientent économiquement vers des productions plus commerciales, pendant la seconde phase dite de « plantation » (café, tabac, coton, sucre…), elles importent massivement des esclaves, qui, au deuxième stade de la créolisation, deviennent vite plus nombreux que les blancs. Ceux-ci deviennent alors bien moins accessibles aux esclaves, se réservant à la gestion de domaines importants et confiant l’encadrement des nouveaux venus aux esclaves plus anciens, dès lors considérés comme « créoles ». Les nouveaux venus apprennent donc à parler au contact des « créoles » et, exposés à des « approximations » de français, produisent donc des « approximations d’approximations ». En même temps que la « distance interlinguistique » s’accroît, ces pratiques linguistiques deviennent démographiquement plus 97 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! importantes, et se voient conférer une fonction identitaire selon L.F. Prudent (voir annexe 1). Pour ce qui concerne la France en tant qu’état, on admet de nos jours l’existence de 4 zones créoles : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion. LA MISE EN PLACE DU CAPES DE CREOLE : ELEMENTS DE PROBLEMATISATION La question de la genèse créole éclaire celle de savoir s’il faut proposer un CAPES de créole au singulier ou au pluriel ou, d’ailleurs, plusieurs CAPES de créoles. On a toutes les raisons de penser que les genèses des différents créoles sont distinctes, dans des îles particulières (la Guyane française de l’époque de la créolisation pouvant être assimilée à une situation insulaire), même si on peut montrer que les colonies plus anciennes ont souvent contribué au démarrage des plus récentes en fournissant un apport d’esclaves créoles pour encadrer les nouveaux arrivants dans la nouvelle colonie. Cela n’a pas pu se faire sans influence linguistique, le créole d’une île servant ainsi de « ferment » de départ à un autre, le processus se voyant ainsi accéléré et orienté. La genèse des créoles n’apporte pas d’argument décisif à la question « combien de créoles », pas plus que l’intercompréhension entre créolophones, puisque les créolophones peuvent se comprendre si c’est impératif, mais savent aussi ne pas se comprendre (on peut dire la même chose de la relation avec le français) si cela leur semble préférable. Par ailleurs, lorsqu’ils se comprennent, et lorsqu’ils sont francophones par ailleurs, ils se comprennent autant en raison de leurs compétences de francophones que de créolophones (or les créolophones contemporains sont largement aussi francophones, à travers la scolarisation). Voici un exemple permettant de se faire une idée, à l’écrit, ce qui simplifie considérablement les choses par rapport à l’oral, on s’en doute bien, de la diversité des créoles concernés : Haïti Pyè ap travay nan kay Jak-la Ou ka alé wè li Martinique Pyè ka twavay (a) kay Jak : ou pé alé wouè-y Guadeloupe Pyè ka travay a kaz a Jak. Ou pé alé vwè-y Maurice Pyér pé travay dan lakaz Zak : to (ou) kapav al gét-li Seychelles Pyer i travay dan lakaz Zak : ou kapab al vwar (war) li Français Pierre travaille dans la maison de Jacques: tu peux aller le voir (exemples puisés chez M.C. Hazaël-Massieux, 1999) L’argument décisif me semble se trouver dans la fonctionnalité de cet « ensemble créole », terme forgé pour éviter de prendre parti prématurément sur leur autonomie ou non : la raison principale pour laquelle un locuteur parle créole 98 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! n’est pas de communiquer avec d’autres créolophones (le français serait aussi pratique pour cela), mais, de manière tout aussi importante, de communiquer au sein de sa société et, lorsqu’il le souhaite, d’affirmer sa différence à la fois face à la langue-culture française, aux autres éléments de l’ensemble créole, et/ou marquer des rapports paritaires. Cet argument va dans le sens d’une préservation des spécificités de chaque créole, ce qui est tempéré par le fait que l’on peut penser utile, dès lors que l’on intervient en mettant en place un concours, au sein de l’ensemble français, de favoriser une interconnaissance des langues-cultures nationale et régionales entre elles, a fortiori lorsqu’elles sont étiquetées de manière identique, portent le même « nom » et ont en commun de larges pans d’histoire, de culture et des fonctions sociales semblables. On se trouve donc dans une situation complexe, où il ne convient ni de déclarer que l’on a affaire à des langues imperméables les unes aux autres, ni à une même langue : on a affaire à la gestion de « contrastes » linguistiques plus qu’à des différences tranchées et marquées, qu’on a appelé, sur le plan linguistique, « continuum » ou « diasystème » pour en montrer le caractère complexe et intriqué de rapports analogiques-contrastés. Cela est résumé par ce texte, envoyé à l’ensemble du jury la première année, afin d’essayer de problématiser la situation des créoles et du CAPES à mettre en place (on tiendra compte, à la lecture de ce texte, de la nécessaire réserve d’un président de jury, qui ne peut pas tenir de propos dissensuels par rapport au décret qu’il est chargé de concrétiser, notamment pour ce qui est des points 1 ou 5, ce dernier étant fortement euphémisé) : « Par rapport à bien d’autres langues régionales, l’ensemble créole a, me semble-t-il, pour caractéristiques au moins : 1° sa vivacité : il s’agit, parmi les langues régionales, de celles qui sont le plus parlées dans la vie quotidienne, comme langue première de surcroît, ce qui fait que le CAPES de créole peut sans doute prendre pour orientation la nécessité d’encadrer des pratiques déjà effectives, par la réflexion métalinguistique. Existe également la possibilité que des communautés hexagonales, ayant probablement des liens moins étroits avec le créole que les locuteurs des DOM, réclament des cours de créole, sans doute autour des grandes villes hexagonales. 2° son historicité, qui lui confère des valeurs que les autres langues régionales ne se voient pas conférer, ou pas de manière aussi forte. 3° une situation de contacts de langues intense, qui a été abondamment problématisée sous les termes de diglossie, de continuum, d’interlecte… 4° dans la vie quotidienne, une pratique encore très orale, pour la majorité des locuteurs. 5° une certaine diversité de formes. » 99 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! Il convient d’éclairer encore un peu la question de la diversité des formes de créoles en insistant sur le fait que non seulement les créoles peuvent se rassembler en quatre formes régionales « françaises » au sens stato-national du terme, mais que cela ne doit pas masquer que des variantes internes peuvent être identifiées à l’intérieur des formes insulaires, à l’oral. Qui plus est, des orthographes concurrentes existent pour graphier les formes orales régionales identifiables, ce qui revêt une importance certaine dès lors qu’il s’agit d’épreuves écrites, où la conformité à l’orthographe, pour ce qui est du français, est traditionnelle et de rigueur. Dès le début de l’opération de mise en place de ce CAPES, ce processus a été envisagé comme progressif et long et devant résulter de composantes qui ne sont pas obligatoirement convergentes et contrôlables : « Impératif supplémentaire, il est sans doute utile de laisser du jeu aux évolutions futures, notamment celles que la tenue même de ce concours ne manqueront pas de susciter, dans un sens ou dans l’autre, par exemple à travers les besoins et attentes des candidats et de leurs élèves. » « Tout cela signifie sans doute qu’il faut veiller à un type d’équilibre particulier à l’intérieur du précédent : le CAPES de créole est un “ CAPES ” + “ de créole ”, et nous pouvons donc être tentés de l’aligner totalement sur les autres CAPES (de langues régionales, de langues…), ce qui peut être une façon d’affirmer la stricte parité des langues et cultures créoles avec toutes les autres (problème de politique linguistique générale, de statut des langues). Un alignement trop rigoureux et mécaniste aurait en même temps probablement pour conséquence de ne pas permettre à ce CAPES de répondre aux besoins particuliers des enseignants et des élèves concernés par ce CAPES précis (problème de politique linguistique éducative). » « On peut penser par exemple à la situation d’intense contact et de tension, dans les pratiques quotidiennes, entre créole et français, et autres langues, qui ne caractérise pas nombre d’autres langues régionales. » J’insiste simplement sur un dernier point contenu en germe ci-dessus : il s’agit de l’expression de l’idée selon laquelle la mise en place de politiques linguistiques ne peut se faire de manière crédible et efficace s’il n’y a pas appropriation des actions et de la politique par les premiers concernés, les locuteurs-citoyens, le jury étant en quelque sorte mandaté, via les décisions de l’Etat, pour veiller aussi à cela, ce qui rajoute bien des contraintes et des incertitudes, car la « demande sociale » peut être à la fois multiple et contradictoire et s’exprimer de manière évanescente et insaisissable. En effet, à quoi bon sélectionner des candidats et les former si, par la suite, sur le terrain scolaire, ce processus n’aboutit pas à une demande éducative ? En même temps, 100 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! se pose la question de la durée de période que l’on considérera comme « expérimentale » à l’issue de laquelle doit se faire une évaluation : enseigner une langue minorée constitue la violation d’un tabou si important que l’on ne peut guère non plus s’attendre à ce que, dès la première année, la demande soit très forte, même si on peut avoir des arguments pour penser que ce type d’enseignement a sa place dans le système éducatif. Face à cette problématisation générale, voyons le dispositif concret à mettre en place. STRUCTURE DES EPREUVES Cadre général Il s’agit d’un CAPES bivalent (créole + français / anglais / espagnol / histoire-géographie Epreuves de créole Les épreuves de créole (une traduction, une dissertation à l’écrit et une présentation / commentaire à l’oral) sont clairement calquées sur celles des autres CAPES de langues vivantes et/ou régionales (parfois en cascade : les CAPES de langues régionales, après avoir été calqués sur ceux de langue vivante, servent de modèle aux CAPES de langues régionales qui leur succèdent dans le temps), même si rédiger une dissertation dans une langue essentiellement encore orale est loin d’aller de soi comme pratique culturelle-linguistique créole. Il semble donc que c’est la logique du concours qui ait primé au moment de l’élaboration de la structure des épreuves de ce concours sur celle de la promotion d’une langue-culture, ce qui se discute évidemment, puisque les aptitudes sur lesquelles sont sélectionnés les candidats, et même s’ils suivent par la suite une formation à l’IUFM, ont sans doute quelque chose à voir avec leur performance en classe par la suite. Se pose aussi la question de savoir si, avec d’autres épreuves, les lauréats du concours n’auraient pas eu un autre profil. En effet, la pratique de la dissertation, on peut du moins en faire l’hypothèse, favorise plutôt des candidats ayant une formation où cet exercice joue un rôle clé, et donc une bonne pratique de cet exercice spécifique. Si l’on admet que les politiques linguistiques sont mises en place pour, à travers la dimension linguistique, modeler les sociétés en fonction d’un projet de société, cela signifierait donc soit que les raisons pour lesquelles ont été mis en place des CAPES de langues vivantes, des CAPES d’autres langues régionales sont identiques à celles pour lesquelles se met en place un CAPES de créole, ou alors que, malgré des structures identiques, ces CAPES ont des effets différents, 101 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! ce qui n’est après tout pas impossible, les contextes créoles étants différents. Une autre hypothèse est que la spécificité des langues et cultures minoritaires a bien du mal à lutter face au prestige des épreuves des CAPES plus orthodoxes. Cela est d’autant plus vrai que les lauréats des CAPES de langues régionales bivalents sont habilités à enseigner la seconde valence, ce qui exerce une pression vers le conformisme académique et attire les CAPES bivalents vers un centre de gravité qui est celui des CAPES monovalents : les lauréats d’un CAPES bivalent doivent en principe être comparables à ceux des CAPES monovalents, ce qui est bien entendu une gageure, sauf à considérer les CAPES bivalents comme un double CAPES. Il est heureux que des synergies entre les matières règlent ce problème de manière empirique. Coefficients Les coefficients des épreuves s’établissent comme suit : Admissibilité (écrits) Admission (oraux) Dissertation en créole (coefficient 1) Traduction [thème / version) (coefficient 1) Option (seconde valence) (coefficient 1) Présentation / commentaire de document en créole + linguistique (coefficient 2) Epreuve sur dossier (coefficient 2) Option (seconde valence) (coefficient 2) Total coefficients admissibilité : 3 Total coefficients admission : 6 A bien y réfléchir d’ailleurs, l’interprétation de ce schéma (désormais étendu à tous les CAPES de langues régionales à partir de 2005) est délicate, si l’on se pose la question de l’importance accordée à la dimension à proprement parler « créole » de ce CAPES, au vu de la proportion des coefficients qui lui est affectée. Diverses lectures peuvent être faites, à partir du tableau ci-dessous, dont chaque ligne est codée numériquement pour faciliter les références : n° Epreuves 1 écrites 2 3 dissertation traduction option 1 1 3 présentation / commentaire 2 option 2 Total écrits 4 5 orales Coefficient 1 102 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! 6 épreuve sur dossier Total oraux Total coefficients 2 6 9 En effet, les épreuves 1, 2 et 4 peuvent indiscutablement être considérées comme « créoles ». Soit, du point de vue des coefficients : 1+2+4 = 4/9 = 44,44 % des coefficients. Mais on peut aussi considérer l’épreuve 6 comme « créole », encore qu’elle ne le soit pas au même titre que l’oral de créole, puisque la langue de travail en est le français : soit, du point de vue des coefficients : 1+2+4+6 = 6 / 9 = 66, 66 %. On peut enfin donner à l’épreuve sur dossier un statut intermédiaire, en considérant que la moitié ou le tiers du coefficient affecté concerne réellement le créole : soit : 1+2+4+ (50 % de 6) = 5/ 9 = 55,55 % soit encore : 1+2+4+ (33 % de 6) = 4,66 / 9 = 51,77 % La part du créole se situe entre 44 % et 66 %, la médiane se trouvant autour de 50%, ce qui, après tout, convient bien à un CAPES bivalent, surtout si, une fois en poste, les enseignants interviennent de manière égale dans les deux matières qu’ils sont habilités à enseigner. Organisation pratique des épreuves : la pluralité clandestine Dans cette organisation, on le constate, il n’y a en principe aucune place à la pluralité des formes de créole. En fait, la pluralité est présente partout. A l’écrit, d’abord, puisque les différentes façons de pratiquer le créole dans les quatre zones concernées ont été déclarées admises, à l’instar de ce qui se pratique dans d’autres CAPES de langues régionales. Ainsi, à l’écrit, et tant pour les épreuves de traduction que pour celle de dissertation, les candidats sont invités à mettre en œuvre leur pratique habituelle du créole, sans être appelés à la nommer, puisqu’il n’existe officiellement qu’un créole. Cela implique que, au moment de la répartition des copies, les examinateurs fassent le tri des copies en fonction de leurs compétences, puis notent, pour les admissibles, la forme de créole utilisée, afin que, lors des oraux, les candidats soient mis en présence de documents pertinents. Point supplémentaire, pour ce qui est de la graphie/orthographe, il est prioritairement demandé aux candidats de mettre en œuvre une graphie cohérente 103 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! et stable, bénéficiant d’un soutien institutionnel, ou d’une historicité, mais la variation reste admise. A l’oral de créole (épreuve de « présentation/commentaire ») les choses se compliquent, puisque l’ensemble du jury ne peut échanger avec tous les candidats dans la même variété. Le jury pour cette épreuve est constitué de spécialistes de langue/linguistique, littérature, civilisation, en couvrant les 4 zones concernées. Mais, compte tenu de la fonction identitaire des créoles dans chaque zone, cela ne garantit pas que ces membres du jury soient pluri-créolophones (c’est même l’inverse qui est la règle, compte tenu des fonctions des créoles). Il a donc fallu prévoir un dispositif énonciatif qui, tout en contraignant le candidat, comme le prescrivent les textes, à utiliser le créole (et le français pour les questions de linguistique), autorisent les membres du jury, selon leurs compétences, et selon la partie de l’épreuve (la partie « linguistique » se fait en français) à parler le créole concerné ou le français. Le dispositif de communication bilingue et plurivariétal asymétrique décrit dans l’annexe 2 a été préconisé et mis en pratique. ELARGISSEMENT, CONTEXTUALISATION INTERPRETATION : CONCLUSION ? ET Cet ensemble de problèmes, de solutions « bricolées » peut se lire comme faisant partie du lot normal d’un jury de CAPES avec, s’il y en a, ses grandeurs et ses servitudes quotidiennes. Cela est certainement le cas, et il faut bien l’accepter comme tel si on joue le jeu de l’intervention, et « faire avec » en espérant des évolutions sur le long terme. Cela ne signifie cependant pas que l’on doive renoncer à y réfléchir plus longuement, justement pour que ces réflexions puissent servir d’adjuvant au changement. Cela signifie même qu’il faut y réfléchir pour que la situation évolue. La « langue » (n’)est-elle (qu’)un système de signes qui sert seulement à communiquer ? Un premier élément de réflexion rapide concerne l’expérience que j’ai pu faire en rencontrant des interlocuteurs divers du Ministère de l’éducation nationale. Du point de vue de la majorité d’entre eux, les CAPES de langues peuvent et, parfois même, doivent être tous identiques. Un certain nombre d’arguments sous-jacents à cette position est certainement acceptable : dans la mesure où il s’agit de mettre en place un concours, il est important que tous les concours soient identiques, afin que les candidats rencontrent le même type d’épreuves, et soient à égalité, et qu’ils soient également compétents devant leurs élèves par la suite, après leurs années de 104 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! formation. Mais on voit bien les limites de cette exigence : le concours de CAPES de chimie ne peut pas être identique à celui de Lettres classiques. Si cela est facilement admis, cela est clairement perçu comme de moins en moins admissible, plus la catégorie s’amenuise en extension : à l’intérieur des « langues » on admet certaines différences, mais moins à l’intérieur des «langues vivantes », « langues régionales », etc., et on peut y voir une certaine cohérence tant qu’on reste dans cette logique. On entend souvent, face à cette situation, tenir un discours stéréotypé et trop facile, qui se résumerait par un « tous incompétents » ou « tous rigides » à l’égard des interlocuteurs divers de l’Education nationale, les renvoyant tous à une rigidité qui serait générée par l’appartenance aux hautes sphères de cette institution, alors que les enseignants, eux, seraient clairvoyants, et encore plus les enseignants-chercheurs du supérieur. Certes, cette administration n’est pas très souple, certes, l’indigence de ses moyens pousse à une uniformisation qui permet des économies d’échelle et des économies tout court, et dans tous les domaines. Par ailleurs, la critique portée par R. Chaudenson contre la conception (à laquelle je n’ai pas été associé, mais l’aurais-je été, que les délais auraient sans doute imposé les mêmes solutions) même de ce CAPES, clairement calquée des CAPES de langues vivantes qui ont servi de modèles à ceux de langues régionales est certainement justifiée. L’exercice de dissertation, pour une langue surtout utilisée à l’oral ne va pas de soi, et il y a là un manque de réflexion certain, sans doute en partie explicable par le climat de précipitation dans lequel a été mis en place ce CAPES. Mais tout cela ne doit pas masquer un autre problème, et donc empêcher de se demander si les linguistes eux-mêmes ne portent pas une partie de la responsabilité liée à cette exportation de modèles de catégorie en catégorie de « langue » : en passant des langues « vivantes » aux « régionales », on est aussi passé, sous prétexte qu’il s’agit de « langues », de grandes langues standard à des langues ayant des fonctions autres. Le problème est peut-être donc justement donc celui de la catégorie générique « langue », sur laquelle la majorité des linguistes considère qu’il n’y a plus à réfléchir depuis qu’un certain nombre de critères a été proposé avec le structuralisme, et que les structuralismes postérieurs ont conservée. L’assiette de cette conception de la « langue » est stabilisée par deux critères : celui de « système », et celui de « communication ». Le cœur d’une langue serait son « système », et sa fonction principale serait la « communication ». Si l’on accepte ces deux critères, les créoles sont des langues comme les autres, et il n’y a alors pas de raison majeure pour qu’un CAPES de créole puisse se structurer autrement que les autres CAPES de langues, sinon par ses fonctions sociales, mais qui alors n’interviennent qu’en second lieu, comme une simple modulation d’une catégorie dont on a accepté par ailleurs tous les tenants et aboutissants, et notamment qu’elle soit construite de manière homogène sur des critères purement 105 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! « systémiques ». Une fois que l’on a accepté la définition « systémiste » de la langue, les critères fondés sur une autre base ont forcément moins de poids… Il me semble qu’une réflexion est à approfondir sur la notion même de « langue ». Les linguistes, dans leur majorité, enseignent implicitement et explicitement qu’une « langue » est un système de signes servant d’abord à la communication, un système clos sur lui-même, et suffisant en principe à exprimer l’intégralité d’une culture, à assurer la totalité des besoins communicatifs, ce qui implique donc, sans qu’on le dise explicitement, que le monolinguisme est érigé en norme, ainsi que la fonction communicative. Conformément à cela, ensuite, ils étudient les mécanismes internes des langues en fonction du critère principal de leur pertinence pour la communication. Ce n’est pas très cohérent de leur part, par la suite, de vertueusement s’étonner de l’étroitesse d’esprit de leurs interlocuteurs lorsque ceux-ci, en somme, ne font que tirer les conséquences pratiques d’une telle vision, alors qu’eux-mêmes, en majorité, en restant hors de toute problématique d’intervention, se préservent de se trouver devant les incohérences pratiques suscitées par cette théorie de la langue autosuffisante au singulier. Je ne m’attarde pas plus sur ce thème, que j’ai déjà développé ailleurs (Robillard, 2001 ; 2003), dont on dégagera mieux les conséquences à la lecture de ce qui suit. « Langue régionale » et patrimonialité On connaît l’histoire des « langues régionales » en France, depuis la loi Deixonne de 1951, qui correspond à peu près au moment où l’on peut sans trop de risque considérer que celles-ci sont « hors d’état de nuire » à une république « une et indivisible » assise sur une langue que l’on veut donc aussi, corrélativement, « une et indivisible », sans rivale (Boyer et Lamuela, 1996). Progressivement, le nombre de « langues régionales » augmente et la logique indiquée ci-dessus veut que, parmi les dernières « langues régionales » à se voir reconnaître ce statut, se trouve « le créole ». En effet, langue ayant une forte vitalité, encore largement pratiquée dans les D.O.M., elle correspond mal au cadre globalement patrimonial dessiné par celui des « langues régionales ». Surtout dans le cas des langues d’oïl, les « langues régionales » rassemblent des idiomes peu parlés et ayant une forte fonctionnalité emblématique (et pas communicative). « Le créole » constitue probablement une des meilleures occasions qui soient de poser la question de la catégorie « langues régionales » ou de ses souscatégorisations, car il s’agit sans doute de la langue qui entre le moins bien dans cette catégorie telle que les sédimentations successives de langues admises dans cette catégorie l’ont constituée, en raison de sa vitalité et de sa forte valeur identitaire et la fréquence d’utilisation communicative. 106 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! En effet, elle déborde largement le cadre de la simple communication puisque, tout en pouvant aussi être langue de communication quotidienne, elle remplit des fonctions emblématiques importantes, surtout si on accepte de la considérer dans sa diversité de formes, ces deux dernières caractéristiques étant bien entendu liées : les créoles, comme toutes les langues, sont divers parce qu’emblématiques, puisque l’investissement identitaire nécessite des « supports » constitués par la possibilité d’ériger des phénomènes d’instabilité ou de variation en différences porteuses de significations sociales. Il y a donc probablement un lien entre ces deux caractéristiques comme le propose G. Manessy. Cela signifie que toute tentative d’homogénéisation des différentes variétés pourrait être contre-productive, puisqu’allant à l’encontre d’une partie des raisons mêmes pour lesquelles les créoles sont encore fonctionnels au sein de leurs sociétés respectives. Cette question est d’autant plus pertinente que le rapport du jury, dès 2002, fait remarquer que les candidats ont tendance, dans leurs exposés oraux, à parler des créoles comme s’il s’agissait de langues mortes : « Dans l’ensemble des prestations, le jury a été frappé par la vision « passéiste » de la réalité des sociétés créoles telle qu’elle a été mise en avant par des candidats qui ne semblent envisager leur activité pédagogique que comme une activité de sauvegarde patrimoniale, ce qui peut être vrai de certains aspects de ces sociétés mais ne concerne certainement pas l’ensemble de la culture créole. » Je ne pense pas qu’il serait juste d’imputer cette situation au seul facteur de l’insertion des créoles dans le cadre des CAPES de « langues régionales ». Mais il serait souhaitable en fait que cette remarque se vérifie dans la réalité, car le chantier serait de moins d’ampleur que celui qui s’annonce. En effet, si le facteur principal expliquant le traitement réservé aux créoles n’est pas lié à une conception résolument patrimoniale des « langues régionales », cela pointe vers un champ de raisons plus vaste encore, et peut-être plus profondément ancré, et donc plus difficile à faire évoluer. Linguistique et minorisation On peut penser, par exemple, à la vision assez typiquement « linguistique » et française des langues, que l’on peut résumer comme suit. En France, on peut postuler, plus qu’ailleurs, une certaine collusion entre idéologie de la linguistiquescience et l’idéologie linguistique générale, et celle de la normalité du monolinguisme. En effet, et pour prendre un raccourci, on pourrait dire que la République s’est fondée sur l’unicité linguistique, remplaçant pour ainsi dire, en guise de pierre d’angle du régime, la religion monothéiste de l’état monarchique par la religion du français monolingual absolu (Cerquiglini, 2003), qu’il fallait doter de caractéristiques de type transcendantal pour le crédibiliser dans des 107 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! fonctions analogues, face à une entité d’essence divine, donc d’une forme d’immanence. La linguistique-science, quels que soient ses débats par ailleurs vifs avec la grammaire traditionnelle en raison de la non scientificité reprochée à cette dernière, a largement contribué à étayer, par des arguments dits « scientifiques », la construction de cette idole. La linguistique-science et la grammaire traditionnelle (la seconde en tout cas s’appuie régulièrement sur la première, comme on peut le constater en parcourant des grammaires universitaires et de préparation aux concours) s’accordent en effet sur un point fondamental : l’immanence de la langue, la tentative d’occultation de la pluralité, des instabilités et variations et la construction de « langues » stables, prédictibles et censées servir surtout à la communication. Les descriptions « linguistiques » de langues minorées n’ont en effet, en général, pas échappé, à l’occasion de traitements « scientifiques », à la stabilisation, etc., comme on l’a fait pour les langues standard. Cette approche, au sein du champ de la linguistique, minorise celles qui ont été construites à partir des situations prenant en compte la dimension de la domination sociale et des représentations des langues à l’intérieur d’un espace social, par exemple les travaux réalisés dans le sillage de linguistes comme G. Manessy, R. Chaudenson, L.-F. Prudent, J.B. Marcellesi, d’une historienne de la langue comme comme R. Balibar, d’un historien du français comme D. Lodge, d’un historien des langues comme D. Baggioni (1997) ou d’un historien de la linguistique française comme G. Bergounioux. Une lecture qui essaie d’articuler ces travaux voit bien comment les linguistiques dominantes sont à la fois proches et dans la continuité de celles qui ont historiquement construit les langues standard et les nations européennes (Baggioni, 1986, 1997) et comment elles sont en désaccord, par leurs présupposés sur l’immanence de la langue, avec la vision socio-glotto-génétique des auteurs précédents, qui montrent, historiquement, les processus sociaux qui construisent les langues dans le temps, et éventuellement en construisent le mythe de la stabilité, de l’homogénéité et l’immanence de celles-ci. En effet, ces derniers, à partir de travaux de terrain, d’inspiration sociolinguistique et/ou historiques, montrent bien que : 1° l’existence des langues n’est pas un fait incontestable, mais qu’elle est liée à des représentations sociales (L.F. Prudent, J.B. Marcellesi, R. Balibar, D. Lodge, D. Baggioni), qui les amènent à l’existence dans un projet socio-glottopolitique d’ensemble ; 2° le « système » des langues est une abstraction des discours, une construction de « traits » attribués à « la langue » pour en donner l’illusion de l’existence autonome (Robillard, 2001). Les représentations « scientifiques » données de ces langues font partie des représentations tout court et participent des luttes sociales à l’intérieur d’une arène sociale donnée ; 108 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! 3° cette construction dans la fiction de l’immanence entretenue par le point de vue objectiviste assimilé à un regard scientifique peut participer d’un projet politique de socio-glotto-genèse qui ne veut pas admettre son nom parce que l’admettre en diminue l’efficacité ; 4° ces politiques linguistiques sont en effet d’autant plus efficaces qu’elles arrivent, notamment en s’appuyant sur l’objectivisme de la linguistique dominante, appuyée sur l’apparente factualité de « corpus », à faire admettre qu’elles n’existent pas, que les langues existent en soi, et que, par conséquent, puisque les langues et les situations linguistiques sont des faits, et que les faits ont la réputation d’être têtus, que le changement (par exemple plus de pluralité en France) n’est pas envisageable ; 5° si la perspective scientiste signalée ci-dessus n’a pas nécessairement les mêmes objectifs que les politiques linguistiques auxquelles elle s’associe, elle contribue néanmoins à leur fournir des arguments et cautions, notamment et surtout en laissant assimiler « langue » à ce qui en est une sous-catégorie, celle des langues stables, immanentes, décontextualisées, déshistoricisées que l’on peut résumer par un adjectif qui en est la traduction en résultat épistémologique : « immanente » ou politique : « langue dominante », ou « langue / registre standard ». On comprend alors mieux pourquoi, selon G. Bergounioux, la linguistique française a autant de débats avec la pluralité, en ayant systématiquement fui toute « expérience étrangeante », un des derniers épisodes de ce feuilleton étant celui de la marginalisation de la sociolinguistique (mais l’article de G. Bergounioux s’arrête avant ce dernier épisode). On s’aperçoit donc que la minorisation des langues est le résultat d’une triple réduction, de type télescopique, avec emboîtements mutuels, et des résultats partiellement convergents : réduction des perspectives de la « science » à des approches objectivantes, réduction de celles de « la linguistique-science » à des phénomènes objectivants, formels, et finalement réduction de ce que peut être une « langue » à un système fermé et autosuffisant, réduction de la pluralité au singulier, de la dynamique à la stabilité, de l’enracinement social à la décontextualité. On s’aperçoit aussi, concurremment, pourquoi celui qui s’intéresse à des hégémonies socio-linguistiques ne peut pas se désintéresser des hégémonies épistémologiques même si les premières ne peuvent pas strictement se réduire aux secondes, qui participent à un phénomène socio-politique. La ré-évaluation des langues minorées passe donc aussi, et peut-être d’abord, par la ré-évaluation de l’équilibre actuel entre linguistiques dominantes et linguistiques minorées, celles qui intègrent l’emblématicité, la variation, la contextualité, l’instabilité, non pas comme des caractéristiques secondaires de langues de second rang, de brouillons de langues, de langues dégénérées, mais comme des caractéristiques fondatrices de langues ayant d’autres fonctions, tout aussi importantes que celles des langues standard : la stabilitédécontextualisation-homogénéité ne peut être opératoire que si elle s’articule à d’autres fonctionnements, qui se font dans l’instabilité-contextualité- 109 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! hétérogénéité, car une langue véritablement stable-homogène-décontextualisée est une langue morte ou une langue artificielle au stade pré-« implantation ». Il est temps que les linguistes, à commencer par ceux qui s’intéressent aux langues minorées dans une France en proie aux crispations identitaires, dans une Europe en construction et un monde qui se globalise, se demandent sérieusement si « la linguistique » et « la science », avec ces bien singuliers singuliers, sont idéologiquement, politiquement et éthiquement neutres, par exemple face à la pluralité. Du moins, c’est ce que l’histoire de la linguistique, celle écrite par les tenants du structuralisme vainqueur depuis un ou deux siècles, et dont nous sommes les héritiers peut-être insuffisamment critiques, voudrait nous faire croire : « L’image nouvelle associée à la sociologie des sciences met en lumière notre incapacité à juger de la sorte de l’histoire dont nous sommes les héritiers : c’est dans la mesure où nous sommes les héritiers des vainqueurs que nous recréons, en ce qui concerne le passé, un récit où des arguments internes à une communauté scientifique auraient suffi à désigner ces vainqueurs ; c’est parce que ces arguments nous convainquent en tant qu’héritiers que nous leur attribuons rétrospectivement le pouvoir d’avoir fait la différence. » (Stengers, 1993 : 17) « Les questions de l’histoire « externe » des sciences resurgissent ici, mais elles sont devenues beaucoup plus redoutables. Il ne s’agit plus d’une thèse générale sur la solidarité entre les pratiques scientifiques et leur environnement. Le scientifique n’est plus, au même titre que tout humain, le produit d’une histoire sociale, technique, économique, politique. Il tire activement parti des ressources de cet environnement pour faire prévaloir ses thèses, et il cache ses stratégies sous le masque de l’objectivité. En d’autres termes, le scientifique, de produit de son époque, est devenu acteur, et, s’il ne faut pas se fier, comme l’avait affirmé Einstein, à ce qu’il dit qu’il fait, mais regarder ce qu’il fait, ce n’est pas du tout parce que l’invention scientifique excéderait les mots, mais parce que les mots ont une fonction stratégique qu’il faut savoir déchiffrer. Le scientifique, ici, au lieu de se priver héroïquement de tout recours à l’autorité politique ou au public, apparaît accompagné d’une cohorte d’alliés, tous ceux dont l’intérêt a pu créer la différence dans les controverses qui l’opposent à ses rivaux. » (Stengers, 1993 : 18) Et si nous nous demandions, face aux langues minorées, ce qu’a fait la linguistique dominante et nucléaire, celle qui considère que intervention et description sont incompatibles (ce qui équivaut à un laisser faire dont l’issue ne suscite aucun suspense), celle qui a certes décrit des langues minorées, mais en ne pouvant y voir que ce en quoi elles ressemblaient à des langues standard (et la comparaison, sans discussion des critères de ce qu’est une « langue » les minore 110 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! donc d’autant plus), celle qui, en reconnaissant mécaniquement et démagogiquement dans chaque « système » une langue présentée comme étant à égalité absolue avec les autres rend utopique, comme le montrent bien L.J. Calvet et L. Varela (Calvet et Varela, 2000), toute politique linguistique devant tant de pluralité apparente ? Cette linguistique dominante est aussi celle enfin qui, mais on s’en étonnera peut-être moins maintenant, a tenté, depuis l’avènement des différentes versions du structuralisme, de reléguer à sa périphérie la linguistique qui essaie de penser les langues instables-contextualisées-hétérogènes-plurielles dans leurs fonctions, l’un des noms possibles de la sociolinguistique. Le CAPES de créole n’aurait pu se construire comme il l’a été sans être inspiré en profondeur par une pensée sociolinguistique procédant d’une conception de la science non « classique », non objectivante, qui a pu en comprendre, justifier, organiser la pluralité. Il n’aurait sans doute pas pu se mettre en place sans reposer en même temps sur un projet politique pouvant envisager la diversité en France, sans pourtant mettre en œuvre ni un créole un et indivisible, ni un créole vidé de toute vitalité, réduit à sa patrimonialité. La République s’en est probablement trouvée confortée dans son unité et son indivisibilité, de pouvoir démontrer qu’elle est plus forte que ce qu’on lui faisait croire puisqu’elle est capable de faire vivre un peu plus de diversité en son sein, en osant conférer le statut de langue régionale à une langue ayant une réelle vitalité communicative et identitaire (et, de surcroît, dans des départements géographiquement excentrés par rapport à l’hexagone, qu’on peut donc soupçonner d’être parmi les plus susceptibles de réclamer un jour leur autonomie si se voit reconnue leur spécificité linguistique et culturelle). Il ne reste plus qu’à confirmer cet essai en intensifiant l’appui de l’état à ce qui permet de réfléchir à la pluralité et de la faire vivre, notamment en mettant en débat explicitement, publiquement et démocratiquement, le statut des langues en France, et en ré-équilibrant celui de la spécialité qui permet de réfléchir à cette question, la sociolinguistique, au sein de la linguistique. Même pas peur des créoles !/ ? BIBLIOGRAPHIE BAGGIONI, D. (1986). Langue et langage dans la linguistique européenne (1876 – 1933), Lille. Atelier national de reproduction des thèses. 521 + 131 p. BAGGIONI, D. (1997). Langues et nations en Europe, Paris, Payot. BALIBAR, R. (1993). Le colinguisme, Paris, PUF. 111 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! BERGOUNIOUX, G. (1992). « Linguistique et variation : repères historiques », in : Langages, n°108, pp. 114–125 BOYER, H. et LAMUELA, X., (1996). « Les politiques linguistiques », in : Boyer H. 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L’invention des sciences modernes, Paris, La Découverte. 113 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! Annexe 1 114 DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES ! Annexe 2 115 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD Philippe Blanchet Ce que tu as dit sur l’absence de programme, c’est vrai pour tous les CAPES de toutes les langues régionales puisque les seuls programmes existants sont ceux du lycée de 1988 et, depuis 2003, ceux du primaire, mais il n’y en a toujours pas pour le collège. Et dans un autre jury de CAPES, que je connais et qui n’a jamais eu la chance de bénéficier d’une présidence assurée par un sociolinguiste, créoliste qui plus est, on a fait l’option exactement inverse : on a obligé les gens à prétendre comprendre des variétés qui ne l’étaient pas et on les a nommés volontairement dans des régions pour enseigner une variété qui n’est pas la leur et à laquelle ils ne connaissaient rien. Il s’agit du CAPES d’occitan. Didier de Robillard Ce président est le président du CAPES de créole désormais. Philippe Blanchet Cela va donc être très intéressant de voir comment il va faire. Est-ce qu’il va appliquer son dirigisme uniformisant au créole ou pas ? Est-ce qu’il y a des interventions ? Sabine Ehrhart Je voulais évoquer la cinquième langue créole à base française, le thaio de Nouvelle-Calédonie que j’ai étudié depuis 15 ans, où par exemple la phrase que vous avez évoquée serait assez proche. Mais probablement que, dans ce groupe de locuteurs, il n’y aurait pas de revendications pour être inclus dans le CAPES de créole pour des raisons historiques. Deuxièmement, comme j’observe la communauté depuis 15 ans, j’ai trouvé qu’il y avait un changement dans la dynamique de la langue à un moment, qui est dû aussi au rapport que les gens ont avec l’extérieur. C’est une tribu qui était assez conflictuelle à un moment, elle était complètement fermée. Le créole s’est affermi et il y a eu une construction de route, qui a rendu Nouméa plus proche, j’ai senti une décréolisation très forte et maintenant, comme il y a eu de nouveau des conflits, les portes se sont fermées. Mais il faut s’interroger sur le fait de savoir si on peut se baser sur un créole. A un moment, c’était sur le point de devenir un français régional. Cela veut dire qu’il y QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD a un continuum, mais où est-ce qu’on situe alors le CAPES, où est-ce qu’on situe le travail du jury ? Et puis une deuxième question concernant la diglossie. On m’a dit qu’en travaillant sur le créole, on renforce la diglossie. Si vous renforcez le créole, vous nous éloignez encore plus du monde globalisé. Je pense que c’est un argument que vous connaissez et vous avez sûrement une réponse aussi, mais c’est quelque chose que même les locuteurs peuvent vous dire aussi. Didier de Robillard Alors : où on arrête le continuum ? Moi, je ne crois pas que la science linguistique nous dise où arrêter le continuum. Enfin, ça c’est ma position, mais je sais que ce n’est pas nécessairement la position de tout le monde. Il y en a qui pensent que, d’une certaine manière, avec des arguments purement linguistiques, on va arriver à dire où le créole se termine. Je ne pense pas ça. Aussi la question est plutôt : pourquoi on l’arrêterait là plutôt qu’ailleurs ? Et une autre question qui vient de là est : pourquoi on l’arrêterait quelque part ? Dans le cadre d’un concours, on est bien obligé de l’arrêter quelque part. Mais c’est dans le cadre d’un concours. C’est pour ça que je pense que c’est dangereux d’avoir une politique linguistique qui se résume à la politique éducative parce qu’on est obligé de mettre en place, quoi qu’on veuille, des modèles un petit peu rigides, parce qu’il faut des normes, parce que les candidats ont le droit d’avoir des normes sur lesquelles ils vont être évalués. Mais, en même temps, du point de vue d’une politique linguistique plus globale, il n’y a pas nécessairement de raison de mettre un drapeau quelque part en disant que le créole s’arrête ici et que le français commence en face parce que dans la réalité de tous les jours, que vous connaissez, les locuteurs passent leur temps à catégoriser le même objet différemment en fonction du type de relation sociale qu’ils ont envie d’avoir avec l’autre. Si j’ai envie d’avoir une relation sociale proche, je vais vous parler créole. Si vous avez envie de la relation et vous allez l’interpréter comme créole, vous allez me répondre dans quelque chose qui ressemble à du créole ; si vous n’en avez pas envie, vous allez l’interpréter comme du français et vous répondrez en français. Et si vous n’avez pas envie de vous décider, vous allez mélanger les deux. Donc, ça pose ce problème-là justement d’avoir une politique linguistique qui se matérialise uniquement dans cette aire éducative où on est obligé de figer les choses. La deuxième question à propos du renforcement de la diglossie : ce n’est pas trop un problème parce que pratiquer ou apprendre le créole n’empêche pas de pratiquer ou d’apprendre d’autres langues, simplement il faut que l’école se donne les moyens de le faire. Après, c’est une autre question, et il y a un environnement social etc. qui favorise ça et qui ne dit pas aux gens « si vous êtes créolophones, vous n’êtes donc pas francophones ». Donc je crois qu’on n’est pas obligé de choisir. René Kahn Ce que j’ai retenu de votre exposé, c’est que la politique linguistique en faveur du créole pourrait déboucher sur un véritable instrument d’aménagement 117 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD du territoire à condition d’en connaître les répercussions. Ce que je n’ai pas compris, par contre, c’est pourquoi ces répercussions ne semblent pas du tout connues, en termes socioéconomiques. Comment se fait-il qu’on s’arrête aux frontières des aspects linguistiques sans chercher à comprendre la portée plus générale de cette politique ? Didier de Robillard Je ne sais pas si j’ai toutes les réponses. Mais, de toute façon, comme ça ne concerne pas que les créoles, les autres personnes ici qui connaissent d’autres langues régionales auront sûrement des idées. Il me semble qu’il y a une des choses au moins que l’on peut déjà noter, c’est qu’il y a une sorte de sectorisation. J’ai été très étonné dans mes contacts avec les gens du ministère de voir à quel point, pour eux, c’était un problème purement administratif. Et donc déjà au début, quand j’ai dit, si vous voulez, moi, je veux bien essayer d’être président de ce jury de CAPES de créole, mais il y a une chose qui est impossible, c’est que ce soit un créole. Ils m’ont répondu : « Il y a une chose qui est impossible, c’est qu’il y en ait plusieurs ». A partir de là, on a essayé de faire un CAPES plurilingue maquillé en CAPES monolingue, en CAPES sans variétés. Chez les linguistes malheureusement, - je crois qu’il y a une responsabilité scientifique des linguisteschez les linguistes il y a quand même une vision de la langue comme étant unique et correspondant à un modèle et, déjà chez les linguistes, ce n’est pas évident d’arriver à faire passer l’idée qu’après tout, les choses peuvent être plus souples que ça. Quant aux répercussions, on ne veut pas les envisager. C’est une réponse un peu rapide, mais elle pourrait être plus compliquée, entre autres, parce que dans les D.O.M., on ressent la question créole comme une question politique liée à l’autonomie. Et donc promouvoir le créole, c’est extrêmement dangereux parce que ça risque de mener à des revendications autonomistes. Alors qu’au contraire, je crois que c’est presque l’inverse, c’est-à-dire que plus on promeut l’identité locale, plus au contraire ça facilite le maillage territorial. C’est-à-dire qu’il y a d’une part ceux qui craignent, si on reconnaît le créole, que la Réunion ou les Antilles soient abandonnées un jour et qui tissent des liens beaucoup plus forts avec elles, et puis il y a ceux qui disent puisqu’on reconnaît mon identité, pourquoi ne pas reconnaître l’identité des autres. Mais il y a peut-être d’autres éléments. Philippe Blanchet Il y en a peut être encore un autre, c’est que ce sont des mesures qui ont un impact à peu près exclusivement symbolique. En termes de pratiques linguistiques et sociales effectives, le taux d’élèves concerné et le pourcentage d’enseignants que ça représente, c’est inférieur à 0,1 %. Béatrice Fleury-Vilatte C’est juste sur la complexité entre un créole et plusieurs créoles. Après sur le terrain même s’il n’y a pas de programme… Comment ça se passe ? Quel est le 118 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD créole qui est adopté ? L’enseignant choisit-il et le fait-il en fonction du lieu où il est ? Didier de Robillard Voilà, c’est ça. Il y a un choix empirique. De toute façon, s’il en parle un autre, il se fait jeter à l’océan, donc il n’a pas vraiment le choix que de parler celui-là. Et puis, de toute façon, le plus souvent, on le met dans un endroit où c’est le même créole. Cela dit, à l’intérieur de chaque créole qui a été délimité administrativement comme ça, il y a de la variation, c’est-à-dire qu’à la Réunion, – je parle de la Réunion parce que je connais mieux la Réunion – je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas de problème entre différentes variétés de créole qui ont une valeur sociale inégale. Qu’un enseignant parle le créole des hauts quand il est dans les villes des bas, ce n’est pas sûr que ça se passe facilement. Béatrice Fleury-Vilatte Du point de vue des consignes politiques : le fait de demander à ce qu’un seul créole soit valorisé, soit reconnu, est-ce que ce n’est pas accepter la différence tout en faisant en sorte que cette différence ne soit pas trop éclatée ? Didier de Robillard On ne peut même pas poser la question comme ça, parce qu’une des fonctions principales des créoles, c’est de marquer des identités régionales. C’est un peu comme si on disait que pour régler le problème de l’Europe, on va faire un CAPES de langues romanes et on va apprendre le latin à tout le monde ou on va apprendre l’italien à tout le monde, ils n’ont qu’à se débrouiller entre eux après. Ce n’est pas tout à fait pareil, mais toutes proportions gardées, c’est un peu ça. C’est-à-dire que la fonction est de marquer des identités et c’est à peu près la seule fonction indispensable de ces créoles parce que, de plus en plus, dans les D.O.M., les élèves vont à l’école, ils apprennent le français, ils parlent aussi le français, donc ils n’ont pas absolument besoin du créole pour communiquer sauf pour faire baisser les prix au marché éventuellement, mais sinon ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Et donc le principal intérêt, c’est que ça sert à dire qu’on n’est pas tout à fait comme les autres. Et le tout est de faire que cette affirmation identitaire ne soit pas agressive et ne soit pas exclusive. Arlette Bothorel En t’écoutant, j’ai brusquement pris conscience d’une chose qui concerne la transgression de la norme. Comme vous le savez, nous n’avons pas de CAPES d’alsacien. L’alsacien, c’est une épreuve que l’on propose à des étudiants qui ont passé le CAPES d’allemand Elle ne rapporte absolument aucun point. Les candidats font une explication de texte en alsacien et un commentaire linguistique d’un texte en alsacien en français. Dominique et moi faisons partie du jury. Et effectivement, ils ont, me semble-t-il, conscience d’une transgression d’une norme. Et en t’écoutant, Didier, je me suis posé la question suivante à propos de l’un des objectifs poursuivis par l’état : comme on transgresse précisément une 119 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD norme sociale en utilisant ces langues dans un contexte qui n’est pas habituel, n’essaye-t-on pas de réparer cette transgression en l’associant à des épreuves précisément qui les valorisent, les légitiment, parce que l’épreuve qu’on fait subir est absolument aberrante. Je crois que c’est un aspect assez important et puis c’est une question plus générale qui concerne la définition que tu donnerais d’une politique linguistique puisque tu as dit, à un moment donné, qu’il ne s’agit pas d’une politique linguistique puisqu’elle a été conçue comme une mesure ponctuelle. Didier de Robillard Alors transgression oui, mais, sauf que l’état, c’est assez vaste. Il faudrait voir qui sont les acteurs, comment ça s’est passé, etc. Mais effectivement je pense que, d’après ce que je sais de la façon dont la décision s’est prise, c’est bien ça. D’ailleurs, ça a été interprété dans la presse dans les D.O.M. comme une réparation historique. Le CAPES de créole, c’est une réparation historique, donc ça va bien dans ce sens-là. D’ailleurs, il y a un document que je ne vous ai pas montré, c’est quelque chose d’intéressant à propos de la prise de décision. Il y a une réunion qui se tient au ministère de l’éducation nationale le 3 avril où on réunit des experts des différents D.O.M. pour réfléchir au CAPES de créole. Il y a donc des gens extrêmement sérieux, il y a rien à dire, on discute de toutes sortes de choses, on décrit la situation existante, on définit les programmes, on compose le jury, etc. et ensuite les gens qui sortent de cette réunion et qui sont mal renseignés, s’aperçoivent qu’il y a une circulaire – on est le 3 avril – du 15 mars : le CAPES de créole existe déjà ! C’est donc assez intéressant. Deuxième question, une politique linguistique à long terme, alors, bon, tu me pièges. Arlette Bothorel C’est une vraie question ! Didier de Robillard Je vais donner deux vraies réponses, c’est-à-dire que, idéalement, une politique linguistique, ça devrait être préparé à long terme selon un schéma rationnel où d’abord on étudie la situation, puis on fait une analyse et, à partir de là, on regarde quels sont les objectifs, on définit une démarche entre les deux et pendant tout ce temps-là, on évalue en permanence. Donc, ça c’est le schéma rationnel. C’est par exemple celui que les Québécois ont diffusé en essayant de dire que c’est le modèle parfait sauf qu’ils n’ont pas fait comme ça. Ils ont relu l’histoire comme ça, mais ils n’ont pas vraiment fait comme ça. Donc idéalement une politique linguistique, il me semble que ça devrait être à long terme, ça devrait se passer comme ça. Dans la pratique, on sait bien que ça ne se passe jamais comme ça et qu’en général, ça se passe exactement comme ça se passe ici, c’est-à-dire qu’on met en place des tuyaux, on met en place deux longueurs de tuyaux, on ouvre le robinet et on dit à des gens, il faut que vous alliez plus vite que l’eau. Dans la pratique, ça ne se fait jamais comme ça et je crois que ça repose un peu la question de la responsabilité des chercheurs. Face à ça, il y a une 120 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD solution qui consiste à dire que s’il n’y a pas des conditions parfaites, on ne le fait pas et donc on ne le fait jamais et on retombe dans une science un petit peu essentialiste. Soit on dit qu’on prend le risque. Je crois que la notion de risque scientifique est intéressante et il faudrait travailler là-dessus. Soit on prend le risque et on assume les risques après, c’est-à-dire que si ça ne marche pas, c’est extrêmement embêtant et donc j’ai une autre communication sur le thème « Risques du métier » ! J’ai des documents assez intéressants sur les risques du métier, c’est à dire ce qui s’est dit dans les presses diverses de la mise en place de ce CAPES. Dominique Huck Il me semblait que le fait qu’il y ait un CAPES de créole était en soi un acte majorant dans la mesure où ce CAPES est calqué sur les modalités des autres langues. Dans ce sens-là, le créole est promu, acte majorant. Philippe Blanchet Mais tout ce qui majore minore en même temps ! Didier de Robillard Oui et non parce qu’en même temps, on prend comme modèle des langues dont, si on reprend les schémas de Philippe, dont la superficie sur les schémas est beaucoup plus petite que celle des créoles. Donc, tu vois, c’est un peu comme si on te dit, je vais te donner des super vêtements neufs, et on te donne des vêtements d’un gamin de 10 ans. Dominique Huck Les modalités sont en partie partagées avec les langues « nobles » : dissertation, ... Didier de Robillard C’est vrai que c’est ambigu. Dominique Huck Et puis l’autre aspect, c’est celui de l’application où ce n’est pas l’état qui répond, mais l’administration. Et c’est là-dessus qu’on pourrait discuter pour savoir s’il s’agit d’une politique ou des mesures d’application. Didier de Robillard Mais ça pose quand même un problème, par exemple, de faire rédiger des dissertations en créole parce que le candidat se sent totalement impuissant et sa langue complètement dévalorisée parce qu’il est obligé de répondre dans quelque chose qui est un objet linguistiquement non identifiable. 121 QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD Philippe Blanchet En même temps, tu renforces la diglossie. Donc tu minores autant que tu prétends majorer. Didier de Robillard Mais je crois qu’on est dans le sucré salé. Yannick Lefranc J’ai été très sensible à l’aspect courtelinesque de ce CAPES et ce qui est assez impressionnant, c’est justement que ce n’est pas seulement le cas pour le créole, mais pour l’ensemble des matières d’enseignement et pas seulement en linguistique. Tout se passe comme si les moyens administratifs utilisés, qui prennent un côté un peu aléatoire, un peu bouffon, arrivaient finalement à empêcher que la fin se réalise. Donc il y a comme une logique qui est répétitive sur un certain nombre de projets innovants, c’est comme s’il y avait une mécanique qui avait pour finalité de bon sens pratique d’empêcher la réalisation de ce qui est avancé. Si j’ai bien compris, les collègues ne seront pas familiarisés au genre dissertation en créole ni à l’écriture, ni au programme qu’ils ignorent. Alors ça, c’est tout à fait triste. Pour avoir réfléchi il y a une vingtaine d’année sur l’enseignement de l’arabe, on s’était dit que l’enseignement de l’arabe était une chance pour valoriser et valider les acquis, les compétences et assurer une reconnaissance académique à des élèves et aussi à des enseignants qui ont assez de forces cognitives etc. pour avoir des points assez facilement et intervenir dans le système scolaire. Et ce qui est assez paradoxal, c’est qu’on a des créolophones, donc qui ont plusieurs temps d’avance sur les non-créolophones et qui devraient être à l’aise dans cette nouvelle matière, mais le problème c’est que les conditions matérielles, on parle de faciliter, mais je dirais « difficilitent ». Tout est « difficilité » dans l’affaire. Le slogan pourrait être : « Ne croyez pas que c’est si facile que ça ! ». Didier de Robillard On a bien l’impression que tout est fait pour ça, mais en même temps je ne crois pas, parce que là aussi, c’est compliqué. Au ministère, j’ai rencontré des gens extrêmement rigides qui ne voulaient entendre parler de rien du tout et d’autres qui, au contraire, étaient très cultivés et/ou étaient prêts à entendre les choses. Donc là aussi, il y a des sortes d’équilibres qui se font. Jacques Walter Post-scriptum : ce qu’il faudrait espérer, c’est peut-être que ce côté chaotique se poursuive parce que ça donne des marges de manœuvre et là, je rejoindrai l’optimisme de l’intervenant. 122 Cécile JAHAN Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’étude sur le plurilinguisme linguistique (EA LILPA 1339) [email protected] L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE REFLEXION SUR LA COMPLEXITE DES NOTIONS A PARTIR D’UNE ÉTUDE DE CAS Nous posons ici la question de savoir comment cerner, à partir d’une étude de cas, la notion de minorité, comprise en tant que groupe de personnes. L’exemple de l’Allemagne nous amène à confronter plusieurs approches, chacune d’entre elles retenant des critères différents de définition dont il s’agira d’évaluer le caractère opérationnel et la pertinence. La première approche de la notion de minorité est celle que proposent les textes juridiques visant la protection des groupes et de leurs droits. Partant du constat que les minorités font l’objet depuis ces dernières décennies d’une protection juridique internationale, européenne et, pour le cas de l’Allemagne, nationale et régionale, nous commencerons par nous intéresser aux traits de définition qui ressortent des chartes, conventions, pactes et autres textes portant sur les minorités . Dans un deuxième temps et au regard des mesures prises à l’égard desdites minorités et langues minoritaires, nous interrogerons les critères que l’Etat fédéral allemand et les Länder ont retenus pour définir leurs « minorités ». On se demandera si ses choix politiques nous en disent davantage 128 129 128 L’entrée par la voie juridique nous semble d’autant plus appropriée que c’est précisément dans les textes juridiques que sont formulées « les catégories selon lesquelles le monde est partiellement manipulé, modelé : les lois y sont promulguées, mais également interprétées, contestées, amendées » (De Robillard, 1989 : 576). 129 Par choix politiques, nous entendons les processus de décision et de positionnement par lesquels des personnes investies de pouvoir (les responsables politiques) influent sur la répartition du pouvoir soit entre les Etats soit entre les différents groupes à l'intérieur d'un Etat. Dans notre CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … sur ce que serait une minorité. Enfin, parce que la question minoritaire a suscité et suscite aujourd’hui encore l’intérêt de plusieurs champs disciplinaires, nous nous intéresserons plus particulièrement au regard que porte la sociolinguistique, qui – en lien avec la psychologie sociale notamment – a été amenée à prendre en compte des facteurs plus subjectifs, que l’on retrouve sous les notions de « conscience linguistique », de représentations (auto- et hétéro-représentations) des groupes et de leurs langues, voire d’attitudes. Il s’ensuit que les travaux de sociolinguistes allemands apporteront des éléments d’appréciation intéressants et souvent bien documentés sur les minorités. C’est ainsi que l’ouvrage collectif, Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten , pose précisément le problème de la définition de ces minorités et celui d’une catégorisation a priori. En conséquence, l’objectif de notre analyse est de montrer quels traits distinctifs d’une minorité sont mis en avant à travers les éléments dont nous disposons (cadre juridique, choix politiques et regard disciplinaire) et de s’interroger sur la manière dont on peut s’accommoder de ces définitions. Au regard des résultats que nous fournirons ces approches et éventuellement des limites qu’elles comportent, nous proposerons finalement d’aborder la notion de minorité sous un angle dynamique prenant en compte des processus dits de minoration et de minorisation, autour desquels s’est construite la réflexion du présent ouvrage. 130 CE QUE NOUS DISENT LES TEXTES JURIDIQUES ET LES CHOIX POLITIQUES Si nous avons choisi de partir du cadre juridique et des choix opérés par l’Allemagne, c’est parce qu’ils entrent nécessairement en jeu dès lors que l’on s’intéresse à la définition du concept de minorité. Précisons qu’en Allemagne, la question minoritaire relève de plusieurs niveaux d’intervention : international, européen, national et régional. Les dispositions constitutionnelles régissant la protection des minorités dites nationales implantées en Allemagne sont consacrées par des traités internationaux ainsi que, régionalement, par des lois, des ordonnances, des arrêtés, voire des décisions administratives. Les traités internationaux ont priorité sur les lois fédérales, celles-ci ayant à leur tour préséance sur les lois des Länder. Bien que les juridictions internationale et 131 étude, les choix politiques ont pour conséquence de structurer et de restructurer « sans cesse la hiérarchie des valeurs, des intérêts, des conduites » (Ravis-Giordani, 1975 : 178). 130 Voir bibliographie. 131 Les minorités nationales sont, selon la définition allemande, des groupes de ressortissants de l’Etat fédéral allemand qui sont traditionnellement établis sur le territoire fédéral allemand - en partie depuis des siècles – et qui vivent dans leur espace d’implantation. Ils se différencient de la majorité de par leur langue, leur culture et leur histoire propres, en d’autres termes par une identité propre. (« Nationale Minderheiten sind Gruppen deutscher Staatsangehöriger, die im Gebiet der Bundesrepublik Deutschland traditionell - teilweise seit Jahrhunderten - heimisch sind und in ihren angestammten Siedlungsgebieten leben. Sie unterscheiden sich vom Mehrheitsvolk durch eigene Sprache, Kultur und Geschichte, also eigene Identität. » Source : Ministère fédéral allemand de l’Intérieur). 124 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … européenne prévalent, les choix politiques sont opérés par l’Etat fédéral, leur mise en application relevant de la compétence des Länder. Au niveau international et européen, on constate qu’il existe un certain nombre de textes portant sur les minorités, comme ceux qui émanent, d’une part, de l’ONU (Résolution 217 (III) C de l’Assemblée générale portant sur le sort des minorités, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistique, etc.) et, d’autre part, du Conseil de l’Europe (Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, Charte européenne des langues minoritaires ou régionales, etc.). Cependant, si les textes sont nombreux, on note qu’il n'existe aucune définition universellement admise de la notion de minorité, ce qui explique qu’elle fasse l’objet de différentes interprétations selon les époques, les espaces et les sociétés. Chaque tentative de définition a échoué en raison de l’impossibilité de s’entendre sur les expressions à utiliser et les catégories de groupes à inclure, compte tenu de la diversité des situations dans lesquelles se trouvent les différentes minorités et de l’hétérogénéité des caractéristiques qu’elles présentent. En outre, l’impossibilité de s’accorder sur une définition est liée à l’absence de volonté politique des Etats de prendre en compte la dimension collective de la question. Parmi les tentatives de clarification du concept, on peut retenir celle émanant de la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités des Nations Unies. Datée de 1950, elle se fondait sur un mémorandum préparé par le Secrétaire général sur la définition et la classification des minorités (1949) et mettait l’accent sur : - le fait différentiel, c’est-à-dire sur les particularités ethniques, religieuses ou linguistiques stables des groupes qui les différencient sensiblement différents du reste de la population, - leur position non dominante en tant que groupes ou sous-groupes nationaux, - leur droit, mais aussi leur volonté de préserver leur identité culturelle, - leur devoir envers l’Etat dans lequel ils vivent et dont leurs membres sont citoyens. Par la suite, la question fut abordée, toujours dans le cercle des Nations Unies, dans une étude dirigée par le professeur Capotorti (en tant que rapporteur spécial). Elle concernait divers aspects juridiques et visait à préciser le concept, dont il était fait mention dans l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Selon la définition qu’il propose en 1978 (à propos de l’article 27), le terme de minorité désigne un « groupe numériquement inférieur au reste de la population d'un Etat, dans une position d'infériorité, dont les membres – qui possèdent la nationalité de l'Etat – présentent des caractéristiques ethniques, religieuses ou linguistiques qui diffèrent de celles du reste de la population et montrent, plus implicitement, un esprit de solidarité destiné à préserver leur culture, traditions, religion, ou langue. » 132 132 CAPOTORTI, J. (1978). Etude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques, religieuses et linguistiques (Série d'études 5 des Nations Unies) 125 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … D’après cette proposition, deux types de critères, l'un objectif et l'autre subjectif, permettent d'identifier les minorités. Les éléments objectifs impliquent que les minorités se trouvent, en raison de traits qui les distinguent objectivement du reste de la population, dans une position de contraste, voire d’infériorité, par rapport à un groupe dominant. En tant que ressortissants de cet Etat, ils s’inscrivent dans une continuité avec le groupe dominant. Les critères objectifs reflètent ainsi la visibilité et le particularisme du groupe par rapport au reste de la population. Le second élément d’identification d’un groupe dit minoritaire relève de la conscience de sa propre identité, en d’autres termes, d’une conscience d’une identité minoritaire collective qui assure la cohésion interne du groupe et sa démarcation. Un groupe ne devient une minorité qu'à partir du moment où il a conscience de l'être, indépendamment de toute « reconnaissance » préalable éventuelle par l’Etat. Pour Capotorti, le facteur de la nationalité comme preuve tangible des liens solides entre le groupe et l’Etat est déterminant. Si l’importance numérique doit être prise en compte, elle ne constitue pas un élément suffisant. L'histoire a en effet révélé que des majorités numériques pouvaient constituer sociologiquement et politiquement des minorités. S'il y a différents types de minorités (ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques), la problématique des minorités peut être influencée par un certain nombre de variables. Parmi elles, le territoire constitue l’un des facteurs importants. Certaines minorités sont concentrées dans un territoire délimité, d'autres se trouvent dispersées. En raison d’absence d’assises territoriales homogènes auxquelles pourraient s’appliquer des mesures de protection (comme le prévoit notamment la Charte européenne des langues minoritaires ou régionales, cf. infra), les minorités dispersées peuvent difficilement bénéficier des mêmes droits que celles qui sont implantées sur un territoire. Un autre facteur qui ressort de la définition de Capotorti est le degré d'attachement. On peut partager avec d'autres certains caractères communs sans en avoir la perception, sans pour autant assumer des engagements au nom de cette identité commune. Le régime politique, les médias peuvent ici influencer la manière dont sont appréhendées les minorités et dont elles se perçoivent ellesmêmes. Cette définition représente incontestablement un progrès appréciable, en ce qu’elle permet de mieux cerner les contours de la notion de minorité. Mais la sous-commission n'en a pas été pour autant satisfaite. En août 1985, elle a examiné un projet, présenté par Jules Deschênes , qui définit les minorités en ces termes : « Un groupe de citoyens d'un Etat, en minorité numérique et en position non dominante dans cet Etat, dotés de caractéristiques ethniques, religieuses ou linguistiques différentes de celles de la majorité de la population, solidaires les uns des autres, animés, fût-ce implicitement, d’une volonté collective de survie et visant à l'égalité en fait et en droit avec la majorité. » Cette définition n’ayant pas fait l’unanimité, l'examen de la question fut renvoyé à une date ultérieure. Les 133 133 Deschênes, J. (1985). Proposition concernant une définition du terme 'minorité’ (E/CN.4/Sub.2/1985/31, du 14 mai 1985) 126 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … recherches du professeur italien F. Capotorti et du juge canadien J. Deschênes excluaient de leur champ d'analyse les minorités nationales et leurs attributs historiques, psychologiques et sociaux. Entre-temps, la commission des droits de l'Homme avait institué le 8 février 1978 un groupe de travail chargé de préparer une déclaration sur les minorités. Un projet en ce sens avait été soumis par la Yougoslavie qui avait été renvoyé à ce groupe de travail. De 1980 à 1984, ce groupe de travail avait étudié le projet présenté par la Yougoslavie et en avait adopté provisoirement le préambule. L'obstacle majeur rencontré fut la définition du terme minorité. Les clarifications qui suivront dans les années quatre-vingts et au début des années quatre-vingt-dix ne contiennent aucune véritable nouveauté. L’article 2 de la proposition de la Convention européenne pour la protection de minorités nationales adoptée en 1991 par la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe réaffirme l’idée selon laquelle les relations entre la majorité et la minorité sont soulignées par la reconnaissance du désir de la minorité de « survivre » en tant que groupe conservant une identité spécifique et différente et œuvrant à la préservation de la frontière entre lui et « l'extérieur » (in-group/out-group). La définition ajoute que les membres des minorités, en tant que citoyens de l’Etat, jouissent d’une égalité de droit et de fait. Concernant la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, son rapport explicatif déclare « qu’il n’y a pas de consensus sur l’interprétation du terme de minorités nationales ». Conformément au compromis dégagé en octobre 1993, lors du sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement à Vienne, la Convention-cadre contourne donc la difficulté en ne donnant aucune définition de l’objet qu’elle vise et se limitant à un relevé de leurs droits. Il est vrai qu’une définition aurait pu effrayer certains Etats et ainsi compromettre l’entrée en vigueur de la Convention-cadre (nécessitant 12 ratifications). Si la Convention-cadre ne définit pas clairement ce qu’elle entend par minorités nationales en raison de l’ambiguïté du terme, il apparaît néanmoins qu’elle fait référence à des critères de distinction invoqués par le Conseil de l’Europe lorsqu’il traite des questions relatives aux minorités nationales . Ces critères, qui sont au nombre de quatre (une minorité est un groupe qui se distingue par sa religion, sa langue, ses traditions et/ou son patrimoine culturel, art. 5), excluent 134 134 On pourra entre autres se référer à la Recommandation 1221 adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1993 qui spécifie que « l'expression minorité nationale désigne un groupe de personnes dans un Etat qui : a. résident sur le territoire de cet État et en sont citoyens ; b. entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet Etat ; c. présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques ; d. sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la population de cet Etat ou d'une région de cet Etat ; e. sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue. » (art. 1.). 127 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … par conséquent les groupes immigrants, les non ressortissants, les réfugiés politiques, etc. Cependant, lorsque l’on s’intéresse au rapport explicatif de la Convention-cadre, on peut y lire que « la simple existence de différences ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses ne crée pas nécessairement des minorités nationales ». On peut alors supposer avec Florence Benoît-Bohmer que le but est bien d’ « éviter que la Convention-cadre [ne] suscite, dans certains groupes, présentant de telles caractéristiques mais parfaitement intégrés, des revendications minoritaires. » Il a toutefois été précisé qu’à partir du moment où un groupement de personnes est considéré par un Etat comme constituant une minorité nationale, les personnes appartenant à cette minorité nationale disposent du droit de choisir librement d'être traitées ou de ne pas être traitées comme telles, et en conséquence de bénéficier ou non de la protection découlant de la Convention-cadre. L'article 3(1) insiste d'ailleurs sur le fait qu'aucun désavantage ne doit découler de ce choix pour ces personnes. Ainsi la Convention-cadre reprend l'approche du Document de Copenhague en mettant l'accent sur le choix personnel de l'individu . Une telle solution ne doit pas être interprétée comme autorisant un individu à choisir arbitrairement son appartenance à une quelconque minorité nationale. Selon le rapport explicatif, ce choix doit rester indissociablement lié à des critères objectifs pertinents pour l'identité de la personne. Mais quel sera l'organe chargé d'apprécier ces « critères objectifs pertinents » puisque la Convention-cadre n'a pu, en l'absence d'un consensus, les définir elle-même. S'il appartient aux Etats de les préciser, les risques de décisions arbitraires restent importants et la protection des personnes peu assurée. En résumé, on peut dire que l’interprétation du droit international la plus répandue consiste à appliquer, au-delà d’un certain nombre de facteurs objectifs (territoire, nombre numérique, nationalité), le principe du sentiment d’appartenance, selon lequel c’est la volonté de la personne concernée qui détermine son sentiment d’appartenance à une minorité donnée et, partant, l’existence de la minorité elle-même. Il est également intéressant de noter que dans son observation générale n°23, le Comité des droits de l’homme souligne que « certains Etats parties qui prétendent qu’ils ne pratiquent aucune distinction de race, de langue ou de religion font valoir à tort, sur cette seule base, qu’ils n’ont aucune minorité ». Le Comité affirme également que l’existence d’une minorité « ne doit pas être tributaire d’une décision » d’un Etat donné, mais « doit être établie à l’aide de critères objectifs ». La non-discrimination et l’égalité dans l’exercice des droits n’excluent pas l’existence de minorités dans un pays donné. Néanmoins, la réalité nous démontre le contraire. On voit bien que la difficulté de définir les minorités est de nature politique : l’existence des minorités découle des choix de l’Etat, comme nous proposons maintenant de le voir à l’appui de la situation allemande. 135 136 135 Benoît-Rohmer, F. La Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales, http://www.ejil.org/journal/Vol6/No4/art3.html#P77_21744 136 Cf. § 32 du Document de Copenhague : « L’appartenance à une minorité nationale est une question relevant d'un choix personnel, et aucun désavantage ne peut résulter de ce choix. » 128 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … Au moment de la signature de la Convention-cadre, le gouvernement fédéral allemand a fait la déclaration suivante : « Les minorités nationales dans la République fédérale d'Allemagne sont les Danois ayant la citoyenneté allemande et les membres du peuple sorabe ayant la nationalité allemande. La Conventioncadre s'appliquera également aux membres des groupes ethniques établis traditionnellement en Allemagne que sont les Frisons ayant la nationalité allemande et les Sinti et Rom ayant la citoyenneté allemande » . La question qui se pose ici est à nouveau celle des traits communs de définition. En effet, les groupes que l’Allemagne nomme communément minorités nationales renvoient en fait à des groupes qui relèvent de situations très hétérogènes. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le nombre de leurs locuteurs , leur histoire, plus précisément leur date d’implantation sur l’espace national , leurs assises territoriales, le stade de développement de leur langue, etc. Au-delà de ces critères qui ne sont manifestement pas ceux que l’Allemagne a choisis de retenir, il semble que le facteur de la nationalité est essentiel. Ce critère permet d’exclure la plupart des groupes issus de l’immigration ancienne et récente (Italiens, Espagnols, Portugais, Yougoslaves, Turcs, etc.) qui ne sont pour l’Etat allemand que de „simples“ minorités (Minderheiten) non nationales. Mais retenir ce trait de définition de la minorité (nationale) pose problème. En effet, en ce qui concerne la minorité tsigane, le critère retenu n’est pas la nationalité, mais la citoyenneté. Or ce critère de citoyenneté est rempli chez certains membres des communautés immigrantes ayant demandé la naturalisation. Un autre aspect problématique est lié à la reconnaissance de la minorité polonaise établie en Allemagne (environ 137 138 139 137 L’intégralité de la déclaration est disponible sur le site du Bureau des Traités du Conseil de l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp 138 Les Sorabes (ou Sorbes) comptent à ce jour environ 60.000 locuteurs implantés en BasseLusace dans l’Etat libre de Saxe et en Haute-Lusace dans le Land de Brandebourg. Les Danois (environ 50.000 locuteurs implantés dans la région du Schleswig, en particulier autour de Flensbourg) constituent le deuxième groupe le plus important chez les minorités nationales. La communauté frisonne ne compte que 11 à 12.000 locuteurs, soit 9 à 10.000 Frisons du Nord vivant dans le Schleswig-Holstein et environ 2.000 Frisons du Saterland vivant en Basse-Saxe. On ne peut qu'estimer le nombre des Sintis et Roms de la nationalité allemande. Selon les données officielles du Ministère fédéral allemand de l’Intérieur, il y aurait 70.000 Roms et Sintis, dispersés essentiellement dans plusieurs grandes villes (Stuttgart, Munich, Francfort, Berlin, Hambourg, etc.). Source : Ministère fédéral de l’Intérieur. Nationale Minderheiten in Deutschland, http://www.bmi.bund.de. 139 Alors que les Roms et les Sintis sont arrivés en Allemagne il y a 80 à 150 ans des pays d’Europe centrale et orientale (de Hongrie principalement), on estime l’implantation des premiers Sorabes aux alentours de 631. Les Frisons constituent également un groupe présent de longue date, car ils ont été les premiers, vraisemblablement aux VIIe et VIIIe siècles, à s’implanter sur les terres basses et marécageuses de la Frise du Nord. Entre 1100 et 1400, une partie des Frisons est partie s’installer plus au sud, dans le Saterland. La présence de la minorité danoise résulte, quant à elle, du rattachement du Schleswig (Nord et Sud) à la Prusse, après la défaite du Danemark en 1864. A la suite des deux plébiscites prévus par le traité de Versailles de 1919 qui divise en 1920 le Schleswig en deux, la partie nord a souhaité revenir au Danemark (actuel Sønderjylland) alors que la partie sud s’est décidée majoritairement pour l’Allemagne. Source : Ministère fédéral de l’Intérieur, Nationalen Minderheiten in Deutschland, http://www.bmi.bund.de. 129 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … deux millions de membres, dont la plupart vit dans les grandes villes de la Ruhr) qui ne figure pas parmi les « minorités nationales ». Or, il s’agit, pour beaucoup d’entre eux, de personnes de descendance allemande venues s’installer dès le XIXe siècle en Allemagne pour travailler dans les mines de charbon, ou revenues dans les années cinquante comme rapatriés (Aussiedler). Il semble en outre y avoir une contradiction – plus qu’une incohérence – entre l’attitude de l’Allemagne face à ces « Ruhrpolen » (Polonais de la Ruhr), qu’elle refuse de reconnaître, et l’action bienveillante qu’elle manifeste à l’égard des Polonais d'origine allemande qui vivent toujours en Pologne (principalement en Silésie) . Ces exemples nous montrent que le problème n’est pas seulement d’ordre sémantique mais également d’ordre politique. L’épithète « national » ne provient pas de la tendance d'une minorité à vouloir être une nation, mais de la nécessité d’une prise en charge particulière par l'Etat. Le caractère « national » d’une minorité revient à signifier explicitement son intégration et son rattachement à l’Etat dans lequel elle revendique sa spécificité culturelle et réalise son identité spécifique. Il n’est donc pas ici question de situer la minorité dans sa relation à une mère-patrie ou une nation-mère extérieure (ce qui est impossible pour la minorité tsigane et frisonne, par exemple). Néanmoins, comme nous le montre les exemples tirés de la situation allemande, les traits constitutifs de la minorité nationale, tels qu’ils ressortent des textes juridiques, à savoir la citoyenneté (en lien avec la résidence permanente), le caractère historique du lien avec l’Etat, les spécificités, la représentativité et la volonté identitaire ne sont pas pertinents, en ce sens où des groupes ne répondant pas à l’ensemble de ces critères sont qualifiés de minorités nationales et d’autres pas alors qu’ils remplissent la plupart des conditions requises pour ce statut. 140 La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est, quant à elle, un texte visant les langues et non pas les minorités linguistiques. Par conséquent, les auteurs ont pris soin de ne pas aborder la notion de minorité, ce qui, rappelons-le, n’est pas propre à la Charte. Le rapport explicatif de la Charte, en vigueur en Allemagne depuis 1998, spécifie que « les adjectifs ‘minoritaires’ et ‘régionales’ se réfèrent aux situations où soit la langue est parlée par des personnes qui ne sont pas concentrées sur une partie déterminée d’un Etat, soit elle est parlée par un groupe de personnes qui, bien que concentré sur une partie du territoire d’un Etat, est numériquement inférieur à la population dans cette région qui parle la langue majoritaire de l’Etat. Par conséquent, les deux adjectifs (régionales et minoritaires) se rapportent à des données de fait et non pas à des notions de droit, et se réfèrent, en tout cas, à la situation existant dans un Etat déterminé (par exemple une langue minoritaire dans un Etat peut être majoritaire 140 Selon l’ancien code de la nationalité fondé sur le droit du sang, le gouvernement allemand a distribué des passeports en Pologne, notamment en Silésie, aux personnes de descendance allemande. Le gouvernement allemand a demandé qu'elles soient respectées comme une minorité nationale et prône leur droit à la double nationalité. 130 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … dans un autre Etat » . Le texte ne précise pas quelles langues européennes correspondent au concept de langues minoritaires et régionales. Les Etats peuvent donc librement appliquer ces catégorèmes aux langues de leur choix. Dans sa déclaration transmise au Secrétariat général du Conseil de l’Europe, le gouvernement allemand reconnaissait six langues minoritaires (Minderheitensprachen) : le danois, le haut sorabe, le bas sorabe, les frisons septentrional et saterois, la langue rom des Sintis et Roms de nationalité allemande, et une langue régionale (Regionalsprache) : le bas-allemand . Le gouvernement allemand a énuméré les langues et les territoires d’application de chaque Land concerné, moyennant l’accord de chacun d’eux . Il vaut la peine de s’arrêter sur ce point, car il soulève deux problèmes de définition. D’une part, on peut se demander pourquoi on a recours à deux qualificatifs (minoritaire et régional) quand la Charte ne donne qu’une seule définition et, d’autre part, sur quoi cette distinction est fondée. Si l’on s’en réfère aux choix de l’Allemagne, le point de vue linguistique ne semble pas expliquer la différenciation terminologique qui est faite, notamment entre le bas-allemand reconnu comme langue régionale et le frison ou le danois, déclarés langues minoritaires. Les situations sont linguistiquement comparables, en ce sens où le bas-allemand, comme les autres langues reconnues, n’est pas un dialecte de l’allemand. Proche de l'anglais, du néerlandais et du frison, il s’agit bien d’une variété distincte du haut-allemand et des variétés de l’allemand . On peut aussi se demander si la distinction terminologique implique des différences de traitement à l’égard des langues. En Allemagne, il semble ne pas y avoir de différences fondamentales. Les mesures mises en place divergent davantage en fonction du nombre de locuteurs et de leurs assises territoriales. C’est ainsi que les minorités sorabe et danoise qui comptent un nombre de locuteurs plus élevé bénéficient d’un soutien plus actif de la part des autorités en comparaison de ce qui est fait pour les langues frisonnes (peu de locuteurs) et la langue rom (beaucoup de locuteurs mais dispersés sur l’ensemble du territoire allemand). 141 142 143 144 Si les choix politiques opérés par l’Allemagne à partir d’un cadre juridique européen ne nous permettent pas de donner une définition intrinsèque de la minorité, on se rend compte que ce qui existe au niveau national ne nous aide pas davantage. Les minorités, qui ne sont pas mentionnées dans la Loi fondamentale, sont présentes à travers diverses dispositions mises en place à leur égard, mais à 141 L’intégralité du rapport explicatif est disponible sur le site internet du Bureau des Traités du Conseil de l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp 142 Le bas-allemand (Plattdeutsch) est parlé dans les régions du nord de l'Allemagne ainsi que dans la partie orientale des Pays-Bas. 143 L’intégralité de la déclaration est disponible sur le site internet du Bureau des Traités du Conseil de l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp 144 Le bas-allemand regroupe les parlers du Nord-Ouest de l’Allemagne (le schleswisch - parlé dans le Schleswig, le holsteinisch - parlé dans le Holstein, le bas-saxon septentrional, le westphalien, l’ostphalien, etc.) et du Nord-Est (le mecklembourgeois, etc.). Il est difficilement compréhensible pour un locuteur de haut-allemand. 131 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … aucun moment, on y trouve de définition de l’objet qu’elles visent. Parmi les dispositions, on retiendra celles prises en 1948 par la RDA pour le maintien de l’identité sorabe et réaffirmées lors du Traité d'unification des deux Allemagne en 1990. Les Déclarations de Bonn et de Copenhague signées en 1955 entre le Danemark et la République fédérale d'Allemagne concernent la minorité danoise et la minorité allemande de ces deux pays. Elles garantissent les mêmes droits aux minorités de part et d’autre de la frontière germano-danoise (dans les domaines juridique, scolaire, public, culturel, religieux, etc.) . En 1991, l’Allemagne conclut avec la Pologne le Traité de bon voisinage et de coopération amicale qui porte sur la protection des droits des membres de la minorité allemande en Pologne et de la minorité polonaise en Allemagne. A cela s’ajoutent les dispositions inscrites dans les constitutions des Länder qui comportent une ou plusieurs minorités nationales . Là encore, on constate qu’il y a absence de définition. 145 146 La présentation que nous venons de faire à un niveau macro renvoie à une conception restrictive de la minorité qui se limite au cadre législatif et juridique et aux choix politiques opérés par l’Allemagne. Le nombre de locuteurs, souvent invoqué, n’est pas pertinent, car il faut aussi prendre en compte les dimensions socio-historiques, politiques, psychologiques qui sous-tendent tout processus de dénomination linguistique et relativisent ainsi l’importance du seul critère numérique. Pour les autres facteurs, il faut également procéder au cas par cas, dans la mesure où ce qui vaut pour l’un n’est pas forcément appliqué à l’autre. La lecture institutionnelle pose donc plus de questions qu’elle ne laisse entrevoir de réponses. En partant de cette conception, la notion de minorité en est réduite à une définition implicite découlant des choix de l’Etat, qui n’apportent au concept de minorité, dépourvu de définition juridique stable, une signification en droit que par le jeu des qualifications. « Il n’existe pas de minorités sans épithète : les minorités sont culturelles, historiques, linguistiques, religieuses –quand elles ne sont pas dites ethniques – improprement nationales. En d’autres termes, il semble que les minorités ne sont que des constructions symboliques de l’Etat. Ceci explique qu’elles aient des statuts très divers » (Koubi, 1994). Il convient donc de marquer les limites de cette approche. Au lieu d’un éclaircissement, les choix politiques contribuent à rendre la question plus complexe en ce sens où ils ne sont, de droit, pas toujours en accord avec les critères issus d’une juridiction internationale non contraignante. Les discrépances qu’on observe entre ces deux approches nous amènent à nous demander qui, finalement, définit l'appartenance à une minorité. Est-ce l'instance nationale et/ou les instances internationales ? Cette question est d'autant plus importante que la nature et le contenu des informations détaillées requises sur les minorités (nom, importance numérique, localisation et caractéristiques sociales et économiques) lui sont liés. En outre, ces informations sur lesquelles les décisions juridiques et 145 146 Source : http://www.bundesregierung.de Se reporter aux sites internet des Länder indiqués dans la bibliographie. 132 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … politiques se fondent risquent de donner aux minorités un caractère figé et statique. Ces données, plutôt que définissant la minorité, sont souvent d’abord le résultat d’une politique (linguistique), d’une lutte de pouvoir entre différents groupes en contact. De même, le contenu des lois linguistiques portant sur le statut relatif des langues sur un territoire donné reflète l'aboutissement de la concurrence que se sont livrée ces groupes (Bourhis, 1994 : 105-106, 217-266). VERS UNE DESCRIPTION DYNAMIQUE DE LA MINORITE Les textes juridiques, pas plus que les choix politiques, ne nous permettent de comprendre ce qui définit une minorité. L’absence de consensus d’une part et les apparentes contradictions d’autre part nous laissent perplexe et invitent à aller chercher d’autres possibles approches, notamment du côté des disciplines scientifiques qui ont travaillé sur cette question. Les psychosociologues contemporains ont fortement contribué à l’analyse des processus de différenciation, en particulier sous l’impulsion de Serge Moscovici. Les travaux de la psychologie sociale nous invitent à envisager les minorités sous un angle plus dynamique dont on peut supposer qu’il soit pertinent pour définir la notion. Dans cette approche dynamique, Moscovici propose de raisonner en termes de « groupes nomiques », c’est-à-dire possédant un code commun, une norme que l’Etat a reconnue et agréée, et « groupes anomiques » que l’Etat considère comme transgressant les normes du système social dominant et, par conséquent, refuse d’agréer. (1982 : 86-87). En appliquant cette dichotomie à la situation allemande, on peut essayer de comprendre les raisons qui ont motivé les choix de l’Allemagne. Les minorités nationales, consenties et légitimées, font l’objet d’une protection juridique alors que les groupes dont les référents identitaires échappent au contrôle étatique et dont les membres revendiquent, parfois avec une grande vitalité, un code spécifique, sont ressentis comme une menace. Pourtant, ces groupes « déviants » de la norme, que l’Allemagne appelle « Parallelgesellschaften » (« sociétés parallèles ») le sont parfois de manière consciente et répondent aux valeurs du groupe dominant par l’affirmation d’une contre-norme ou d’une autre norme. Elles se posent en tant que minorités actives refusant la norme dominante, non pas parce qu'elles ne la comprennent pas ou sont incapables de l'adopter, mais parce qu'elles revendiquent une norme alternative, qui, de leur point de vue, répond mieux que la norme dominante à leurs croyances, à leurs besoins, ou à une situation concrète déterminée. C’est ainsi que les Turcs d’Allemagne, rassemblés et organisés autour de structures porte-parole de leur cause, défendent la spécificité identitaire et les valeurs communes de leur communauté . La crainte que ces minorités actives puissent influencer la majorité numérique explique et implique souvent leur non reconnaissance au regard de la société et de son gouvernement. 147 147 Quelques exemples : Türk ÜniD (association étudiante de Cologne), ou encore les communautés turques allemandes (Türkische Gemeinden in Deutschland) sur lesquelles le gouvernement allemand exerce un droit de regard. 133 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … Une autre approche intéressante est celle des sociolinguistes allemands qui se sont préoccupés des problèmes de certaines minorités linguistiques des pays d’Europe méridionale (France, Italie, Espagne). L’intérêt que les Allemands ont porté aux minorités linguistiques, en particulier aux minorités de langue romane (occitan, catalan, etc.) est, selon Schlieben-Lange, à mettre en relation avec « une histoire de projections et de traumatismes, voire même d’expiation » du peuple allemand (Schlieben-Lange, 1989 : 244-254). « Une nation, qui n’avait pas encore réussi, se savait très proche des autres nations qui avaient échoué ou n’étaient pas encore réalisées : l’Occitanie, la Catalogne, l’Italie » (Schlieben-Lange, 1989 : 250). L’histoire de la nation allemande est celle d’une crise qui, à l’heure où les atrocités commises sous Hitler étaient révélées à l’humanité, a dissuadé les investigations scientifiques. Les années d’après-guerre ont balayé les derniers vestiges d’une conscience identitaire, ce qui peut expliquer que les chercheurs allemands se soient penchés sur d’autres nations, les « ratées » ou « amputées » . D’autre part, Schlieben-Lange ajoute : « Il est évident que le niveau de nation a perdu un peu de son importance historique. Dans la mesure où les décisions politiques et économiques se déplacent vers l’anonymat des organisations internationales et des firmes multinationales, l’espace régional devient le lieu des identifications culturelles et politiques » (Schlieben-Lange, 1989 : 250). S’il est possible de trouver chez les sociolinguistes allemands spécialistes des minorités de langue romane des définitions de la minorité, nous préférons nous arrêter sur celle proposée par Hinderling et Eichinger dans un ouvrage de référence, Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten publié en 1996. Les auteurs qui s’intéressent à différentes situations de minorités linguistiques d’Europe centrale retiennent également les situations de certaines minorités allemandes implantées dans des territoires qui se situent hors des frontières nationales. Il est important de le souligner, car l’étude de ces groupes était jusque dans les années quatre-vingt-dix, à l’exception de quelques ouvrages parus à la fin des années quatre-vingts, début des années quatre-vingt-dix (Born et Dickgießer, 1989, par exemple), peu courante « pour éviter la moindre trace d’irrédentisme » (Schlieben-Lange, 1989 : 249). Dans l’introduction au Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten, nous pouvons lire la définition suivante : « Dans notre contexte, on entend par minorité linguistique un peuple autochtone, dont la langue primaire correspond soit a) à une autre langue que les langues officielles du pays concerné, dans lequel vit la minorité (exemples : les Croates du Burgenland en Autriche, les Allemands dans le Tyrol du Sud, les Sorbes en Allemagnes), soit b) à l’une des langues 148 149 148 Voir Bochmann (1993), Kattenbusch (1995), Kremnitz (1995), mais aussi d’autres travaux non référencés dans la bibliographie. 149 « Ce n'est qu'en octobre 1990 avec la disparition de la RDA que l'Allemagne reprend et achève son unité territoriale et étatique. Parallèlement, l'Allemagne redécouvre une entité nationale qu'elle croyait perdue depuis 1945 et elle se retrouve dans l'obligation et la difficulté de prouver, à ellemême et à ses voisins, qu'elle est en train de devenir une nation normale », Kolboom (novembre 1994). « Nation et identité nationale » in L'Agora, vol. 2, n°3, article en ligne sous http://agora.qc.ca. 134 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … officielles du pays concerné, mais dont les locuteurs en comparaison avec ceux de la langue principale, sont plus ou moins désavantagés ou se sentent désavantagés (par exemple, l’italien ou encore le français en Suisse). Un cas limite entre a) et b) peut être l’allemand de Belgique qui a certes un certain statut officiel dans le pays, mais qui n’est en aucun cas à égalité avec le néerlandais et le français » (1996 : XIV) . Cette définition reprend pour partie les critères retenus par Capotorti en 1978 : « groupe numériquement inférieur au reste de la population d'un Etat, dans une position d'infériorité » (…) « qui possèdent la nationalité de l'Etat ». Elle reste néanmoins problématique, car elle englobe des groupes renvoyant à des réalités très disparates. En effet, sont considérées comme minoritaires des langues tel que l’allemand d’Italie, qui, dans son territoire d’implantation, le Tyrol du Sud, est majoritaire, ou le romanche, dont le nombre de locuteurs ne peut rivaliser avec celui des germanophones, et cela même dans son propre canton, les Grisons. Plus problématique est la présence dans l’ouvrage de la situation alsacienne, traitée à cet égard comme l’espace d’une minorité dont on sait que la question de l’autocatégorisation n’est pas une évidence (Eine Minderheit, die keine sein will) . Les auteurs, conscients des problèmes définitoires, ne manquent pas de les souligner. Comme cela était le cas avec les textes officiels, les travaux sur les minorités nous montrent les difficultés terminologiques et méthodologiques auxquelles tout sociolinguiste est confronté, tant les exemples fournis par l’expérience sont hétérogènes. Les paramètres avec lesquels le chercheur opère sont problématiques et rendent toute comparaison difficile. Les critères subjectifs (sentiment d’appartenance à un groupe, auto-catégorisation) sont, en ce qui les concerne, particulièrement difficiles à évaluer, notamment lorsque, dans certains cas (par exemple, l’Alsace), la conscience d’une identité spécifique n’est pas suffisante pour qu’un groupe s’auto-catégorise comme minorité. De plus, la plupart des ouvrages ne rendent pas compte des positionnements et des stratégies d’entre-deux (productions métissées) qui permettent de dépasser les disparités entre des polarités linguistiques et culturelles antagonistes. Au-delà des problèmes que pose la définition proposée par le Handbuch, il nous semble intéressant de relever un aspect important qui a trait à l’état de désavantage dans lequel se trouve une minorité, ou du moins au sentiment qu’elle a d’être en situation de désavantage. De la définition donnée par les auteurs, il en ressort qu’une minorité est un groupe minoré de facto (statut dans l’Etat-Nation moins élevé, voire absent) ou ressentie comme tel (sentiment d’infériorité, etc.). Plusieurs facteurs linguistiques et extra-linguistiques (poids numérique, valeur 150 151 150 « In unserm Zusammenhang ist sprachliche Minderheit zu verstehen als autochthone Bevölkerung, deren Primärsprache entweder a) eine andere als die offizielle(n) Sprache(n) des Landes darstellt, in dem die Minderheit lebt (Beispiel : Bürgenländer Kroaten in Österreich, Deutsche in Südtirol, Sorben in Deutschland) oder b) zwar eine von mehreren offiziellen Sprachen des betreffenden Landes darstellt, deren Sprecher aber im Vergleich zu jenen der Hauptsprache mehr oder weniger benachteiligt sind, bzw. sich benachteiligt fühlen (z.B. Italienisch bzw. Französisch in der Schweiz). Als Grenzfall zwischen a) und b) kann das Deutsche in Belgien genannt werden, das zwar einen gewissen offiziellen Status im Land besitzt, jedoch mit Niederländisch und Französisch keineswegs gleichberechtigt ist ». 151 « Une minorité qui ne veut pas en être une ». 135 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … économique, langue de prestige, politique linguistique, etc.) peuvent expliquer cette minoration. Parallèlement, on constate, à la lecture des différentes situations qui sont décrites dans l’ouvrage, que certains groupes minorés, les plus chanceux, sont sujets à majoration par le biais d’une politique linguistique, juridique et/ou éducative. Dans le cas de l’Allemagne, la majoration relative de certains groupes s’est traduite par l’inscription de dispositions législatives dans les constitutions des Länder, et l’élaboration de traités bilatéraux et par la ratification de traités européens. En d’autres termes, les minorités se trouvent au cœur de processus de minoration (situation de désavantage par rapport au groupe dominant) et de majoration (tentatives de leur conférer un plus grand espace social). On peut se demander si ces processus sont précisément ce qui pourrait définir la minorité. Ceci nous amène ainsi à réfléchir sur de nouveaux concepts définitoires et sur leur pertinence pour le cas des minorités en Allemagne. MINORATION / MAJORATION, MINORISATION MAJORISATION, DES CONCEPTS OPÉRATIONNELS ? / L’approche que propose la psychologie sociale, reprise en partie dans certains travaux de sociolinguistique, met l’accent sur la part dynamique liée aux minorités. Cela constitue un apport important pour la définition de l’objet minorité ; en même temps, le risque de noyer les concepts analysés dans un ensemble de déterminations concernant des pratiques d’ordre privé (sexe, sexualité, etc.) est réel. De plus, la lecture qui est faite des situations minoritaires est influencée par le contexte épistémologique et scientifique divergent selon le pays. Le poids des traditions idéologiques et historiques, le point de vue disciplinaire, mais aussi les représentations du chercheur jouent un rôle considérable dans la façon dont sont traités les problèmes des minorités : les discours construisent des catégories qui sont ensuite pensées comme naturelles. Ces facteurs subjectifs peuvent aussi déterminer le choix des objets de recherche. Devant les risques que comportent les approches que nous venons de décrire (enfermer les minorités dans une définition statique et immuable, ne pas rendre compte de leur mobilité intrinsèque), le groupe de réflexion dont les travaux sont présentés dans cet ouvrage, a cherché à identifier et à rendre compte des dynamiques ou des processus dont les minorités sont le produit certes singulier, mais toujours réversible et fluctuant en fonction des différentes temporalités, des espaces, des contextes. Le point de départ de cette réflexion plus dynamique trouve son origine dans le domaine de la sociolinguistique, et plus précisément dans celui de la glottopolitique. Ecartant les dénominations « langues régionales » et « langues dominées » ou « minoritaires », J.B. Marcellesi et F.L. Prudent introduisent la notion de langues « minorées », celles-ci se référant « (…) au processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux au système officiel se trouvent cantonnés par une politique d'état certes, mais aussi par toutes sortes de ressorts économiques, sociaux dans lesquels il faut inclure le poids de l'histoire, dans une situation subalterne, ou bien sont voués à une disparition pure et simple ». (1980 : 15). Appliquée aux groupes, la minoration devient, selon 136 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … Blanchet, une « péjoration socio-culturelle d’un groupe humain, notamment à travers sa langue ». La minoration joue sur le statut, en ce sens elle est qualitative. Le processus de minoration s’accompagne souvent d’un processus de minorisation qui consiste en « une réduction numérique du nombre de locuteurs de la langue en question ». La minorisation joue sur les pratiques, en ce sens elle est quantitative (Blanchet, 2000 : 131). En outre, si des processus de minoration et de minorisation peuvent être mis à jour, on peut se demander si ceux-ci vont de paire avec des processus de majoration et de majorisation. A la question de savoir comment identifier les processus de minor(is)ation/major(is)ation, on peut supposer, au regard de la situation allemande, qu’ils se manifestent par le besoin de nommer les groupes et leurs langues. La dénomination renvoie à une prise de position qui sous-entend un fondement épistémologique ou idéologique. De ce fait, l’étude des termes utilisés pour désigner les groupes constitue un moyen pour aborder les processus de construction identitaire dans une dynamique minor(is)sante et major(is)ante. « L'existence d'une dénomination crée un effet d'évidence qui peut se révéler décisif dans la construction d'une catégorie sociale » (Boyer, 1996 : 93). La minor(is)ation/major(is)ation peut aussi se manifester à travers la ratification de traités internationaux. Alors que l’Allemagne a mis en place pour ses minorités nationales un lourd dispositif législatif, à l’inverse, les minorités non nationales sont minorées par le fait de ne bénéficier d’aucune protection juridique (Krüger, 2004 : 28). Cette hypothèse reste néanmoins à vérifier. Dans certains cas, plutôt qu’une majoration, on peut davantage observer ce qui relèverait d’une « discrimination positive », fondée sur la théorie de l’« inégalité compensatrice ». Cela semble être le cas pour la minorité danoise du Schleswig-Holstein qui bénéficie d’un traitement de faveur que n’ont pas les autres groupes, à savoir une exemption de la clause des 5 % lors des élections parlementaires du Land . Il en est de même avec les minorités allemandes résidant dans d’autres territoires . A l’image de ce que l’Allemagne fait pour sa minorité implantée en Pologne, on constate que d’une manière générale, elle pratique une politique active de soutien à l’égard de tous les groupes de nationalité allemande dispersés en Europe centrale et orientale ainsi que dans des pays de la CEI (Communautés des Etats Indépendants). La plupart des locuteurs de ces groupes n’a plus l’allemand 152 153 152 Le principe de la clause des 5 % a pour effet qu'un parti ne peut être représenté au Bundestag et aux parlements régionaux (Lantag) que si sa liste recueille au moins 5 % des suffrages exprimés (seconde voix) ou s'il obtient trois mandats directs (première voix). Cette « clause des 5 % » vise à limiter le nombre de partis se présentant aux élections et ainsi à éviter la prolifération de petites formations, qui favoriserait l'instabilité parlementaire dont l'Allemagne se méfie depuis la République de Weimar. La minorité danoise fait figure d’exception, en ce sens qu’elle peut entrer au Landtag sans atteindre la barre des 5 % ni obtenir trois mandats directs. Elle est assurée d’avoir au moins un représentant au Parlement du Schleswig-Holstein. 153 Pour une analyse plus détaillée de la situation des minorités allemandes implantées en Europe centrale et orientale, on pourra se reporter à une étude de Munz, R. et Ohlinger, R. (1998). Deutsche Minderheiten in Ostmittel- und Osteuropa, Aussiedler in Deutschland. Eine Analyse ethnisch privilegierter Migration. Mis en ligne sous : http://www.demographie.de/demographieaktuell/da9.pdf. 137 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … comme langue « maternelle ». Elle est devenue une langue seconde qui, dans la perspective allemande, correspond à une deuxième langue maternelle, celle des origines allemandes, lorsque la première langue maternelle est celle du pays où l’on est né (hors d’Allemagne). Les actions à l’égard de ces groupes visent, en quelque sorte, à réactiver des connaissances linguistiques et à revitaliser des éléments d’une culture oubliée. La politique mise en place relève d’une volonté de réhabilitation, d’une restitution ou d’une correction de l’Histoire (Jahan, 2003 : 25-27). En d’autres termes, il apparaît clairement que la majoration des minorités nationales en Allemagne est aussi une majoration de l’allemand, celui des minorités allemandes implantées dans d’autres territoires. Par conséquent, les préoccupations de l’Allemagne dans la question minoritaire ne sont pas tant d’ordre épistémologique ni même éthique, mais bien politique. Plutôt que de processus de majoration, on a ici à faire à des actions de promotion, et on se situe davantage dans le champ de la politique de diffusion de l’allemand. Enfin, on peut se demander si la volonté d’un Etat de rendre « légitime » une langue en permettant et en soutenant modestement son institutionnalisation (par le biais d’un soutien financier aux actions culturelles, par exemple) peut être interprétée comme un acte majorant qui aurait un impact sur la population et sur sa conscience linguistique. Si, dans certains cas, il peut y avoir un changement d’attitude des locuteurs, dans d’autres cas, il est plus difficile d’y voir de quelconques effets. En France, les diverses actions menées à l’intention des langues dites régionales ont eu parfois un impact sur les pratiques des locuteurs ; à l’inverse, cela ne parait pas être le cas pour l’Alsace . En Allemagne, y a-t-il eu une prise de conscience de la situation particulière de la minorité danoise au moment où son parti, le Südschleswiger Wählerbund (SSW), s’est retrouvé au centre d’un enjeu politique comme arbitre d’une élection allemande ? S’il semble que pour certains groupes, il y ait un renouveau, voire un réveil de la conscience identitaire (qui peut se traduire par l’affirmation d’une spécificité politique, culturelle et linguistique), comment le mesurer ? En outre, chaque groupe, et à l’intérieur de chaque groupe, chaque individu ayant sa propre conscience linguistique, il est impossible de dégager des tendances globales. 154 155 156 154 Selon Blanchet (2002), cela semble avoir été le cas pour le provençal, même si, dit-il, « on en mesure encore mal les effets en terme de pratiques effectives de la langue ». 155 Dans quelque 300 entretiens semi-dirigés, des sujets dialectophones (actifs et passifs) livrent, à travers le discours méta- et épilinguistique, divers aspects de leur conscience psychosociolangagière. Parmi les thèmes abordés dans le questionnaire, l’un porte sur les représentations des pratiques linguistiques et langagières. Pour connaître l’intégralité du questionnaire et la présentation des grandes tendances, voir Bothorel-Witz, A. et Huck, D. (1995). 156 Le 20 février 2005, les électeurs de souche danoise se sont imposés comme arbitres de l’élection du Landtag du Schleswig-Holstein. A l’issu du scrutin, les chrétiens-démocrates (CDU), en tête avec 30 sièges devaient l’emporter sur les socio-démocrates (SPD, avec 29 sièges), au pouvoir depuis 12 ans et conduits par leur premier ministre Heide Simonis. Les Verts (proches du SPD) et les libéraux (FDP, proche de la CDU) avaient obtenu tous deux quatre sièges. Avec seulement 3,6% des suffrages et en vertu de l’exemption de la clause des 5%, le parti danois (SSW) a obtenu deux sièges. Si son soutien est allé au SPD, un revirement de situation a néanmoins provoqué la victoire de la CDU. 138 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … Le lecteur aura pu constater qu’il manque à notre étude une prise en compte de ce que les minorités disent d’elles-mêmes et de leur langue. Le discours portant sur les groupes et leurs langues s'inscrit dans le vaste ensemble des représentations sociales et laisse davantage transparaître les rapports de force établis au sein d’une société et permet ainsi d’appréhender les dynamiques sociolinguistiques (cf. contribution D. Huck dans cet ouvrage). Il est donc nécessaire de s’intéresser aussi, au-delà des discours émis par des personnes extérieures aux minorités, à ce que les membres de minorité disent sur eux-mêmes et les attributs culturels et identitaires qui les caractérisent, dont la langue fait partie (approche microsociolinguistique selon Kasbarian, 1997 :185-188 ). Il y a alors minoration du groupe lorsqu’un des interlocuteurs (émetteur ou le destinataire) le juge mineur. Un locuteur qui considère que son identité est minorée (par lui-même ou par le récepteur) laisse apparaître dans son discours des signes liés au processus de minorisation qui se manifestent autant dans ce qui est dit que dans la manière de le dire. 157 CONCLUSION Dans le contexte allemand, où le débat sur les minorités, en particulier celles issues de l’immigration, suscite souvent les passions, nous avons vu que définir les minorités à partir des textes juridiques, des choix politiques ou des propositions issues des disciplines scientifiques n'est jamais simple compte tenu de la complexité, de l'hétérogénéité et de la subjectivité des critères qu'on y emploie. En partant de l’analyse d’un corpus juridique portant sur les minorités, ainsi que de l’interprétation des choix politiques opérés par l’Allemagne, nous obtenons des traits de définition très variables, peu cohérents, enfermant la minorité dans un cadre statique et, par conséquent, non opérationnels pour le sociolinguiste. L’approche du concept de minorité par la voie juridique et politique risque de lui donner un caractère objectivant et déterministe qui conduit à décrire une « minorité » comme un état stable, caractérisable par un certain nombre de données quantitatives et qualitatives. Or, une « minorité » ou un groupe minoritaire n’est pas un donné objectif et immuable. « Ne pas prendre en compte les dynamiques de composition, de recomposition, voire de décomposition de ces groupes en diachronie et [c’est nous qui soulignons] en synchronie risque de les enfermer dans leurs spécificités, de minimiser leur propre évolution » . 158 157 Kasbarian (1997) propose un cadre d’analyse constitué par deux approches. L’approche macrosociolinguistique qui décrit un groupe minoré à partir de critères objectifs extralinguistiques et sociolinguistiques. Par critères extralinguistiques, il entend les assises territoriales, le rapport numérique, etc. Les critères sociolinguistiques renvoient par exemple pour les langues de ces groupes à l’absence de statut officiel, d’usage institutionnalisé (les langues des minorités ne sont généralement pas des langues d’enseignement, sauf dans le cas de quelques aménagements particuliers), à une diffusion orale, pratiquée dans sphère familiale, à une rentabilité sociale restreinte, en distribution complémentaire (pas nécessairement concurrente), etc. L’approche microsociolinguistique s’intéresse aux productions langagières des membres de la minorité. 158 Propos d’Arlette Bothorel-Witz dans l’introduction générale. 139 CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION … Les approches disciplinaires (psychologie sociale, sociolinguistique) ont mis l’accent sur le caractère évolutif de la minorité, celui-ci pouvant être lié aux processus de minor(is)ation et de major(is)ation qui les affectent. Ces processus peuvent donner lieu à des résultats qui sont susceptibles d’évoluer : situation privilégiée (comme cela a été le cas pour la minorité blanche en Afrique du Sud) ou de désavantage (par exemple, les protestants en France). Parmi les situations de désavantage, on peut distinguer des processus internes de majoration et de minoration (cf. les différences de traitement entre la minorité danoise et la minorité tsigane en Allemagne). En retenant l’approche dynamique par les processus de minor(is)ation / major(is)ation, il faudra s’interroger sur les lieux et les modalités de ces processus, en choisissant un corpus à analyser permettant de faire ressortir les rapports de domination sociolinguistique, et en particulier la dialectique minoration / majoration qui transparaît plus particulièrement dans le discours épilinguistique des locuteurs. L’analyse des discours politiques, mais aussi un travail de terrain, par le biais d’enquêtes sur les représentations, les comportements et les attitudes linguistiques des Allemands et des locuteurs de langues minoritaires s’avèrent ici particulièrement salutaire. En d’autres termes, pour aborder les phénomènes de minor(is)ation et de major(is)ation, un cadre d’analyse, constitué d’une double approche - au niveau macro et au niveau micro – peut être d’un grand secours. La prise en compte de ces deux approches permettrait d’insister davantage sur la dialectique majoration / minoration qui est toujours présente même dans les données objectives et surtout dans les données subjectives (on se dévalorise d’un côté et on se valorise de l’autre). Le caractère dynamique ressort précisément de ce jeu alterné entre minoration et majoration. BIBLIOGRAPHIE AMMON, U. (dir.) (1990). Minderheiten und Sprachkontakt = Minorities and language contact, Tübingen, Niemeyer (Sociolinguistica 4). AMMON, U. et al. (dir.). (1987). Soziolinguistik. Ein internationales Handbuch zur Wissenschaft von Sprache und Gesellschaft. Berlin, Walter de Gruyter. BAGGIONI, D. (1997). Langues et nations en Europe. Paris, Payot et Rivages. BENOÎT-ROHMER, F. (1999). Les minorités, quels droits ?, Strasbourg, Editions du Conseil de l'Europe. BLANCHET, Ph. (2000). La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethno-sociolinguistique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. 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REFLEXION … L’institut sorabe http://www.serbski-institut.de Land du Schleswig-Holstein (minorité danoise et frisonne – frison septentrional) http://www.schleswig-holstein.de Land de Basse-Saxe (minorité frisonne – frison satérois) http://www.niedersachsen.de Communautés turques d’Allemagne http://www.tgd.de Conseil de l’Europe http://www.coe.int Bureau des Traités du Conseil de l’Europe http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp Bureau européen pour les langues moins répandues http://www.eblul.org Politique linguistique de l’Allemagne http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/allemagne_pol-lng.htm 145 QUESTIONS A CECILE JAHAN Philippe Blanchet Tu as fait allusion à cette question extrêmement débattue, voire conflictuelle d’éventuelles origines allemandes de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. A ma connaissance – parce que j’ai assisté à des débats très virulents entre des gens du Conseil de l’Europe et notamment Yvonne Bollmann et les gens qui travaillent avec elle –, il semblerait que cela relève plutôt de la rumeur ou de la manipulation idéologique parce que les gens du Conseil de l’Europe qui étaient là ce jour-là ont élevé les dénégations les plus véhémentes en disant que ce n’était pas du tout le cas et qu’au contraire, au départ, c’était une résolution d’une commission dirigée par un Italien. Donc, je pense qu’il faudrait qu’on continue à se poser cette question-là et en tout cas, il faut être très vigilant par rapport au fait qu’on peut se faire piéger par des rumeurs qui circulent. Cécile Jahan C’est une rumeur que j’ai prise dans un ouvrage de Pierre Hillard qui avait fait une étude sur les minorités allemandes en Europe centrale et qui est assez critique, négativement critique, à l’égard de la politique que l’Allemagne a justement à l’égard de ces minorités allemandes. Il disait dans son ouvrage que l’Allemagne était en train de façonner la nouvelle Europe à son image et qu’elle voulait aussi qu’elle soit tournée à son avantage et que c’est pour cela que l’Allemagne serait à l’origine de cinq documents-clefs dans la construction européenne dont la convention-cadre et la Charte européenne des langues régionales et minoritaires. Pour en tirer son propre avantage. Philippe Blanchet C’est un ouvrage très controversé. Andrée Tabouret-Keller Alors moi, j’ai suivi les travaux de la commission qui a préparé la Charte. Je crois qu’il faut revenir dessus et faire une étude précise, mais les textes, on en dispose. QUESTIONS A CECILE JAHAN Philippe Blanchet Ce serait une bonne chose y compris pour qu’on vérifie la rumeur ou pour la dénoncer définitivement. Cécile Jahan Alors pour la bibliographie, il s’agit de l’ouvrage de 2001, Minorités et régionalismes. Enquête sur le plan allemand qui va bouleverser l’Europe . On retrouve énormément de commentaires de Pierre Hillard sur internet au sujet de cet ouvrage-là. Il a dû certainement être très interpellé là-dessus. 159 Andrée Tabouret-Keller Je voudrais juste faire une remarque pour souligner l’importance de ce genre d’étude parce que nous sommes vraiment franco-français, la plupart d’entre nous, dans ce que nous faisons et nous manquons terriblement d’études comparatives et ça, vraiment, c’est une aubaine d’avoir votre travail sur ce point-là. Il serait souhaitable d’avoir plus de travaux comparatifs. C’est ça qui peut nous permettre d’avancer un petit peu. Jean-Jacques Alcandre Quand tu fais allusion à la règle des 5 %, c’est à propos du SchleswigHolstein, de quoi s’agit-il ? Cécile Jahan C’est à propos de la minorité danoise qui a eu cette disposition et n’a pas besoin d’atteindre les 5 % d’électorat pour disposer d’un député ; ils ont de toute façon au moins un représentant politique qui siège au Landtag, qui est le parlement régional, qui représente de cette façon la minorité. Une fois de plus, la question est de savoir s’il représente véritablement cette minorité puisqu’on ne sait pas trop quel est le discours des locuteurs concernés par rapport à ça. Jean-Jacques Alcandre C’est à double tranchant, car il y a un effet de paresse qui s’installe parce que de toute façon il y a une garantie de représentation. Cécile Jahan Là où il y a un glissement et des minorités qui bougent, enfin les minorités actives, ce ne sont pas les minorités nationales finalement, ce sont les autres. Frédéric Mékaoui Je vais me protéger en disant que je vais poser une question bête. Est-ce que dans ces travaux, ces démarches de définition de minorités, est-ce que les gens qui 159 HILLARD, P. (2001). Minorités et régionalismes : l'Europe fédérale des régions. Enquête sur le plan allemand qui va bouleverser l'Europe. Paris, de Guibert. 147 QUESTIONS A CECILE JAHAN ont défini ces minorités sont allés voir ces minorités pour leur demander ce qu’elles pensaient d’elles-mêmes ? Cécile Jahan En ce qui me concerne, je ne suis pas allée sur le terrain et c’est d’ailleurs ce qui manque cruellement à cette étude, mais bon, c’est matériellement aussi difficile. Mais là, les sources que j’ai utilisées dans un premier temps sont très juridiques, c’est même une erreur de casting, mais j’ai été piocher dans une autre discipline, car je ne savais pas vraiment comment commencer cette étude-là et je pensais que, dans un premier temps, c’était moins dangereux de partir d’un cadre juridique et de voir ensuite quels étaient les choix politiques inscrits dans les discours officiels et pour commencer à entrer dans la politique linguistique par ce biais-là. Maintenant, comme on l’a vu ce matin, il y a un triangle et il y a d’autres choses à prendre en considération, et ça marche très bien pour les politiques linguistiques aussi. En Allemagne, les études qui portent sur les minorités sont des rapports officiels commandés par les Länder ou par l’état allemand, et qui sont très descriptifs. Il y a pas tellement de problématisation et donc il n’y a pas tellement d’enquêtes. Les données qui sont indiquées dans ces rapports-là sont demandées à des organisations qui sont censées représenter ces minorités. Pour le cas de la minorité sorabe, ça s’appelle la Domoniva et donc le gouvernement allemand a contacté la Domovina pour lui demander ses données à elle. On a donc aussi évidemment des guillemets à mettre partout dans ce cas-là. Andrée Tabouret-Keller Je crois qu’il faudrait inscrire tout ça dans une dimension historique plus vaste qui soulignerait qu’en Allemagne, la sensibilité à la question des minorités a été très vive du fait de la diaspora allemande dès la deuxième moitié du XIXe siècle et même avant. A partir de 1893, il y a deux journaux pédagogiques à destination des maîtres d’école allemands de minorités allemandes à l’étranger. C’est-à-dire que ce qui s’est passé au moment de la rédaction de la charte européenne a bénéficié, de la part de l’Allemagne, d’une expérience que l’on pourra juger comme on voudra, mais l’expérience était là, alors que, par exemple, la France n’avait rien à donner, rien à apporter. C’est-à-dire que quand il y a des rumeurs etc., c’est vrai que l’Allemagne avait une expérience historique de plus d’un siècle du phénomène minoritaire de ses propres diasporas. On ne peut pas sortir ce que tu as dit de cette histoire à plus long terme. De même ce qui se pratique aujourd’hui, c’est basé sur une expérience très ancienne. Cécile Jahan J’aimerais aussi ajouter une chose : c’est vrai qu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale, toute action sur le statut ou sur le corpus de la langue nationale et officielle était interdite, c’était mal venu et c’était mal vu. Donc l’Allemagne s’est montrée très discrète là-dessus, en tout cas au sortir de la guerre, et il fallait qu’elle trouve autre chose, en quelque sorte, et elle a trouvé cette action sur les minorités. C’est là qu’on a eu les déclarations de Bonn et 148 QUESTIONS A CECILE JAHAN Copenhague. La RDA a accordé des droits à la minorité sorabe, mais si elle faisait cela, c’était qu’elle pouvait le faire ou alors elle pouvait attendre que les pays qui avaient ses propres minorités, donc les minorités allemandes, le fassent. Donc c’est un moyen détourné de continuer une promotion de l’allemand ou une majoration de l’allemand parce que c’était tabou de le faire avec la langue nationale, en tout cas pour un certain temps. Et puis après 90, on a pu, à nouveau, repartir sur de bonnes bases. Arlette Bothorel Il y a peut être un ouvrage que vous devriez consulter. C’est celui de deux Allemands qui travaillaient à l’institut pour la langue allemande, Born et Dieckgiesser , et qui ont été chargés par le ministère des affaires étrangères, il y a maintenant une quinzaine d’années, de faire un premier travail sur les minorités de langue allemande. Et là, quand on pense que le travail a été demandé par le ministère des affaires étrangères, on peut effectivement s’interroger sur la visée de la politique allemande. Concernant l’Alsace, je pèse mes termes, ce qui a été écrit est idéologiquement marqué. On a été catégorisés immédiatement comme étant des locuteurs de langue maternelle allemande et qui sont, de surcroît, analphabètes dans leur propre langue. Bon, c’est ce qui est écrit. Vous avez choisi le cadre juridique et, vous le savez, moi je m’interroge si on peut lire à partir du cadre juridique ce que serait une minorité voire une langue minoritaire. Il faudrait peutêtre davantage voir les mesures qui ont été prises, encore que vous ne puissiez pas, vous, dans le travail qui est le vôtre, mesurer l’impact de ces mesures, vous ne faites pas un travail empirique. Mais je pense qu’il serait intéressant de rajouter des travaux de ce type-là, ça permettrait un peu d’éclairer la politique linguistique, si tant est qu’on est dans ce cadre de politique linguistique. 160 Jean-Jacques Alcandre A propos de la Turquie : les évènements très récents confirment ce que tu dis, c’est-à-dire cette mise en avant de cette terreur qui s’installe soudain, suite à l’assassinat de Theo Van Gogh aux Pays-Bas. Suit une manifestation des Turcs qui disent qu’ils sont contre la violence et qu’ils veulent s’insérer dans un état allemand et on voit, à ce moment-là, des politiques qui interviennent et ça faisait le titre de la Frankfurter Allgemeine le jour dit. Ce qu’on leur disait, c’était : « Bitte, lernt Deutsch ! », « Par pitié, apprenez l’allemand ! ». On voit la différence de traitement. Frédéric Mékaoui Ils veulent les obliger à parler allemand dans les mosquées. 160 BORN, J. et DICKGIESSER, S. (1989). Deutschsprachige Minderheiten : ein Überblick über den Stand der Forschung für 27 Länder. Mannheim, Institut für deutsche Sprache, im Auftrag des Auswärtigen Amtes. 149 QUESTIONS A CECILE JAHAN Philippe Blanchet Une formulation qu’a utilisée Cécile et qui me semble aller dans le sens de ce qu’on a dit ce matin : tu disais qu’ils ont été élevés au rang de minorité, ce qui veut donc dire qu’il est majorant d’être reconnu comme étant minoré. On est bien dans la complexité de la chose. Dimitrios Kargiotis Par rapport à la politique de la discrimination positive, il y a eu un débat, qui continue, dans des sociétés comme la société américaine sur cette mesure. Il y a trois réactions sur la question si on doit continuer sur ce type de programme ou non. Un type de réponse est qu’il faut que ça s’arrête, parce que la situation a été réparée et il n’y a plus de discrimination, qu’il n’y a plus de minorité. Une autre opinion dans le débat dit que la situation n’est pas réparée, des discriminations continuent tout le temps, qu’il faut donc que ce programme continue. Et, dans ce sens là, depuis quinze/vingt ans, une troisième voie s’est élaborée dans la direction qui dit que la question de savoir s’il y a ou non des minorités n’est plus un enjeu, mais il faut garder la discrimination positive au nom d’une mémoire historique de ce qui, une fois, a été un processus de minoration pour ne pas oublier ou parce que ça fait partie de notre histoire. Cette troisième voie me paraît vraiment intéressante, parce que finalement, elle déplace le débat entre minoration ou majoration dans ce sens de communauté multiculturelle. 150 Claude TRUCHOT Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE) (EA 3405) L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » : OBSERVATIONS SUR UN MODE DE MAJORATION Historiquement, le terme de « lingua franca » désigne la langue utilisée pour les échanges dans le bassin méditerranéen de l’époque médiévale jusqu’au XIXe siècle environ. Le terme a été emprunté par la langue anglaise pour nommer le concept de « langue véhiculaire », quelle que soit cette langue. Et la langue anglaise est en train de le prêter aux langues européennes pour désigner précisément les fonctions véhiculaires de la langue anglaise. L’idée se répand en effet que l’Europe a besoin d’une « lingua franca » et que celle-ci est ou devrait être l’anglais. Une « lingua franca » se définit par son mode d’enseignement qui ne doit pas être celui d’une langue étrangère, mais celui d’une langue seconde. Elle se définit par ses fonctions véhiculaires dans différents domaines d’usage. Elle acquiert un statut officiel quand elle est reconnue comme telle par des institutions. Nous allons montrer au moyen de quelques exemples comment ce statut est en train de se construire, ainsi que les fondements réels ou figurés de cette construction. LE NOUVEAU « POSITIONNEMENT » DE L’ANGLAIS DANS L’EDUCATION Démarches Au stade actuel de l’implantation de l’anglais dans les systèmes éducatifs (Truchot, 2002), de fortes pressions s’exercent pour l’enseigner partout en Europe, non plus comme langue étrangère mais comme langue seconde. Ces démarches, qui auraient suscité dans le passé de fortes oppositions, sont maintenant ouvertement défendues et influencent les acteurs politiques. Les agences de promotion et les réseaux de diffusion de l’anglais n’ont donc pas CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » hésité à en faire leur cheval de bataille en Europe. On peut citer, comme référence autorisée, David Graddol, sociolinguiste et historien de la langue anglaise, auteur pour le British Council d'une étude sur l’« avenir de l'anglais », qui a eu un certain retentissement (Graddol, 1997). Il estime dans une nouvelle étude (2001) sur l’avenir de « l’anglais comme langue européenne » qu'il faut prendre en compte ce qu’il appelle le « repositionnement » (repositioning) de l'anglais comme « lingua franca » en Europe et l'enseigner comme une langue seconde. Il se montre critique à l'encontre du Cadre européen commun de référence pour les langues du Conseil de l'Europe qui n’établit pas cette distinction entre l’anglais et les autres langues : « Bien que le Cadre ait été élaboré au départ en relation avec l’anglais, il ne prend pas en compte de manière satisfaisante l’évolution du statut de l’anglais en Europe. La place qui est manifestement encore attribuée à l’anglais est celle d’une « langue étrangère » comme les autres. Il est plus qu’évident que le Cadre est conçu pour nourrir la résistance à la domination de l’anglais comme première et parfois comme seule langue étrangère enseignée dans beaucoup de programmes scolaires en Europe. » 161 Le statut de langue seconde dévolu à l’anglais dans un système éducatif, tel qu’il est préconisé ou mis en place, a plusieurs caractéristiques. La première est son instauration comme discipline fondamentale : tout citoyen doit recevoir une formation à cette langue. Son enseignement devient donc obligatoire. Il est introduit dès l’école primaire et reste obligatoire jusqu’à l’entrée dans l’enseignement supérieur. La seconde caractéristique majeure est la redéfinition du contenu de l’enseignement. Cela consiste à faire une large place dans l’apprentissage aux situations de communication entre non-anglophones et à choisir comme norme ou référence l’anglais utilisé en de telles circonstances. Cela implique une recherche sur la description de ces situations et de ces « variétés de langue ». Cette recherche, dont le nom de domaine est « English as a lingua franca », se développe de manière très rapide en Europe. « L’anglais comme lingua franca est en train de devenir un domaine d’une particulière vitalité dans la recherche en linguistique appliquée, la plus grande partie du travail étant entreprise dans l’espace d’expansion de l’anglais, principalement en Europe continentale et en Asie de l’Est. » (Jenkins, 2004 : 63162). Plusieurs programmes de recherche sont en cours de réalisation. Celui de l’université de Vienne est souvent pris comme référence (Seidlhofer, 2001). 161 « The framework although first worked out in connection with English, does not satisfactorily address the changing status of English in Europe. English is still very much positioned as one ‘foreign language’ like others. There is even more than a hint that the framework is intended to provide a resistance to the dominance of English as the first , and sometimes only foreign language in many European curriculums » (p.52, traduction CT). 162 « ELF (English as a lingua franca) is developping into a vibrant research area in applied linguistics, with much of the work being carried out in the Expanding Circle, especially mainland Europe and East Asia. » Conférence au XXXVIIIe congrès de l’IATFL (International Association of Teachers of English as a Foreign Language), Liverpool, avril 2004, traduction CT. 152 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » Mises en oeuvre Les fonctions véhiculaires étant privilégiées, l’enseignement dans la langue est préconisé à des fins d’apprentissage de la langue. La « lingua franca » est ensuite utilisée à des fins de transmission des connaissances. Cette utilisation de l’anglais comme langue véhiculaire de l’éducation connaît actuellement un développement très rapide dans l’enseignement supérieur. Nous y reviendrons. Cette reconsidération du statut de l’anglais dans l’éducation fait rapidement son chemin en Europe, non seulement dans des pays où l’anglais est bien implanté comme le Danemark et les Pays-Bas, mais aussi en France, où cette langue est loin d’avoir le même enracinement. En 1997, Claude Allègre, personnalité scientifique de renom, alors ministre de l’éducation, déclarait que l’anglais devait être enseigné comme une langue seconde. Il s’agissait à l’époque d’une déclaration à l’emporte-pièce et le ministre était apparu assez isolé. Mais ce nouveau « positionnement » de l’anglais a été considérablement conforté par le Rapport sur l’avenir de l’école (Ministère de l’éducation nationale, 2004) commandé par un de ses successeurs au ministère. On trouve, nourrissant ce rapport, une bonne partie des préceptes sur l’enseignement comme langue seconde décrits ci-dessus. Selon ce rapport, l’anglais est classé comme un « savoir-faire » faisant partie du « socle des indispensables » : « Le premier (indispensable) est l’anglais de communication internationale qui n’est plus une langue parmi d’autres, ni simplement la langue de nations particulièrement influentes. Il est devenu la langue des échanges internationaux, que ce soit sur le plan des contacts scientifiques ou techniques, commerciaux ou touristiques. Il ne s’agit pas d’imposer l’anglais comme langue étrangère exclusive, mais de considérer comme une compétence essentielle la maîtrise de l’anglais nécessaire à la communication internationale : compréhension de diverses variétés d’anglais parlées par les anglophones et les non-anglophones, expression intelligible par tous » (p. 54) Certitudes Ces prises de position considèrent comme acquis que l’anglais est effectivement une « lingua franca » européenne, ou alors qu’il doit le devenir. Ces certitudes méritent pour le moins d’être évaluées. Le plus souvent une telle évaluation est considérée comme inutile, voire illégitime, même parmi les personnes qui font état de leurs préoccupations vis-à-vis de l’expansion de l’anglais. L’argumentation commence le plus souvent par : « Il ne fait aucun doute… ». Citons, parmi d’autres, ces quelques exemples pris dans la partie introductive d’une étude sur l’enseignement de l’anglais comme « lingua franca » réalisée pour le Conseil de l’Europe (Neuner, 2004) : « Il ne fait aucun doute qu’il est très utile de disposer d’une « langue pour tous » pour la communication quotidienne » (p. 1). « Il ne fait aucun doute que, dans le monde actuel, une connaissance au moins élémentaire de l’anglais est indispensable… » (p. 2). 153 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » C’est l’argumentation de l’évidence. Elle apparaît très communément sous la dénomination de « la langue de… » : l’anglais est LA langue des sciences, de l’économie, de la finance, de la construction européenne. De tels arguments sont avancés sans que soit examinée la réalité de ces « évidences », leur contenu idéologique, les processus et démarches politiques et économiques qui les ont imposés, la légitimité de la présence d’autres langues. On le trouve de manière explicite dans le Rapport sur l’école qui, après avoir énuméré les domaines de « la langue de… », conclut ainsi: « Ne pas être capable de s’exprimer et d’échanger en anglais de communication internationale constitue désormais un handicap majeur, en particulier dans le cadre de la construction européenne » (p.54). D. Graddol s’efforce au moins de convaincre en essayant de fonder ses arguments. Mais il ne les fonde en tout et pour tout que sur deux études. La seule qui ait un caractère scientifique est celle de Bent Preisler sur l’anglais au Danemark (Preisler, 1999). L’autre est une enquête sur la connaissance des langues en Europe réalisée par Eurobaromètre, l’agence de sondages de la Commission européenne, à l’occasion de l’Année européenne des langues (Commission européenne, 2001). Preisler avance un certain nombre de données, recueillies au moyen d’un échantillon aléatoire, sur les contacts de la population adulte danoise avec l’anglais : ainsi 80 % des personnes interrogées déclarent entendre de l’anglais au moins une fois par jour, 45 % regarder des films ou programmes de télévision en anglais sous-titrés tous les jours, 32 % avoir à traiter des documents en anglais sur leur lieu de travail de manière quotidienne. On relèvera aussi, ce que ne fait pas Graddol, que seules 9 % des personnes interrogées déclarent avoir l’occasion de s’exprimer oralement en anglais. Il est probable qu’une étude effectuée en Suède ou aux Pays-Bas donnerait des résultats équivalents. Mais la situation apparaîtrait probablement très différente dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. On ne dispose pas de données comparables pour ces pays, mais il est pour le moins contestable de généraliser à ces pays ce qui peut être constaté au Danemark. Les données sur l’anglais dans l’enquête d’Eurobaromètre publiée en 2001 ont été recueillies dans les treize pays non-anglophones de l’Europe à quinze. Graddol retient de ces données que 80 % des populations des pays nordiques déclarent pouvoir parler anglais. Les proportions sont nettement moins élevées en Europe du Sud, mais Graddol souligne les différences entre générations. Ainsi, en France, environ 10 % des personnes âgées de plus de 54 ans déclarent connaître l’anglais, contre 55 % des personnes de 15 à 24 ans, ce qui présage d’un bel avenir pour l’anglais puisque les jeunes générations sont considérées comme les avant-gardes des changements sociolinguistiques. Graddol en déduit que l’anglais a déferlé sur l’Europe du nord au sud (« has been sweeping across Europe from north to south »). 154 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » Le problème, dont il a parfaitement conscience, est celui de la crédibilité qu’il convient d’accorder aux déclarations des personnes interrogées. En moyenne 41 % des répondants déclarent connaître l’anglais. Comme 19 % des répondants déclarent connaître le français et qu’il y a là aussi une progression générationnelle, on devrait donc en conclure que si l’anglais est une déferlante de forte amplitude, le français en est une de moyenne amplitude. Ce qui laissera les observateurs du français interrogatifs, voire sceptiques. En fait, ce genre de sondage dépend des représentations qu’ont les individus et les sociétés de ce qu’est connaître l’anglais. Pensant affiner les données sur la connaissance de l’anglais, les auteurs du sondage ont demandé aux répondants de s’auto-évaluer selon trois niveaux : élémentaire, bon, très bon. Si les résultats au Danemark se répartissent entre bons (34,9 %) et très bons (36,7 %), les Suédois ont presque tous refusé de s’estimer très bons (0,1 %) s’estimant simplement bons (88,4 %). Or, on ne voit pas en quoi ils seraient inférieurs aux autres Scandinaves, autrement que dans leurs représentations. Repères Une étude récente (Truchot, 2002) entreprend de faire le point sur les études réalisées et les données disponibles sur l’anglais en Europe et sur ce qu’elles livrent comme informations. Elle souligne en introduction que, pour étudier ce phénomène d’expansion à l'échelon de l'Europe, il faut disposer de données émanant de sources scientifiques, que celles-ci doivent être suffisamment représentatives de l’espace européen. C’est loin d’être le cas. On trouve des études répondant à des critères scientifiques sur des domaines comme les langues dans les sciences, les pratiques linguistiques des cercles d’usagers restreints. Les études et les observations les plus nombreuses portent sur les institutions de l'Union européenne. Ces espaces d’usage sont prestigieux, mais ils ne regroupent que l’Europe occidentale nordique. Cela n’a rien de surprenant dans la mesure où c’est dans cette région que l’implantation de l’anglais apparaît la plus manifeste. Ce qui est par contre surprenant est que le nord de l’Europe soit pris comme référence dans les politiques linguistiques qui ont pour objectif la promotion de l’anglais en d’autres parties du continent. L’étude note aussi que la plus grande quantité d’informations est fournie par des organismes dont la vocation n’est pas l’observation sociolinguistique. On connaît les statistiques sur l’enseignement des langues fournies par les ministères de l’éducation. La Commission européenne diffuse les études de ces agences de statistiques (Eurydice, Eurostat) et celles de son organisme de sondage Eurobaromètre dont on a vu les limites. En matière d’usage des langues, les données disponibles sont surtout d’ordre institutionnel ou commercial et relèvent de ce qu’on peut appeler l’observation des marchés linguistiques. Ainsi on dispose de statistiques sur les langues, des références qui sont recensées par les banques d’informations scientifiques et techniques. Il existe des comptages sur les langues des sites Internet, sur les langues de consommation des produits audiovisuels. L’évaluation des pratiques linguistiques dans les institutions de l’Union 155 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » européenne se fonde en grande partie sur les statistiques fournies par leurs services de traduction. Les données dont on dispose actuellement pour prendre la mesure du phénomène doivent donc plutôt être considérées comme des repères. Traités de manière diachronique, ceux-ci permettent d’entrevoir la nature des évolutions. Mais dans presque tous les domaines des études sont nécessaires : éducation (enseignement de l’anglais et en anglais), monde du travail, production et diffusion culturelles, société de l’information, vie quotidienne. Ces repères font aussi apparaître les fonctions sociales de plus en plus manifestes attribuées à la langue anglaise. Ils montrent le rôle des représentations. L’anglais est associé à la modernité et se voit attribuer une dimension internationale et mondiale, quelle que soit la diffusion internationale d'autres langues ou leur capacité à exprimer ce que la société a de moderne. Nous allons en voir un exemple avec le rôle attribué à l’anglais dans l’enseignement supérieur. L’ENSEIGNEMENT FRANCA » UNIVERSITAIRE EN « LINGUA Une pratique en expansion La pratique d’utiliser l’anglais pour la transmission des connaissances dans l’enseignement universitaire se répand en Europe. Plusieurs études réalisées récemment permettent de situer l’importance de cette pratique. C’est le cas en particulier de celle d’Ammon et McConnell (2002) portant sur 21 pays. On ne s’étonnera pas que le recours à l’anglais soit fortement implanté dans le nord de l’Europe, Pays-Bas compris. On considère que ce pays est probablement le plus avancé dans cette voie. L’enseignement en anglais y est intégré à partir de la seconde année d’étude universitaire, puis de plus en plus largement, et le recours à cette langue est dominant pour les diplômes de haut niveau. Une enquête réalisée par l’Union de la langue néerlandaise (Nederlandse Taalunie163) montre que l’anglais est utilisé comme langue d’enseignement dans la totalité des masters164. Plus de la moitié d’entre eux sont assurés exclusivement dans cette langue. Les autres langues étrangères sont peu utilisées. Ajoutons qu’aux Pays-Bas et dans tous les pays d’Europe du Nord, les programmes destinés aux étudiants qui participent aux échanges Erasmus ont lieu en anglais. Cette pratique s’est élargie à l’Europe centrale dans les années 1990. De nombreuses filières universitaires en langues étrangères y ont été créées. Il en existe un nombre important en allemand et en français, mais le recours à l’anglais 163 Nederlandse Taalunie : www.taalunie.org. Dans le cadre de la mise en place d’un espace commun de l’enseignement supérieur, ou processus de Bologne, le système de diplômes a été normalisé en trois niveaux : licence (3 ans), master (5 ans), doctorat (8 ans). Les masters sont des formations spécialisées qui s’effectuent en deux années après la licence. En 2005, cette réforme était mise en place dans une quarantaine de pays (note p. 11). 164 156 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » est très largement dominant. Selon les témoignages recueillis par Ammon et McConnell, cette pratique n’est pas attestée en Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie, Portugal). Par contre, elle se répand en Allemagne et en France. En Allemagne, le premier diplôme universitaire en anglais a été créé en 1997. En 2001, toutes les universités allemandes avaient introduit des diplômes « anglophones » dans leur offre de formation. Edufrance, l’agence officielle chargée de promouvoir l’enseignement supérieur français à l’étranger, a recensé toutes les formations (non linguistiques) dispensées en anglais par des établissements d’enseignement supérieur français. La liste que l’agence a établie, publiée sur son site internet, en compte 419165. Les écoles supérieures de commerce et de management d’entreprises contribuent pour plus d’une moitié (220) à cette offre de formation. Les autres filières « anglophones » sont localisées dans des grandes écoles, des écoles d’ingénieurs et des universités. Environ 200 des diplômes délivrés sont annoncés comme étant des masters. On recense aussi 12 licences, 15 DEA et 10 DESS. On peut ajouter la cinquantaine de MBA (Master of Business Administration) délivrés par les écoles supérieures de commerce, qui sont des diplômes post-universitaires, et constater que la formation au management d’entreprises se fait actuellement en France de manière dominante en anglais. Une enquête effectuée par le Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen a apporté des informations sur la situation dans les universités et grandes écoles166. Elle avait pour objectif d’évaluer l’usage de langues autres que le français dans les formations habilitées comme masters, DEA et DESS, hors filières linguistiques. Les réponses ont été complétées par les données fournies sur les sites internet de ces établissements. Les résultats révèlent que l’usage de l’anglais comme langue d’enseignement est affiché à ce niveau d’étude par 10 grandes écoles sur le groupe de 32 retenu pour l’enquête, dont plusieurs ne sont pas recensées par Edufrance. On le relève également dans 18 établissements sur les 86 universités françaises, dont 9 ne sont pas recensés par Edufrance. Par contre, il est très difficile d’évaluer ce que cela représente en pourcentage de l’offre globale de formation, étant donné la complexité et la diversité de celle-ci, et son « chamboulement » actuel avec la mise en place du nouveau système européen de diplômes. Le processus semble néanmoins bien entamé dans les grandes écoles. A titre indicatif, les 5 masters de l’Ecole normale supérieure de Lyon et 5 des 12 masters de l’Institut d’études politiques de Paris sont présentés 165 Edufrance : www.edufrance.fr. La consultation a été faite en mai 2005. La liste a été établie en 2002. 166 Cette enquête s’intégrait dans une étude sur l’évolution du statut de langues nationales en Europe, entreprise à l’initiative de la Fédération européenne des instituts linguistiques nationaux (FEILIN ou EFNIL). La partie française était assurée par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France et confiée au Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE) de l’université Marc Bloch. La FEILIN, ayant dû interrompre cette étude, n’a pas publié de résultats. L’enquête du GEPE a été effectuée par Cécile Jahan. 157 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » comme ayant lieu en grande partie en anglais. Pour les universités, on peut parler d’un phénomène émergent, mais moins conséquent. A ce stade, des études sont nécessaires. On ne connaît pas le nombre d’étudiants concernés par ces enseignements, et les pourcentages respectifs d’étudiants français et étrangers. Edufrance précise dans sa présentation si l’anglais est la seule langue d’enseignement ou s’il est utilisé conjointement avec le français, mais dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas possible d’évaluer la part respective de chaque langue sans observation des pratiques. Il faudrait probablement observer si les pratiques affichées correspondent à une réalité, ou quelles pratiques ne sont pas affichées. Les données dont on dispose permettent en l’état d’appréhender plusieurs caractéristiques de ce recours à l’anglais à l’échelon européen. Il est presque toujours mis en relation avec le caractère international d’une formation. Mais le concept « d’international » est flou et sa signification varie considérablement. Il peut se référer à la nature des emplois auxquels la formation donne accès. Il peut se référer au fait que le diplôme délivré est préparé conjointement dans des établissements de pays différents. Bien souvent une formation est déclarée « internationale » par le simple fait qu’elle accueille des étudiants de nationalités différentes. On se rend compte aussi que certaines formations sont internationales parce que l’enseignement est en langue étrangère… Le recours à l’anglais se rencontre avant tout dans des filières de haut niveau. Nous l’avons vu dans le cas des Pays-Bas. Ammon et McConnell (2002) le relève dans la plupart des autres pays. Selon Edufrance, 82 % des diplômes anglophones figurant sur sa liste se situent après la licence ou un diplôme équivalent. On assisterait donc à une différenciation entre le haut niveau de formation, dont l’usage de l’anglais deviendrait une spécificité, et les autres, dispensées dans la langue nationale. En France se trouverait, parmi ces dernières, la grande masse des formations universitaires. Une autre caractéristique évidente est que le recours à l’anglais est particulièrement prononcé dans des pays qui ont des langues moins diffusées et moins enseignées. Enfin, et sans que cette liste soit exhaustive, l’anglais s’implante rapidement dans les pays moins développés et qui connaissent un développement important mais très inégalitaire. Contrechamp En contrechamp, on peut avancer plusieurs observations. Les premières portent sur la qualité d’un diplôme universitaire de haut niveau dispensé en « lingua franca ». Dans la plupart des cas, les enseignants ne sont pas anglophones, ce diplôme est ouvert à des étudiants qui, dans leur grande majorité, ne sont pas anglophones non plus. On peut donc s’interroger sur la qualité de la transmission des connaissances par les enseignants, sur la capacité des étudiants à 158 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » s’exprimer, surtout par écrit, et sur les problèmes que pose l’évaluation des connaissances dans ces circonstances. Il est très probable que de telles formations reposent sur une estimation erronée et donc aberrante de ce qu’est connaître une langue, de ce qu’il est possible de faire avec une « lingua franca » par rapport avec ce que l’on peut faire avec une langue dans laquelle on a été socialisé et éduqué. Si l’on considère que le langage s’articule avec la pensée, on peut en déduire qu’un enseignement de haut niveau est difficilement compatible avec un idiome approximatif qu’il est excessif de nommer « langue anglaise ». C’est pourtant bien ce qui se produit. Claude Piron (1994) estime à 10.000, voire 12.000 heures d’exposition active à la langue étrangère le temps nécessaire pour qu’un universitaire non-natif puisse être en mesure de réellement travailler dans cette langue. Ce qui implique plusieurs années de formation en milieu naturel. On est loin des quelques centaines d’heures qui constituent le viatique moyen des enseignants de ces filières « anglophones ». Un diplôme dans la langue du pays, précédé pour les étudiants étrangers d’une formation linguistique adéquate, favorisée par leur immersion dans l’environnement naturel de cette langue, serait certainement de bien meilleur niveau. Un apprentissage diversifié et approfondi des langues étrangères garantirait son ouverture internationale. Le problème est qu’il ne recevrait pas un label international, que seule paraît garantir la langue anglaise, dans l’esprit d’un grand nombre de gens : promoteurs de diplômes, étudiants qui souhaitent les acquérir et acteurs économiques et institutionnels qui les reconnaissent. On peut aussi faire des observations sur les fondements des démarches qui posent que la communication en Europe ne peut s’établir qu’au moyen d’une « lingua franca ». C’est un postulat erroné. En effet, une très large partie de la communication internationale ne se fait pas de manière transversale ou transnationale, elle se fait en direction de pays, c’est à dire en direction de communautés linguistiques nationales. C’est le cas en particulier de la communication engendrée par la mobilité professionnelle. On vient travailler dans un pays. Chaque pays possède ses propres usages linguistiques pour les relations de travail, dont l’une des caractéristiques majeures est l’usage d’une langue commune. C’est donc aussi la langue principale de communication pour toute personne qui vient travailler dans un pays, quelles que soient ses fonctions. Les entreprises étrangères qui s’y implantent essaient bien d’imposer leurs propres pratiques, parmi lesquelles l’usage de l’anglais comme « lingua franca », mais elles buttent le plus souvent sur une réalité : c’est dans les langues dans lesquelles les individus ont été socialisés et éduqués qu’ils sont le mieux à même de faire preuve de leurs compétences professionnelles. Il en est de même de la communication engendrée par la mobilité universitaire. On vient étudier dans un pays. Toute personne qui vient y acquérir un diplôme s’insère dans les pratiques linguistiques des universités, que celles-ci utilisent une seule langue, ce qui est le plus fréquent, ou qu’elles en utilisent 159 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » plusieurs, ce qui est le cas dans les situations de contact (universités de Fribourg, de Barcelone, par exemple). On peut bien sûr considérer l’argument selon lequel il n’en a pas été toujours de même dans le passé. Il est mis en évidence aux PaysBas, où l’on avance, pour justifier l’usage actuel de l’anglais, que les universités ont une tradition d’usage d’autres langues que le néerlandais. On peut aussi retourner l’argument en disant que dans le passé, les langues utilisées, essentiellement l’allemand et le français, avaient une fonction particulièrement élitiste qui serait donc maintenant dévolue à l’anglais. Dans la grande majorité des cas, les langues des pays européens constituent les langues réelles de la mobilité professionnelle et universitaire en Europe. Cette conclusion est tirée par les anglophones eux-mêmes. Le journaliste Chris Yeomans, critiquant les gouvernements britanniques successifs qui, pendant vingt ans, n’ont pas investi dans l’enseignement supérieur, constatant la situation qu’il estime désastreuse des étudiants anglais, de plus en plus endettés pour payer des frais d’études de plus en plus élevés, leur donne le conseil suivant : « Tirez le meilleur parti du processus de Bologne et du futur enseignement supérieur européen en apprenant une langue étrangère. Allez étudier ailleurs en Europe. Une fois votre diplôme en main et installé à l’étranger, les impôts anglais seront mal en point… » . Si l’on prend ce conseil à la lettre, ce que les universités européennes ont à offrir aux étudiants étrangers, ce ne sont pas seulement leurs diplômes, ce sont aussi leurs langues. 167 LA « LINGUA FRANCA » DANS LES IDEOLOGIES ET LES PRATIQUES SOCIALES Il ne s’agit pas de nier l’utilité des langues véhiculaires. Mais établir la prééminence d’une « lingua franca » est une tout autre démarche. Nous sommes en face d’un processus idéologique qui survalorise ce qui est considéré comme international et la langue qui est censée incarner cette dimension. Le même processus idéologique dévalorise les langues nationales en les faisant apparaître comme archaïques et dépassées. L’usage de la langue nationale en tant que langue commune d’un pays tend à être ignoré ou sous-estimé alors qu’il est effectif, même en contexte international. Ceux qui prônent l’usage de la langue nationale sont stigmatisés comme étant étroits d’esprit et chauvins, voire pire. Dans de nombreuses formations universitaires « anglophones », la « lingua franca » tend à être préférée alors que la langue habituelle d’enseignement pourrait être utilisée, au moins pour une partie de la communication, moyennant des aménagements linguistiques appropriés : par exemple, en prenant des 167 Magazine Cafébabel, diffusion internet : www.cafebabel.net : Dossier : L’université du futur se décide à Bergen. Chris Yeomans : « English students face financial ruin » (version anglaise), « Les étudiants anglais au bord de la banqueroute » (version française), 16 mai 2005. 160 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » dispositions pour mettre cette langue à portée des étudiants étrangers. Mais les universités peuvent craindre qu’en faisant ce choix, sans afficher leur adhésion à la « lingua franca », elles apparaissent archaïques, recroquevillées sur ellesmêmes, et soient rétrogradées en bas des classements concurrentiels réalisés par les agences de la globalisation. Pourtant, dans le cadre de la mobilité éminemment souhaitable des étudiants, des universitaires, des chercheurs, la responsabilité des universités n’est-elle pas de transmettre aussi la langue, ou les langues, du pays, en même temps qu’elles transmettent les savoirs dont elles sont productrices ? Dans ce recours à une « lingua franca », on peut aussi voir transparaître des motivations sociales. Une forte corrélation peut être établie entre la connaissance de l’anglais et le statut social des individus, entre l’usage de cette langue et l’exercice d’un pouvoir. C’est particulièrement le cas dans les entreprises, mais ce peut être aussi le cas en politique et dans le monde scientifique. Un chef d’entreprise ou un cadre supérieur, passé par des filières anglophones, aura intérêt à montrer sa connaissance et sa pratique de l’anglais à ses subordonnés s’il veut affirmer son autorité en les plaçant en situation d’infériorité. La connaissance de l’anglais est presque toujours requise dans les offres d’emplois de haut niveau. Mais les informations que l’on peut obtenir montrent que ce qui est vérifié, ce n’est pas l’adéquation à un profil linguistique : dans la plupart des cas, ce profil n’a pas été établi. Ce qui est vérifié par contre, c’est l’éducation du postulant, ses contacts avec les modèles économiques ou de gestion d’entreprises considérés comme des références, s’il est mobile, adaptable, pas trop enraciné dans une culture nationale. En Europe, cette institutionnalisation d’une « lingua franca » commence à faire l’objet d’un débat, mais celui-ci est encore peu nourri par la recherche. Il n’est pas trop étonnant que la recherche la plus active soit consacrée aux moyens de mettre en œuvre cette institutionnalisation plutôt qu’à l’analyse de ses fondements et de sa nécessité. Choisir la seconde voie implique des analyses de situations par domaines et par pays, l’étude des représentations sociolangagières. En matière de politique linguistique, il convient d’analyser les effets sociaux, politiques, les conséquences économiques, et parmi celles-ci, les coûts pour les budgets des collectivités publiques des investissements consacrés à la mise en place d’une « lingua franca » en regard de ses objectifs réels. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES AMMON, U. et McCONNELL, G. (2002). English as an Academic Language in Europe, Frankfurt am Main, P. Lang. Commission Européenne (2001). Rapport Eurobaromêtre 54 : Les Européens et les langues, Luxembourg, Commission des Communautés européennes, http://europa.eu.int/comm/public_opinion 161 CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » Conseil de l’Europe Cadre européen commun de référence pour les langues, www.coe.int/lang/fr. GRADDOL, D. (1997). The Future of English, London, The English Company GRADDOL, D. (2001). « The Future of English as a European Language », The European English Messenger, Volume X, Issue 2, pp. 47-55. JENKINS, J. (2004). « ELF at the gate : The Position of English as a Lingua Franca », The European English Messenger, Volume XIII, Issue 2, pp. 63-69. Ministère de l’Education nationale (2004). Rapport sur l’avenir de l’école, www.education.gouv.fr. NEUNER, G. (2004). Policy approaches to English in the school curriculum. Approches de l’anglais dans les programmes scolaires, Strasbourg, Conseil de l’Europe. PIRON, C. (1994). Le défi des langues : du gâchis au bon sens, Paris, L’Harmattan SEIDLHOFER, B. (2001). « Closing a conceptual gap : the case for the description of English as a lingua franca », International Journal of Applied Linguistics 11, pp. 133-158. TRUCHOT, C. (2002). L’anglais en Europe : repères. Key aspects of the use of English in Europe, Strasbourg, Conseil de l’Europe 162 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT René Kahn Je n’ai aucune compétence pour discuter de cette question de l’anglais, mais elle m’intéresse comme langue économique, langue de la gestion, langue de l’entreprise, de la finance. C’est vrai qu’il y a un point aveugle : c’est-à-dire à partir du moment où quelque chose s’est mis en place, il y a un effet cumulatif, c’est ce que nous, nous appelons un « effet de réseau », c’est-à-dire que plus cette langue est pratiquée, plus il y a intérêt à la pratiquer pour ceux qui ne la connaissent pas encore. Je voulais poser deux questions. D’abord : est-ce qu’on a fait un travail historique pour voir si la langue dominante en matière économique n’était pas celle du pays économiquement dominant ? On sait qu’au cours de l’histoire, depuis la révolution industrielle, ce sont les villes italiennes, puis hanséatiques, puis la Hollande, puis Paris et enfin Londres et ensuite, après la Première guerre mondiale, les Etats-Unis qui sont devenus, en quelque sorte, le centre de l’économie du monde. Est-ce qu’au cours de ces différentes périodes, c’était déjà l’anglais qui était langue de l’économie, parce que peut-être Adam Smith était Anglais et que c’est lui le père fondateur de l’économie, ou est-ce qu’il y a eu un déplacement aussi linguistique, parallèle au déplacement des centres de l’économie ? La deuxième question : est-ce qu’on a fait un travail sur la langue comme véhicule des valeurs, par exemple des valeurs libérales ? Est-ce que, par exemple, un Anglais est plus attaché à l’idée de la libre-entreprise, du libre commerce et, d’une manière générale, aux valeurs libérales ? Claude Truchot Sur la première question : l’émergence de l’anglais dans les entreprises, en tout cas en Europe, est un phénomène qui date grosso modo des années soixantedix, soixante-dix/quatre-vingts, d’abord en Europe du nord. Donc c’est un phénomène qui est quand même relativement récent. Par contre, dans les différents domaines d’usage de l’anglais, dans chaque domaine d’usage, on va voir apparaître l’influence du pays dominant. Il n’y a pas un seul domaine d’usage où l’on ne puisse pas faire un lien avec les Etats-Unis et accessoirement avec la Grande-Bretagne. Et dans le domaine des grandes entreprises, il suffit de prendre la liste des cent plus grandes multinationales pour voir lesquelles sont américaines. On a compris. Cela étant dit, comme je l’ai dit tout à l’heure, QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT l’affichage est fort, mais la réalité est différente. La réalité de terrain, c’est que les entreprises travaillent dans la langue que leur personnel connaît le mieux. Et dans l’état actuel des choses et étant donné l’importance prise par le langage dans le travail –et là je renvoie à des études comme celles de J. Boutet-, il est clair qu’on peut utiliser une lingua franca, mais que cela a des limites. Il est beaucoup plus productif pour l’entreprise d’avoir quelqu’un qui connaît profondément une langue que quelqu’un qui ne la maîtrise que comme lingua franca. La lingua franca va rester au niveau des échanges entre un petit nombre de personnes, même si elle est affichée. Si on prend une entreprise de quelque 2000, 3000 personnes, américaine ou autre, qui s’implante en France, la presque totalité des personnes va travailler en français, mais il y aura un petit nombre de gens qui, en plus, travailleront en anglais. Il me semble que c’est ce que l’on peut voir, d’après toutes les observations que j’ai faites. La relation entre telle ou telle langue et en particulier l’anglais et ce qu’elle véhicule, ça fait partie d’un implicite très fort, disons d’une représentation. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu des études là-dessus, mais ce serait très intéressant d’en faire. Et en particulier, je pense qu’il faudrait faire actuellement une étude sur les raisons pour lesquelles, à l’intérieur de l’Union Européenne, on est en train de passer du français à l’anglais, dans le fonctionnement de l’institution. Car on se rend compte en fait que l’institution ‘Union Européenne’, je pense en particulier à la Commission européenne, a été très longtemps structurée selon des modèles administratifs français et fonctionnait très fortement en fonction de ces modèles-là. Et à ce moment-là, la langue française collait relativement bien à ce fonctionnement. Or, ce qu’on constate actuellement, c’est que l’on entre de plus en plus dans le modèle de fonctionnement anglo-saxon, donc libéral, néo-libéral, etc. et on pense que ou on estime que et on sent que, on décide que, en tout cas, l’anglais s’y prête mieux. Ce n’est pas le seul facteur qui fait que les institutions européennes sont en train de se mettre à fonctionner en anglais, mais ça me semble quand même être une raison majeure. Philippe Blanchet Pour partie, la réponse est comprise dans ta question. Parce ce que tu dis : est-ce que le fait d’utiliser l’anglais véhicule des valeurs libérales ? Or liberal en anglais, ça veut dire de gauche et libéral en français, ça veut dire de droite, tu vois bien. Et il y a un aspect complémentaire à ce qu’on disait là, c’est qu’en termes de minoration/majoration, il ne faut pas qu’on perde ce fil-là non plus, en même temps que l’anglais se développe en tant que lingua franca, ce qui d’une certaine façon est une forme de majoration, c’est une minoration pour au moins deux raisons. D’abord, puisque du coup, il est perçu comme une langue étant dépourvue de modalités d’accès ou de support sur une culture. Et puis deuxièmement, et ça, ça devrait parler à un économiste, c’est qu’en termes de théorie de l’avantage comparatif, il perd sa valeur ajoutée. Puisque tout le monde a la même compétence, cette compétence-là n’est plus une compétence qui apporte une valeur ajoutée et aujourd’hui probablement, il vaut mieux savoir en 164 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT plus parler chinois ou parler turc pour trouver du boulot, que de simplement parler anglais, puisque tout le monde parle anglais aussi. Irini Tsamadou-Jacoberger Est-ce qu’il y a déjà eu des études un peu plus linguistiques sur les effets et les retombées de cette véhicularisation sur la langue même ? Est-ce que, par exemple, quand on parle de l’anglais comme lingua franca, on parle de la même chose que de l’anglais où on n’est pas en phase d’hybridation, de métissage etc. ? Est-ce qu’il y a eu des études qui portent vraiment sur ces contacts entre les différentes langues parce que bon, il y a eu d’autres langues véhiculaires avant l’anglais et donc on sait comment l’histoire a marqué ces langues. Claude Truchot L’étude de Seidlhofer porte quand même de façon spécifique sur la description de cet anglais véhiculaire, de cette lingua franca qu’il considère comme étant de l’anglais européen. Est-ce que ça existe, est-ce que c’est une nouvelle variété, on verra ou on ne verra pas. La question de l’influence de cette variété d’anglais sur l’anglais en général, je pense que c’est un problème difficile. J’ai plutôt tendance à penser que la langue anglaise écrite est tellement équipée, équipée de tellement d’outils, est tellement standardisée, que la standardisation est tellement forte, que ça me semble difficile qu’en tout cas, cette langue-là, soit influencée par des langues périphériques, mais je ne sais pas. Je sais en tout cas qu’il n’y a pas beaucoup d’études là-dessus. Il y a beaucoup de gens qui disent que l’anglais est utilisé par tout le monde, donc que c’est une langue qui va éclater. Cela peut être vrai sur le plan de l’oral, mais ce n’est certainement pas vrai sur le plan de l’écrit. C’est-à-dire que, sur le plan de l’écrit, l’anglais est une langue extrêmement centralisée et les deux variétés essentielles, c’est-à-dire l’anglais américain et l’anglais britannique sont en réalité très proches l’une de l’autre. Et l’ensemble des instruments, des dictionnaires, des grammaires etc. n’est pas très fondamentalement différent non plus. Et tout ça, à mon avis, conforte plutôt l’anglais comme langue hyper centrale, comme dirait Calvet, qu’autre chose. Mais je suis très prudent dans ce que j’avance. Dimitrios Kargiotis Je voulais seulement mentionner qu’Adam Smith et puis la tradition utilitariste et même avant Hobbes et tout ce type de tradition de pensée ont eu une influence énorme dans la philosophie du XVIIIe et XIXe siècles et aux échanges des idées au point qu’on pourrait soutenir qu’ils ont radicalement changé tout le discours sur l’esthétique, par exemple. La notion de la valeur n’était pas dans l’esthétique classique, traditionnelle, idéaliste. La beauté était conçue comme un jugement par rapport à l’universalité d’une expérience. A travers cette influence de Smith, la valeur est devenue une qualité de l’œuvre en soi, soit valeur en échange, soit valeur en usage, une conception qui continue jusqu’aujourd’hui. 165 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT René Kahn C’est vraiment une piste à explorer, cette l’histoire de la pensée économique. Il y a aussi eu des auteurs français dont les physiocrates sont très connus. A un moment donné, le français était aussi une langue économique et reconnue comme telle y compris par les Anglais. Donc, il s’est passé quelque chose avec Adam Smith, mais surtout il s’est passé quelque chose en reconnaissant Adam Smith comme le fondateur de la pensée économique et en éloignant d’autres rivaux potentiels qui auraient pu tout autant revendiquer ce titre. Yannick Lefranc J’ai vraiment été passionné par votre démonstration qui montre qu’à travers une argumentation de type pratique, de type technique, de bon sens pratique, on parle, en fait, d’idéologie. L’idéologie est un projet politique à plus grande échelle. C’est la même chose, avec des actes de langage de menace carrément, dans le rapport Thélot : l’anglais ou mourir, et on pourrait rajouter l’informatique. 168 Claude Truchot Les deux sont associés. Yannick Lefranc Il y a un terrorisme courant, un terrorisme calme qui sévit et qui rencontre apparemment peu de contre-discours et vous avez également lié tout cela à la sélection d’un type d’habitus de cadres et ça, c’est tout à fait marquant. Et tout se passe comme si l’anglais avait pour fonction de sélectionner des éléments d’élite, d’une part. Et dans une version de complexité binaire, ce qui m’intéresse, tout se passe comme si on avait d’une part le tri, on aurait la crème de la crème. La crème de la crème, ce serait les gens qui ont fait des études et qui auraient l’habitus capitalistophile à l’anglo-saxonne et, d’autre part, il y aurait pour tout un tas de gens qui pourraient faire partie des masses plus ou moins désorganisées, plus ou moins segmentées, une insécurisation linguistique, je dirais dynamique, puisque ces gens là ne seraient pas maîtres, possesseurs de la langue du prestige et du pouvoir. Claude Truchot Je ne peux qu’être d’accord avec vous. Mais c’est vrai que c’est un aspect qui doit être souligné, car ce que propose Thélot et les autres, c’est l’anglais pour tous, mais ils ne mentionnent pas l’anglais de certains. Je veux dire, c’est ça le fond du problème, il y a l’anglais de certains et l’anglais pour tous et ce sont deux classes sociales, je m’excuse du terme. 168 Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la commission du débat national sur l’avenir de l’école présidée par Claude Thélot, Paris 2004, La Documentation française et en ligne : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000483/0000.pdf (juillet 2005) 166 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT Frédéric Mékaoui Je prends une date au hasard : est-ce que depuis les années soixante-dix par exemple, l’importance de la réussite professionnelle et économique n’a pas changé de sens ou de valeur ? Qui confère à l’anglais ce pouvoir et surtout la peur de ne pas réussir. Est-ce que, dans le corps social, il ne s’est pas produit quelque chose qui a modifié le statut et l’importance de réussir professionnellement ? Claude Truchot Je ne sais pas si je pourrai apporter une réponse, mais peut-être les références ne sont-elles plus les mêmes dans la mesure où il fut une époque où, peut-être existe-t-elle encore, je ne sais pas, mais en tout cas, c’était particulièrement le cas, il y a quelques dizaines d’années, où on se référait à des cadres peut-être plus locaux, éventuellement d’ailleurs plus nationaux, tandis que la réussite pour un certain nombre de gens se situe dans des cadres qui ne sont sans doute plus nationaux. Certains ont utilisé le terme d’élite mondialisée et on leur a tiré dessus, donc je m’abstiendrai de l’utiliser. Didier de Robillard Je crois qu’on est tous d’accord. Mais il y a quelque chose qui me frappe, si ça marche aussi bien que ça, l’anglais en France, malgré tout, ça veut dire quelque chose et d’une certaine façon, on est puni par là où on a péché. C’est-à-dire, on a tellement normalisé, uniformisé, homogénéisé en France que maintenant que la norme change, on passe à l’autre norme simplement, c’est presque des propos de Québécois que je tiens d’une certaine façon, mais on a une telle habitude de la norme et une telle révérence pour la norme, que maintenant que la norme bascule, on y va, puisqu’on a l’habitude de respecter les normes et qu’il y a très peu de gens qui s’opposent en disant autre chose, qu’on pourrait faire autrement et, d’une certaine façon, je me demande si ce n’est pas la logique de la francisation en France, de la francophonisation de la France qui conduit à l’anglophonie. Maintenant que le français devient une langue régionale au niveau mondial, on passe au standard comme on l’a fait avant. Dominique Huck Le français est une matrice. Didier de Robillard Le rapport au français est une matrice qui fait qu’on le transfère sur un autre objet. Claude Truchot Si on se situe uniquement dans un cadre français, on pourrait sans doute dire ça. Mais le problème est qu’on retrouve le même phénomène partout. Tu trouves le même phénomène, beaucoup plus amplifié, en Allemagne, où je crois que la question de la norme ne se pose pas dans les mêmes termes, ou en Italie, par exemple, où la question de la norme est encore beaucoup plus aléatoire. Je crois 167 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT quand même que c’est un autre phénomène. Je ne dis pas que cela ne joue pas un rôle dans l’acceptation, par exemple. C’est vrai qu’on accepte peut être trop vite, c’est vrai aussi qu’il y a une difficulté à se situer dans un contexte où tout est mouvant, on a du mal à se situer avec sa propre langue, je veux dire, en tout cas, la langue du pays dans lequel on est. Pour beaucoup de Français, le français c’est la langue qui est à l’intérieur de l’Hexagone. Or le français n’est pas que la langue de l’Hexagone, mais c’est très difficile de situer ce qu’est le français en général pour un Français à l’échelon international. Un Danois, malheureusement si je puis dire, comprendra que le danois ne lui sert qu’au Danemark sauf qu’éventuellement il peut aller au Schleswig-Holstein ou ailleurs, mais c’est quand même très limité. La question est claire et donc la réponse est claire, il faut qu’on apprenne l’anglais et d’autres langues, ils ne savent pas que l’anglais, ça c’est aussi une erreur. Pour un Français, c’est beaucoup plus difficile de se situer avec la langue française On plutôt une tendance à voir petit avec le français par rapport à ce que c’est. Même si le français n’est pas si grand que ça, je veux dire, ce n’est pas le danois. Philippe Blanchet Pour aller dans le sens de provocation de Didier, c’est qu’effectivement, dans les représentations sociales, l’anglais fait l’objet d’une majoration forte. Par ailleurs, dans les pratiques sociales autour de nous, mais là je parle de façon tout à fait empirique parce que je n’ai pas fait d’enquête, la pratique de l’anglais est extrêmement réduite. Je vis entouré de gens qui ne parlent pas anglais, qui ne le comprennent pas, ce qui ne les empêche pas d’avoir une vie qui leur paraît socialement réussie et d’être épanouie d’ailleurs. Y compris chez des jeunes. L’immense majorité de nos étudiants à Rennes, je suppose que c’est pareil à Strasbourg, même si l’Alsace à une tradition du plurilinguisme un peu plus développée, a des compétences en anglais qui sont extrêmement limitées, rudimentaires, parcellaires. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit en anglais, ils n’arrivent pas à s’exprimer, ça ne les empêche pas d’avoir l’ambition de faire des études. Il y a aussi à prendre l’axe des pratiques pour relativiser fortement ce que les représentations nous disent par ailleurs. On peut très bien vivre sans parler anglais et vivre très bien. Claude Truchot Un exemple complémentaire. Moi, je connais des gens, mais pas en France, qui ne consultent l’internet qu’en anglais alors qu’ils parlent des langues qui sont particulièrement bien fournies sur le plan d’internet. Ils peuvent avoir tout ce qu’ils veulent dans leur langue. C’est d’ailleurs à peu près le cas en France aussi, l’internet est peut être moins développé en français qu’en allemand puisqu’il s’agit de l’Allemagne ou plutôt de l’Autriche, mais c’est une question de majoration, de valorisation, etc. On estime qu’il n’y a que cette langue-là qui permette l’accès à l’internet, ce qui est totalement faux. 168 QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT Arlette Bothorel Je fais partie de ceux pour qui l’anglais n’est pas la langue véhiculaire. Je crois que Didier a raison quand il dit que le poids de la norme peut jouer pour notre attitude face à l’anglais. Et moi, je ne le comparerais pas à l’Allemagne parce qu’elle a une autre histoire et que ce qui pousse sans doute les Allemands, voire les Autrichiens, à aller vers l’anglais, c’est davantage des valeurs symboliques de modernité, ce qui chez nous ne se pose pas de la même façon. Je veux dire qu’on n’a pas le même problème avec notre langue et notre histoire. Donc même si, effectivement, c’est encore plus développé que chez nous, je crois que, là aussi, on a intérêt à le situer dans le cadre national. 169 Dominique HUCK Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Etudes germaniques, mémoires et frontières (EA 1341) [email protected] MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS EPILINGUISTIQUE INSTITUTIONNEL SUR LES LANGUES EN ALSACE. ETUDE DIACHRONIQUE EXPLORATOIRE INTRODUCTION ET OBSERVATIONS GENERALES Le terrain alsacien et l’évaluation des langues dans le discours épilinguistique Dans l’espace alsacien, les langues sont soumises à des évaluations de très nombreux points de vue et sous différentes formes qualitatives. Ainsi, par exemple, l’évaluation peut être de nature idéologique : le choix de l’une des variétés en présence peut être compris, dans une situation donnée, par un coénonciateur, comme une manifestation de loyauté identitaire et groupale ou politique (ex. : l’usage du français tend à ne pas laisser de doute sur le sentiment d’appartenance géopolitique). L’aune économique n’est pas à négliger : selon le moment du développement historique et selon la situation, le choix de l’une ou de plusieurs des variétés en présence permet sans doute de trouver un emploi ou de mener une négociation, mais elle relève aussi de la manifestation de la hiérarchie des valeurs des langues sur le marché des langues, ces valeurs étant elles-mêmes soumises à des évaluations révisables. Par ailleurs, l’évaluation sociale des langues reste une constante : en effet, le choix linguistique qu’opère un énonciateur et la manière de réaliser son choix peuvent être corrélés à sa situation sur l’échelle sociale et à son appartenance groupale ; en ce sens, il classe socialement l’énonciateur par l’évaluation qu’en font les co-énonciateurs. L’évaluation peut aussi être entreprise par rapport à d’autres critères. La valeur ou la légitimité d’une langue peuvent dépendre de la standardisation qu’elle a connue ou, au contraire, de la non codification qui est la sienne. Les DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS évaluations peuvent être différentes selon le point de vue adopté : romantique, nationaliste, mondialiste, … En outre, le statut prêté à des langues (langue nationale, langue officielle, langue littéraire, langue de culture, langue populaire, …) peut également, selon l’angle retenu, faire émerger des évaluations de différentes natures. Enfin, des critères plus émotionnels, comme l’évaluation esthétique, peuvent également influencer de manière non négligeable les jugements formulés à l’égard des langues (cf. les assertions sur l’« accent » alsacien en français). Si l’on admet, par convention, que trois variétés linguistiques (communément appelées « dialecte », « français » et « allemand ») sont présentes dans l’espace alsacien, il importe d’examiner si les mêmes langues ont connu, dans le discours épilinguistique sur les langues, les mêmes évaluations, minorantes ou majorantes, durant les 60 dernières années (1945-2004), ou s’il y a eu des modifications dans les évaluations . Le questionnement reste assez ouvert : Les types d’évaluations restent-ils pérennes ? En quoi ? Les traits d’évaluation restent-ils les mêmes ? Le rapport minorant/majorant se maintient-il sur une durée longue ? … C’est par l’examen diachronique des faits qu’une première approche semble possible. 169 Le discours institutionnel : cadre ; constitution du corpus ; position du chercheur Les délibérations du Conseil Général du Bas-Rhin de 1945 à 2001 fournissent le cadre institutionnel pour le corpus retenu et examiné (procèsverbaux officiels des délibérations) . Le Conseil Général présente un caractère institutionnel indéniable (il est une assemblée politique élue au suffrage universel), mais on peut faire l’hypothèse que ses membres ne sont pas spécialistes de toutes les questions dont ils ont à débattre et qu’ils fonctionnent, s’agissant des questions de langues, comme experts non académiques, en tant qu’usagers des langues dont ils ont à traiter ou dont ils parlent. Il s’en suit que leur expertise n’est pas institutionnelle, mais qu’elle se rapproche de celle de leurs électeurs dans le sens que tout locuteur, quel qu’il soit, peut formuler des jugements évaluatifs sur l’ensemble des lectes qui l’entourent, que sa position soit celle, endogène, de l’usager ou exogène de celui qui entend ou voit le lecte sans le comprendre. Cependant, le fait que les Conseillers s’expriment ès qualité, d’une part, que leurs interventions ne sont publiées qu’avec leur accord tacite, d’autre part, confère au corpus retenu à la fois son aspect institutionnel et sa part plus individuelle . 170 171 169 Le même type d’examen aurait été possible pour le terme et la notion de « bilinguisme ». Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations, 1945-2001 (150 volumes) 171 Comme le texte est probablement repris et lissé avant d’être fixé par écrit, tous les signaux linguistiques (notamment de l’oralité) n’apparaissent pas nécessairement dans le texte publié. 170 171 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS Ce n’est que parce que le chercheur a une connaissance préalable du contenu de l’ensemble des délibérations depuis 1945 qu’il peut retenir le corpus, dans sa totalité, comme valide ou pertinent pour les phénomènes qu’il cherche à observer. En effet, la composition politique du Conseil Général du Bas-Rhin a amené ses membres à traiter régulièrement de la question des langues, par divers biais : les relations de l’administration avec le public, l’enseignement, la culture, … ; les délibérations du Conseil Général du département alsacien voisin ne présentent de loin pas la même fréquence d’assertions à propos des langues, jusqu’à la fin des années soixante-dix. En faisant une première lecture sélective du corpus, il s’agit de retenir les séquences qui comportent un discours épilinguistique sur les langues. A partir de ce second corpus fortement restreint, chaque séquence doit être passée au crible des traits de « minoration » et de « majoration ». Primairement, ces phénomènes sont compris comme des évaluations, dépréciatives ou mélioratives, dont les langues sont l’objet. Par l’analyse du discours, le chercheur peut mettre à jour toute une série d’indices linguistiques explicites participant à la minoration ou à la majoration : lexèmes subjectifs, positionnement de l’énonciateur (appréciatifs, modalisateurs, …), comme il peut isoler des traces de minoration/majoration des langues dans le (co)texte qu’il lui faut inclure dans son matériau d’analyse. Cependant, il reste aussi l’instance interprétative, instance qui fonctionne avec sa propre subjectivité et ses représentations de ce qu’est un trait de minoration ou un trait de majoration. Enfin, son corpus final est nécessairement apprêté, c’est-à-dire qu’il en extrait des segments qu’il soumet à l’étude. MINORATION ET MAJORATION DANS EPILINGUISTIQUE DES CONSEILLERS GENERAUX LE DISCOURS Le français Le français n’est pas soumis à une évaluation majorante ou minorante. Il semble se situer, en quelque sorte, au-dessus de la mêlée. Son statut de langue nationale – c’est la dénomination fréquemment utilisée – ainsi que la priorité qui lui est accordée en ce qui concerne la diffusion et l’apprentissage, sont régulièrement rappelés jusqu’à la fin des années cinquante. Son caractère d’abord symboliquement intangible, voire sacré, dans les années où la Libération exerce encore une influence décisive sur les échelles de valeur, puis son usage empirique plus fréquent et plus large au sein du corps social le mettent hors de portée d’une quelconque évaluation ou d’une variation évaluative. Sauf à considérer qu’il 172 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS s’agisse du degré maximal de la majoration, dans le contexte examiné, le français présente un caractère ontologique : il est . 172 Le dialecte Le début des années soixante semble constituer une forme de charnière : avant cette époque, les traits minorants attribués au dialecte sont quantitativement majoritaires, après cette date les traits majorants deviennent majoritaires. 1945 – 1960 Les traits minorants peuvent relever o d’une minoration que l’énonciateur formule comme étant, à ses yeux, une donnée de fait, qu’il peut au demeurant déplorer, o d’une minoration qu’il prend fortement à son compte, même s’il estime qu’elle fait partie d’une opinion partagée. La minoration du dialecte va souvent de paire avec une forme de majoration, explicite ou voilée de l’allemand. 1. Minoration « de fait » 173 - traits caractéristiques intrinsèques : variété linguistique incomplète (1) étant donné, en outre, la nature du dialecte alsacien, langue essentiellement parlée, insuffisamment unifiée, impropre à l’expression des idées abstraites, de rayonnement nécessairement limité, et qui, par conséquent, ne saurait assumer le rôle de langue écrite dans les situations et dans les conditions ci-dessus définies (avril 1947) 174 1949) 175 (2) un dialecte qui, malheureusement peut-être, n’est pas une langue écrite (mai (3) un dialecte qui, d’ailleurs, n’est pas une langue uniforme. (…) Il est très difficile pour les gens de Wissembourg de comprendre (…) le dialecte qui se parle dans la région de Huningue et de Saint-Louis et inversement, ce n’est vraiment pas une langue. (juin 1955)176 172 Cette forme de sacralisation et d’intangibilité du français mériterait un approfondissement : il serait utile de vérifier que le même sort lui est réservé par les membres du conseil général lorsque celui-ci siège en commissions réunies (c’est-à-dire à huis clos) et de la confronter au traitement qui a été réservé au français entre 1919 et 1939. 173 Tous les passages cités sont extraits des procès-verbaux des délibérations du Conseil Général du Bas-Rhin. Ils sont reproduits en italique. Les passages en gras sont de notre fait. 174 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, s.l.n.d., p.328. 175 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, s.l.n.d., p.128. 176 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955, vol. 30, s.l.n.d., p.148. 173 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS Il est remarquable que les trois traits correspondent à des traits définitoires retenus traditionnellement pour caractériser les dialectes : o ils constituent une variété linguistique orale o ils connaissent une variation dans l’espace o ils possèdent, dans l’espace, un rayon communicationnel limité. Par le choix opéré pour les qualifications entreprises (insuffisamment, nécessairement), les énonciateurs font mine de ne pas s’impliquer dans la minoration et se font les porte-parole d’un savoir commun, objectivant et justifiant les traits de minoration qu’ils attribuent au dialecte. La position d’un énonciateur sur le trait minorant (malheureusement) cherche elle-même une forme d’adhésion des co-énonciateurs par la prise de distance qu’il opère par rapport à sa propre position en utilisant peut-être. (4) Le provençal est une langue, si vous voulez, mais le dialecte alsacien n’en est pas une (mai 1954)177 (5) Il est très difficile pour les gens de Wissembourg de comprendre (…) le dialecte qui se parle dans la région de Huningue et de Saint-Louis et inversement, ce n’est vraiment pas une langue. (juin 1955)178 Le dialecte est minoré per se, dans la mesure où il ne peut pas prétendre au statut de langue. (Les limites lexicales du dialecte montrent, en creux, qu’il n’est pas une langue.) La non standardisation/unification qui empêche une intercompréhension des locuteurs aux « extrémités » de l’espace dialectal alsacien, montre que le dialecte ne possède pas la caractéristique de non variation qui est celle prêtée à une « vraie » langue. - empan linguistique intrinsèque du dialecte limité (6) le dialecte alsacien est un dialecte excessivement pauvre au point de vue vocabulaire (mai 1954) (7) ou bien on trouve des mots qui sont germanisés ou bien des mots francisés et on y ajoute même maintenant certains mots américains (mai 1954) (8) une tendance à truffer le dialecte d’expressions françaises pour en faire un drôle de charabia (juin 1952) (9) difficultés que nous avons rencontrées pour donner par exemple le compte 179 180 181 rendu de séance à l’Assemblée Nationale ou pour traduire convenablement en dialecte 177 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol. 27, s.l.n.d., p.137. 178 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955, op. cit. 179 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, op. cit. 180 ibidem 181 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952, vol. 21, s.l.n.d., p.207. 174 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS les informations venant directement de la Présidence du Conseil ou du Gouvernement (juin 1952) (10) émissions qui exigent une terminologie dont l’équivalent ne peut guère être trouvé dans un dialecte (novembre 1954) 182 183 Le véhicule linguistique que représente le dialecte ne peut pas être utilisé – linguistiquement – dans toutes les situations de communication à cause de ses capacités linguistiques limitées, notamment dans l’inventaire de ses lexèmes. Son emploi est ainsi, de fait, borné par les situations qui ne s’accommodent pas toutes du dialecte. En forçant ses propres limites linguistiques, le dialecte perd, linguistiquement, sa texture et n’est plus identifié comme « dialecte », mais en devient un « charabia ». Aussi, implicitement, non seulement l’alternance de codes, mais aussi les emprunts sont interprétés comme des signes de cette impuissance linguistique du dialecte à être le vecteur de toutes les situations de la vie. Son incapacité intrinsèque à forger des lexèmes qui lui sont propres le disqualifie pour prétendre être une « langue » . 184 Par défaut, les fonctions que le dialecte ne peut assurer, l’allemand pourra/devra les assumer. Ce sera, en miroir, une majoration de fait de l’allemand. Cette majoration consentie n’apparaît que par le co-texte . 185 dialecte allemand langue essentiellement parlée / dialecte La scripturalité est attribuée à qui, malheureusement peut-être, n’est l’allemand : il est pas une langue écrite - la langue de la correspondance familiale (avril 1947) - la langue écrite des affaires (avril 1947) - la langue écrite la plus proche du dialecte (servir encore – pour penser, lire et écrire – d’une langue vivante qui se rapproche le plus de son 186 187 188 182 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952, op. cit. p.209. 183 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de novembre/décembre 1954, s.l.n.d., p.150. 184 cf. aussi la remarque faite par un conseiller, en juin 1952 : « Que reste-t-il d’alsacien dans la phrase : Der Conseil vun de Ministres hät sich versammelt unter der Präsidenz vom JüstizMinischter. ? » (in : Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952, op.cit., p.210.) 185 C’est d’ailleurs la logique proposée par un conseiller, en mai 1949 : « vu la carence du dialecte à ce sujet, [la] population (…) a la légitime revendication de se servir encore – pour penser, lire et écrire – d’une langue vivante qui se rapproche le plus de son dialecte », c’est-à-dire de l’allemand. (Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op. cit., p.128.) 186 En italique : les citations extraites du corpus. 175 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS dialecte, mai 1949). L’allemand fait office de langue commune garantissant l’intercompréhension, dans la mesure où il représente pour la majorité des Alsaciens une langue seconde de culture (avril 1947). Seul l’allemand, comme langue littéraire connue [par tous] (juin 1952), comme langue commune sans variation, a un rayonnement endogène (intra-alsacien ou intra régional) et exogène suffisant pour couvrir tout l’espace alsacien (et éventuellement mosellan) ainsi que l’espace frontalier voisin. L’emploi de la langue allemande littéraire, académique (juin 1952) qui a à sa disposition une terminologie dont l’équivalent ne peut guère être trouvé en dialecte (novembre 1954) ôte les limites lexicales qu’a le dialecte. L’allemand a le statut de langue. 189 dialecte alsacien, langue (…) insuffisamment unifiée / n’est pas une langue uniforme [= garantissant l’intercompréhension] 190 de rayonnement nécessairement limité 191 empan linguistique dialecte limité intrinsèque du 192 Le dialecte est minoré per se, dans la mesure où il ne peut pas prétendre au statut de langue. 2. Minoration volontaire par l’énonciateur (11) impropre à l’expression des idées abstraites (avril 1947) (12) le dialecte lui-même ne peut que difficilement, peut-être, exprimer un certain nombre d’idées (mai 1949) (13) ce n’est pas du tout un dialecte susceptible de donner des indications d’ordre politique ou économique, c’est-à-dire en se plaçant à un certain niveau déterminé (mai 1954) 193 194 195 187 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, op. cit. ibidem 189 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op. cit. 190 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, p.328. 191 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952, op. cit., p.209. 192 ibidem 193 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, op. cit. 194 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op. cit., p.179. 195 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol. 27, op. cit. 188 176 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS (14) vous seriez édifiés par la pauvreté de notre littérature en dialecte (mai 1949) 196 (15) Le dialecte alsacien a une littérature qui se réduit à un strict minimum et on ne peut pas l’élargir davantage. Ce n’est pas possible. (mai 1954)197 La minoration porte sur la capacité que les énonciateurs lui attribuent. Le dialecte n’est pas en mesure de rendre compte de l’abstraction, en ne permettant pas de formuler des idées. Il s’agit, dans un premier temps, d’une variante de la minoration/majoration attribuées au couple dialecte vs langue. La seconde perspective ressortit probablement aux champs d’usage où le dialecte est pratiqué : variété linguistique du quotidien, il est en mesure de rendre compte de l’empirie et de ses désignations ainsi que du mode de vie ancré dans la tradition. Par ce biais, implicitement, les énonciateurs ne projettent pas le dialecte dans l’avenir dans la mesure où une partie de la modernité n’est pas susceptible d’entrer dans la capacité linguistique du dialecte. L’un des secteurs des idées pourrait être représenté par la littérature. Mais il est difficile de déterminer ce qu’entendent les énonciateurs par « littérature ». Si elle représente pour eux l’une des caractéristiques d’une « langue de culture », d’une « langue littéraire », d’une « langue écrite », elle réfère probablement aux productions littéraires « classiques » de ces langues et vise l’aspect quantitatif des productions littéraires en dialecte. En cotexte, il est plus que probable que l’empan qualitatif soit également visé dans la mesure où les énonciateurs n’imaginent pas une autre forme de littérature dialectale que celle qu’ils connaissent et qui renvoie plutôt à l’humour et au rire. (16) Il est indigne d’un poste de l’envergure de Radio-Strasbourg, poste émetteur de la capitale de l’Europe, que d’émettre dans un dialecte que ne comprennent pas les Français de l’intérieur même s’ils savent l’allemand. (…) Je crois que dans l’intérêt de la dignité des émissions de Radio-Strasbourg, il faut progressivement aboutir à la suppression de toutes les émissions en dialecte et il faut que les émissions se fassent soit en langue française, soit, si elle se font en langue allemande, en langue allemande classique (mai 1954)198 (17) On a restreint le nombre de ces émissions parce que le dialecte alsacien n’est pas une langue spécialement académique (juin 1952)199 196 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op.cit., p.179. 197 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol. 27, op. cit. 198 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol. 27, op. cit. 199 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952, vol. 21, s.l.n.d., p.209. 177 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS (18) émissions en dialecte qui sont de nature à porter préjudice (…) au rayonnement de Radio-Strasbourg (juin 1955)200 Le statut même du dialecte (le dialecte alsacien n’est pas une langue nuit à l’image de l’institution ou de l’instance qui s’en sert : le trait minorant affecté au dialecte qui est utilisé dans une situation où il ne devrait pas l’être, est ainsi transféré sur le contenu des énoncés et sur l’instance énonciatrice. Par une forme de contamination, c’est l’ensemble qui risque d’être minoré. Implicitement, les énonciateurs renvoient une forme de minoration à l’ensemble des usagers du dialecte lorsqu’ils s’en servent dans une situation où l’usage d’une autre variété linguistique serait jugé socialement plus conforme aux distributions linguistiques. spécialement académique) 3. Majoration volontaire par l’énonciateur (19) cette langue, ancêtre de nos idiomes alsaciens, après avoir été une langue littéraire ayant des écrivains célèbres originaires de nos régions (avril 1951)201 L’ancienneté en soi fournit une forme de preuve de légitimité aux yeux de l’énonciateur, doublée par la fonction attribuée, par ses co-énonciateurs, à la langue qu’ils appellent littéraire (et qui, de facto, n’existait pas encore), dotée de scripteurs célèbres, troisième signe de légitimité. Partant, les « idiomes alsaciens » doivent pouvoir faire valoir, implicitement, une capacité à produire de la littérature, contrairement aux assertions qui lui dénient cette capacité . 202 (20) On a tellement maltraité notre dialecte dans cette enceinte que je me sens quand même obligé de prendre un peu sa défense. C’est ce dialecte qui constitue pour beaucoup de gens populaires aussi bien parmi les paysans que parmi les ouvriers, la langue officielle, et je m’élève contre la prétention de ceux qui disent que pour les choses culturelles l’alsacien est une langue impossible. Je veux remarquer que, quand même, le dialecte alsacien a ses poètes et qu’ils ont réussi avec le vocabulaire simple que vous appelez pauvre, à exprimer quand même de grandes et de nobles pensées. (mai 1954)203 La tentative de majoration qui est opérée se situe dans une perspective défensive d’un membre du groupe des locuteurs du dialecte qui, par loyauté (je me 200 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955, op. cit. 201 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1951, vol. 18, s.l.n.d., p.235. 202 La manière de majorer repose sur un procédé partiellement argumentatif : [parce qu’elle a été] une langue littéraire ; [parce que] des écrivains célèbres originaires de nos régions [l’ont employée]]). 203 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol. 27, p.138. 178 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS sens quand même obligé) envers son groupe ou la langue, va essayer d’isoler des traits de majoration qui s’opposeraient aux minorations dont a fait l’objet le dialecte. Le premier trait que retient l’énonciateur relève du paradoxe : « la langue officielle de gens populaires ». La corrélation au groupe social qu’il retient ne pourra certainement pas être validée comme majorante pour les co-énonciateurs qui minorent le dialecte et qui font valoir tout un ensemble de traits minorants. C’est par la notion de « langue officielle » qu’il tente de majorer le statut du dialecte, du moins pour ce groupe social. La seconde partie de la majoration porte sur la qualité intrinsèque du dialecte et l’évaluation qui est opérée. C’est un désaccord qui porte sur l’appréciation de sa texture linguistique (vocabulaire pauvre vs simple) et ses possibilités dans l’expression de l’abstraction. L’énonciateur signale sa position défensive par l’itération concessive quand même. Conclusion partielle : Durant la période 1945-1960, le discours épilinguistique sur le dialecte, lorsqu’il existe, présente essentiellement des traits qui le minorent, les traits majorants restant isolés. Le dialecte fait l’objet d’une minoration par différents angles : linguistique, communicationnel, culturel, social, … La minoration a, comme corollaire, une majoration de fait de la langue standard (« écrite », « littéraire », « de culture ») jugée la plus proche : l’allemand, qui présente tous les traits positifs dont les énonciateurs déplorent l’absence pour le dialecte. En première analyse, c’est parce que l’allemand standard présente une alternative (majorante) aux yeux des énonciateurs qu’ils peuvent faire porter au dialecte des traits de minoration. Dans ce sens, minoration de a et majoration implicite de b semblent avoir partie liée. 1960 – 2000 Après 1960, le rapport quantitatif entre le nombre d’éléments épilinguistiques minorants et majorants s’inverse par rapport à la période 19451960. Les éléments minorant le dialecte se font rares, les traits majorants sont nombreux et multiples. - spécificité du dialecte par rapport à la plupart des autres langues régionales en France : (21) … tandis que la plupart des langues régionales sont vraiment locales, l’alsacien à travers l’allemand, se transformera dans une langue internationale, d’où un grand avantage pour le pays tout entier » (mai 1964)204 204 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de mai 1964, vol. 57, s.l.n.d., p.138. 179 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS (22) Il est permis d’ajouter que si l’on parle d’un dialecte alsacien et des autres dialectes régionaux, il y a une nuance quand même ; la France connaît toute une série de ces dialectes dont on préconise le maintien voire la culture, mais ce sont des dialectes purement régionaux. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le dialecte alsacien qui (quoi qu’on en dise) est fortement lié à la langue allemande… Le problème se pose donc sous un autre aspect que pour les autres dialectes régionaux que je respecte aussi bien que le nôtre. Mais le nôtre se rattache à une langue qui est pratiquée en Europe, non seulement en Allemagne, mais aussi en Suisse et en Autriche. » (janvier 1966)205 L’angle d’analyse du lien entre le dialecte alsacien et l’allemand standard est, en quelque sorte, renversé. C’est la solidarité linguistique que présente le dialecte avec l’allemand en tant que langue internationale qui métamorphose une variété linguistique vue sous l’angle franco-français comme une langue régionale, en bien autre chose qu’une langue régionale, une fois replacée dans le cadre européen. La proximité linguistique majore ainsi le statut même du dialecte qui se distingue, positivement, de toutes les autres langues régionales. Dans le même temps, l’énonciateur réduit la distance linguistique au point de proposer, implicitement, un rapport d’inclusion entre les deux variétés. Ce dernier point sera très largement repris, sous différentes formes et à différentes occasions, pour souligner le rôle facilitant du dialecte dans le processus de l’apprentissage de l’allemand. - ancienneté du dialecte (23) Le dialecte alsacien (…) est (…) une langue aussi vieille ou ancienne que notre culture européenne. (janvier 1967) (24) Ce qu’il faut souligner, c’est que l’alsacien n’est rien d’autre que de 206 l’allemand primitif, ce n’est rien d’autre que de l’allemand du XIIIe – XIVe siècle qui a évolué différemment (mai 1994)207 Le trait majorant déjà utilisé dans la période précédente est réorienté vers une dimension plus mythique dans la mesure où la présence du dialecte se confondrait avec la présence humaine en Europe, gagnant ainsi une légitimité à la fois par son antériorité implicite sur toutes les autres formes linguistiques et sa corrélation à la dimension culturelle sur son axe diachronique. Cette thématique connaît différents avatars tout au long de la période considérée. De façon isolée, apparaît encore, dans le discours, un trait minorant utilisant la même dynamique ou une logique proche de celles qui avaient cours dans la période précédente. L’évaluation suivant laquelle « l’allemand (...) dont le dialecte alsacien est une déformation d’expression » (janvier 1966) conteste implicitement 208 205 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1965, vol. 62, s.l.n.d., p.159. 206 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1966, vol. 65, s.l.n.d., p.170. 207 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – réunion du 2 mai 1994, vol. 135, s.l.n.d., p.89. 208 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1965, vol. 62, s.l.n.d., p.160. 180 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS la chronologie des anciennetés et pose la langue standard comme première et seule légitime, le dialecte n’étant qu’un dérivé déformé. - défense patrimoniale ; devoir de conservation (25) Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas à ce dialecte un droit de cité et pourquoi ne prendrait-on pas certains soins pour le maintenir, pour le sauvegarder ? (mai 1966) (26) Le dialecte, nous le parlons, nous voulons le conserver pour des raisons 209 historiques, pour faciliter la liaison entre les générations et pour pouvoir continuer les bonnes traditions par lesquelles une région reste fidèle à elle-même. (novembre 1971) 210 (27) la pratique du dialecte, héritage ancestral qu’il n’est pas question de laisser s’appauvrir. (avril 1975) (28) ce trésor alsacien qu’est notre dialecte (avril 1975) (29) notre patrimoine le plus populaire de l’Alsace, qui est la langue maternelle, qui est l’alsacien (décembre 1978) (30) ce qui nous est très cher, notre patrimoine linguistique dialectal (décembre 1978) (31) Beaucoup d’Alsaciens ont mauvaise conscience pour avoir laissé dissiper le trésor linguistique hérité de leurs aïeux (juin 1995) 211 212 213 214 215 C’est l’existence même du dialecte qui est glosée tout au long de la période considérée : sans doute encore largement utilisé dans les interactions au quotidien, la défense de son existence passe par un maintien et une sauvegarde. C’est lui conférer une valeur intrinsèque dans la mesure où ne sont dignes de sauvegarde que les objets de prix, d’un point de vue symbolique, émotionnel ou marchand. La métaphore du trésor, combinée à la qualification d’héritage, confère au dialecte la double dimension de l’ancienneté (de la tradition, de la transmission socialement reproductive) du patrimoine transmis par les aïeux et, rien qu’à ce titre déjà digne d’être défendu, et de la valeur de l’objet transmis. Ce type de trait majorant n’est appelé à apparaître que si les énonciateurs font l’hypothèse que l’objet est mis en danger, mais sans doute aussi que la majoration discursive pourra aider à sa préservation. La majoration tend ainsi à prendre des allures perlocutoires. 209 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – session extraordinaire de mai 1966, vol. 63, s.l.n.d., p.88. 210 Conseil Général du Bas-Rhin. Délibérations – session extraordinaire du 8 novembre 1971, vol.80, s.l.n.d., p.39. 211 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 1ère session ordinaire de 1975, vol. 90, s.l.n.d., p.138. 212 ibidem, p.151 213 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 1e session ordinaire de 1978, vol. 101, s.l.n.d., p.124. 214 ibidem, p.126 215 La procédure utilisée est intéressante : l’énonciateur utilise un factitif (« avoir laissé dissiper ») comme pour distancer encore davantage la responsabilité des Alsaciens qui, par ce moyen linguistique, ne sont pas désignés comme agents du procès « dissiper ». 181 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS - dialecte, signal identitaire majoré, en lien avec la défense/conservation et la transmission (32) … permettra à notre jeunesse alsacienne de bien maîtriser la langue alsacienne, qui est une langue parlée, nécessite une très bonne information afin de faire comprendre à l’ensemble des familles habitant notre région combien il est important que cette langue soit de nouveau intégrée et soutenue (juillet 1982)216 (33) Ich understetz naddirli vollstandi d’r Vorschlaa von unserem Kolleg (…), so schnall wie mejli alles zue undernahme, fer unseri Sprooch uff d’r elsasser Ewene zue verteidige. (janvier 1990)217 (34) Uf franzesch oder uf elsassisch, do se mer alli einich, dass mer eb’s macha muen fer unseri muettersproch … (janvier 1990)218 (35) Considérant que la pratique de l’alsacien, tant sous sa forme orale qu’écrite est un élément fondamental de l’identité culturelle des Bas-Rhinois (mai 1999)219 (36) Qui d’entre nous serait contre l’alsacien ? Qui d‘entre nous serait contre notre identité culturelle et contre notre culture alsacienne ? (mai 1999)220 (37) Wenn mer im Elsass ne meh Elsässisch redde, no sinn mer a nemeh Elsasser (décembre 2001)221 L’utilisation, emblématique, du dialecte dans un espace dont la langue d’usage employée officiellement est, pour la période considérée, le français, pour parler du dialecte et de sa défense, constitue un signal identitaire en soi ainsi qu’une majoration de facto par l’usage qui en est fait au sein de l’institution. La part épilinguistique se manifeste par la mention « unseri » qui signalise la langue qui est « nôtre » parce qu’une communauté humaine (un « nous ») la possède en partage et qui identifie en même temps ce « nous » en le singularisant. 222 216 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – réunion du 5 juillet 1982, vol. 112, s.l.n.d., p.17. 217 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – séance du 30 janvier 1990, vol 127, s.l.n.d., p.50. 218 ibidem 219 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - réunion du 21 juin 1999, vol 145, s.l.n.d., p.83. 220 ibidem 221 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - réunion du 10 décembre 2001, vol 150, s.l.n.d., p.94. 222 Une intervention en dialecte par un conseiller d’opposition (socialiste) en janvier 1980 (Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – session extraordinaire de janvier 1980, 3e séance du vendredi 11 janvier 1980, pp.116-117) sera commentée par les quotidiens régionaux : Le Nouvel Alsacien du 12 janvier 1980 titre en première page : « Ils ont parlé en alsacien et du peuple alsacien ! » et commente l’intervention ainsi : « … et pour la première fois toute une intervention se faisait en dialecte, non pour défier qui que ce soit, mais pour montrer combien cette question de la vie ou de la mort d’une culture tient au cœur des habitants de cette région. » Les Dernières Nouvelles d’Alsace du 12 janvier 1980, p. RéII : « Et Jean Oehler a surpris tout le monde, y compris François Lépine, secrétaire général de la préfecture, qui remplaçait pour la journée M. Chartron, en faisant son intervention en dialecte. Dans cet hôtel du préfet qui représente le pouvoir central, l’initiative du conseiller socialiste a eu une évidente portée symbolique. » L’Alsace du 12 janvier 1980 : « L’intervention de M. Oehler a produit un beau petit effet : ‘Ich red elsassisch !’ 182 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS Les autres assertions corrèlent explicitement langue et identité. L’affirmation d’une identité doit être comprise comme intrinsèquement positive. (La corrélation peut aussi être opérée par la parallélité en texte : (36) Qui d’entre nous serait contre l’alsacien ? Qui d‘entre nous serait contre notre identité culturelle et contre notre culture alsacienne ? (mai 1999)) Et c’est parce que le dialecte fait partie de l’identité et qu’il la signe qu’il est majoré. - majoration du statut du dialecte (38) je désire qu’on donne sa place au dialecte, à certaine expression dialectale, au sein de l’école maternelle (avril 1975) La majoration peut se trouver en discours, sous la forme particulière d’un souhait ou d’une volonté explicites. Dans le même temps, dans l’exemple retenu, le souhaite exprimé implique que le dialecte obtienne un statut dans un espace où il n’en a pas. 223 - dialecte, signal émotionnel majoré (39) des enfants … auxquels on veut faire méconnaître la langue dans laquelle leur mère adresse ses tendresses (mai 1965) (40) ce produit noble qu’est le dialecte (décembre 1978) (41) le dialecte est plutôt un véhicule d’ordre sentimental (décembre 1978) 224 225 226 Mais le signal émotionnel peut devenir un élément minorant dans la mesure où il cantonne le dialecte dans la sphère privée ou, du moins, dans un rayon d’action limité (cf. les traits minorants de la période précédente) et, par ricochet, le rend inapte à une utilisation plus large, notamment dans le champ économique. (42) Si ce produit noble qu’est le dialecte dans nos écoles n’a plus de débouchés, la raison est qu’on ne peut nulle part l’employer… (décembre 1978) (43) le dialecte est plutôt un véhicule d’ordre sentimental alors que le vrai bilinguisme est pour nous une arme économique (décembre 1978) 227 228 dit-il, en faisant en effet toute son intervention en alsacien. (…) Ce fut alors une surenchère dialectale et M. Traband s’adressa une nouvelle fois à ses collègues : ‘Mini liewi alti Kumpels…’. Les murs ont des oreilles et ceux de la préfecture n’ont pas dû en croire les leurs. » L’intervention du conseiller général n’a pas été reproduite en dialecte dans le compte rendu de délibération, mais a fait l’objet d’une traduction. 223 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1975, vol.90, s.l.n.d., p.151. 224 224 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de mai 1965, s.l.n.d., vol 60, pp.137. 225 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, vol.101, s.l.n.d., pp.126. 226 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit., p.127. 227 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit., p.126. 228 Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit., p.127. 183 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS CONCLUSIONS 1. La majoration et la minoration semblent être intimement liées, même si l’étalon par rapport auquel la majoration ou la minoration sont entreprises dans le discours change. 2.1. Durant la période 1945-1960, la minoration du dialecte s’opère par rapport à l’allemand, qui est, encore, perçu comme une alternative linguistique et en est implicitement majoré ; par ailleurs, cette majoration de l’allemand peut être corrélée avec les pratiques et usages de l’allemand tels qu’ils apparaissent dans la description sociolinguistique. 2.2. Durant la période 1960-2000, la majoration du dialecte s’opère par rapport à la minoration de l’époque précédente, qui continue sans doute à perdurer dans le discours épilinguistique du corps sociétal. Cette minoration semble être tenue pour partiellement responsable de la désaffection que connaît le dialecte, la majoration épilinguistique tend à conjurer cette désaffection. 3. L’examen diachronique montre la variabilité de la minoration / majoration dans le discours épilinguistique : le même objet peut ainsi être affecté successivement de traits de minoration et de majoration. L’interprétation de la modification, progressive, n’est guère possible hors contexte. En effet, le discours s’adresse toujours à des co-énonciateurs qui partagent la même connaissance du monde qu’il n’est donc pas nécessairement besoin d’éliciter explicitement et/ou complètement. 4. Cela implique, sur le plan de la méthode, que majoration et minoration doivent être nécessairement contextualisées dans l’histoire linguistique, mais aussi politique et idéologique des sociétés, par quoi elles prennent sens. 5. L’examen diachronique souligne tout particulièrement le fait que, corrélativement, le discours épilinguistique minorant et majorant construit la majoration ou la minoration, en ce sens que les énonciateurs participent à cette construction et agissent, par là même, sur la représentation de la langue. En reprenant à leur compte des évaluations, ils valident la factualité de la minoration/majoration et la diffusent. La position institutionnelle des énonciateurs renforce, au moins potentiellement, l’effet produit. La dynamique des statuts et pratiques des langues ne sont en rien disjointes ou à disjoindre du discours sur elles. Ce sont les énonciateurs, dans leur singularité et leurs traits communs, y compris les conseillers généraux, avec bien d’autres instances, qui co-construisent les images, l’imaginaire linguistique, mais 184 DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS qui, dans le même temps, agissent sur les langues, sur leurs statuts, sur leurs pratiques. Le discours épilinguistique sur les langues, majorant et minorant, n’est pas, dans ce sens, un simple phénomène accompagnant un développement historique, mais en représente bien un élément constitutif. La parole et le façonnement des représentations au sujet des langues participent à la création de la réalité et des dynamiques historiques. 229 229 Avec la restriction – partielle – qu’il arrive probablement un moment où l’action par la parole se heurte à la non-compétence linguistique des locuteurs. 185 QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK Arlette Bothorel Je crois que ce qui est très intéressant dans ta démarche, concernant les objets de minoration, c’est que tu as essayé de réfléchir sur les éléments constitutifs de ces objets qui sont tantôt majorés tantôt minorés Et donc apparaît là une dynamique d’un autre type, à savoir : quels sont les aspects, sans doute variables selon les contextes, qui, pour une « langue » donnée, sont minorés ou inversement majorés dans le discours ? Je crois que tu montres aussi l’importance d’un élément qu’on avait retenu pour l’orientation de notre projet, c’est-à-dire la construction de ces processus dans le discours, le discours devenant lui même un élément de la réalité. Je crois que la démonstration est tout à fait convaincante. Là où je voudrais te poser une question, c’est qu’inévitablement puisque tu travailles de manière très fine sur les éléments constitutifs des objets minorés ou majorés, se pose, et on l’avait vu avec Annick [Kozelko] , puisque cela partait un peu selon le même principe, le problème de la classification. Et donc quand tu retiens la minoration de fait et la minoration volontaire par l’énonciateur pour la période qui va de 1945 à 1960, je me demandais au fond comment on pouvait différencier la minoration de fait et la minoration volontaire. Est-ce qu’on ne pourrait pas imaginer peut-être une classification d’un autre type, mais je sais qu’au fond, on peut souvent classer à différents endroits, par le biais de critères dits subjectifs voire objectifs, enfin je ne sais pas quelles sont les difficultés que tu as rencontrées. 230 Dominique Huck Je ne me suis pas trop intéressé à ce type de classement. J’ai simplement opéré de grandes distinctions et c’est vrai que c’est un peu difficile dans la mesure où c’est toujours le cotexte qui va décider si on le classe plutôt dans tel tiroir ou dans tel autre. Je n’ai pas de bonne réponse à te donner, car je n’ai pas tellement raisonné sur les critères de classement. En effet, dans un premier temps, je n’étais pas sûr qu’ils étaient utiles. Dans un deuxième temps, je ne suis pas sûr que j’ai eu 230 KOZELKO, A. (2004). Etude des processus de minoration et de majoration linguistiques dans une entreprise française à rayonnement international implantée en Alsace, mémoire de D.E.A., Université Marc Bloch Strasbourg, Département de dialectologie, 2 vol. QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK raison de penser ça parce que justement, soumettre à un classement, ça signifie aussi que l’on réfère au contenu même de l’argumentation. Arlette Bothorel Ça permettrait peut être de montrer s’il y a un noyau plus dur qui est plus régulièrement majoré ou minoré. Est-ce que ces minorations sont partagées ? Dominique Huck Ça reste ouvert, je suis d’accord. Ce n’était pas mon objet principal. Philippe Blanchet Deux petits éléments pour alimenter la réflexion et puis une question un peu plus générale. Le premier petit élément est sur le passage que tu cites où un conseiller régional dit que, pour les ouvriers et les paysans, la langue officielle, c’est le dialecte alsacien. Cela me paraît être un très bon exemple de ce qu’on pourrait appeler la glottopolitique des acteurs, c’est-à-dire cela poursuit une discussion qu’on a avec Didier depuis quelques semaines maintenant, c’est-à-dire l’idée qu’il n’y a pas que les institutions qui mettent en place des politiques linguistiques et que le simple fait que dans leur pratique quotidienne, les ouvriers et les paysans ne communiquent qu’en alsacien, c’est une pratique glottopolitique parce que c’est une façon de transposer dans leur sphère sociale une règle implicite qui est une règle glottopolitique. Donc je pense que c’est un élément intéressant. Deuxième point, et tu en as reparlé dans ta conclusion, c’est cette constatation que la contraction des pratiques provoque, en réponse, un développement des représentations positivantes. Et ça, c’est un phénomène que tu constates ici et qu’on trouve pour toutes les langues régionales de France, qu’elles soient régionales ou qu’elles soient de la migration d’ailleurs, systématiquement, au moins pour deux raisons. Je crois, d’une part, c’est parce que la prise de conscience de la perte des pratiques aboutit à une prise de conscience de la nécessité de redévelopper les représentations positives avec l’idée de réactiver éventuellement les pratiques. Mais je crois que c’est aussi une attitude glottopolitique qui consiste à considérer qu’on peut commencer à en dire du bien le jour où on sera sûr que les gens ne le parleront plus, puisque, du coup, ils seront devenus francophones. La politique linguistique de l’état français, c’est typiquement ça. On a attendu que la courbe des pratiques des langues régionales soit tellement exponentielle vers le bas pour être à peu près sûr qu’elle ne remontera pas pour mettre en œuvre une politique linguistique d’institutionnalisation et de représentations positivantes, dont les CAPES par exemple, dont parlait hier Didier, ou, pour la première fois, le volet linguistique du recensement de 1999. Moi, j’ai suivi l’affaire de près. Si, pour la première fois en France, on a autorisé des questions sur les pratiques linguistiques dans un recensement, c’est parce qu’on avait fait une enquête préalable à l’INED qui montrait que ça y est, on en était sûr, le français était effectivement dominant et ce n’est devenu possible que pour ça. 187 QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK Dominique Huck Pour cette dernière question, il est vrai que l’Alsace a toujours connu non pas une situation privilégiée, mais spécifique, car les mesures de connaissance de langue ont été faites de 1946 jusqu’à 1962. Lorsqu’on a été sûr que tout le monde saurait le français, on a arrêté. C’était bien le but de ces enquêtes, mais je crois que l’état joue son rôle en faisant cela. Philippe Blanchet La dernière question, et pour ne pas abuser du temps, sera sur l’utilisation de la terminologie « épilinguistique ». Mon voisin de droite qui n’est pas sociolinguiste, bien qu’il nous fréquente depuis longtemps, m’a interrogé làdessus. Tu utilises « épilinguistique » comme la plupart de nos collègues d’ailleurs. Je le dis parce que ça peut peut-être aider des gens qui ne connaissent pas ce terme-là : il s’agit des discours tenus sur la langue par les locuteurs ordinaires et non pas de discours distanciés tenus par des savants que, du coup, on appellerait « métalinguistiques » Et tu sais bien que je pense que c’est une distinction qui est à la fois un mauvais outil méthodologique et qui est dangereux sur le plan déontologique et éthique parce que je crois qu’il y a un continuum entre les deux et que les locuteurs ordinaires ont des discours métalinguistiques raisonnés et distanciés comme nous qui sommes aussi des locuteurs ordinaires par ailleurs. Moi, je proposerais qu’on réserve plutôt « épilinguistique » aux discours ou aux attitudes qui mettent en œuvre, sans les dire explicitement, les représentations. A chaque fois que ma femme emploie un mot local, puisqu’elle est bretonne, elle me dit : « passe-moi le ramasse-bourrié », je lui dis : « voilà le ramasse-bourrié comme tu dis. Alors ça, c’est du discours épilinguistique. Et du discours métalinguistique qui consisterait à dire : « Tiens, tu utilises ce mot-là ? Moi, je n’utilise pas le même, pourquoi tu utilises celui-là ? » Qu’est-ce que tu en penses ? Dominique Huck Je me suis dit que tu le dirais ! Arlette Bothorel Dans l’exemple que tu donnais quand tu fais un commentaire sur ce que dit ta femme, ce qui m’ennuie un peu, c’est ce qu’on dit d’habitude qu’on est là dans le langage. On utilise le langage pour parler sur le langage et on a souvent pour habitude justement d’utiliser la notion de « méta- ». C’est ce qui me perturbe un tout petit peu. En revanche, je trouve que la distinction que tu introduis est extrêmement intéressante, mais je ne sais pas. Dominique Huck Au fond, l’étiquette n’était pas centrale pour moi. 188 QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK Didier de Robillard Je crois qu’on est en train de travailler sournoisement depuis hier sur la question du pouvoir du chercheur sur le terrain, mais que nous ne voulons pas rentrer là-dedans. C’est-à-dire qu’on pose les banderilles, ce serait peut être une question de synthèse. Frédéric Hartweg Je résiste à l’envie de réagir sur ce que vient de dire Philippe Blanchet sur la pré-enquête de l’INED, mais j’ai deux questions précises ponctuelles à Dominique. La première : est-ce que tu as pu voir des distinctions significatives entre le conseil général du Bas-Rhin et le conseil général du Haut-Rhin ? Deuxième question : étant donné ce que tu as dit sur la césure de 1960, je prends la première période directement après 1945. Moi, j’ai encore connu des conseillers généraux dans les années cinquante – ce qui montre mon grand âge – qui avaient une pratique extrêmement hésitante du français. L’élection constitue certes une forme de sélection, mais pas uniquement sur les capacités linguistiques Est-ce que dans la période 1945/60 et surtout dans l’immédiat après-guerre, tu notes d’une façon ou d’une autre des prises de paroles en dialecte dans les deux conseils généraux ? Dominique Huck Je commence par la deuxième question. En fait, les textes sont réécrits, lissés. Et, de fait, ce qui est assez intéressant, c’est de voir intervenir un conseiller général en français dont ensuite, on apprend quelques années plus tard, lorsqu’il est décédé, qu’il ne le savait pas, qu’il était opposé à ce que le dialecte puisse être utilisé et était opposé à l’allemand, était très farouchement favorable au français, mais qu’il était de ceux qui ne savaient pas le français. Donc il intervenait en dialecte et on transcrivait en français, ça, le lecteur d’aujourd’hui ne le sait pas/plus, donc on ne voit pas cette position et ça change, d’une certaine façon, la donne. Il serait également intéressant de savoir comment ces discours en dialecte étaient transposés et quelles consignes étaient données. C’est un point. L’autre point est de savoir comment les deux conseils généraux fonctionnent. Ils fonctionnent très différemment sans doute à cause de leur couleur politique. Et le poids des partis et de leurs choix joue un rôle important. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’y a presque rien sur les langues dans les délibérations du conseil général du Haut-Rhin avant 1970, c’est une période quand même relativement longue. A ce moment-là, on entre dans la phase que tu viens de dire, où, au fond, les pratiques commencent à être redirigées, où on peut commencer à reparler autrement. J’aurais sans doute pu donner des exemples où on montre qu’il n’est pas question de parler des langues en séance, où on dit qu’on ne veut pas en parler ou encore où on dit qu’on ne veut surtout pas parler de l’allemand. 189 QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK Frédéric Hartweg Un mot dans la lignée de Freddy Raphaël, je me souviens d’un discours devant un monument aux morts, un 11 novembre des années 1940. Un patriote de la 25e heure peut-être se lance dans un grand discours, mais dès la troisième phrase son français s’épuise et il termine en poussant un vigoureux et patriotique « vive de la Gaulle ». Freddy Raphaël La remarque importante, c’est que c’est une des rares fois que j’ai le privilège d’avoir devant moi une étude qui se veut distanciée, maîtrisée, nuancée et qui n’est pas un enjeu ni de pouvoir ni de passion. Je crois que là, et je dis cela pour les gens qui ne sont peut-être pas habitués à l’Alsace, il y a quelque chose qui est plus que méritoire. Il y a là une progression dont je voudrais le remercier. A propos des méthodes, je voulais juste te demander, bien sûr, ces élus, tu les situes, il y a un enjeu, tu l’as dit, politique, économique et social et d’autre part, tu fais les distinctions Haut-Rhin, Bas-Rhin. Sur le plan de la méthode, le découpage en items, je n’ai pas bien compris comment tu as procédé. Est-ce que tu as pris en compte tout ce qui concerne la langue dans ce discours ? Et il y a un seul élément avec lequel je ne serais pas d’accord, c’est l’évaluation du français lorsque tu emploies, et à mon avis, à tort, le caractère quasi ontologique du français, car ça n’a rien à voir avec la philosophie. Je crois qu’il ne faut pas rentrer dans ce domaine-là. En plus, ce n’est pas exact, parce que le français ne se contente pas d’être, il est un enjeu, il est quelque chose qui a été imposé : ces affichettes « c’est chic de parler français » après-guerre qu’on nous a imposées, le fait qu’on se faisait rabrouer dans la cour de récré lorsqu’on parlait l’alsacien et pas le français. C’est une langue qui est une langue imposée et très durement et il ne se contente donc pas d’être une réalité surplombante et je la retrouve dans les métaphores des textes que tu as cités. Tu as tout le concept de la Ursprache de cette langue originelle qui, quelque part, fondrait et un peu ce que tu as laissé tombé, la métaphore de la langue maternelle, la Muttersprache, c’est le « Mutter » qui est important, avec tout l’affect qu’il y a dans la relation à la mère. Dominique Huck Je parle juste du français. Je ne peux pas solliciter le texte parce qu’on ne dit rien sur le français. Il n’y a pas de discours sur le français et c’est bien dans ce sens-là qu’il faut comprendre qu’il a une valeur ontologique. Il n’y a pas de discours, je connais d’autres textes où il y a un discours sur le français, mais pas dans le cadre que je me suis fixé. Et c’est vrai que j’ai extrait tout ce qui est dit sur les langues. Là, j’ai effectivement joué franc jeu, j’ai tout isolé. On aurait encore pu voir toutes les désignations, les glottonymes, c’est encore une autre affaire. Tout à fait d’accord avec toi, pour les glottonymes, on peut discuter. Mais pour le reste, il n’y a pas de discours sur le français. J’avais demandé si je pouvais avoir accès aux délibérations à huis clos pour voir s’il y avait un discours sur le français, mais on ne m’a pas autorisé à aller en prendre connaissance. 190 QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK Jean-Jacques Alcandre Dominique a dit qu’il voulait prendre en compte le contexte. Ce qui m’étonne, c’est qu’en 1947, on arrive à trouver des choses comme « l’allemand comme seconde langue d’écriture », il s’est quand même passé un certain nombre de choses auparavant. Ca mériterait quand même qu’on brise une lance sur la question. C’est assez ahurissant. Dominique Huck Sur l’ensemble de toutes les déclarations qu’il y a sur les langues, il n’y a qu’une seule fois où l’on parle justement de la langue des nazis. René Kahn J’étais étonné de la conclusion extrêmement pessimiste. En fait, je doute simplement qu’après une période de minoration de l’alsacien, suivie d’une période de majoration, on retombe dans une espèce de disparition. Je pense que c’est difficile de faire la prospective, mais je crois que cette majoration peut avoir d’autre prolongements : cela pourrait être une langue pour l’élite politique. Dominique Huck Je ne sais pas, je ne pense pas. Ce n’était pas une conclusion pessimiste, c’était juste une conclusion … conclusive. Didier de Robillard Tu as parlé de la standardisation en rapport avec les langues minorées. Je pense que c’est une question importante, je crois que ce que l’on veut dire par là, juste des instruments ou plus que ça. Moi, j’ai été très intéressé par ta façon de montrer comment tu construis le corpus, comment tu interviens à chaque moment là-dessus et puis tu te poses la question jusqu’où aller trop loin dans la contextualisation. Et ce qui est clair dans la discussion que nous avons eue hier sur les rapports sociolinguistique/analyse du discours, c’est que tu fais parler le silence. Tu dis qu’on n’en parle pas, ça a du sens, alors qu’un analyste du discours classique, quand il n’y a pas de bruit, il n’a plus rien à dire. 191 Frédéric MEKAOUI Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE) (EA 3405) [email protected] « FAUT-IL PARLER ALSACIEN POUR ETRE ALSACIEN ? » « STRATEGIES IDENTITAIRES » : UN CADRE D’ETUDE DES PROCESSUS DE MINORATION « Ajoutons par ailleurs que les vérités sont « biodégradables ». Toute vérité dépend de ses conditions de formation ou d’existence. » (Morin, Motta et Ciurana, 2003 : 33) STRATEGIES IDENTITAIRES, DISCOURS ET MINORATION C’est en nous intéressant à la notion d’identité dans le contexte alsacien – telle que cette notion est mise en discours dans un cadre spécifique – que nous avons été amenés à construire un outillage : c’est de cette construction et d’une partie des résultats dégagés dont il est question ici. Le cadre spécifique indiqué est celui des « enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace » , spécifiant à la fois un ancrage dans l’espace géographique et disciplinaire. 231 Cette réflexion s’articulera autour de trois phases : - La première concerne la notion d’identité elle-même : nous essayerons de la décrire afin d’en sonder le potentiel d’outil d’analyse pour le corpus indiqué 231 « Les enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace » constituent un cadre de travail et son outillage (à la fois intégré épistémologiquement et spécifiquement adapté à la situation) développé par Arlette Bothorel-Witz et Dominique Huck. FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION (les enquêtes sur la conscience linguistique). Afin d’axer la réflexion sur notre problématique, nous proposerons un essai de spécification des relations entre identité et codes linguistiques . Dans un troisième temps, il sera nécessaire de resserrer notre réflexion sur le contexte alsacien : nous proposerons une interprétation de la « problématique alsacienne » qui sera en même temps une interprétation de la « configuration linguistique » de cette situation. - Ces différentes étapes nous conduiront à une impasse « fructueuse ». En effet, différentes limites induites par les outils initiaux retenus nous conduiront à un repositionnement de la problématique, de ses outils et de son approche méthodologique : de la notion d’identité nous nous acheminerons vers le concept de « stratégies identitaires », d’une approche trop statique de la problématique en Alsace, nous nous acheminerons vers une approche plus dynamique. - Ces repositionnements nous permettent d’affiner une grille de lecture pour notre corpus. Nous serons notamment conduits à placer certains processus de minoration au centre de notre réflexion. La description et l’étude de ces processus conduisent à certains résultats : on observe notamment que les conduites groupales, individuelles et personnelles sont rarement simples et à sens unique. Aussi ces processus de minoration semblent-ils être accompagnés de processus de (re)valorisation. Il apparaît alors important d’envisager les locutrices/locuteurs comme des acteurs agissants, de même que d’envisager les situations comme des contextes dynamiques et changeants. 232 IDENTITE ET CODES LINGUISTIQUES : APPROCHE GENERALE ET SPECIFIQUE AU CONTEXTE ALSACIEN Cette réflexion a pour point de départ de multiples discussions dans le corps social en Alsace à propos du rôle des codes linguistiques dialectaux (aussi appelés « alsacien » ou « l’alsacien » ) comme élément « consubstantiel » d’une configuration identitaire donnée . Cette problématique est thématisée et actualisée de manière récurrente – même si elle est modulée différemment suivant les personnes – dans les discours que constituent les enquêtes sur la « conscience linguistique » des locutrices et locuteurs dialectophones alsaciens. Pour intéressante qu’est l’étude de la notion d’identité dans ces discours, elle est d’entrée de jeu couplée à certaines difficultés : 233 234 235 232 Conscient de ne pas pouvoir échapper aux tensions internes aux dénominations « langue/ dialecte », nous utiliserons le terme de « code linguistique » afin de ne pas centrer la réflexion sur cette problématique non moins fondamentale. 233 Concernant la problématique et les enjeux de la dénomination des codes linguistiques en Alsace, nous nous référons à Bothorel-Witz, 1997, Huck, 1998 et Tabouret-Keller, 1999. 234 Nous mentionnerons, à titre d’exemple, le sondage DNA-ISERCO publié le 25 octobre 1996 dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, sondage portant le titre « Quelle identité pour l’Alsace ? ». 235 Concernant la problématique du concept de « conscience linguistique » appliqué au champ alsacien, nous renvoyons aux différents travaux publiés par A. Bothorel-Witz et D. Huck à partir de 1995 (cf. bibliographie). 193 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION - la première difficulté est d’appréhender la notion d’identité avec un certain recul ; - à cette difficulté d’une relative idéologisation du terme « identité », s’ajoute les multiples usages qui sont faits de ce terme ; - autre problème : la notion d’identité est utilisée par de nombreuses disciplines des sciences humaines et en fonction de nombreuses finalités différentes avec une multitude d’approches et de définitions variantes. Face à ces difficultés, nous chercherons, dans un premier temps, à proposer une description de la notion d’identité. Cette description partielle sera nécessairement pluridisciplinaire. Essai de description de la notion d’identité : approche générale Lorsqu’on cherche à appréhender la notion d’identité en sciences humaines, on est très vite confronté à une pluralité d’approches et d’usages. Celle-ci résulte notamment de l’utilisation de cette notion dans différentes disciplines des sciences humaines. Face à cette pluralité de perspectives et cette diversité des usages qui sont faits de la notion d’identité, nous proposerons de retenir l’approche pluridisciplinaire proposée par Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez (Lipiansky, E. M., I. Taboada-Leonetti, I. et Vasquez, A., 4e éd. 2002.) qui conduit à retenir des traits descriptifs récurrents : - La notion d’identité est une notion éminemment dynamique. On peut dire qu’il existe actuellement une forme de consensus en sciences humaines en ce qui concerne l’un des aspects de la notion d’identité : elle n’est plus envisagée comme un donné « consubstantiel », mais comme le résultat d’un processus. Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez écrivent à ce propos : « Le premier point de consensus réside dans la perspective dynamique suivant laquelle est abordée l’identité. La conception d’une identité qui serait élaborée au cours des premières années de la vie pour parvenir à un point de fixation où elle serait achevée et stable – toute variation étant considérée alors comme une pathologie – est définitivement abandonnée. L’identité est, au contraire, considérée comme le produit d’un processus qui intègre les différentes expériences de l’individu tout au long de sa vie. » (Lipiansky, E. M., I. TaboadaLeonetti, I. et Vasquez, A., 2002 : 22). - La notion d’identité est une notion composite (polymorphe). L’identité humaine se compose, se décompose et se recompose autour de différents « pôles » dont l’importance varie en fonction des âges et des situations. Ces pôles de « composition dynamique » sont de nature sociale, psychologique, sexuée et sexuelle, historique, religieuse, nationale et régionale, géographique, politique, linguistique et langagière, etc. De plus, ces différents pôles peuvent être structurés de manière variable suivant les personnes. Cette complexité – que l’on peut 194 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION également qualifier de richesse – participe certainement au fait que l’on rencontre la notion d’identité dans plusieurs domaines de réflexion. - La notion d’identité implique différentes interactions. Ses caractéristiques (dynamique et polymorphe) conduisent à envisager la notion d’identité comme le résultat de différentes interactions : - interaction entre le je et l’autre, - interaction entre le je et le nous, - interaction entre le je/nous et le non-je/non-nous. De manière schématique, il est possible d’envisager deux pôles d’interaction dialectiques : - un pôle d’interaction dialectique de type individu/groupe, - un pôle d’interaction dialectique de type appartenance/non- appartenance. Burger écrit à propos de l’identité : « L’idée récurrente consiste à penser l’identité comme le produit intériorisé des interactions vécues par le sujet : la somme des « soi » successivement (in)validés constitue une sorte de profil identitaire des sujets. D’où l’idée que l’identité comme profil n’est jamais achevée mais construite dans la dialectique d’une reconnaissance intersubjective. Le profil se comprend à la fois comme motif inaugural et comme produit de l’interaction verbale. C’est dans cet entredeux que constitue la négociation discursive de l’identité que s’opère le passage de l‘une à l’autre. » (Burger, 1994 : 249). Comme nous l’avons indiqué, cette approche de la notion d’identité ne peut être que schématique. Nous souhaitons néanmoins préciser ici différents aspects compte tenu de leurs répercutions théoriques et méthodologiques : - La notion d’identité a partie liée avec différents types d’interaction et notamment une interaction de type individu/groupe. Or, la notion d’individu est elle-même une notion éminemment groupale . Il est nécessaire, à notre avis, de distinguer en plus la notion de personne à laquelle il convient d’attribuer un statut théorique, méthodologique et déontologique différent. - Sans nullement chercher une quelconque forme de modélisation à ce propos, nous sommes néanmoins conduit à nous interroger sur les articulations possibles entre ces trois instances que l’on pourrait également qualifier de niveaux d’organisation distincts, mais non séparés. Ce point nous conduit à opter pour un schéma interprétatif donné, pour une grille de lecture parmi d’autres. Nous optons pour une grille de lecture de type psychosociologique suivant en cela Camilleri et al., 2002. Dans cette perspective dynamique, nous postulons avec les auteurs mentionnés que la personne sera conduite de manière plus ou moins permanente et de manière plus ou moins consciente et ressentie à procéder à un réglage entre un pôle de la conformisation et un pôle de l’individuation. Cette vision sinon idéalisante, pour le moins schématique, 236 236 Concernant cette problématique, nous renvoyons à Dubar, 1998, Deschamps et al., 1999, etc. 195 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION conduit à dire que la personne cherche ainsi à faire partie d’un (ou de plusieurs) ensemble(s) social (sociaux) sans y perdre sa personnalité, la notion d’individu pouvant notamment occuper la fonction de pivot entre ces différents niveaux d’organisation. - La notion d’identité se trouve être composée de différents éléments en mouvance. Cependant, notre identité peut également (ou dans la plupart des cas) être liée à un sentiment de stabilité. Plus exactement, notre identité peut également être associée à un sentiment de continuité. D’une certaine manière, on pourra dire que l’une des fonctions des différentes interactions mentionnées sera justement de contribuer à la production d’un « sentiment » de continuité par l’intégration des changements quotidiens dans le sens d’une continuité ou, comme l’écrit Camilleri : « Encore faut-il préciser que nous ne restons pas le même en excluant le changement, mais en négociant, au prix de diverses procédures, l’articulation de l’autre avec ce qui l’a précédé, de telle façon que le nouveau soit perçu comme ayant une relation acceptée avec ce qui existait avant lui. De ce fait, si l’identité est primordialement vécue comme une constance, ce n’est pas, comme nous l’avons dit ailleurs, « une constance mécanique, une répétition indéfinie du même, mais dialectique par intégration de l’autre dans le même, du changement dans la continuité (Camilleri, 1980, p. 331) » . » (Camilleri, 4e éd. 2002 : 85-86). Les différents éléments dégagés conduisent à décrire la notion d’identité comme étant le résultat (partiellement stabilisé) d’une dynamique dialectique liée à différents pôles structurés/structurants et différentes interactions structurées/structurantes. Tableau récapitulatif : essai de description de l’identité ASPECTS aspect : dynamique aspect : polymorphe aspect : interactions dialectiques aspect : sentiment de stabilité COMMENTAIRES passage d’une conception statique, substantialiste, à une vision dynamique, constructiviste La notion d’identité comprend une infinité de composantes (sociale, psychologique, historique, politique, etc.). interactions dialectiques de type « je/nous ». interactions dialectiques de type « appartenance/non- appartenance » processus d’intégration du changement dans la continuité 196 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION Essai de description de la notion d’identité centré sur les codes linguistiques Afin de préciser les liens entre codes linguistiques et identité, nous prendrons appui sur différents auteurs . Nous proposerons d’articuler cet essai de spécification des liens entre codes linguistiques et identité autour de cinq points de réflexion. Ces interrogations nous conduiront à discuter certaines limites de notre outillage. - Dans un premier temps, il est possible d’envisager les codes linguistiques comme signal permettant d’identifier une personne d’un certain point de vue (comme membre d’une communauté de langue donnée, comme membre d’une nation donnée, comme membre d’une catégorie sociale donnée, comme personne aux appartenances multiples, etc.). Précisons d’entrée de jeu que cette « signalétique » est à double face : elle peut fonctionner du « dedans ». Dans ce cas, elle serait mise en œuvre (plus ou moins consciemment) par le sujet afin d’être identifié. Elle peut également fonctionner du « dehors ». Dans ce cas, les co-énonciateurs interprètent les « signaux » fournis en vue d’une identification. Ces deux faces d’une même pièce (identité/identification) peuvent être à l’origine de certains écarts d’interprétation. Il est important de (re)dire le danger que comporte la définition de « l’extérieur » des identités. Ainsi l’utilisation de termes comme « communauté linguistique » , « identité linguistique », « minorité linguistique » paraissent problématiques dans la mesure où l’on définit a priori des limites que l’on risque de généraliser et d’appliquer à des individus qui ne s’estiment pas faire partie des limites fixées. - Les codes linguistiques permettent l’interaction verbale, laquelle représente un outil important de définition de l’entourage que l’individu va délimiter comme étant son réseau « je/nous ». Simultanément, ces interactions verbales avec l’environnement permettent la définition de ce qui est « je/nous » par la définition et la délimitation de ce qui ne l’est pas. Les codes linguistiques permettent au sujet de définir ses réseaux d’appartenance et de non appartenance, tant par les codes linguistiques eux-mêmes que par les interactions verbales que ces codes linguistiques vont permettre d’actualiser. - Si les codes linguistiques fonctionnent comme média de socialisation et de construction des identités, il apparaît qu’ils peuvent porter en eux-mêmes une partie des « visions du monde » et du « monde » lui-même. En ce sens, les codes linguistiques médiatisent des « représentations sociales » . Les codes linguistiques permettent de transmettre des « représentations sociales » tout 237 238 239 237 Nous nous appuyons sur les interrogations de Tabouret-Keller, 1997, de Py et Lüdi, 2003 (3e édition), de Lipiansky, 1994 et de Harre, 1989. 238 Nous renvoyons plus particulièrement à Lüdi et Py, 2003 (3e édition). 239 Concernant la notion de représentation sociale, nous nous référons à Jodelet, 1989, à BothorelWitz, 1996 ainsi qu’à Sallaberry, 1996. 197 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION comme les « représentations sociales » façonnent en partie l’existence des codes linguistiques . - Les codes linguistiques – en tant que média d’interaction – vont également permettre au sujet de construire une dimension plus individuelle et personnelle de son identité. Notons avec Lipiansky (2002, 1996) que la « parole » est tendanciellement perçue comme prolongement et extériorisation de la personne. - Rappelons enfin avec Tabouret-Keller (1997) que cette étroite liaison entre codes linguistiques et identité procède également des lieux physiologiques de production de la parole (associée aux organes respiratoires et digestifs). 240 Poursuivons la construction de notre outillage d’analyse en resserrant la perspective sur la configuration alsacienne envisagée sous l’angle d’une configuration donnée de codes linguistiques. Approche de la notion d’identité centrée sur la configuration alsacienne Tout comme les autres régions de France, la configuration alsacienne fait l’objet d’une infinité « d’appropriations subjectives » : on pourrait dire qu’il existe autant de propositions d’interprétations de cette configuration que d’auteurs. Face à cette pluralité et en nous reposant sur la description proposée de la notion d’identité ainsi que sur les liens entre codes linguistiques et identité, nous postulons que la description linguistique nous permet d’accéder partiellement à une description de configuration identitaire (non sans avoir redit que celle-ci sera limitée à un type de corpus bien défini et n’ayant de portée interprétative que dans ce cadre). Cette démarche interprétative repose sur les réflexions de différents auteurs . Ces différentes réflexions s’intéressent notamment à la subjectivité linguistique des locutrices et locuteurs. Il s’agit, entre autre, de comprendre au travers de l’étude de la subjectivité linguistique les relations entre les différents codes linguistiques historiquement ancrés dans ce contexte. Ces codes sont « le français », « l’alsacien » et « l’allemand » (ces dénominations de codes linguistiques étant elle-même objet de représentations). L’étude des relations entre ces codes linguistiques dans la subjectivité des locutrices et des locuteurs met en évidence une forme d’asymétrie des « répertoires symboliques » associés aux différents codes linguistiques en contact : « le français », code-norme hyper valorisé, sert d’étalon définitoire face auquel « le dialecte » est dévalorisé. Dans cette logique définitoire, les dialectes subissent une définition soustractive : ils 241 242 240 Concernant cette double dimension structurée/structurante nous revoyons à Harre, 1989. Mentionnons également les travaux de Bothorel-Witz et Huck concernant l’impact de faits sociaux sur l’organisation morphosyntaxique des dialectes alsaciens. Dans une autre perspective, il est intéressant de mentionner les réflexions de Crépon, 1996. 241 Toujours dans le sens de codes linguistiques. 242 Cette description de la situation alsacienne centrée sur les codes linguistiques repose sur les réflexions de Bothorel-Witz, Huck, Tabouret-Keller, Hartweg, Philipps, etc. 198 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION sont tendanciellement « vécus » comme non modernes, non prestigieux, non fonctionnels professionnellement, etc. Cette vision des dialectes contribue à la mise en activation et au renforcement d’un processus de réduction des fonctions communicatives des dialectes. Cette réduction des fonctions communicatives renforce la définition soustractive des dialectes précédemment évoquée. Cette description de configuration de codes linguistiques conduit, dans un premier temps, à retenir une interprétation de la « problématique alsacienne » ayant eu un large écho en Alsace : celle d’une crise d’identité. Eugène Philipps écrivait à ce propos : « Avec le temps, il y a eu une distorsion entre la nécessité des Alsaciens de participer à leur nouvelle communauté nationale et leur volonté de rester euxmêmes. C’est bien là qu’il faut chercher les causes profondes de la crise d’identité que traversent les Alsaciens. » (Philipps, 1978 : 15). Cette première phase de construction d’un outil d’interprétation de la notion d’identité dans le cadre restreint des enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace nous conduit à une impasse intéressante, puisque cette impasse nous oblige à modifier notre angle d’approche interprétatif et, ce faisant, notre méthode et notre outillage de travail. REPOSITIONNEMENT DE LA REFLEXION DE L’APPROCHE EN TERMES DE CRISE D’IDENTITE A CELLE DE « DISPARITES », DE LA NOTION D’IDENTITE A LA NOTION DE « STRATEGIES IDENTITAIRES » De l’approche en terme de crise d’identité à une approche en termes de disparités Envisager la configuration alsacienne sous l’angle exclusif d’une crise d’identité pose différentes difficultés, notamment par rapport à la description proposée de la notion d’identité. - D’une part, décrire la configuration alsacienne comme une situation de crise implique de généraliser cette approche à tout un ensemble de personnes pour lequel cette approche ne vaut pas nécessairement. L’étude de notre corpus nous conduit à penser que certains locuteurs (au moment de l’enquête) tendaient à s’inscrire dans une configuration identitaire de crise, dans la mesure notamment où ils exprimaient un conflit issu de leur difficulté à inscrire les différents « référents » par rapport auxquels ils avaient (ont) à se positionner dans le sens d’une continuité. Mais une telle approche ne peut nullement être généralisée. Au contraire, certains locuteurs dans notre corpus marquent leur volonté de s’extraire d’un conflit en mettant en œuvre différents moyens, différentes stratégies. - D’autre part, dire qu’il y a crise d’identité, c’est se placer en porte à faux par rapport à la perspective dynamique proposée pour la notion d’identité. En 199 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION d’autres termes, si un sujet peut se trouver en difficulté ou en conflit, cela ne signifie pas qu’il demeure dans cette situation. On ne peut donc pas exclure une approche en terme de crise d’identité. En même temps, il nous faut prendre en considération l’existence potentielle de « moyens » permettant au sujet de construire (plus ou moins consciemment) une configuration où ces conflits potentiels seront adoucis voire inexistants. Nous avons besoin de recourir à une grille de lecture nous permettant d’envisager la notion d’identité dans la configuration alsacienne comme un processus interactif dialectique de construction et de reconstruction (dialectique entre le soi et le non-soi, entre similarisation et individuation). Une telle approche nous est fournie, par exemple, chez Camilleri et al. (4e éd. 2002). On y envisage les configurations identitaires en terme de gestion personnelle et collective des disparités, des tensions (notamment lorsque les acteurs ont à se positionner face à une pluralité de « registres »). Dans cette nouvelle perspective, on pourra décrire la configuration alsacienne comme suit : de manière schématique, les différents codes linguistiques et les systèmes de représentation que ces codes linguistiques soustendent s’insèrent dans une modalité relationnelle marquée par une forte compétition entre un « intergroupe » et un « intragroupe ». D’autre part, cette compétition (concurrence) est marquée par une asymétrie entre « l’intergroupe » et « l’intragroupe » (à l’avantage de « l’intergroupe »). Cette situation de concurrence peut (mais pas nécessairement) générer des tensions et des conflits. Les locutrices/locuteurs devant se positionner par rapport à ces « référents » intergroupe et intragroupe devront (mais pas nécessairement) procéder à des réglages, à des négociations entre différents pôles et notamment ceux de la « francité / francitude », de « l’alsacianité / alsacianitude » et de la « germanité / germanitude ». De la notion d’identité au concept de « stratégies identitaires » Cette modification de perspective nous conduit également à abandonner la description de la notion d’identité comme outil d’analyse thématique du phénomène d’identité dans le cadre des enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace. De l’étude de la notion d’identité dans le discours suivant les différents traits de description proposés, on s’achemine vers l’étude thématique et formelle des positionnements et des marges de manœuvre dans les discours que constituent les enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace. Partant de là, nous sommes conduits à nous intéresser à l’étude thématique et formelle des « stratégies identitaires » : celles-ci sont définies comme des « manœuvres », des processus plus ou moins conscients, développés à un niveau d’organisation groupal, individuel et/ou personnel afin de réduire et/ou d’éviter 243 243 Toujours en référence à Camilleri et al. (2004, 4e édition). 200 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION les tensions (les conflits) issues de la concurrence entre pôles de positionnement asymétriques. Ce déplacement paradigmatique de la réflexion conduit à retenir des modèles herméneutiques permettant d’appréhender et de décrire certains processus qu’une première lecture thématique du corpus a permis de localiser sans nécessairement pouvoir les interpréter. D’autre part, ces modèles herméneutiques ont été synthétisés sous forme d’indices, le but étant d’essayer de tenir compte de la complexité et de l’épaisseur des discours. Le tableau ci-dessous présente une synthèse du maillage herméneutique utilisé afin d’appréhender les stratégies identitaires dans le discours épi- et métalinguistique des enquêtes sur la conscience linguistique. Ce cadre herméneutique conduit à s’intéresser et à mettre en avant des processus de minorisation/majorisation. Cotes Cotes à indice 1 Cote 100 Cote 101 Cote 102 Cote 103 244 Eléments descriptifs et exemples issus du corpus Indices thématiques liés à l’intergroupe Poids de la norme. Sensibilité variable à une norme envisagée essentiellement comme norme coercitive et comme modèle à imiter (à atteindre). Exemple244 issu du corpus : Enquêteur : hein / vous avez dit que vous essayez de parler ce français Enquêté : oui Enquêteur : si vous deviez vous-même vous évaluer ? Enquêté : exactement comme à l’école / je crois / comme je l’ai appris à l’école / comme on apprend à l’école comme on devrait parler / de toute façon pas … Promotion sociale. Représentation articulant une forme de français comme instrument de promotion sociale. Exemple issu du corpus : (Discussion concernant la valeur classante de formes linguistiques) Enquêté : je crois que ça dépend des gens / des milieux / dans les milieux / qu’on fréquente / si on fréquente un milieu plus élevé / et qu’on a un accent / par exemple / si on remarque qu’on vient d’Alsace / qu’on vient d’Alsace / on / alors on est peut être pas tellement bien vu / (…) Idential d’appartenance intergroupe. Ces identials permettent de positionner le sujet comme membre de l’intergroupe. Exemple issu du corpus : Enquêteur : et puisqu’on parle de politique / est ce que vous vous intéressez à la politique ? Enquêté : (soupire) / comme tout Français / un petit peu (rires) Réponse aux attentes réelles ou supposées de conformisation intergroupe Les exemples proposés sont des traductions de séquences dialectales. 201 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION Cotes à indice 2 Cote 201 Cote 202 Indices thématiques liés à l’intragroupe Idential lié à la définition d’un réseau de positionnement microintragroupe Enquêteur : vous êtes spéciaux ici ? Enquêté : (rires) on dit qu’on est un peu spéciaux / et je crois que c’est quand même un peu vrai Enquêteur : pourquoi ? Enquêté : ah / déjà à cause de la langue / puisque ce que je parle actuellement / ça ressemble plus à ce qu’on parle à Munchhausen245 / et c’est ce que j’utilise le plus souvent / mais si maintenant / je parle avec les copains de Mothern / alors je parle de nouveau autrement / et c’est vraiment / et je crois que c’est vraiment unique notre euh / notre langue (…) Idential lié à la définition d’un réseau de positionnement meso-intragroupe. Ce type d’idential apparaît notamment lorsque les locutrices/locuteurs utilisent le glottonyme « alsacien ». Cotes à indice 3 Cote 300 Cote 301 Cote 302 Cote 303 Dynamiques psychosociologiques Répartition dichotomique des systèmes de représentation liés aux codes linguistiques en présence. Asymétrie exprimée entre les pôles de positionnement : interaction entre groupes (intra- et inter-groupe) de type asymétrique génératrice de tensions. Stratégies identitaires à proprement parler : - de cohérence simple. Dans ce cas, les locutrices/locuteurs tendent à supprimer ce qu’ils envisagent être à l’origine de la tension. - de cohérence complexe. Dans ce cas, les locutrices/locuteurs construisent un ensemble englobant, moins porteur de conflit. Marque la présence d’un trait et/ou d’un aspect que le sujet considère comme négatif, péjoratif. STRATEGIES MAJORATION IDENTITAIRES ET MINORATION / Notre essai d’interprétation de corpus nous a confronté à une forme de complexité. Celle-ci nous a conduit à développer cet outil d’analyse, lequel nous a permis d’approcher notre corpus de manière plus « méthodique ». Nous avons également essayé par là de tenir plus largement compte de la complexité et de l’épaisseur des discours en contexte. C’est dans ce cadre que nous avons été amené à prendre en compte des processus de minorisation et à observer l’importance que ces processus ont pour l’existence des codes linguistiques dialectaux minorisés (et des univers que ces derniers sous-tendent). D’autre part, l’étude du corpus sous cet angle conduit également à tenir compte d’autres forces (dynamiques) qui permettent aux acteurs de mettre en place différentes manœuvres, différentes stratégies de réduction ou d’évitement 245 A titre indicatif, la commune de Munchhausen se trouve à 2,5 km de la commune Mothern (département du Bas-Rhin). 202 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION des tensions, notamment par l’existence et la mise en place de stratégies de (re)valorisation. Dynamiques de minorisation Ce cadre nous conduit à prendre en compte des processus de minorisation. A la suite de Kastersztein , on peut décrire ces processus de la manière suivante, en précisant auparavant qu’il ne s’agit là que d’un modèle herméneutique parmi d’autres : dans les interactions (concurrentielles ?) entre groupes marquées par une asymétrique (productrice de disparités), l’intergroupe (majoritaire d’un point de vue quantitatif, qualitatif ou les deux) dispose d’un certain potentiel de définition et d’assignation des « images de soi » des membres de l’intragroupe. Ce potentiel (exogène) de définition de certains identials – lorsqu’il véhicule des identials marqués péjorativement – tend à renforcer des relations de type catégorisantes entre les membres de l’intragroupe (et ce au détriment de relations plus individualisantes). Cette dynamique peut (mais pas nécessairement) conduire à une inversion des logiques de définition des identités : les identials, plus exactement, certains traits de définitions vécus négativement, ne sont plus perçus (vécus ?) comme provenant du « dehors », mais comme étant constitutifs de l’identité endogène intragroupe : il se développe une forme d’identité négative. I. Taboada-Léonetti écrit à ce propos : « Toute identité ethnique minoritaire, qu’elle soit fondée sur un critère de territoire, de langue, de religion, de race ou de lignage, ou comme il apparaît dans un grand nombre d’exemples apportés par la pratique sociale du champ de l’immigration en France, sur un critère de la « sale gueule », c’est-à-dire de l’appartenance telle qu’elle est perçue ou fantasmée par l’autre, est en grande partie assignée par le groupe majoritaire dont le regard est, d’une certaine manière, constituant du groupe minoritaire. » (p. 59). 246 247 Ces dynamiques minorisantes liées à une interaction groupale asymétrique engendrent (mais pas nécessairement) une forme d’identité négative (aliénée) qui résulte de l’intériorisation plus ou moins prononcée de l’image assignée péjorative et dont voici un exemple issu de notre corpus de travail : Enquêteur : et / comment est-ce que vous définiriez / si vous deviez l’expliquer / par exemple à un Parisien / ou à quelqu’un d’autre / ce qu’est un Alsacien <?> Enquêté : […] / c’est assez difficile à dire ce que euh / c’est un Alsacien euh / d’expliquer euh / à un Parisien / lorsqu’on n’a pas / lorsqu’on ne le ressent pas / lorsqu’on ne ressent pas qu’on peut être différent / ou euh /// on peut euh / on a – a – a un truc – un /// qu’on soit alsacien ou euh // breton ou n’importe // 246 247 Kastersztein, 2002, 4e éd. : 27-41. Taboada-Léonetti, 2002, 4e éd. : 43-84. 203 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION lorsqu’on vient d’une autre région // euh // on doit être accepté pour ce qu’on est / et euh / il ne faut pas condamner les gens parce qu’ils ne sont pas comme-ci ou comme ça / comme les bons Français / ou / euh / il est quand même Français / même si parfois / on dit de nous / on est des boches // et les Allemands disent de nous / on est des Français // alors euh / si quelqu’un me demande ma nationalité / je dis tout simplement / que je suis un Alsacien / que je suis / euh 248 249 Cette « traduction » ne peut malheureusement pas rendre compte des nombreux marqueurs formels que l’on peut qualifier, à la suite de A. BothorelWitz et D. Huck, d’indices d’insécurité linguistique. Il apparaît ici également combien ces marqueurs d’insécurité linguistique peuvent être associés à une forme d’« insécurité identitaire ». L’observation de ces processus de minorisation et des stratégies identitaires dans le discours conduit ainsi à envisager la situation linguistique alsacienne comme une situation de « plurilinguisme dichotomique » : les processus de minorisation décrits résultant de ce contact concurrentiel entre codes linguistiques contribuent à structurer une configuration où presque tous les « registres » associés aux différents codes linguistiques s’opposent. Cette situation tend à renforcer le processus de « défonctionnalisation » des codes linguistiques dialectaux décrits auparavant. Ainsi, ces dynamiques de minorisation peuvent pousser les acteurs concernés à résoudre le conflit au profit du groupe dominant en pratiquant une forme de conformisation : ce type de stratégies est dit « valorisé » dans la mesure où la concurrence profite au groupe majoritaire. Pourtant, si telles étaient les seules forces en présence, les seules dynamiques agissantes, on devrait observer une résolution du conflit au profit de l’intergroupe. Dynamiques de (re)valorisation Ainsi que le précise la plupart des auteurs retenus, les conduites collectives, individuelles et personnelles sont rarement simples. Notre corpus fournit nombre d’exemples marquant des tendances diversement polarisées sur l’axe de négociation décrit plus haut (négociation des positions du sujet entre conformisation (vers l’intergroupe) et singularisation (vers l’intragroupe ou en décrochage groupal). Alors qu’un témoin donné règlera la contradiction en accentuant son appartenance intragroupe, un autre en accentuant son appartenance intergroupe, un troisième témoin marquera plutôt son droit à la pluralité qui recouvre, selon 248 Le locuteur utilise le terme « Schwowe », qui peut avoir une valeur dépréciative, mais pas nécessairement. 249 Le locuteur utilise l’ethnotype Saufranzose. 204 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION lui, le droit à l’utilisation d’une pluralité de codes linguistiques et à l’appartenance pluriculturelle. Il est également possible de mentionner un domaine de pratique langagière de nature à induire des éléments de valorisation : le domaine professionnel régional et transfrontalier . 250 Domaine professionnel régional L’étude de la subjectivité linguistique des locutrices/locuteurs dialectophones montrent combien les codes linguistiques dialectaux sont envisagés comme peu valorisés et peu valorisant dans la sphère professionnelle. Cependant, les codes linguistiques dialectaux ne sont pas totalement absents de la sphère professionnelle. Voici quelques manifestations de cette présence de nature à induire des formes de (re)valorisation, en tous cas, qui constituent des contextes de mise en œuvre et d’existence de ces codes linguistiques : - une discussion avec un responsable de production d’une PMI du bassin strasbourgeois met en avant que l’utilisation des codes linguistiques dialectaux peut s’avérer être avantageuse dans le process, notamment en vue du management des opératrices/opérateurs ; - une discussion avec un directeur commercial d’une entreprise internationale distributrice dans le secteur de la fixation a montré l’importance de la maîtrise des codes linguistiques dialectaux (parce que facilitant la création d’un rapport de confiance). Ainsi la nature des produits vendus en rapport avec le type de clientèle peut influencer le seuil de valorisation des codes linguistiques dialectaux. De manière générale, il est permis de penser que ces mécanismes de valorisation des codes linguistiques dialectaux sont liés aux processus de minorisation qui les affectent (par exemple, du fait de la raréfaction agissant sur les codes linguistiques dialectaux). Domaine professionnel transfrontalier Il convient également d’évoquer le secteur professionnel transfrontalier qui représente en Alsace une part non négligeable de la population active. Dans ce contexte de travail outre-Rhin, les codes linguistiques dialectaux peuvent recouvrir différentes fonctions : - les codes linguistiques dialectaux peuvent opérer comme langue de communication entre les salariés allemands et les salariés alsaciens : différents entretiens semi-directifs (dans des entreprises internationales) conduisent à penser 250 Les données utilisées pour cette partie résultent de différentes études menées dans le cadre d’un projet INTERREG II : « Cohésion et bilingualité des compétences linguistiques et communicatives dans l’espace du Rhin supérieur ». Ce projet, initié en 1998, a notamment permis une étude des demandes et pratiques langagières endolingues et exolingues dans les PME/PMI du Rhin supérieur. 205 FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION que les codes linguistiques dialectaux, dans ce contexte, peuvent fonctionner comme langue de communication non seulement en production, mais également à d’autres niveaux des entreprises interviewées (notamment en ressources humaines) ; - les codes linguistiques dialectaux peuvent également fonctionner comme langue de travail entre salariés venant d’Alsace. Les interviews et enquêtes tendent également à indiquer une utilisation des codes linguistiques dialectaux dans les différents niveaux d’organisation des entreprises interrogées. POUR CONCLURE En conclusion à cette réflexion qui se construit, il nous paraît important de redire la complexité des processus et de la problématique évoquée, qui n’est pas de cohérence simple. Les locutrices/locuteurs considéré(e)s comme des acteurs sociaux peuvent être impliqués dans des processus aux forces antagonistes. Aussi, il nous semble primordial de distinguer sans les dissocier les trois niveaux d’organisation évoqués que sont le niveau groupal, individuel et personnel : ce faisant, il nous semble possible de tenir compte à la fois de dynamiques à un niveau macro -social (institutionnel), ainsi que les manières plus personnelles de gérer (ou non) les tensions évoquées (conduisant à prendre en compte également des seuils de sensibilité variables). La problématique de l’identité, peut-être au même titre que celle de la « minorité/majorité », nécessite de travailler avec beaucoup de prudence, posant le postulat que chaque identité, fût-elle « minoritaire » se décide et se dit d’abord du « dedans ». BIBLIOGRAPHIE ABDALLAH-PRETCEILLE, M. et PORCHER, L. (1996). Education et communication interculturelle, Paris, P.U.F. BAGGIONNI, D. (1997). 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Je trouve que tu mets parfaitement en œuvre le principe de la pensée complexe, c’est extrêmement nuancé, il y a toujours le dedans et le dehors en même temps. Ta modélisation de l’identité, je la vois tout de suite sur mon schéma, ça fonctionne très bien. Ta remarque sur le fait que les gens qui ont écrit sur le concept d’identité ont toujours écrit à plusieurs : sur le plan épistémologique, c’est vraiment quelque chose qui me frappe. Vraiment, je crois que ça veut dire qu’il y a un besoin de construire la notion dans l’interaction. Alors, ça me frappe d’autant plus que j’en connais deux autres qui ont écrit làdessus. C’est Francard et Blanchet, et ils n’ont pas pu s’empêcher d’écrire ensemble . Quand on nous a proposé de faire des articles du Dictionnaire de l’altérité sur la définition de l’identité et sur les sentiments d’appartenance, au début, on a dit à Michel qu’il en ferait un et que Philippe en ferait l’autre. Mais on s’est dit tous les deux, on ne peut pas, il faut qu’on les fasse à deux. Donc, vraiment, je crois qu’il y a quelque part un besoin de cohérence entre la démarche méthodologique de réflexion et l’objet sur lequel elle pense. Merci de nous avoir fait remarquer cela. 251 Frédéric Mékaoui D’où le déficit dans ce texte où j’ai travaillé seul ! Freddy Raphaël Je n’ai pas très bien compris l’articulation entre tout ce travail conceptuel, qui me paraît extrêmement fin, et le travail de terrain et quel va être le passage assuré. 251 Cf. BLANCHET, P. et FRANCARD, M. (2003). « Identités culturelles », in : Ferréol, G. et Jucquois, G., Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, A. Colin, pp. 155161 QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI Frédéric Mékaoui C’est un travail dialectique, c’est un va-et-vient incessant entre le texte, le corpus et … Freddy Raphaël Hier, tu m’as dit toute la difficulté que tu avais à constituer un corpus et à recueillir des données sur lesquelles tu peux travailler. Frédéric Mékaoui C’est un corpus du DEA et de la maîtrise qui était déjà présent, pour une étude sur l’insécurité linguistique. Ce dont il était question, c’était la problématique de construire un corpus dans les entreprises, de pouvoir entrer dans ces entreprises tout en y liant d’autres impératifs. C’est vrai que c’était autre chose. Par contre, si j’ai bien compris votre première approche, la question était de savoir comment concrétiser ou comment ça s’articule. Il y avait donc d’abord le texte que j’ai attaqué naïvement. Et ce texte a posé un certain nombre de problèmes puisque je n’arrivais plus à les résoudre de manière naïve. Il me fallait donc des outils. J’ai commencé à rechercher des outils, à essayer de les appliquer, mais ça ne marchait pas. J’ai donc cherché d’autres outils. Par touches, par tâtonnements, j’ai essayé de montrer comment j’ai essayé de construire un outil, mais que j’ai aussi essayé de l’appliquer au texte. Freddy Raphaël Des modèles interprétatifs que tu as essayé d’appliquer. Andrée Tabouret-Keller J’ai trouvé l’idée intéressante que dans cette hétérogénéité des identités, où les identités sont fluctuantes, mobiles, il y aurait un noyau qui serait à la fois plus permanent, je n’aime pas le mot « dur ». Je suis frappée en ce moment, parce que l’actualité nous la présente tous les jours, par la violence des engagements identitaires sur toutes sortes de fronts et par le fait que cette violence fait remonter à la surface des comportements que l’on pourrait qualifier d’archaïques. Si on faisait l’hypothèse d’une espèce de construction qui aurait un noyau plus permanent, plus solide et peut être plus inconscient, la notion d’identité serait à relier à celle de réflexe archaïque par rapport à l’Autre inconnu, par rapport à l’Autre de la peur, par rapport à tout ce discours qu’on entend. Frédéric Mékaoui Après avoir lu Morin, il est clair que l’identité a aussi une dimension biologique très forte, une dimension de fonctionnement biologique qui peut aussi déterminer les relations. Notre fonctionnement physiologique, mécanique, conditionne aussi un certain nombre de choses. Là, il faudrait aller voir ce qui se passe du côté de l’éthologie. 212 QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI Andrée Tabouret-Keller Il faudrait ajouter à cela les réflexions qui ont été faites en particulier sous la plume de Freud sur le prix à payer pour la civilisation. C’est-à-dire que notre civilisation, le fait que nous soyons susceptibles de ne pas nous rentrer dedans, pour dire ça comme ça, se paye d’un prix élevé. Et l’un des aspects de cette dette symbolique, ce sont certainement ces compromis constants que nous faisons avec les différents pôles d’identification et c’est ça qui nous permet peut-être ou ça fait partie de ce qui nous permet de payer ce prix et de ne pas répondre de manière immédiate au plan de la violence. On voit très bien dans les évènements contemporains comment certaines situations d’affrontements corporels, de face à face, vont au-delà de ce seuil que la civilisation, de manière générale, permet de contrôler ou d’endiguer. Yannick Lefranc Cette problématique aide à réfléchir à la possibilité pour un individu de se déprendre des assignations, des assujettissements courants à tels ou tels groupe, troupe ou troupeau. Vous insistez très bien sur ce que vous appelez les « stratégies identitaires », en vous fondant sur les possibilités pratico-symboliques de tout un chacun, pour échapper aux étiquettes qui sont distribuées de tous les côtés et pour échapper au jeu de catégorisation valorisante ou dévalorisante. Il y a de la place pour une sorte de métis individuel et pour quelque chose comme la conquête d’une autonomie. Philippe Blanchet Pour ce qui est de l’aspect biologique de la construction identitaire dont parle Morin dans le cinquième volume de La Méthode : ce à quoi il fait allusion, c’est que, dans la construction de l’identité individuelle, il y a des traits biologiques qui sont pris en compte, y compris parce qu’il y a l’apparence physique de la personne qui construit son identité individuelle, mais aussi parce que dans l’identité institutionnelle, il y la filiation qui fonctionne, et elle, elle est de type biologique. Et deuxièmement, en s’appuyant sur les travaux de Changeux aussi bien pour l’acquisition des langues que pour l’acquisition des cultures, il montre qu’il y a une interface entre le bioprogramme neuronal et les pratiques linguistiques et culturelles parce que justement il y a une partie des neurones qu’il appelle les neurones « miroir » qui sont des neurones non programmés, qui se structurent à partir des stimuli culturels et linguistiques que reçoit l’individu, et donc il y a une inscription biologique de la construction linguistique et identitaire culturelle de l’individu. C’est de ça qu’il s’agit et non de dire que c’est en fonction de sa couleur qu’on construit son identité. Frédéric Mékaoui J’avais essayé de concentrer la réflexion sur une dimension, mais il y en a plein d’autres qui m’échappent. 213 QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI Didier de Robillard Il y a une chose qui me frappe entre ce qu’a dit Philippe et ce que vous venez de dire, enfin, la façon dont ça a été dit. D’un côté, on a eu un schéma et de l’autre côté, on a eu quelque chose de très complexe et l’écriture est un instrument de travail pour vous. Comment l’écriture permet-elle de réfléchir ? Quand on compare les deux approches, celle de Philippe et la vôtre, quelle est la légitimité de cette simplification ? [à Philippe] Qu’est-ce qui te donne le droit de simplifier en termes de coût/bénéfices, tu payes très cher une simplification, qu’est-ce que tu espères gagner ? Tu as dit que tu t’étais inspiré de Chaudenson et c’est la même question qui a été posée à Chaudenson. C’est un modèle, on réduit 50 pays francophones à deux axes, pourquoi le fais-tu et il répond que c’est pour convaincre les politiques. Quand on compare ce que vous avez dit, par rapport à mon expérience des hommes créoles, etc. je me demande si, finalement, on ne peut pas essayer de voir les choses comme ça. Il me semble qu’il y a peut être des identités actives et passives c’est-à-dire quand on est dominant, on peut revendiquer des traits qu’on retire aux autres. On peut voir ça comme une espèce d’échange. On revendique des traits et les plus faibles sont obligés de les perdre. Ça m’a frappé en vous écoutant. Alors que si on est minoritaire, on se définit par ce qui nous reste de ce que les autres nous ont laissé et, dans ce cas, on est sans cesse sur la périphérie. Je pensais à ça en lien avec les histoires de noyau et de périphérie, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui peuvent se permettre de se définir par le noyau parce qu’ils sont forts. Les gens qui sont faibles sont obligés de courir sur la périphérie en permanence à chercher ce qui leur reste. Enfin, l’idée défensive, je me demande s’il n’y a pas quelque chose autour de ça, je voulais savoir si vous trouvez quelque chose qui va dans ce sens-là. Frédéric Mékaoui Je ne sais pas si je vais directement répondre à votre question. Il y a une modification en Alsace. Je ne sais pas si c’est du détail, donc il faudrait certainement étendre la problématique, la réflexion, l’étude. Je connais beaucoup de couples de la trentaine qui, à cet âge, ont accédé à la propriété foncière, qui envoient leurs enfants de 4-5 ans dans des cours de dialecte alsacien parce qu’il y a des villages où, apparemment, c’est une mode. A Ottrott, c’est très mode. Est-ce qu’ils font ça parce qu’ils ont la sensation qu’ils sont en périphérie et qu’ils peuvent le faire, est-ce qu’ils font ça parce qu’ils pensent qu’on est en train de leur voler quelque chose et qu’il veulent le récupérer, est-ce qu’ils font ça parce que c’est un levier d’accès à un certain domaine économique parce qu’en même temps ces enfants apprennent l’allemand ? Freddy Raphaël Est-ce qu’ils le font parce que ça permet de se retrouver dans l’entre-soi et d’écarter les petits immigrés qui n’envahiront pas les cours ? C’est un des facteurs aussi. 214 QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI Frédéric Mékaoui Il me semble que cela devient plus présent. Frédéric Hartweg Dans votre première phrase, vous avez mis en rapport l’âge, l’acquisition de propriété foncière et immobilière et cette pratique d’envoyer les enfants apprendre l’alsacien. Est-ce que vous faites un rapport entre cet ancrage foncier qui est aussi un ancrage social et la volonté de découvrir, de créer un ancrage d’un autre type dans l’espace qui serait l’espace linguistico-culturel ? Frédéric Mékaoui Non, ce n’est pas une simple corrélation. Maintenant, il va falloir que je l’explicite sur le vif, cela va être un peu plus difficile. Il y a quand même une très forte promotion sociale qui est liée à l’accès à un certain type de réseau ou à un certain type de profession. Et ce sont des gens qui ont une bonne promotion sociale, qui ont une attache locale en même temps, qui envoient donc leurs enfants apprendre le dialecte. C’est vrai que l’on retrouve quelque chose, pour pouvoir parler avec grand-papa et grand-maman, pour maintenir un lien intergénérationnel. Andrée Tabouret-Keller Dans la vallée d’Aoste, il y a eu une grande enquête de faite, il y a quatre ans, par la fondation Chanoux et qui montre – à un moment où l’enseignement paritaire bilingue est devenu un problème alors qu’il était très largement consensuel pendant au moins 20 ans – que la part de la population qui est le plus fortement liée à l’enseignement du français et qui souhaite le plus fortement qu’il se poursuive, ce sont les immigrés, c’est-à-dire les Italiens du sud. Ce sont ces gens-là qui constituent actuellement 60 % de la population de la ville d’Aoste – il n’y a plus que 40 % d’Aostins de souche, si je puis dire – qui sont le plus attachés à ce que l’enseignement du français perdure. 215 Laurent MULLER Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Laboratoire Cultures et Société en Europe Unité de Recherche Associée au CNRS - UMR 7043 [email protected] Irini TSAMADOU-JACOBERGER Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’études orientales, slaves et néo-helléniques (GEO) (EA 1340 Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE) (EA 3405) [email protected] REGARDS CROISES SUR DES RECITS DE VIE DE HARKIS VIVANT EN ALSACE Depuis 1999, deux assistantes sociales, Marie-Hélène Forestier et MarieOdile Lang recueillent avec patience les récits de vie de plusieurs anciens harkis habitant à Strasbourg. Cette initiative personnelle résulte d’une première action sociale menée en 1992 par une équipe de travailleurs sociaux engagée dans la réhabilitation du foyer Prechter. Le souvenir de cette intervention efficace, associé à un profond sentiment d’isolement, a permis à ces deux femmes d’obtenir le témoignage des membres d’une minorité sociale singulière. Marginalisés en Algérie, en raison de leur engagement au côté de l’armée française durant la guerre, ils le demeurent en France en continuant à résider depuis 1973 dans ce lieu de relégation sociale, situé pourtant assez près du centre ville. Ce corpus original 252 252 Mmes M.-H. Forestier et M.-O. Lang sont assistantes sociales auprès du Ministère des finances et de l’Office des Anciens Combattants (O.N.A.C.) à Strasbourg. En 1992, elles ont contribué à la rédaction du Diagnostique social du Foyer Franco-Musulman Prechter 5, rue Prechter 67000 Strasbourg – Krutenau. Elaboré par le groupe Inter-partenarial du Foyer Franco-Musulman Prechter. 15 décembre 2002. (42 p.) Dix ans plus tard, cet article a pour origine les entretiens recueillis depuis 1999 à partir de leur patient travail de collecte d’information. Nous leur sommes très redevables d’avoir bien voulu les mettre à notre disposition. LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES constitué de huit entretiens possède un intérêt historique indéniable pour qui s’intéresse à la transmission mémorielle en général comme à l’histoire des événements d’Algérie en particulier. Mais il recèle également un contenu propice à une analyse pluridisciplinaire au sujet de la parole d’individus qui continuent à se sentir partagés entre deux pays. Dans un premier temps, cette étude aborde d’un point de vue sociologique la diversité de leurs représentations sociales avant de soumettre l’un de ces témoignages à une analyse du discours d’un point de vue linguistique. Enfin et en guise de conclusion, ces deux approches disciplinaires proposent, sous la forme d’une ouverture théorique, un regard croisé concernant les notions de minoration/majoration ainsi que de minorité. L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE Une première analyse thématique du contenu de leurs témoignages permet de mettre en exergue, entretien par entretien, l’irréductibilité de l’expérience personnelle, le côté subjectif (unique) et simultanément, ses aspects catégorisables, typiques d’une population, d’un contexte ou d’une époque (Varro, 2003). En second lieu, il s’agit d’évaluer dans ces récits les processus de minoration et de majoration auxquels sont soumis des objets ou thèmes relatifs aux différentes étapes de leur parcours migratoire. Nous formulons en effet comme hypothèse de départ que ces anciens supplétifs posséderaient, en raison de leur expérience plurielle de la domination, un discours profondément marqué par le sceau de l’auto-dépréciation et de dévalorisation de soi. Susceptibles de continuer à dénigrer autant l’Algérie que la France, il est également possible qu’ils tiennent un discours marqué par un ressentiment à l’encontre d’eux-même. La vérification de cette supposition implique cependant au préalable et à la manière d’une pyramide inversée, de s’arrêter successivement sur une première définition de la population des Français musulmans rapatriés, de présenter ensuite de manière plus spécifique les conditions d’existence matérielles des membres de ce tout petit groupe de Strasbourgeois, avant de proposer une analyse plus approfondie de leurs récits biographiques. Harkis et Français musulmans rapatriés D’un point de vue sémantique, le mot harka, d’origine arabe, signifie « mouvement, déplacement ». Il désigne également, dans la tradition et l’histoire maghrébines, une milice levée par une autorité politique ou religieuse à finalité fiscale ou punitive. De 1954 à 1962, l’armée, perpétuant la pratique coloniale française, recrute des auxiliaires en grand nombre et constitue des harkas ainsi que d’autres troupes supplétives afin de compléter le dispositif de maintien de l’ordre. Ces hommes, les harkis ont choisi la France par idéal, par intérêt financier ou pour se protéger des exactions de certains des combattants du Front de Libération Nationale (F.L.N.) (Hamoumou, 1993). Parmi ces supplétifs, les uns 217 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES occupent des fonctions essentiellement défensives alors que la plupart des autres participent directement aux opérations de contre-guerilla. Ces derniers ont comme principale mission de neutraliser les soldats de l’Armée de Libération Nationale (A.L.N.). Ces combattants, rompus aux difficultés géographiques, climatiques et connaissant parfaitement le pays, sont organisés comme leurs adversaires en unités restreintes et très mobiles. A partir de 1958, les harkis sont considérés comme le fer de lance des commandos de chasse. Dans une moindre mesure, en France et à Paris en particulier, certains d’entre eux contribuent au démantèlement de réseaux de collecte de fonds implantés par le F.L.N. au sein des milieux immigrés de la capitale. Le rôle déterminant de ces quelques 70.000 harkis aux côtés de l’armée française les stigmatisera, eux et leurs familles, de manière irrémédiable, aux yeux des partisans de l’autodétermination. Durant ce conflit, les membres du F.L.N. désignent comme adversaires l’ensemble des ressortissants d’origine européenne ou nord-africaine, favorables au maintien de l’Algérie française. Les rebelles rançonnent et condamnent par conséquent aussi bien les élus musulmans (caïds, aghas et bachagas, …), des religieux, des agents administratifs ainsi que les harkis… Tous sont considérés par le F.L.N. comme coupables de profiter de la présence française et de laisser le peuple algérien à sa servitude. Au moment où se conclut l’indépendance en mars 1962, l’armée française, chargée en priorité du transport des Français d’origine européenne, n’assure en revanche que le rapatriement de quelques dizaines de milliers de ces civils et militaires musulmans pro-français, ayant trouvé in extremis refuge dans les casernes, avant le départ définitif de l’armée. Ceux n’étant pas parvenus à gagner la métropole ont été pris dans les règlements de compte et les massacres de l’après-guerre (Méliani, 1993). L’exode des Pieds Noirs comme celui des Français Musulmans Rapatriés (F.M.R.) devait constituer le dernier drame de ce conflit. En France, les harkis et leurs familles sont d’abord regroupés avec les autres F.M.R. dans des camps militaires ou dans des lieux de transit sous contrôle de l’armée : à Bias, Rivesaltes ou à Saint-Maurice-l’Ardoise… Arabophones ou berbérophones, d’origine rurale ou citadine, ils n’ont comme seul dénominateur commun que la déclaration recognitive de nationalité française qu’ils ont été obligés de signer dès leur arrivée en métropole. Un bon nombre d’engagés volontaires, d’appelés musulmans du contingent ou d’anciens supplétifs se réengagent dans l’armée. La plupart des autres s’installent autour des principaux bassins d’emploi de l’époque dans le Nord, l’Est et en région parisienne. D’autres encore, parmi les plus démunis, sont soit employés par l’Office National des Forêts (O.N.F.) et installés dans des hameaux forestiers ou demeurent inactifs durant plusieurs dizaines d’années dans ces camps (Roux, 1991). Dès lors, les F.M.R., encore appelés par l’administration les Rapatriés d’Origine NordAfricaine (R.O.N.A.), bénéficient, en plus des mesures de droit commun, d’aides sociales leur étant spécifiques au nom du sang versé pour la France. En 1975 et 1991, des enfants de harkis manifestent violemment leur mécontentement et 218 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES dénoncent le sort qui a été réservé à leurs parents. Ils demandent d’une part la fermeture définitive des camps et d’autre part des soutiens financiers plus substantiels. Plus tard, ce sont les présidents d’associations qui prennent le relais de la contestation dans le but d’obtenir à la fois davantage de mesures spécifiques et le droit à la reconnaissance de la nation au nom de cette nationalité française si chèrement acquise. Aujourd’hui encore, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, une suspicion persiste à l’encontre des harkis. En Algérie, ils sont toujours considérés comme des traîtres et par extension, ce terme est devenu une insulte synonyme de paria ou de nervi. En France, durant les huit années de guerre, une partie de l’opinion métropolitaine les identifie à des collaborateurs. La presse a ensuite contribué par commodité à rendre le mot harki éponyme de la population hétérogène que représente l’ensemble des Français musulmans rapatriés. Mais, à l’heure actuelle, à Strasbourg comme ailleurs, le terme reste dépréciatif aux yeux de certains comme en témoigne Catherine Trautmann dans son livre intitulé Sans détour. A l’occasion de la mise en place d’actions positives d’insertion dans le domaine notamment de la médiation et de la sécurité, l’ancienne maire de la ville a constaté qu’il s’est trouvé (dit-elle) plus d’un beur pour me faire part de sa crainte et de son refus de se faire, disaient-ils, harkiser (2002 : 57). Ainsi, et après plusieurs générations, on peut se dire fils de harki, mais on peut encore être désigné ou s’auto-désigner comme harki. Autant de cas de figures que de stratégies individuelles visant respectivement à mettre en avant un aspect caché de son identité, à stigmatiser, ou à restaurer à l’inverse sa dignité. Ces dernières formes d’affirmation identitaire témoignent en tout cas de la volonté actuelle d’un grand nombre de membres de cette population à continuer à se présenter collectivement comme les victimes de leur indéfectible engagement. • Entre minoration et majoration statistiques Du point de vue de sa quantification, cette minorité demeure une énigme statistique. Leur nombre est en fait assez systématiquement majoré dans les ouvrages écrits par des nostalgiques de l’Algérie française, leur estimation est à l’inverse minoré du côté algérien, allant ainsi dans le sens du mythe fondateur d’une révolution ayant débuté par le soulèvement de tout un peuple contre le colonialisme. Ce qui est en tout cas certain, c’est que les services de la préfecture de Strasbourg estiment à présent le nombre de ces R.O.N.A., toutes générations confondues, à quelques deux mille personnes résidant dans le Bas-Rhin. Après plus de quarante années passées en Alsace, ils ont, pour la plupart d’entre eux, connu en moyenne les succès comme les échecs de l’intégration sociale à la française des autres populations d’origine maghrébine installées en France. Si certains de leurs enfants et petits-enfants continuent à connaître de grandes difficultés matérielles, d’autres à l’inverse ont su se tracer des trajectoires sociales des plus enviables. A l’inverse, le profil social de la dizaine de harkis du foyer Prechter est, lui, des plus atypiques. Agés de plus d’une soixantaine d’années, célibataires et en déshérence pour la plupart, ils ont vieilli entre eux depuis le 219 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES début des années soixante-dix, confinés dans des bâtiments qui se sont rapidement dégradés avant de devenir insalubres. Minoritaires au sein d’une minorité, ils vivent dans le quartier de la Krutenau à Strasbourg, reclus dans un espace circonscrit par un triptyque constitué par le bar du foyer, la mosquée de la Tour des Pêcheurs ainsi que le bureau de l’Office National des Anciens Combattants (O.N.A.C.) à la Cité administrative. La réhabilitation du foyer Prechter Le foyer des harkis à la Krutenau est un ancien hôtel de passes resté en activité jusqu’au début des années 1970 (North, 1997). Il occupe, dans la rue Prechter, un complexe de quatre petits immeubles mitoyens. En 1972, la Ville de Strasbourg s’en porte acquéreur et le transforme en centre d’accueil pour francomusulmans. Vingt ans plus tard en 1991, plusieurs articles publiés dans la presse locale témoignent de l’état de délabrement et d’insalubrité du bâtiment. Mais ils font également écho à un travail de fond entrepris depuis quelques mois par un groupe de travailleurs sociaux engagé dans un vaste projet de réhabilitation du foyer. Cette équipe est dans un premier temps à l’origine d’un diagnostique relatif à un état des lieux sanitaire et social concernant les locataires. Parmi les quarantequatre personnes sollicitées à l’époque, trente-huit ont répondu favorablement à une demande d’entretien personnalisé. Le dépouillement des résultats a ensuite permis à ces professionnels d'élaborer toute une série de propositions d'actions ayant conduit les pouvoirs publics à remédier efficacement à une situation jusquelà déplorable. Concrètement, les premiers travaux débutent dès l’année suivante modifiant en profondeur les conditions d’existence de tous ces anciens harkis. • De déplorables conditions d’hébergement Parmi les résidents interviewés plus de la moitié déclare d’emblée n’avoir connu, depuis leur arrivée en France et avant de pouvoir s’installer au Prechter, que des logements précaires : chambres meublées, hôtels, logements dans des maisons vétustes en voie de démolition ou de réhabilitation... Concernant l’immeuble et les parties communes, les locataires évoquent surtout des problèmes d'hygiène et de sécurité en termes de manque de propreté, présence de cafards et de souris, réseau électrique défectueux, vétusté des locaux. Ces plaintes ont notamment été mentionnées au sujet des cuisines collectives utilisées par une partie des locataires alors que les autres préparent leur repas principal dans leur chambre ou mangent au restaurant. D'autres carences importantes ont été soulevées par les personnes rencontrées qui se plaignent de l’inadmissible gestion du foyer. Bon nombre d’entre eux déplorent l'absence de boîte aux lettres, l’impossible fermeture à clef de la porte d'entrée, le bruit, le non-respect du règlement intérieur. Ce cadre de vie semble créer un vif sentiment d'insécurité et pour une grande partie des personnes interviewées à l’époque, il apparaît comme une menace pour leur santé. Au sujet de leurs appartements, ces anciens supplétifs 220 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES en dressent volontiers un inventaire détaillé sous la forme d’un réquisitoire. Ils évoquent les problèmes de lits cassés, matelas détériorés, couvertures élimées, draps non changés. L'existence de chambres doubles est également dénoncée. • Anomie et autres problèmes médico-sociaux Au début des années quatre-vingt-dix, ces anciens harkis constituent un groupe d’hommes seuls dont plus des deux tiers est âgé de plus d’une cinquantaine d’années. Célibataires pour la plupart, ils ont, dans l’ensemble, vécu une rupture familiale définitive au moment de leur départ d’Algérie. En fait, très peu de ces R.O.N.A. ont pu retourner un jour en Algérie. Cet éloignement à la fois physique et psychologique a conduit certains de ces hommes à des formes de perte de références et à la tenue de discours parfois quelque peu déréalisé. Peu scolarisés dans leur ensemble, quelques-uns sont même totalement analphabètes. Compte tenu de leur faible niveau scolaire, les résidents du Prechter ont occupé des emplois peu qualifiés et se sont avérés très vulnérables face au chômage. Ils sont ainsi majoritairement bénéficiaires de prestations sociales et notamment du Revenu Minimum d’Insertion (R.M.I.). Vu leur âge et l'absence de qualification professionnelle, leur chance d'insertion par l’emploi est presque nulle. Mais de toutes ces difficultés, c’est la santé et le sentiment d’isolement qui s’avèrent leurs principaux sujets de préoccupations. Plus de la moitié de ces hommes signale qu'ils sont suivis régulièrement par un médecin alors que trente pour cent de ces locataires sont affligés de problèmes de santé invalidants. En fait, seul le bar du foyer constitue un lieu de rencontres et d'échanges mais également de manifestations ponctuelles de violence et de comportements éthyliques. Les derniers locataires du foyer Dix ans plus tard, la grande précarité touchant les résidents du foyer au début des années quatre-vingt-dix n’est plus de mise. La petite dizaine de locataires rencontrés ont tous accueillis leurs deux interviewers dans des logements bien briqués. La chambre bien rangée, le lit au carré et l’odeur des produits d’entretien encore dans l’air donne à chaque visite un côté protocolaire dans une ambiance toute militaire. Les attendant parfois au garde-à-vous, ils sont en fait tous été très touchés par la sollicitude que ces deux femmes leur témoignent en venant simplement les revoir. Ainsi, et même s’ils n’ont pas tous compris le sens exact d’un tel travail de mémoire, ils ont presque tous accepté de répondre aux questions relatives à leur passé. Cette proposition d’intrusion dans la vie privée étant évidemment présentée comme n’ayant rien à voir avec une démarche de type administrative, mais bien comme un travail de recherche universitaire, est ponctué après chaque série d’entretiens par la remise d’un dossier récapitulatif du témoignage apporté. Il concerne à chaque fois quatre thèmes concernant : une présentation de la situation actuelle, un retour sur leurs premières années de vie passée en Algérie, la guerre et leur incorporation dans une harka, ainsi que les conditions de leur arrivée en France. 221 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES • Galerie de portraits et modalités de collecte d’information Des huit personnes interviewées, Monsieur M. est le seul à avoir été capable de reconstituer un récit de vie dans son intégralité et avec cohérence. Pour tous les autres, le travail de collecte de bribes de mémoire a été beaucoup plus long et difficile. Il s’est organisé à l’occasion de nombreuses visites consacrées à noter avec minutie l’ensemble des réponses aux questions posées. A titre d’exemple, les enquêtrices ont interviewé à cinq reprises Monsieur B. qu’une trachéotomie laisse presque aphone. Si l’enregistrement s’est avéré impossible, la prise de notes a, elle aussi, été entravée par la nécessitée de devoir deviner une partie des mots prononcés. Effectuée avec patience, chaque nouvelle retranscription sert ensuite de base à la rencontre suivante. L’interviewé complète alors son récit par des impressions, commentaires et rajouts suscités à la lecture du texte précédant. L’entretien avec Monsieur C. a, lui aussi, été entravé en raison d’une paralysie faciale très handicapante. De plus, une certaine confusion au niveau des dates règne dans sa mémoire. Il nous affirme, par exemple, ne plus du tout se souvenir de ses domiciliations successives depuis 1962. Il est vrai que certains d’entre eux, comme C., ont vécu dans la rue à Strasbourg durant plusieurs années avant de pouvoir s’installer au foyer Prechter. Messieurs A, F, L. et O. ont été des plus coopératifs sur le principe, sans avoir été nécessairement toujours capables de restituer avec précision l’intégralité de leur parcours de vie. Enfin, la tentative d’entretien avec Monsieur D. a été la plus difficile. Il n’a visiblement pas compris le motif de la première visite des deux assistantes sociales. Lors de la rencontre, son transistor hurle dans la pièce. Il ne saisit pas ce qu’on lui demande et met le son encore plus fort à leur arrivée. Il croit que les deux femmes veulent écouter la télévision et leur propose de l’allumer. C’est un véritable dialogue de sourds. A l’inverse des autres personnes rencontrées, la pièce est en désordre. Les chaises et la table sont submergées de vêtements, papiers et boîtes de médicaments. Quand elles lui demandent si elles le dérangent, il répond par l’affirmative avec un grand sourire. Après avoir éteint la radio et à plusieurs reprises, il paraît répondre l’inverse de ce qu’il semble penser. Les deux femmes prennent cependant quelques notes au sujet de sa carrière militaire, avant de voir l’interview tourner court tant la situation semble surréaliste. L’analyse de contenu de type thématique En dépit des difficultés rencontrées, sept de ces huit témoignages permettent d’effectuer un véritable travail assez classique d’analyse de contenu. Ici, selon Laurence Bardin (1980 : 94-95), la principale difficulté d’une analyse d’entretiens d’enquête est due en théorie au paradoxe suivant. Comment préserver l’équation particulière d’un témoignage singulier tout en faisant la synthèse d’un point de vue thématique de la totalité des données verbales provenant de l’échantillon des personnes interrogées ? Pour notre part, ce paradoxe est grandement atténué par 222 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES la brièveté du matériel rassemblé. Il nous impose en fait, mis à part pour l’une de ces interviews, une analyse par le biais d’une grille catégorielle, privilégiant la répétition fréquentielle des thèmes concernant les cinq axes suivants : l’Algérie, l’Armée, la France, les femmes et l’image de soi. Subdivisés en sous thèmes, l’étude de ces fragments d’entretiens permet enfin de mettre en exergue différents formes et processus de minoration comme de majoration à l’œuvre dans ce groupe des plus minoritaires au sein de l’ensemble des Français Musulmans rapatriés en Alsace. • L’Algérie La prime enfance est généralement présentée de manière assez positive. Pour l’un de nos interlocuteurs par exemple : « Mon enfance a été très agréable. Ma mère était gentille, mais je n’ai jamais été à l’école. Mon père disait : ‘Il faut qu’il garde les moutons’ ». La plupart des autres ont évoqué la précarité de leurs conditions d’existence, sans s’en plaindre pour autant : « Quand j’arrive au village, je mettais mes souliers. Mais dès que je suis sur le chemin du retour, je les mets dans le panier pour économiser les souliers ». Les tentatives de valorisation de soi sont, dans l’ensemble, au regard de leurs compétences scolaires, des plus restreintes. Seul l’un d’eux parle de sa faculté à mémoriser étant plus jeune : « Je connaissais soixante versets du Coran par cœur. J’étais plus fort que mon père dans ce domaine ». D’autres encore évoquent sans ciller leur analphabétisme ainsi que leurs pertes plus récentes en matière de connaissance de la langue française : « Quand je me suis engagé, j’ai signé avec le doigt ». Les considérations politiques concernant le conflit sont généralement occultées. Aucun ne cherche à justifier, expliquer un choix ou une nécessité. L’un d’eux évoque pourtant la misère, comme justification possible à son incorporation : « L’Algérie, c’était une révolution, pas une guerre. Les gens étaient exploités par les colons » (…) « On coupait le raisin, les oranges, les légumes, les abricots. Le grand frère, il portait la hotte pendant les vendanges. On travaillait du lever jusqu’au coucher du soleil. Je changeais de ferme pour un centime de plus ». Le passage de ces souvenirs enfantins et familiaux à ceux de leur entrée dans la vie d’adulte concerne en premier lieu leur engagement militaire. • L’armée Les fragments de témoignages relatifs à une valorisation de soi sont presque exclusivement associés à leurs années passées à l’armée. Ils l’expriment par exemple par le biais de l’armement leur ayant été confié, comme une première marque de confiance : « Chaque harki avait un fusil Moss 49, une mitraillette et six grenades. (…) J’avais un copain qui tirait avec une mitraillette et moi avec la pièce mitrailleuse ». Dans la même veine, il est souvent question de faits d’armes. La valorisation de soi semble ici gouvernée par l’énonciation de son courage : « J’ai tout d’abord participé à la mise hors de combat de trois rebelles et à la saisie de trois armes. Ensuite, j’ai mis personnellement deux rebelles hors de combat et j’en ai capturé un troisième ». Un autre de ces anciens harkis parle de sa bravoure après avoir été blessé au combat : «Tout le monde est mort. J’ai pu les prévenir 223 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES avec le signal. Il y avait un hélicoptère et ils ont pu nous récupérer. J’étais blessé. Je n’ai rien dit à personne et je suis reparti refaire une embuscade ». Passée l’évocation du souvenir d’un accrochage avec les rebelles, l’un de ces anciens soldats évoque les félicitations qui lui ont été adressées par un gradé : « Le colonel Vanneau m’a serré dans ses bras. (...) J’ai eu la croix de la valeur militaire après cette embuscade à l’initiative du capitaine Zolia ». La capacité mémorielle consistant à restituer pour une fois les noms des différents protagonistes de cet épisode souligne un peu plus l’importance de cet acte de reconnaissance. L’armée représente incontestablement le souvenir le plus valorisant de leur existence. En effet, en dépit de l’âpreté des combats, ils évoquent volontiers la camaraderie et la solidarité qui a prévalu entre ces hommes et leurs chefs : « On ne dormait qu’avec un œil. Mais on était toujours chaleureux. Tout se passait bien entre nous ». Pour un autre encore : « Elle travaille bien l’armée française » (…) « J’étais gros. Ils soignaient bien et nourrissaient bien. A l’armée, c’est normal ». Ces exemples sont en fait à considérer comme d’autant plus positifs et valorisants, au regard de leurs appréciations concernant leurs conditions d’existence à leur arrivée en métropole après 1962. • La France Les fragments de discours concernant la France se caractérisent dans l’ensemble par l’énonciation d’une succession de difficultés. L’un d’eux évoque, par exemple, la précarité de sa situation financière, puis décrit en quelques mots le camp de transit par lequel il passe dans le sud de la France avant de s’installer en Alsace : « Quand je suis arrivé à Marseille, j’avais quatre francs en poche. Ma première destination était Saint-Maurice l’Ardoise dans le Gard ». Plusieurs autres introduisent le récit de leur vie en métropole par leur arrivée sur le marché du travail. Ils évoquent alors une vie professionnelle mouvementée toujours sans qualification, mais dans un pays où il n’y a pas de problème d’emploi : « J’ai tout de suite travaillé dans une usine, puis à la S.N.C.F. Après, les forges, je suis devenu ensuite infirmier, etc. ». (…) « Il y en a qui ne me déclarait même pas. Le mois prochain, je te déclare, qu’il disait, je t’ai déclaré et c’était pas vrai ». D’autres encore, victimes de guerre ou complètement déboussolés par leur exil forcé, ont eu beaucoup de mal à se reconstruire psychologiquement. Certains parlent alors de leur rapport à l’alcool ainsi que de leur vie dans la rue durant des années : « Je buvais la journée et je dormais n’importe où. (…) Mon copain me giflait pour me dessaouler ». Aujourd’hui comme hier : « Si je suis malade, je marche. Si je ne marche pas, je crève, c’est tout ! ». A l’heure actuelle, ces anciens harkis du foyer Prechter se définissent principalement par leur sentiment de solitude. Pour l’un d’eux : « Le soir, je danse tout seul au son de la musique arabe, semi-arabe et barbare ». Cette dernière appréciation, éminemment négative, renvoie en dernière instance à un sentiment d’isolement, mais aussi à l’absence des femmes dans leur existence. 224 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES • Les femmes Leur propos à l’égard des femmes, qu’il s’agisse de leur mère, sœur, épouse, cousine ou fille représente en définitive l’une des parties les plus importantes de leur discours. La mère comme l’épouse y tiennent une place privilégiée dans leur sentiment actuel d’abandon. Pour l’un d’eux : « Ma mère m’a laissé (à l’âge) de 15 jours et mon père m’a laissé (à l’âge) d’un an ». L’un de ces anciens harkis parle, lui, d’emblée du meurtre de sa compagne en Algérie : « Ma femme et ma belle-mère ont été égorgées dans une carrière parce que j’étais harki ». Un autre évoque sa rupture comme étant à l’évidence l’un des éléments déterminant de son existence : « Je me suis marié en 1962. Ma femme n’a pas voulu venir. Je ne connais pas ma fille née en 1963. Je l’ai vue en photo dans les bras de ma sœur». Pour un autre encore, veuf à présent : « Mon amie est décédée le 9 mars 1975. C’était une femme très généreuse ». Enfin, du point de vue de leurs représentations sociales concernant la gent féminine, elles sont dans l’ensemble des plus dépréciatives. Pour eux, la femme, l’épouse, est généralement associée de manière triviale à une fonctionnalité, à un utilitarisme : « Il me faudrait une vielle casserole pour faire le ménage ». Ou encore : «Une femme, c’est comme une chemise ; on peut en changer tous les jours, semaines ou mois ». • L’image de soi En résumé à cette première partie, l’un de ces anciens harkis nous dit : « Je suis tout seul, tranquille. Je suis très, très content. Je paye le loyer plus les charges, tranquille ». Si cet homme a un toit et la possibilité de payer son loyer, il évoque également, en premier lieu, sa solitude. Un autre de ces anciens harkis résume son existence en une phrase l’ambivalente : « J’ai vécu deux vies : une vie malheureuse avec ma famille, une vie heureuse à l’armée. J’ai une troisième vie ici. C’est moyen. » Une toute dernière citation résume, je pense, assez bien la situation actuelle de ces individus qui, ayant été fortement déterminés par l’armée, ont également dû à cause d’elle tout abandonner et devenir à présent des hommes seuls dont les tâches se résument à des activités domestiques : « J’aime quand mon appartement est propre et bien rangé. C’est un rangement comme à l’armée, comme chez les vieilles ». L’APPROCHE LINGUISTIQUE La deuxième partie de cette étude porte sur un seul récit de vie, celui de M. M. qui est né en 1940, fut harki de 1957 à 1962 et est arrivé en France en 1962. Nous avons choisi d’analyser ce récit, car c’est probablement le seul qui a été reconstitué dans son intégralité et qui, de ce fait, présente une certaine cohérence permettant une analyse discursive plus fine. Aborder les processus de minoration – évaluation négative – et de majoration – évaluation positive – à partir de l’analyse d’un discours individuel, dans le cas présent un récit de vie, suppose qu’on accepte tout d’abord que les processus en question sont susceptibles d’impliquer un sujet locuteur qui s’inscrit dans le discours en y laissant les traces de sa subjectivité. C’est uniquement dans ce sens que l’étude linguistique du récit 225 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES de vie choisi pourrait compléter l’analyse de contenu qui précède, apporter une contribution à l’étude sociologique sur les harkis habitant en Alsace et permettrait de revisiter la définition de la notion même de minorité envisagée de manière dynamique, comme une construction discursive à travers les traces de subjectivité du locuteur. Cette approche vise à repérer et à analyser les procédés linguistiques par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit implicitement ou explicitement dans le message, se situe par rapport à lui et aboutit à la construction des processus de minoration et de majoration. Dans cette perspective, il serait possible de revenir sur l’hypothèse de départ concernant le fait que la minorité des harkis habitant en Alsace ne se définit pas, comme nous le pensions, uniquement par rapport au processus de minoration, mais également par rapport à celui de majoration. Cette approche permettrait aussi d’envisager les deux processus comme constituant un continuum et non pas deux paramètres exclusifs. Tenant compte d’outils d’analyse relevant de la linguistique de l’énonciation au sens large et de l’analyse du discours, représentées essentiellement par E. Benveniste, A. Culioli, C. Kerbrat-Orecchioni et D. Maingueneau, nous envisageons ce récit de vie comme un lieu d’inscription de la subjectivité du sujet parlant et proposons de prendre en considération pour son analyse des catégories de variables relevant de la modalité, de la personne, de la cohérence textuelle. Plus précisément, la modalité rend compte de l’attitude, de la position des sujets parlants vis à vis des énoncés qu’ils produisent et s'exprime formellement par des marqueurs linguistiques divers. Prenant en considération les travaux d’A. Culioli (1983-4, 1990, 1999), nous distinguons quatre ordres de modalités dont certains peuvent coexister dans un même énoncé. Il s’agit de la modalité de l’assertion avec ou sans marques explicites ; de la modalité relevant de la visée, de la probabilité, de l’éventualité, du possible ; de la modalité appréciative ; de la modalité du sujet de l’énoncé. Le premier type de modalité apparaît lorsque l’énonciateur présente le contenu de son énoncé comme vrai ou faux. Cette modalité peut être exprimée sans marques explicites par un énoncé positif, négatif, interrogatif, injonctif ou hypothétique et relever dans ce cas d'une certaine neutralité de l’énonciateur. Il s’agit d’exemples comme : « Je suis né français ; mon grand-père est décédé début 1957 ». En revanche, lorsque l’assertion est explicitée voire renforcée par des marques formelles, par exemple par des verbes : je crois, j’estime, des éléments adverbiaux de toutes sortes: à la rigueur, en général, à vrai dire, de toute évidence ou des tournures impersonnelles : il est évident, l’engagement de l’énonciateur est plus marqué. Il est à noter que dans le texte étudié, la modalité qui apparaît le plus fréquemment est l’assertion sans marques explicites. Cela pourrait être expliqué en partie par les traits propres au récit de vie. Il semblerait, en effet, que dans ce type de discours le sujet raconte son histoire personnelle et ne sente pas forcément le besoin de marquer fortement son engagement à l’égard de ce qu’il énonce. 226 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES Le deuxième ordre de modalité relève de la visée – projection dans l’avenir –, de la probabilité, de l’éventualité, du possible et exprime, de la part de l’énonciateur, une absence de certitude quant à la validation du contenu de son énoncé. Formellement, cette modalité s’exprime par des verbes ou locutions comme souhaiter, craindre, vouloir, il se peut, peut-être. Force est de souligner que ce type de modalité n’apparaît pas dans le texte étudié. En effet, il est clair que le sujet, lors d’un récit de vie, n’évalue pas des faits à venir, projetés dans le futur, mais se réfère plutôt à des événements passés. Avec cette modalité, on s’inscrit souvent dans un dialogue implicite avec l’interlocuteur qui, dans le cas du récit de vie, reste plutôt en retrait. La modalité appréciative , troisième ordre de modalité, est liée aux jugements – favorable/défavorable, de normalité/anormalité – portés par le sujet parlant et est exprimée par des adverbes comme heureusement, des interjections hélas, tant mieux ; avec des noms impliquant une évaluation comme dans « Je suis rentré bourricot à l’école à 7 ans » ou avec des adjectifs subjectifs liés à l’appréciation par exemple « C’est une région très belle. » C’est essentiellement ce type de modalité qui apparaît dans le texte étudié. La modalité du quatrième ordre ou modalité du sujet de l’énoncé relève de la volonté, l’obligation, la nécessité, la capacité, la permission. On la retrouve dans des exemples comme « Il me faudrait une vieille casserole (une veuve) pour le ménage » ou «Pour une femme, tu ne vas pas te tuer». 253 La deuxième variable linguistique retenue pour l’étude de ce texte est la personne qui permet d’ancrer un énoncé dans sa situation d’énonciation. Nous nous intéressons particulièrement au jeu pronominal, aux procédés impliquant la notion de sujet multiple et relevant de la polyphonie, comme lors de l’emploi du discours direct, indirect ou rapporté et du discours indirect libre. 254 En troisième lieu nous avons retenu des variables qui relèvent de la cohérence discursive, à savoir de la progression thématique et de l’argumentation qui est indissociable de la situation d’énonciation. Les variables susmentionnées nous permettront d’examiner la manière dont le sujet parlant se situe, à travers le discours qu’il tient, par rapport à son appartenance nationale, son environnement, son passé, son présent. A cet égard, nous constatons que la volonté du sujet de s’inscrire dans la majorité se traduit souvent par son inscription dans un groupe majoritaire comme le groupe des Français ou le groupe des Kabyles. Ainsi, dans « Je suis né français et je suis resté français », la répétition de français, associée à la valeur d’addition, valeur de base de la conjonction et, produit un effet d’intensité, d’où l’interprétation possible que le sujet parlant veut ici à la fois souligner, voire même renforcer son identité française dont il est fier, 253 254 Voir à ce sujet Kerbrat-Orecchioni (1980). Voir à ce sujet Maingueneau (1991). 227 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES et justifier la légitimité de son engagement aux côtés de la France. De même, lorsque le sujet évalue positivement la ville de Strasbourg (modalité d’appréciation) par le biais du superlatif relatif la meilleure dans « Strasbourg est la meilleure ville de France. Les curés sont payés », il opère indirectement une auto-évaluation positive dans la mesure où lui-même habite Strasbourg. Par ailleurs, l’anaphore associative les curés qui suit, tout en permettant au sujet parlant de faire progresser le texte, constitue un moyen pour lui d’introduire une évaluation implicite positive à son propre égard. En effet, le jugement de valeur introduit par la meilleure ville de France – qui semble être motivé non pas par des propriétés intrinsèques de la ville, par exemple sa beauté naturelle, sa situation, etc., mais par l’avantage du salaire des curés – suppose que le sujet parlant partage avec l’interlocuteur des connaissances encyclopédiques communes concernant la ville de Strasbourg. Ces connaissances partagées lui permettent d’une certaine manière de se rapprocher, voire de s’identifier avec le groupe majoritaire des Français auquel appartient son interlocuteur. Aussi, par l’identification des Kabyles avec les Français dans « J’ai une cousine blonde, les Kabyles sont des deuxièmes Français », identification fondée sur un trait physique, à savoir la blondeur, le sujet opère un rapprochement direct entre les deux groupes et un rapprochement indirect, par l’intermédiaire de sa cousine, entre lui-même et les Français. La précision, voire l’explication introduite par les Kabyles sont des deuxièmes Français marque une évaluation implicite, à savoir une majoration implicite du sujet et une stratégie identitaire qui vise à marquer une proximité, à créer une passerelle avec le groupe dominant et à estomper ainsi la différence. Lorsqu’il est question de l’Algérie, pays d’origine, par exemple dans « C’est une région très belle et très riche avec des cultures de figues et d’olives. » ou « La Kabylie a été occupée par les Romains. Il y a beaucoup de ruines romaines. Il y a des dialectes différents. A Cherchell, il y a des semi-Kabyles et c’est le grand centre d’instruction pour les officiers. », le sujet marque sa subjectivité dans le discours surtout par l’emploi d’adjectifs évaluatifs positifs relevant de la modalité d’appréciation. En valorisant son pays d’origine, il se trouve ainsi lui-même valorisé. Plus précisément, l’évaluation positive de Cherchell est liée à son importance en tant que haut lieu, grand centre d’instruction pour les officiers. 255 Aussi dans « Mon grand-père était garde-champêtre et ex-adjudant chef de l’armée française dans le département de Médéa à Taza à 18 km de le Tourneux », l’association indirecte du sujet parlant, par le biais de son grand-père, avec l’armée française le valorise implicitement. Il serait néanmoins intéressant de souligner que dans « Ma grand-mère est décédée début 1957 et mon grand-père est mort le même mois. Je me suis engagé. », l’armée est mentionnée en rapport direct avec le sujet et plus particulièrement avec son engagement. La progression thématique est assurée par l’introduction d’un nouveau thème. Le nouveau thème « je, moi », tout en étant différent des deux thèmes introduits précédemment, à savoir « grand-mère et grand-père », n’en est pas complètement dissocié. La 255 Ce type d’anaphore est défini comme une anaphore lexicale infidèle fondée sur une relation de tout à partie. 228 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES rupture ainsi introduite n’est pas totale, d’où la mise en relation implicite de cause à effet entre les deux propositions et la troisième ainsi que l’interprétation possible ‘l’engagement du sujet dans l’armée fut directement lié, voire provoqué par la mort de ses grands-parents’. Dans cet exemple, l’armée apparaîtrait plutôt comme une issue de secours, dans la mesure où l’intégration du sujet dans l’armée ne relève pas d’un choix, mais plutôt de contraintes familiales. En revanche, le discours portant sur le sujet parlant lui-même relève plutôt du processus de minoration. Ainsi, avec la négation ne… plus dans « Je ne sais plus lire et écrire », le sujet ne réfute pas purement et simplement, mais il souligne la perte de sa capacité de lire et d'écrire. Par ce biais, il porte un jugement de valeur sur sa situation actuelle fortement dépréciée et minorée. De même, dans « Le dieu ne m'a pas voulu et le diable non plus… », les procédés linguistiques employés, à savoir la négation et l'association des deux notions opposées, celles de dieu et de son contraire, aboutissent à une valeur fortement dévalorisante de rejet. L’emploi d’adjectifs ou de substantifs subjectifs à valeur négative, par exemple dans « Je suis rentré bourricot à l’école à 7 ans et suis sorti mule. » ou « Je suis le roi des cloches et je le serai toujours. », produit également une appréciation négative de soi. De même dans « Mon grand-oncle avait eu un enfant qui est mort : donc, il m’a élevé. », la mise en relation entre un enfant mort et le sujet parlant, par le biais de donc, produit un effet abaissant et dévalorisant, une sorte de minoration individuelle. Il semblerait en revanche que la valorisation positive du sujet soit essentiellement liée à son origine, sa famille et son passé. Ainsi dans « J’étais scolarisé et bien élevé à Taza (600 à 700 habitants) » et « C’était une famille riche. Il y a une ferme sur mon nom. », le sujet parlant se valorise à travers la richesse de sa famille et la possession de biens dans son pays d’origine. Néanmoins, l’énoncé « Je mange grâce à la banque alimentaire (il n’y a pas que des pauvres…) », illustre bien la dynamique, à savoir la coexistence dans un même énoncé de procédés relevant à la fois des processus de minoration et de majoration. En effet, le sujet parlant se voyant implicitement déprécié par le biais de son association avec la banque alimentaire, perçue généralement comme impliquant par excellence la notion de pauvreté, essaie d’annuler par la suite l’évaluation implicite négative. En d’autres termes, le sujet se rendant compte d’une éventuelle évaluation négative à son égard et ne souhaitant pas se trouver dévalorisé introduit une précision. Cette précision récuse l’idée reçue de la banque alimentaire associée uniquement aux pauvres. Le sujet introduit par ce biais une majoration indirecte de soi par l’association de la banque alimentaire avec des personnes pas nécessairement pauvres. Cette association lui permet de s’inscrire dans une logique de majoration de par son appartenance à un groupe quantitativement non minoritaire. Aussi cet exemple illustre-t-il bien les liens entre la situation d’interaction impliquant une relation asymétrique entre le sujet parlant et l’interlocuteur implicite et les stratégies de minoration et de majoration dans la construction de l’image de soi. Les exemples dans lesquels le sujet se situe par rapport à la femme, la femme de l’enfance, la femme de l’âge adulte, la femme du présent voire, de 229 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES l’avenir, semblent impliquer également des processus de minoration ou de majoration de soi. Dans « Ma grand-mère parlait arabe et français et savait lire et écrire les deux langues. Elle était une assistante de la Croix Rouge. », le sujet, en mettant en exergue (valeur cumulative de et) les connaissances linguistiques hautement valorisantes et l’engagement également valorisant de sa grand-mère dans la Croix-Rouge, aboutit de nouveau à une valorisation de soi-même par personne interposée. Dans « Je l’ai vue [= ma fille] en photo dans les bras de ma sœur. Je me suis jeté dans le canal et un copain m’a sorti et m’a dessaoulé. Pour une femme, tu ne vas pas te tuer. Mon copain m’a giflé pour me dessaouler. Une femme, m’a-t-il dit, c’est comme une chemise ; on peut en changer tous les jours, semaines ou mois… », le sujet évoquant son ex-femme évite de prendre vraiment position. L’emploi du discours direct, sans phrase introductive ou avec phrase introductive relevant de la modalité du sujet de l’énoncé et reflétant la multiplicité du sujet, permet à ce dernier de reproduire purement et simplement des propos dont il ne se porte pas garant, soit parce qu'il n'est pas d'accord soit parce qu'il ne veut pas avouer à son interlocuteur qu'il souscrit, de peur d’être mal évalué par ce dernier. Enfin dans « Il me faudrait une vieille casserole [= une veuve] pour le ménage », en dévalorisant très fortement l’éventuelle femme qui pourrait l’assister, il se déprécie d’où une interprétation possible ‘une vieille casserole, car je ne mérite pas mieux’. 256 L’approche linguistique de ce récit de vie a permis de déceler les procédés linguistiques par lesquels le sujet s’inscrit dans la majorité ou la minorité et a montré que ces deux processus s’entremêlent et ne se distinguent pas clairement. Ainsi, bien que le sujet ait plutôt tendance à majorer son passé, son origine, son appartenance à l’armée française et minorer sa situation actuelle, il s’avère, grâce à une approche linguistique plus minutieuse, que les mêmes axes thématiques, à savoir le pays d’origine, la femme, le présent et le passé, peuvent, selon le contexte linguistique et l’interaction, susciter de la part du sujet un discours relevant tantôt du processus de majoration tantôt de celui de minoration. CONCLUSION GENERALE En guise de conclusion, il paraît important de souligner l’intérêt de cette double approche. En effet, la combinaison de deux approches, sociologique et linguistique, nous a permis de revisiter la notion de minorité. Il ressort de l’analyse envisagée sous l’angle des processus de minoration et de majoration que la notion de minorité, appliquée aux harkis vivant en Alsace, n’est pas statique et immuable. De plus, les aspects relevant du qualitatif, comme l’image de soi, l’engagement militaire, l’appartenance nationale, le statut social, semblent l’emporter sur les aspects d’ordre quantitatif dans la définition de ce groupe. D’un point de vue interdisciplinaire, notre approche a démontré, nous semble-t-il, l’opérationnalité d’outils d’analyse relevant de disciplines différentes. 256 Il s’agit bien du français et de l’arabe – toutes deux langues majorées. 230 LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES Il apparaît que l’analyse du discours est en mesure de rendre compte de la dynamique et du jeu dialectique entre la minoration et la majoration et peut de ce fait se mettre au service de la sociologie et de la sociolinguistique. Dans ce sens, elle permet aux sociologues de rentrer dans une étude plus précise et plus fine du matériel recueilli et leur révèle les enjeux sociaux majeurs à travers l’étude de discours individuels. Les sociolinguistes, quant à eux, prennent conscience, grâce à l’étude sociologique, de l’empreinte sociale dans l’expression individuelle. L’analyse du discours leur fournit par ailleurs des éléments d’appréciation sur la multiplicité du sujet et leur permet d’identifier un certain nombre de stratégies qui sont plus aptes à expliquer les processus de minoration et de majoration. BIBLIOGRAPHIE BARDIN, L. (1981). L’analyse de contenu, Paris, P.U.F. BENVENISTE, E. (1966). Problèmes de linguistique générale, Tome I, Paris, Gallimard. BENVENISTE, E. (1974). Problèmes de linguistique générale, Tome II, Paris, Gallimard. CULIOLI, A. (1983-84). DEA. Paris VII. CULIOLI, A. (1990). Pour une linguistique de l'énonciation, Tome I. Paris, Ophrys. CULIOLI, A. (1999). Pour une linguistique de l'énonciation, Tomes II & III. Paris, Ophrys. HAMOUMOU, M. (1993). Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard. KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1980). L'énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin. MAINGUENEAU, D. (1991). L’analyse du discours, Paris, Hachette. MELIANI, A. (1993). Le drame des harkis, Paris, Perrin. NORTH, P. (1997). « Les amours tarifées à Strasbourg durant l’entre-deuxguerres », in : Braeuner, G., De la prostitution en Alsace. Histoire et anecdotes, Illkirch, Le Verger, pp. 173-194 (p. 347). ROUX, M. (1991). Les harkis, les oubliés de l’histoire 1954-1991, Paris, La Découverte. TRAUTMANN, C. (2002). Sans détour, Paris, Seuil. VARRO, G. (2003). Sociologie de la mixité. De la mixité amoureuse aux mixités sociales et culturelles, Paris, Belin. 231 QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER Jacques Walter Vous montrez bien comment se joue la dynamique de la minoration et de la majoration. Quelles sont les sources que vous avez utilisées puisque deux assistantes sociales ont recueilli un certain nombre de données, ce qui pose la question des méthodes ou de l’usage lorsqu’on fait de la collecte d’information. Et ce n’est pas anodin dans le cadre d’un travail comme le vôtre, qui ne correspond pas nécessairement à celui qui est utilisé dans les recherches. C’est un rapport en même temps avec l’histoire orale, je pense que là il y a des choses tout à fait intéressantes que vous nous permettez de mettre en chantier. Il y a une deuxième observation liminaire que je voudrais faire. On peut certes articuler toutes les méthodes, mais en même temps, il y a un effort d’articulation entre sociologie et sciences du langage. Cependant il me semble que le point nodal de votre intervention, c’est aussi l’articulation entre l’analyse de contenu qui n’est pas spécifiquement sociologique et ce qu’on appelle l’analyse de discours, le rapport entre le sociolinguistique et l’analyse de discours. Là, il y a des éclaircissements qu’il faudrait obtenir. Enfin, c’est toute la question de la construction du récit et en même temps de son devenir. En quoi, avec des travaux comme le vôtre, on se situe entre quelque chose qui est de l’ordre du témoignage, donc d’un mouvement social qui est celui de la testimonalisation et qui participe à la majoration d’un certain nombre de groupes et un devenir qui est plus de l’ordre de la patrimonialisation et dont on ne sait pas exactement comment elle se déroulera. Freddy Raphaël Les connotations par rapport au foyer Prechter, bien connues par les Strasbourgeois de ma génération, ne sont peut être pas directement accessibles à d’autres personnes : la rue Prechter était très longtemps le lieu mal famé, le lieu de relégation et de mépris. Je crois que c’est important de savoir que c’est là-bas que se situe ce foyer. Deuxième remarque, c’est à propos du rapport à la France que vous évoquez dans l’analyse de contenu. Ils évoquent les camps de transit dans lesquels ils ont QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER été parqués. Ils ont servi d’abord à parquer les républicains espagnols et puis les juifs et les antifascistes allemands après et c’est là qu’on les a mis. Il y a donc une épaisseur historique qui est importante. Quant à la méthodologie et au problème important que Jacques a évoqué, je crois que c’est important d’essayer d’articuler des méthodologies et des approches différentes : il me semble qu’à un certain moment, il faudrait aller plus loin et une approche psychologique voire psychanalytique serait nécessaire pour aller plus loin dans l’analyse du discours que vous avez recueilli. Je vous donne un exemple de difficulté d’interprétation. « Mon grand-oncle avait eu un enfant qui est mort, donc il m’a élevé », interprété comme une dévalorisation individuelle si j’ai bien compris. Quand je l’ai lu, je n’ai pas eu le sentiment qu’il y a cette dimension de dévalorisation, mais ça n’enlève en rien la richesse d’essayer d’engager des disciplines différentes. Arlette Bothorel Il y a des degrés dans la dévalorisation. Et dans l’exemple que tu citais, il s’agit d’une dévalorisation non dite, implicite, au premier degré, parce que ça veut dire que son engagement, il ne le sait pas lui-même, ce n’est pas un acte positif. C’est ce qu’entendait Irini. Ce n’est pas délibéré, ce sont les circonstances qui l’ont amené à faire cela. Et il y aurait là tout un raisonnement à faire sur les degrés. Irini Jacoberger On a montré qu’il s’agit quand même d’un continuum et donc à un moment donné, on est aussi dans le domaine de l’interprétation. C’est vrai qu’ici le donc, ce n’est quand même pas un marqueur anodin, à mon avis. Laurent Muller Parce que effectivement, c’est tout à fait fondamental de préciser comment ce matériel a été constitué. J’en suis d’autant plus conscient que j’ai, moi-même, dans le cadre de ma thèse il y a quelques années, essayé de côtoyer ces personnes et de collecter moi-même l’information. Or, si ce matériel parfois très restreint et souvent très riche a été constitué, c’est parce qu’il y a eu de la part des deux assistantes sociales, dans le cadre d’une équipe constituée ultérieurement, une confiance et une proximité, un rapport humain très fort qui leur a permis, dix ans après, de rentrer dans ces mécanismes de dévoilement. J’avais intitulé une partie de mon travail Le silence des Harkis. Si ces deux femmes ont réussi à faire parler ces vieux messieurs, c’est qu’il y a une confiance manifeste. Cela dit, il faut bien distinguer les choses : il y a leur travail et leurs démarches professionnelles, d’une part, et la manière dont elles se sont présentées, à savoir une démarche personnelle de recherche et dans une dimension patrimoniale de laisser une trace, un souvenir de ces personnes vieillissantes, d’autre part. Donc il s’agit bien de dire que vis à vis d’eux, il y a eu souvent beaucoup d’émotions de voir des gens s’intéresser à leur parcours de vie. 233 QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER Béatrice Fleury-Villate Vous avez parlé de « récit de vie ». Mais qu’est ce que vous entendez par récit de vie ? Je me pose cette question par rapport à la façon dont vous analysez les entretiens. Vous le faites à partir d’un certain nombre de marqueurs qui sont des thèmes et qui sont relatifs aussi à leurs parcours. Il y a l’armée, l’Algérie, etc. Mais dans la phase d’entretiens, est-ce que vous aviez déjà l’idée que ce sont ces thèmes-là que vous alliez solliciter ou alors est-ce que ces thèmes sont apparus au fil des entretiens ? Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang En fait, les entretiens étaient libres. Nous sommes venues à chaque fois revoir ces personnes que nous connaissons, en ce qui me concerne depuis 1991 et que ma collègue Marie-Odile connaît depuis 1976. Et donc ces personnes ont vu tout le travail que nous avons fait au quotidien pour les aider parce que beaucoup ont survécu au départ grâce aux aides de la ville et ensuite grâce au R.M.I. En fait, c’est surtout la phase de réhabilitation du foyer Prechter qui a commencé en septembre 1992 jusqu’à l’inauguration du foyer en juillet 1996. Un groupe de travailleurs sociaux – une dizaine – a fait une forme d’audit, a sollicité les partenaires sociaux et leur a demandé de travailler sur le bâti pour permettre à ce foyer qui était complètement pourri de retrouver une structure convenable avec autre chose que des bâtiments qui tombaient en ruine et des gens qui vivaient là dans un dénuement et une dénutrition la plus totale. Donc, en fait, ce passage a servi de support à ces entretiens. D’ailleurs, on continue les entretiens avec d’autres personnes et dernièrement, quelqu’un nous a dit que, sans nous, il le sait, il serait mort. Avec 1800 francs par mois en 1992/93, déduction faite du forfait logement - c’était du temps du R.M.I. à l’époque - ils n’avaient pas de quoi manger et certains arrivaient, dont ce monsieur, complètement dénutris et s’évanouissaient dans les couloirs. Et Marie-Odile et moi-même, on les emmenait. Jacques Walter C’est l’Office des anciens combattants, c’est en même temps un rapport particulier dans l’aide sociale. Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang A l’Office, c’est peut être le seul endroit où ils ont une forme de reconnaissance, le seul endroit où les gens les respectent. Quand on lui a remis son récit de vie, on lui a donné le contenu de tous nos entretiens, on lui avait mis dans une jolie pochette, il s’est mis à pleurer et il nous a dit : « Sans vous, je serais mort. » C’et vrai qu’en fait, les conditions de vie étaient tellement épouvantables, ils ne mangeaient pas, ils avaient des maladies diverses et variées, c’était véritablement le cas. C’est vrai qu’à chaque fois, ils nous accueillent avec une confiance qu’on ne trouverait pas autrement. Et c’est vrai aussi qu’ils se raccrochent à Marie-Odile, mais en plus, on prend leurs entretiens tels qu’ils nous sont donnés, on ne les conduit pas. 234 QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER Béatrice Fleury-Vilatte Donc les termes viennent spontanément. Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang Ils viennent spontanément, on note tout, on garde les phrases. Et il faut déjà qu’on comprenne, parce que les mots sont parfois inaudibles et parfois ils ont un accent effrayant. On a l’habitude, mais quand même, et on suit, c’est eux qui nous montrent la route. Béatrice Fleury-Vilatte Ces personnes se connaissent. Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang Oui. Béatrice Fleury-Vilatte Donc il y a aussi des échanges qui se font sur ces parcours de vie entre eux. Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang Très peu. Ils n’en parlent pas. Ils sont très réservés à ce niveau-là, même parfois avec nous. Je les connais depuis très longtemps et il y a une confiance qui s’est installée. Donc pour nous, c’est plus facile. Mais je crois qu’entre eux, il n’y a pas beaucoup d’échanges. Didier de Robillard « harkis », c’est quoi par rapport à « harka » ? Laurent Muller C’est un mot arabe qui veut dire « mouvement et déplacement » et on a réutilisé ce terme original pour qualifier des troupes militaires. C’est un singulier ou un pluriel. Didier de Robillard Si c’était un pluriel, ce serait assez merveilleux dans le sens où l’individu se définit par rapport à un groupe, un peu comme quand quelqu’un dit « je suis CRS ». Jacques Walter C’est l’inverse, « harki », c’est l’individu et « harka », c’est le groupe. Irini Jacoberger C’est le collectif, « harka », c’est la milice. 235 QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER Didier de Robillard Par rapport à la question « analyse de contenu » / « analyse linguistique » : je trouve que les résultats sont à peu près les mêmes entre l’analyse de contenu et l’analyse plus fine. Mais ce que vous faites, c’est surtout expliciter les résultats, comment on est arrivé aux résultats de l’analyse de contenu. Il me semble que c’est plus un travail d’explicitation du travail précédent et il ne me semble pas que les résultats soient tellement différents, ils sont un peu plus fins. Irini Jacoberger Je pense que l’analyse linguistique permet vraiment de se rendre compte de ce passage d’un processus de minoration à un processus de majoration qui est implicite. Or, à partir de l’analyse de contenu, on ne peut pas vraiment s’en rendre compte. On peut arriver à des conclusions générales, systématiques, objectives sur l‘attitude : il majore l’armée, il majore la France, il minore son état actuel. Mais c’est aussi intéressant de voir ce basculement, ce mouvement entre les deux. Dans un même exemple, il majore à la fois son lieu d’habitation, Strasbourg, mais en même temps, il veut quelque part, pas trop le majorer. Et ça, c’est quand même des processus linguistiques qu’on observe en isolant des énoncés ; mais bien sûr, c’est moi qui ai isolé quelques procédés linguistiques. On doit aussi tenir compte du fait qu’il s’agit d’un récit de vie, donc d’un texte qui est reconstitué. Nous n’avons pas pu travailler sur les autres textes parce que ce sont vraiment des bribes et on n’a pas pu avoir une véritable cohérence. Et comme on voulait vraiment associer cette analyse linguistique à l’approche sociologique, on a décidé de prendre cet entretien. Didier de Robillard Il me semble qu’on est trop dans une bipolarisation majoration/minoration. Je pense que l’exemple 16 montre qu’on est dans de la déminorisation, on n’est pas dans la majorisation. On déminorise et, en sens inverse, il y a de la démajorisation, on n’est pas nécessairement dans la minorisation. Yannick Lefranc Toute petite remarque : pour avoir travaillé sur des corpus en analyse du discours, je suis assez sensible au thème de la rencontre et à l’importance donnée à l’aspect axiologique de tout discours, pour dépasser la réduction descriptiviste. Il y a toujours une dimension valorisante ou rabaissante dans tout ce qu’on dit, y compris par les êtres de discours dont vous parliez. Une remarque par rapport à l’acte de se raconter : il y a quelque chose comme une auto-construction de soi tout à fait intéressante et dramatique, contrôlée par l’interaction, alors il y a des choses qu’on va dire et ne pas dire, mais tout se passe comme si, il y a l’idée de se faire un film, je raconte et je me la raconte. On a l’impression de quelqu’un qui se construit en retrouvant des souvenirs, mais en esquissant des moments ou cela aurait pu tourner autrement. Il y a des moments dans le récit où la personne part sur des « ah, si j’avais su ! », il y a des effets de ce genre-là. Je dis ça parce que j’avais été frappé par des récits d’accidents, des gens qui racontaient des accidents 236 QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER et je me demandais pourquoi ils racontaient toujours l’accident. Mais d’une certaine manière, ils racontent les accidents comme si, d’une façon magique, ils se demandaient eux-mêmes, en racontant l’accident pour la énième fois : « Et si l’histoire ne se finissait pas de la façon dont elle s’est finie et dont j’ai le souvenir qu’elle s’est terminée ? ». Cette dimension peut exister. Philippe Blanchet Deux choses très brèves. Ce que vous avez montré, c’est comment répondre à la critique de nos collègues qui n’ont pas une approche compréhensive, interprétative et qui nous disent que ce que nous faisons, ce n’est jamais que de l’interprétation au mauvais sens du terme. Vous y répondez parce que vous travaillez dans un certain sens. Vous commencez par poser le contexte sociologique, ensuite par analyser le contenu et ensuite par dire pourquoi vous interprétez le contenu comme ça dans ce contexte et, dans ce sens, cela me paraît fonctionner. A l’envers, ce serait une dérive linguistique qui me paraîtrait dangereuse et donc je crois que c’est une bonne démarche. La deuxième chose, c’est à propos de l’histoire, de la notion de récit de vie, notion à laquelle j’aimerais qu’on envisage d’ajouter la notion d’histoire de vie, c’est-à-dire le passage du récit à une méthode qui est utilisée en science de l’éducation, de reconstruction émancipatoire de l’identité personnelle par le récit de vie transformé en histoire et donc je pense qu’il y a une finalité d’intervention sociale importante pour des gens qui font des récits de vie si on peut essayer de les transformer en histoires de vie. Jacques Walter Oui, c’est d’ailleurs quelque chose que l’on retrouve dans les collectes d’un certain nombre de témoignages relatifs à la Shoah. On a du recueil brut, ce qui correspond à la première phase de ce que tu décris et on a des productions qui sont tirées de ces témoignages sous forme de films ou sous forme de cd-roms, sous forme de sites dans lesquels les histoires sont reconstruites sur la base d’une histoire et moins du récit brut du témoin survivant. 237 Andrée TABOURET-KELLER Université Louis Pasteur, Strasbourg 1 Université Marc Bloch, Strasbourg 2 Groupe d’Etudes sur le Plurilinguisme Européen (EA 3405) [email protected] CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE 257 Préambule Il ne peut s’agir ni de résumer les contributions foisonnantes de ces journées d’étude dont la richesse réside précisément dans la grande diversité des points de vue et des expériences, ni de tenter d’en faire une synthèse qui ne saurait que trahir la visée d’ouverture et de questionnement de notre rencontre. Mon propos est de m’en tenir à trois grandes interrogations qui me semblent traverser nos travaux : celles relatives aux emplois des trois préfixes inter-, pluri-, trans- disciplinaires, à l’élaboration de modèle(s) et à la référence du rapport entre l’individu et le groupe. Elles se trouvent constamment intriquées aux notions mêmes dont nous avons voulu mettre à l’épreuve le bien-fondé – minorations, minorisations, minorités – de même qu’au cadre très large que nous avons retenu pour cet examen, celui des « dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles ». Nos travaux se situent d’emblée dans le cadre d’un champ qui, par principe, se veut interdisciplinaire, celui de la sociolinguistique, à l’interface de la linguistique en tant que science des systèmes linguistiques et de la sociologie en tant que large domaine de connaissance des faits de société. La sociolinguistique a trouvé aujourd’hui un créneau à elle dans les universités et les organismes de promotion et de gestion de la recherche mais, je ne ferai l’injure à personne ici de rappeler que ce statut de discipline soulève nombre de questions, voire de controverses, certains la définissant comme une partie de la linguistique (Rey, 257 Ce texte n’a pas été présenté lors des journées d’étude. Il prolonge la réflexion qu’Andrée Tabouret-Keller a proposée lors du débat conclusif (cf. infra). ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE 2000 : 2354), d’autres proposant de fondre cette dernière dans un modèle multidimensionnel de la variation, conçue comme révélatrice du fait sociolinguistique en tant que tel (Le Page et Tabouret-Keller, 1985 : 181 et suiv.). Quant à la bibliographie la concernant, elle s’étoffe de jour en jour, par de nouveaux volumes (par exemple, Gardner-Chloros, 2005), et, déjà, par des essais concernant son histoire (pour la France, voir Marcellesi et Tabouret-Keller, dans l’ouvrage de Paulston et Tucker, 1997). Les ambiguïtés de l’emploi des préfixes inter-, pluri- et transdisciplinaires Le préfixe interIl s’agit d’un élément du latin inter- « entre, parmi », hautement productif dans les langues romanes des points de vue lexical et sémantique, exprimant plus particulièrement : - l’espacement, l’intervalle (ex. : interligne) - la répartition, la distribution dans un ou plusieurs ensembles - un rapport, une relation réciproque nécessaire ou simplement de comparaison Il peut être utile de distinguer interaction et interdépendance, le premier terme mettant l’accent sur l’action réciproque, c’est-à-dire l’action et la réaction – dans ce cas, les deux entités sont discernables –, le second sur la dépendance réciproque, c’est-à-dire sur les modalités de nouage et d’intrication – les deux entités ne sont plus forcément discernables ni comme cause, ni dans leurs effets. Une telle distinction est rarement observée, une expression comme socioculturelle, dans le titre de nos journées, permet d’éviter celle d’interculturel(le) qui peut aussi bien impliquer que l’on vise les échanges, au pire que l’on situe entre deux cultures – parfois comme entre deux chaises – , ou que l’on mette l’accent sur les formations nouvelles que peuvent susciter le contact (Weinreich, 1968, Tabouret-Keller, 1991). Le préfixe pluriEgalement du latin plures, « plusieurs ». Nous l’employons constamment dans l’expression pluridisciplinaire, datant de 1966 ; elle dénote l’appel à plusieurs disciplines dans un enseignement, un programme de recherche ou une formation institutionnelle. L’anglais propose multi-, qui est devenu plus ou moins interchangeable en français avec pluri-. Le préfixe trans- 239 ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE Encore du latin trans, « par-delà ». Comme préposition et préverbe, d’abord lié à l’espace (transalpin, travailleur transfrontalier), marquant le passage. Transdisciplinaire apparaît en 1970 dans les sciences humains, transdisciplinarité en 1974, encore lié à la notion de frontières qu’il faut traverser de l’une à l’autre discipline (Rey, 2000 : 2565). Il est aujourd’hui employé dans nos domaines pour indiquer l’appartenance d’une méthode (statistique), l’application d’un concept (science, sciences), à plusieurs domaines d’investigation. Les difficultés d’emploi de l’expression « modèle » Apparaît au XVIe siècle comme emprunt de l’italien modello, du latin classique modulus, « mesure ». Vaste aire d’emplois, des « Petites filles modèles » de la Comtesse aux modèles de la mode, appelées cover-girl aujourd’hui, un certain nombre de synonymes peuvent en indiquer l’extension de ses emplois : archétype, canon, étalon, exemple, formule, référence, règle, accompli, parfait, bon, édifiant, exemplaire, sujet, académie (modèle du peintre), mannequin, échantillon, spécimen, mode, type, standard, type, maquette, gabarit, moule, patron, schéma, structure, simulation, matrice, pattern. Un modèle, au sens strict, réfère à un schéma théorique, le plus simple possible, visant à rendre compte des relations existant entre les différents éléments d’un ensemble réel complexe, au sein d’un processus ; ce type de modèle peut prendre des formes mathématisées (Tabouret-Keller, 2003, dans lequel j’examine différents modèles appliqués aux langues, l’échelle, l’arbre généalogique, structuralistes, sociologiques, écologiques). Dans le discours sur les langues, le modèle de l’arbre généalogique des langues reste sans doute le plus productif aujourd’hui, c’est l’exemple même d’un modèle fondé sur une double métaphore, ethnologique de la famille et botanique de l’arbre (Tabouret-Keller, 1988). Les expressions associées à ce modèle (racine, branche, parenté, langue-fille, languemère, etc.) appartiennent au puissant courant épistémologique naturaliste du XIXe siècle pour lequel la langue est un objet naturel. Nous continuons à employer ces métaphores sans plus y prêter attention dans le cadre épistémologique de bien d’autres courants : évolutionniste, formaliste, structuraliste, fonctionnaliste, etc. ; les travaux relatifs à l’origine des langues, même tout à fait contemporains, en fourmillent (par exemple, Ruhlen, 1994, ou encore Tort, 1980). Je dirais que ces journées d’études sont largement tributaires de modèles pour lesquels la langue est un objet social, on pourrait citer deux de nos ancêtres pour qui la réalité sociale du langage était indiscutable, H. Schuchardt (18421927) et F. de Saussure (1857-1913), encore enracinés dans le XIXe siècle mais 258 258 Dans Hugo Schuchardt-Brevier, entre autres : « Die Ursache der Sprachmischung ist immer sozialer, nicht physiologischer Art » (Spitzer, 1928 : 150), dans les Ecrits de linguistique générale, désormais rendus accessibles, une citation entre autres : « Elément tacite, créant tout le reste ; que la langue court entre les hommes, qu’elle est sociale » (« sociale » est souligné par Saussure) (2002 : 94). 240 ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE déjà distanciés d’une théorie des langues considérées comme objets d’une véritable science naturelle, comme l’avait préconisé A. Schleicher (1821-1868). Aujourd’hui, avec L. Milroy et d’autres, nous parlons de réseaux sociaux (1987), ou, plus près de nous, de modèles diaphasiques, diatopiques ou diastratiques (pour une application à la situation alsacienne, Bothorel, 1995). Nous connaissons l’emploi d’expressions telles que modèle économique libéral, soviétique, ou autre. Certains modèles sont simplement des représentations figuratives comme les modèles optiques dont on peut trouver des exemples chez Jacques Lacan, par exemple le modèle optique des idéaux de la personne représenté par trois figures (Lacan, 1966 : 673, 674, 680), ou bien, dans les sciences du langage, le modèle optique des verres convexes ou concaves qui permettent de focaliser ou de bien diffuser la lumière. Les expressions anglaises focussed et diffuse en sont issues (Le Page, 1978), pour indiquer que le comportement des locuteurs se focalise sur une identité langagière, ou bien qu’un tel comportement devient diffus. L’expression Fokussierung est actuellement tout à fait courante en allemand pour parler d’un emploi langagier dominant, le français focalisation est moins courant. Dans les sciences du langage aujourd’hui, le terme modèle connote généralement la représentation simplifiée d’un processus, d’un système, d’une structure. Nous travaillons, par exemple, avec un modèle phonologique (Martinet, [1955], 2005), générativiste (Chomsky, 1957) qui sont des constructions théoriques qui doivent permettre d’expliquer la disposition des structures ou le fonctionnement des systèmes. La disposition graphique de résultats statistiques, telle une courbe de distribution de la fréquence de l’emploi de différents idiomes référée à l’âge du locuteur, ou bien à sa profession, ou encore à sa résidence, n’est généralement pas qualifiée de modèle. Mais les possibilités sont quasiment illimitées, leur spectre allant de n’importe quelle image – c’est une question de lecture – à la formule logique ou mathématique. Le rapport entre l’individu et le groupe dans la formation de minorités Ma thèse est la suivante : les minorités n’existent pas en dehors des possibilités de leur catégorisation. Ces possibilités sont diverses, le plus souvent convergentes, la possibilité institutionnelle étant la plus déterminante. Ainsi , à partir du moment où, en France, il a pu être question de langues locales, celles-ci, au nombre de quatre sous le régime de Vichy, ont atteint des chiffres records, 75 à la fin du siècle (Tabouret-Keller, 2004, Cerquiglini, 1999). Ce phénomène va de pair avec la promulgation de la Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires (Clairis, Costaouec, Coyos, 1999, texte complet de la Charte, pp 255272). C’est bien ce qu’indiquent les processus de minorisations sur lesquels on s’est penché ici, où l’on voit un groupe devenir une minorité, tant pour ceux qui le considère du dehors que pour la vision qu’il a de lui-même. Catégorie institutionnelle, la minorité devient dès lors une catégorie cognitive, qui a pour conséquence qu’elle puisse se penser dans les termes de la minoration. Ces termes 241 ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE deviennent des attracteurs et porteurs d’identités, par exemple, par l’identification au nom d’une langue, aux droits que l’on revendique pour la reconnaissance des attributs de ces identités, qu’ils soient symboliques ou imaginaires. De tels motifs d’identification sont multipliables, au gré d’enjeux politiques divers, de l’obtention de crédits qui confortent la matérialisation de la minorité (par des mesures éducatives, en particulier), voire qui confortent la position d’un parti politique. Une identité est un bien que l’on peut faire valoir, tant par ce qu’elle semble garantir que par ce qui lui manque. L’individu, en tant qu’entité sociale, dispose de pôles d’identification multiples ; à un pôle d’identification ou à un autre, il est reconnu, ou bien se reconnaît comme membre d’une majorité ou d’une minorité. Une certaine indistinction affecte cet individu, déjà cernable, sinon déjà cerné par ces pôles d’identification. Cela serait l’individu du discours courant, qualifié de « Français » ou d’« Alsacien », celui des statistiques aussi. La question que je me pose est de savoir quelles sont les modalités de l’intrication entre l’identification au sens social ou sociologique, et les identifications singulières qui étayent les certitudes tant que les errances du sujet parlant. Relire le travail de Freud à ce propos ne serait sans doute pas superflu ! (Freud, 1921) BIBLIOGRAPHIE BONNOT, J.-F.P. (dir.) (1995). Paroles régionales. Normes, variétés linguistiques et contexte social, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg. BOTHOREL-WITZ, A. 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(Psychologie collective et analyse du Moi, multiples parutions, Paris, Payot.) GARDNER-CHLOROS, P. (2005). Code-Switching, Oxford, Blackwell. LACAN, J. (1966). Ecrits, Paris, Seuil. 242 ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE MARCELLESI, J.-B. (1997). « Contribution to the History of Sociolinguistics : Origins and Development of the Rouen School », in : Paulston, B. Ch. et Tucker, G. R. (1997). The Early Days of Sociolinguistics. Memories and Reflexions, Summer Institute of Linguistics, pp. 177-88. MARTINET, A. (1968). Le langage, Paris, Gallimard. MARTINET, A. ([1955] 2005). Economie des changements phonétiques. Traité de phonologie diachronique, Maisonneuve et Larose. MILROY, L. ([1980] 2e éd. 1987). Language and social networks, Oxford, B. Blackwell. PAULSTON, B. Ch. et TUCKER, G. R. (1997). The Early Days of Sociolinguistics. Memories and Reflexions, Summer Institute of Linguistics REY, A. (dir.) (2000). Le petit Robert. 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Philippe et Didier ont proposé aussi de donner la parole à ceux qui ne sont pas intervenus, c’est-à-dire aux étudiants, mais aussi aux collègues qui ont assisté à ces journées, sans être intervenants et sans avoir participé au programme, pour qu’on ait aussi un autre regard et ensuite on pourra faire un tour de table pour que chacun retienne ce qui lui parait essentiel. Ce qu’on vous propose de faire à la suite de ça, c’est d’essayer, dans les jours qui viennent, de faire une synthèse de tout ce qui aura été dit et, peut être, d’élaborer une sorte de cadre à l’intérieur duquel pourraient s’inscrire les différentes interventions pour marquer un lien entre elles. Cela pourrait aussi fournir le cadre d’une préface à ce volume. Se pose aussi la question de la publication. Philippe, je te laisserai parler, c’est toi qui fais la proposition et cela nous permettra aussi de mieux définir un éventuel projet éditorial. Malcom Stuart Je discute à l’instant avec René Kahn. Je me minore tout de suite. J’ai un sentiment de marginalité peut être pas totale, mais quand même considérable par rapport à l’université française qui, tout de même, a bien voulu m’accueillir et m’héberger pendant plus de trente ans. Donc je voudrais exprimer d’abord mes remerciements les plus émus à Arlette de l’accueil qui m’a été fait aujourd’hui parce que, tout en continuant à être membre du GEPE , je suis à la retraite depuis le 30 septembre. Je suis ravi de ce colloque. Je n’ai pas de raison d’être fatigué à la différence des collègues qui ont d’autres tâches qui les attendent. Tout ça a été revigorant, stimulant. Je disais à l’instant à René qu’il y a un vent d’interdisciplinarité. C’est quelque chose qui pour moi a toujours été très important, c’est la difficulté de ne pas être spécialiste dans une institution qui demande qu’on se spécialise. On a forcément une spécialité, mais on a envie de rattacher le travail en profondeur qu’on fait à une vision d’ensemble. Je ne dis pas que ça fait défaut, mais c’est difficile à trouver, c’est un peu la question des synthèses. Par les éclairages, les regards venus de toutes parts sur la question de 259 259 GEPE = Groupe d’Etude sur le Plurilinguisme Européen (EA 3405) DEBAT CONCLUSIF minorité/minorisation/minoration, des termes d’ailleurs, en néophyte que je suis, que je découvrais, je me posais la question sur les définitions, et c’était d’ailleurs rassurant de découvrir qu’il n’y avait pas de définition, que tout restait encore ouvert. Et je trouve que cette journée et demie de travail a réellement, pour moi en tout cas, fait énormément progresser ce travail, pour affiner et éclairer la question et pour aller vers des définitions possibles. J’étais ravi de toutes les interventions sans exception, je trouve que toutes ont apporté quelque chose. XXX De la même manière, c’est la vision interdisciplinaire qui m’intéressait et en fait, j’ai l’impression qu’on a vu que les identités n’étaient jamais monolithiques, et que, de la même manière, la vision sur ces identités n’était pas monolithique dans ce colloque. Finalement les gens qui sont ici sont d’accord pour ne pas définir l’identité comme une chose univoque parce qu’ils sont prêts à entendre aussi toutes les autres disciplines parler de l’identité. Martha Voyiatzi J’ai le sentiment d’avoir assisté à quelque chose de très cohérent et de très dynamique. C’est un fil conducteur qui amène beaucoup d’informations dans une fluidité qui m’a impressionnée. La question est très complexe, mais j’ai beaucoup apprécié la complémentarité des différents points de vue. Effectivement, c’était une expérience qui m’a amenée à réfléchir beaucoup et c’était très stimulant. YYY En ce qui me concerne, j’ai trouvé très importante l’ouverture faite sur les définitions des notions, la non définition faite des notions, pour commencer, et par la suite l’interdisciplinarité et les différents apports pour enfin définir quand même d’une certaine manière, implicitement, par l’emploi que chaque intervenant a fait des notions, « minorité/minorisation ». Yves Bleichner Je n’ai pu assister qu’aux exposés de ce matin : donc, problème des définitions, je me réjouis de lire la publication, ça me donnera les compléments que je n’ai pas et, par rapport aux exposés de ce matin, j’ai trouvé ça très intéressant. De façon sous-jacente, ont été soulevés des problèmes de méthodologie pour la question des données etc., difficultés que je rencontre aussi dans le travail que je fais. Et là, je me dis que c’est une difficulté liée au domaine de recherche qui nous concerne. C’est enrichissant et, d’un certain côté, réconfortant, on se rend compte que les autres rencontrent le même type de difficultés que ceux qu’on a sur le terrain. Annick Kozelko Je trouve que l’ensemble de la salle était porté par les interventions, il y avait vraiment un fil conducteur. J’ai trouvé que l’équilibre entre la théorie et les études de cas vraiment plus pratiques était vraiment bien trouvé, bien choisi et 245 DEBAT CONCLUSIF tout venait se compléter. Ce qui m’a marquée, c’est ce dialogue, ce dialogue très ouvert entre les disciplines parce que c’est vrai qu’on a l’habitude encore d’un cursus très fermé et là, c’est vraiment le travail interdisciplinaire qui a pu s’exprimer. J’étais un peu plus touchée par le thème de ce colloque puisque j’avais travaillé sur ce sujet en DEA. L’accent a vraiment été mis sur l’aspect dynamique, on laisse l’aspect figé de côté et on intègre la pensée complexe et toute cette dynamique qui est au cœur de la préoccupation. Et concernant les préoccupations qui ont guidé mon travail de DEA, j’étais soulagée de me rendre compte que je n’étais pas la seule à avoir quelques problèmes de définition puisque moi-même, j’ai été confrontée au problème de la définition de minorité/minoration etc. Pareil pour les problèmes de classification : j’ai été rassurée de voir que je n’étais pas toute seule dans mon coin et je trouve que pour clôturer mon travail de DEA, c’était une sorte d’ouverture, un DEA qui ne se ferme pas mais qui s’ouvre. Yannick Lefranc Ce qui m’a intéressé, c’est la question des effets de vérité des préoccupations personnelles, idéologiques, fantasmatiques, identitaires qui traversaient les différents exposés et ça amène peut-être à dépasser une opposition mortifère entre ce qui serait donné comme stigmatisé et ce qui le serait pas. Je pensais que les gens qui voyaient la politique partout faisaient partie de la minorité. Mais il y a des lieux communs que l’on peut repérer dans les discours. Moi, je le fais en didactique du FLE, ça fait partie de la doxa dominante dans ce champ comme dans d’autres. Il me semble que l’enjeu est de tenir à distance les discours idéologiques réducteurs, mais de les faire travailler en même temps parce qu’ils sont producteurs d’effets de vérité, et ça serait intéressant de creuser cette question. Il y a déjà beaucoup d’éléments qui ont été apportés dans cette voie. Comment intégrer méthodologiquement cette énergie humaine, très marquée idéologiquement, comment la surmonter, surmonter les effets d’aveuglement qu’elle peut porter avec elle, que ce soit des effets de réduction de type régionaliste/communautariste ou centraliste/néo-jacobin. Mais en même temps comment faire travailler tout ça dans le processus même de la recherche ? Accueillir et ne pas exclure, donc c’est encore quelque chose qui serait dans la mouvance de la pensée complexe, « passer par » pour dépasser. Je crois qu’il y a quelque chose qui paraît vraiment important à la fois dans les effets de questionnement et en même temps les effets de l’ouverture sur les aspects non vus ou évités de l’observable. Didier de Robillard Il y a quand même une orientation très qualitativiste ici. Et en même temps, il me semble qu’on traîne encore des choses qui viennent de l’épistémologie hypothético-déductive et j’ai essayé de faire la liste de ce que je vois, sans savoir si j’ai raison ou non. D’une part l’opposition qualitatif/quantitatif : à un moment, je me suis demandé si le quantitatif existait dans la mesure où, quand on compte, on compte des objets qu’on a mis dans des catégories, les catégories étant 246 DEBAT CONCLUSIF fabriquées qualitativement par nous. Par exemple, quand on compte des locuteurs, on décide que quelqu’un parle l’alsacien ou non. Il y a là un seuil et ce seuil est qualitatif. Et par conséquent, je me demande si le quantitatif n’est pas une souscatégorie du qualitatif. Je me demande aussi si la préoccupation d’avoir des définitions a priori – on est très inquiet quand on n’a pas de définition – si elle ne vient pas d’habitude du côté hypothético-déductif où on part d’une définition qu’on va tester. Alors que si on est interactionniste jusqu’au bout, on saura ce qu’on a mangé et pourquoi on aura mangé. Je plaide un peu pour ce que j’ai exposé : il me semble que j’ai su ce que c’était un CAPES de créole une fois qu’on l’avait fait. Et avant, on ne pouvait pas savoir. Autre chose : on a très peu parlé d’intervention sur le corpus, comme si les problèmes de minorités linguistiques étaient surtout des problèmes de statut. Je m’en réjouis plutôt, mais je ne suis pas sûr que ce soit vrai jusqu’au bout et, entre autres, la question de savoir s’il faut standardiser les langues régionales et les langues minoritaires, standardiser ou faire d’autres choses, faire un dictionnaire, ... Est-ce que ces dictionnaires doivent avoir la même organisation que les dictionnaires de langue standard vu que la fonction n’est pas la même ? En gros, il s’agit de la question : est-ce que les langues minoritaires sont des petites langues standard, est-ce que ce sont des modèles réduits, non quantitatifs seulement, ou est-ce qu’il y a des différences qualitatives aussi ? Un dernier élément : est-ce qu’il ne faut pas, à terme, un hyperonyme pour « majorité », « minorité » parce que, manifestement, ce sont deux aspects de la même chose. Est-ce qu’il ne faut pas un terme qui résume les deux pour rappeler que, quand on minore, c’est aussi parce que on a aussi envie de majorer à côté et réciproquement. Mais je n’ai pas de terme à proposer. J’ai juste un symbole plus ou moins, ensemble, « ± », pour les phénomènes de majo-minoration. Ça permet d’avoir des préoccupations interventionnistes dans le sens où c’est aussi rappeler que les problèmes de minorités concernent la majorité et réciproquement. Arlette Bothorel A propos des questions touchant le corpus : c’était un choix délibéré de ne pas mettre tellement l’accent sur les langues tout simplement parce qu’on venait d’horizons disciplinaires très différents. Et comme on était déjà pas mal représentés en tant que sociolinguistes, on ne souhaitait pas que les problèmes portant uniquement sur les langues prennent le dessus. Mais ça fait bien entendu partie de nos préoccupations. Jacques Walter Le premier élément qui me frappe, c’est l’insistance que nous mettons à dire que nous sommes dans une dimension pluridisciplinaire ou que l’on vient d’horizons disciplinaires variés. Je trouve ça très intéressant, mais je me demande si, à force de dire ça, on ne masque pas une autre question qui serait de se demander, à l’intérieur des disciplines dans lesquelles nous travaillons, quels sont les référents théoriques sur lesquels nous nous appuyons. Parce que sinon, on a tendance à prendre la partie pour le tout : c’est-à-dire qu’il y a un ou deux 247 DEBAT CONCLUSIF sociologues qui sont là, ils vont s’inscrire dans telle ou telle mouvance (ils sont bourdieusiens, interactionnistes symbolistes, adeptes de l’individualisme méthodologique, …). Et on va dire que l’approche sociologique du phénomène dont il est question, c’est ça. Non, c’est une des possibilités à l’intérieur d’un champ disciplinaire. De mon point de vue, par rapport à la question qui est posée, ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi à l’intérieur d’une discipline, on fait de tels choix théoriques pour rendre compte de l’objet et comment ce choix peut être articulé à d’autres proposés dans ce cadre complètement construit qu’est le séminaire tel qu’il s’est déroulé durant les n années de sa vie. Je plaide pour une remise en cause du discours sur l’interdisciplinarité au profit d’un discours sur les cadrages théoriques et la pertinence de ces choix ou le discours que l’on peut avoir sur eux. La deuxième question qui m’a frappé durant ces deux jours tourne autour des méthodes, les méthodes de collecte de données ou d’observables, donc de transformation en observés à un moment, et de présentation des résultats. On peut manier l’analyse de discours, on peut manier l’enquête selon des procédures tout à fait différentes, menées par des professionnels, menées par des professionnels non de la recherche, mais de l’action sociale, etc. On peut aussi s’interroger sur le poids des modélisations, où on s’appuie sur des schémas, c’est-à-dire qu’il faut se demander comment on les meuble, comment on les peuple. Comment ce type de dispositif d’équipement intellectuel fonctionne-t-il : est-ce comme un outil de médiation qui permettra de comprendre le passage de ce que nous recueillons sur le terrain à ce que nous mettons dans l’espace public, sous forme de résultats scientifiques ? Prenez les collectivités territoriales. Il y a à la fois une modélisation provenant de la réflexion du chercheur et elle est nourrie aussi par les efforts de modélisation des acteurs, donc il y a un continuum. Et c’est vrai entre la production savante et la production qui le serait d’une autre façon, qualifiée de profane par nous alors qu’elle ne l’est pas. En tout cas, par rapport à la question de la minoration et de la majoration, cela a nécessairement de l’effet. Sur la question de l’inductif et de l’hypothético-déductif : si on est interactionniste jusqu’au bout, comment procède-t-on ? En même temps, est-ce qu’on peut avoir des positions radicales en disant : est-ce qu’on peut aller jusquelà, est-ce qu’il faut être systématiquement inductif ou hypothético-déductif ? Pour travailler sur des minorités qui ont fait l’objet de génocides, et si je radicalise le propos, je vais arriver à quelle proposition ? Que je ne peux comprendre ce qui se passe dans ce cadre-là que lorsque je l’ai expérimenté ? Dans le cadre d’un génocide, merci, chez moi, on a donné et on n’est pas revenu. Quelles sont les prudences que nous devons avoir, c’est-à-dire quel est le retour réflexif que nous pouvons faire sur nous-mêmes pour comprendre l’impact de nos positions si on prend ces deux extrêmes que sont l’hypothético-déductif et l’inductif ? La troisième observation porte sur ce qu’on va appeler la posture du chercheur et ça repose la question de l’engagement, et il me semble que dans nos travaux, elle s’est posée doublement. D’une part, avec un sens proche du sens commun qui consiste à dire que notre travail n’est pas indifférent socialement et qu’il peut produire des effets et servir à la décision politique ou à d’autres 248 DEBAT CONCLUSIF décisions. C’est la question de l’engagement du chercheur dans la cité au sens large, question sur laquelle il y aurait beaucoup de choses à dire à partir de Weber. Et puis il y a une deuxième perspective, qui est peut-être davantage commune à l’ensemble du groupe, qui est l’engagement du chercheur dans l’action. Là, ce ne serait pas tant l’engagement au sens commun que l’engagement au sens d’Elias : comment se joue, dans la posture de recherche, le rapport entre engagement et distanciation par rapport à l’objet en fonction du type d’objet sur lequel on travaille ? Et les objets sur lesquels nous travaillons ne sont pas exactement les mêmes, même s’il y a de forts points communs. Donc le réglage de la distance ne se fait de la même façon. Quatrième observation, sur les définitions : on ne va pas proposer des définitions, on ne peut que stabiliser un état de la réflexion sur le sujet que nous nous proposons de traiter avec les tensions dynamiques dont on a parlé. Là aussi, il me semble qu’on est obligé d’être prudents parce que les définitions auxquelles nous parvenons, surtout en fin de parcours, et même si elles ont été posées par Arlette au tout début pour partie, elles sont le produit de la trajectoire d’un groupe, ce qui veut dire que dans la restitution des travaux, je pense à la publication, il me semblerait diablement intéressant qu’il y ait la restitution de l’ensemble de la démarche ayant permis d’arriver à ce que nous allons produire. C’est-à-dire qu’il y ait une sorte d’échographie de l’action ou de prise en compte de la science en train de se faire dans le sens quasi latourien, c’est-à-dire de comprendre à la fois comment il y a un investissement dans des objets provenant de chercheurs qui sont plus ou moins isolés, mais en même temps, ce qui fait que ça marche ici, c’est qu’il y a eu un allongement du réseau et que l’allongement ne se fait pas de façon aléatoire. Et c’est peut être la restitution de la constitution de ce réseau de travail qui permet d’éclairer la manière dont effectivement nous arrivons à stabiliser, sur ces bases, les définitions que nous proposons et qu’elles n’auraient pas d’autre valeur que celle qui consiste à dire, dans ce temps et dans ce lieu donnés, voilà ce à quoi nous parvenons. Ce qui est une manière aussi d’objectiver des pratiques scientifiques et de relativiser la portée d’un propos qui sert à éclairer une part quelque peu cachée de la réalité sur laquelle nous travaillons. Dans ce que nous disons des définitions, il y a en même temps quelque chose qui est de l’ordre de la lexicographie, [à Philippe] comme tu le faisais au début en consultant un certain nombre de dictionnaires ou faisant des sondages sur Google. Pourquoi ces choix et pas d’autres, ces choix doivent aussi se justifier, notamment quand on constate qu’en sociologie, ce terme n’est pas présent. Si on prend Boudon et Bourricaud, on peut comprendre pourquoi : ça suppose une contextualisation du dictionnaire et, en même temps, c’est quelque chose qui est articulé à la praxis d’un groupe. J’estime qu’on devrait avoir ce cadrage-là pour que nos travaux aient une portée dans le champ scientifique. René Tabouret Vous cherchiez un hyperonyme et bien, je vous en propose un : « valorisation différentielle », mais du coup, je mets en question la dichotomie majoration/minoration. 249 DEBAT CONCLUSIF Philippe Blanchet C’est justement ce qu’il faut faire. René Tabouret Dans un séminaire auquel j’ai assisté, il y avait un mélange entre classification et catégorisation. Classifier, c’est mettre dans des boîtes avec des étiquettes ; employer une catégorie intellectuelle pour construire une catégorie d’objets, c’est autre chose que de classifier. Et je me demande comment vous travaillez sans mélanger les deux. Philippe Blanchet A mon sens, la catégorisation est un processus préalable, c’est la construction de l’outil et la classification, c’est l’utilisation de l’outil. On fait des catégories et après, on classe les choses dans les catégories. L’un ne va pas sans l’autre, car quand on classe, on recatégorise. René Tabouret Cela pose la question de dépasser le langage commun. Quand vous faites ça, vous êtes épistémologiquement solides. Quand vous transmettez quelque chose à l’extérieur, ça devient moins clair. Jacques Walter Ce qui est intéressant dans votre question sur la classification et la catégorisation, c’est la catégorisation mais de façon scalaire. Ce qui est intéressant pour nous, ce sont les échelles et pas le fait que ça fonctionne de façon binaire. C’est donc plutôt cette notion-là qui devrait être au centre, plutôt que les deux polarités de catégories de jugement qui en même temps classent. Ce serait plutôt sur la notion d’échelle qu’on pourrait travailler. Béatrice Fleury-Vilatte Il y a peut être des pistes sur lesquelles on pourrait réfléchir et qui permettraient de cadrer la publication un peu différemment tout en s’inspirant de ce qui a été fait. On voit dans certaines interventions qu’il y a une réflexion épistémologique qui a été menée, mais peut être ne l’a-t-elle pas été de manière suffisamment systématique. Elle aurait permis de mieux situer les apports de chacun qui n’apparaissent en aucun cas conflictuels ou contradictoires, mais au contraire, très complémentaires. Cela est dû au fait que nous avions un objet commun. Et parce qu’il est à la frontière d’un certain nombre de domaines, cela amène à l’aborder par une interaction de différents éléments. Il me semble donc qu’il serait intéressant que chacun situe sa démarche de ce point de vue-là. Et puis il y a un vocabulaire qui a été utilisé, de façon récurrente parfois : ici, on parle de dynamique, mais on a parlé aussi de dialectique et pour chacun, cette réflexion dialectique était présente parce qu’on voit non seulement une évolution des transformations, mais aussi des passages de l’un à l’autre avec des rapports de 250 DEBAT CONCLUSIF force qui s’installent. Et, dans ce cas-là, on est dans un mouvement mais qui relève de la dialectique. Mais là encore, c’est peut-être une piste à creuser. Un autre point sur lequel nous avons dit les uns et les autres un certain nombre de choses, c’est le rapport entre la démarche empirique et la démarche théorique et j’étais étonnée parfois d’entendre dire « je n’ai pas une démarche empirique ». J’étais assez surprise, car le travail dont il était question relevait, par certains aspects, de la démarche empirique. On voit donc qu’il n’y a pas de clivage entre ce qui relève de l’un et de l’autre bien que certains pensent ne faire qu’un travail théorique et non empirique. Or les deux sont en complète interaction, en jonction. Après, si on reprend l’intitulé du colloque, il y a peut-être un élément de réflexion sur le titre qu’on pourrait donner à l’ouvrage, parce que le terme de minorité réfère au champ que nous allons investir. Et les uns et les autres, on a beaucoup moins interrogé ce champ et de toute façon, on a des difficultés à le définir et peut être ne faut-il pas le définir parce que ce sur quoi nous avons travaillé les uns et les autres, ce sont plutôt les processus par lesquels on peut appréhender cette réalité, donc les processus de minorisation / minoration / majoration / majorisation, avec les variables que l’on a entendues. Et même dans ce cadre-là, dans certaines interventions, on travaillait beaucoup plus sur les résultats d’un processus, donc ça permet d’appréhender une réalité. On a travaillé beaucoup moins sur les phénomènes relatifs à ces processus qui auraient permis de mettre en évidence de façon beaucoup plus affinée et dans une perspective compréhensible, les tensions, les enjeux, les difficultés et cela nous aurait permis de répondre à la question du pourquoi. Parce que très souvent, quand on faisait des descriptions, les questions étaient : mais pourquoi en est-on là ? Ce « pourquoi » était peut être parfois un peu absent des interventions. Enfin : le problème de la construction. Le terme a pu être abordé, mais pas investi. Et dans cette construction, on peut l’appeler construction sociale, il y a de nombreuses nuances selon la façon dont nous l’abordions, donc cela pouvait relever d’un groupe, d’une institution, d’un collectif, d’un individu. Et sur cette question de la construction, il faudrait aussi approfondir la réflexion. Laurent Muller Je m’inscris dans ce que Jacques Walter a dit : ça me paraît important de se rappeler que ce que l’on a vu, quels qu’en soient sa densité et son intérêt, ce n’est que le sommet de l’iceberg. Si on revient à la genèse de notre travail commun, tout cela remonte à très longtemps : j’avais été très impressionné par le nombre de personnes présentes lors de la première séance, certains visages sont encore là, mais beaucoup ne nous ont pas suivis. Ma remarque se fait autour de trois temps. La première : l’expérimentation de ce groupe, c’est un mécanisme de synergie. On est tout d’un coup confronté à des gens qui ne sont pas de sa discipline. Donc on est aussi dans une logique de majoration, de mise en avant de sa propre discipline, de la présenter à des personnes qui sont soit au courant soit plus en distance. Cela me paraît très constructif que de devoir se présenter, de mettre en avant sa discipline pour pouvoir jouer à plein la carte de la pluridisciplinarité. Savoir qu’en sociologie, les notions de minoration et de majoration ne vont pas de soi, mis à 251 DEBAT CONCLUSIF part Bourricaud et Boudon, il n’y a pas grand chose. En fait, je ne me sentais pas très à l’aise au départ, mise à part la notion de minorité qui s’impose complètement dans notre discipline. Cela renvoie à un deuxième temps qui est cette fois-ci le résultat, et c’est bien le corps même de cet iceberg, qui est celui des séances de travail auxquelles j’ai eu la chance d’être associé où il a été question, par les interventions de collègues comme René Kahn, de rentrer dans la logique de quelqu’un d’autre. D’éprouver ensuite sa propre connaissance de sa discipline au regard des autres et si interdisciplinarité peut se faire, c’est sans doute par ce jeu qui consiste d’abord à écouter ce que peut apporter l’autre et, en fonction de ce qu’il énonce, essayer de proposer quelque chose qui peut se superposer ou s’y associer. Troisième et dernière partie : dans le sommet de cet iceberg, c’est le sentiment d’étrangeté dans lequel j’ai été souvent, surtout au début des différentes interventions, que ce soit par des schémas énigmatiques au départ, extrêmement éclairants par la suite, soit par des entrées en matière résolument très lourdes, mais qui étaient tout à fait nécessaires pour ensuite apprécier et évaluer. Le simple bilan, c’est qu’il y a un mécanisme de séduction qui s’opère à chaque fois. On se fait avoir quel que soit l’angle d’approche. Et si pluridisciplinarité, interdisciplinarité il y a pu avoir, c’est parce que nous avons tous commencé par nous présenter nous-mêmes. Nous avons tous décliné nos thèmes. Claude Truchot Nous avons tous le sentiment que nos journées ont été un succès. Maintenant, il faut se poser la question de savoir pourquoi. Il est très difficile de répondre avec si peu de recul. Il est possible que cela ait aussi bien fonctionné parce que chacun d’entre nous a dû, d’une certaine manière, dépasser le cadre habituel dans lequel on fonctionne, le domaine dans lequel on a l’habitude de faire de la recherche. On a dû tout à la fois se situer dans le domaine dans lequel on est, c’était notre identité de chercheur, mais en même temps, il fallait se placer dans un autre cadre. Alors comment est-ce que nous avons réussi à le faire, c’est assez difficile à dire. Une chose que j’ai remarquée et dont on n’a pas encore suffisamment parlé : moi, j’ai ressenti chez la plupart des intervenants apparaître assez fortement une histoire personnelle, la manière dont chacun avait vécu un certain nombre de choses pendant un certain temps. Ça m’a beaucoup frappé et ça m’a beaucoup fasciné. Et si je reprends chaque intervenant, je me dis, là, il reprend tel ou tel aspect de sa vie. En même temps, je trouve que c’est très fructueux, mais non pas en le faisant simplement pour raconter quelque chose, mais pour expliquer quelque chose. D’autre part, chacun est intervenu en se situant dans un présent, situant ce qu’il est dans le présent en se confrontant aux autres. Ça me paraît fructueux, car ça aurait pu être négatif. Chacun aurait pu dire, voilà comme je suis, se cantonner, se barricader, se défendre. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, on a plutôt eu un sentiment d’ouverture. Alors c’est peut être pour ça que ça a fonctionné. On a senti que les champs dans lesquels on a l’habitude de travailler se sont quelque peu transformés. Ça a été mon expérience personnelle, je suis un petit peu différent dans ma manière de voir les choses, par rapport à hier matin, je trouve que c’est extrêmement positif. Je souhaiterais, pour la suite, qu’il 252 DEBAT CONCLUSIF y ait une vraie bonne publication, mais aussi que cette dynamique qui s’est opérée puisse se continuer. Alors je n’ai pas d’idées sur la façon de continuer, mais ce serait important. Il ne faut plus fonctionner de façon cloisonnée même si, quand on est évalué, on l’est de manière cloisonnée. René Kahn Trois remarques. Sur l’interdisciplinarité : j’ai aussi le sentiment que cela a relativement bien fonctionné. Mais pour que ce ne soit pas un argument de rhétorique, de politesse en fin de séminaire, j’ai encore besoin de comprendre dans quelles conditions ça fonctionne, c’est-à-dire quand ces concepts de minoration et de majoration sont utiles. Le programme m’a amené à travailler sur des concepts qui, comme l’a montré Philippe, n’ont pas cours dans ma discipline. J’ai été amené à travailler avec des concepts qui ne signifient rien, à moins qu’ils signifient tout. Avec du recul, j’ai le sentiment que la minoration et la majoration ne sont pas que du classement, c’est bien autre chose. Mais le fait de situer les acteurs sur une échelle, c’est ce que font les économistes au quotidien. On ne fait que ça, on ne fait que cela, minorer et majorer des régions pour décider quelle politique on va mener avec telle ou telle région européenne. Pour moi aussi, la phase de publication est très importante, car à partir du moment où nos pairs recevront cette ouvrage collectif, ils diront que c’est intéressant, ce sera encourageant pour nous pour aller de l’avant. Il ne faudra pas attendre la publication pour aller de l’avant, mais c’est une étape importante. Deuxième remarque : il n’est pas nécessaire de constituer une minorité pour être engagé dans une dynamique minoration/majoration. C’est-à-dire que j’ai éprouvé beaucoup de plaisir à écouter les interventions sur les minorités, mais il me semble que ce sont des choses qui s’articulent bien sûr, mais on peut très bien utiliser la dialectique minoration/majoration indépendamment des minorités. C’est ce qui en fait la richesse. Enfin, comme d’autres, j’ai été frappé par l’importance de la dynamique et la temporalité dans les différents exposés, et il y a là quelque chose à creuser, il y a des choses qui ont été mentionnées mais pas approfondies. Cécile Jahan Je ne suis dans ce programme que depuis un an et n’ai vu que la fin de la réflexion. On a parlé de plein de choses. On a insisté sur le fait qu’on pouvait avancer un nouveau terme, une nouvelle notion, un nouveau concept et puis tout de suite son non-concept, sa non-notion, son contraire en fait. Et de raisonner comme ça, c’est aussi rassurant parce qu’on peut partir dans des contradictions qui ne sont pas si contradictoires que ça. Sur le thème de minoration/minorisation et puis maintenant de minoritarisation : ce qui serait peut-être intéressant, et cela pourrait être en lien avec la question de savoir comment continuer cette dynamique et ce travail, c’est d’interroger ces concepts qui désignent des processus dans d’autres langues. Par exemple en allemand, si on cherche un équivalent, cela n’existe pas. Les concepts de minoration sont peut-être des conceptions franco-françaises. Ce qui pourrait être intéressant, ce serait de voir si ces concepts qui désignent des processus existent également dans d’autres langues 253 DEBAT CONCLUSIF et, si c’est le cas, de voir ce à quoi ils renvoient, et de voir quels sont les travaux qui se trouvent autour et comment sont analysés ces processus. Effectivement, nous venons d’horizons différents, mais nous travaillons dans une université française avec une conception qui est largement marquée par l’université française. Ce serait peut être intéressant de voir ce qui se passe dans les autres centres de réflexion. Enfin : on a parlé de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité et on a eu un regard pluridisciplinaire sur un même objet. Mais il y a aussi une troisième notion dont on parle et je ne sais pas trop ce qu’elle recouvre, c’est celle de transdisciplinarité. Au niveau de l’approche, est-ce que ça changerait quelque chose et quoi ? Arlette Bothorel La transdisciplinarité, si j’ai bien compris ce que ça veut dire, ça voudrait dire, par exemple, que le modèle proposé par Philippe puisse traverser toutes les disciplines ou un certain nombre. Pour ce qui est de la terminologie, quand on a expliqué à nos collègues de Mannheim ce que nous faisions, ils n’avaient pas de termes équivalents pour « minoration », « majoration » et pas de terme équivalent pour « représentations ». Ce qui tend à dire que c’est déterminé par l’histoire des épistémologies dans les différents pays. Si les Allemands se sont intéressés à cela de façon tardive, ils ont commencé avec la notion d’« attitude » tout simplement sous l’influence des Canadiens et dans la lignée des anglo-saxons. En anglais, le terme ne doit pas poser trop de problèmes. Claude Truchot En anglais, on retrouve plutôt le terme de minorisation. Il y a un dictionnaire de sociolinguistique qui est paru récemment et il y a très peu de choses sur le concept de minorité. Le seul article qui y figure est très militant et il n’y a rien sur « minorisation ». C’est le dictionnaire de Rajend Mesthrie, Concise Encyclopedia of Sociolinguistics . Le concept de minorisation n’est pas du tout défini ni même utilisé. 260 Irini Jacoberger Je voudrais insister sur la proposition de Béatrice qui dit qu’il faudrait plus mettre l’accent sur les processus de minoration et de majoration et pas trop sur la notion de minorité, parce que je crois que c’est ce qui fut l’originalité de notre rencontre, les processus de minoration et les différentes approches de ces processus. Le deuxième point concerne la bonne définition de la notion de l’interdisciplinarité, c’est-à-dire comment cette notion d’interdisciplinarité a été vécue dans le cadre de ce colloque, et non pas une définition en général. En prenant des exemples concrets dans différentes communications, voir vraiment comment nous, on conçoit cette notion d’interdisciplinarité et également bien 260 MESTHRIE, R. (ed.) (2001). Concise encyclopedia of sociolinguistics. Amsterdam, New York, Elsevier 254 DEBAT CONCLUSIF définir les outils d’analyse qu’on retient à chaque fois et qui relèvent de différentes disciplines. Par exemple, quand on a fait cette étude à propos des récits de Harkis en se basant sur l’analyse du discours et de la linguistique de l’énonciation, je crois qu’on a retenu des outils de travail et d’analyse assez différents et ce choix a été orienté par le sujet, par notre objet de recherche. Il faut bien montrer qu’on se repositionne un tout petit peu quand on utilise cette approche dans le cadre d’une approche interdisciplinaire. On n’aborde pas de la même manière la linguistique, l’analyse de discours. Ensuite, j’ai une proposition : il y a eu deux ou trois intervenants qui sont revenus sur le modèle proposé par Philippe et qui ont dit qu’ils se retrouvaient pleinement dans ce modèle. Je trouve que ça pourrait être une bonne chose d’essayer de valider un peu ce modèle déjà dans le cadre de la publication qui fera suite à nos journées. Frédéric avait dit qu’il pourrait essayer de le valider, le mettre un peu en œuvre pour voir si ça marche. En tout cas, il s’agit d’une sorte de validation. Cela peut être un premier stade, une première étape de validation. Enfin, de nouvelles problématiques et de nouveaux axes ont émergé, la relation processus de minoration/majoration avec des notions comme « épilinguistique », « métalinguistique », ce continuum, la relation de ces processus avec des problèmes de standardisation et aussi de canonisation au niveau de la littérature. Je crois aussi qu’il y a de nouvelles perspectives qui ont été ouvertes. Frédéric Mékaoui Par rapport au problème de l’interdisciplinarité, il y a l’interdisciplinarité dans les livres et celle dans un groupe de recherche. Le problème avec l’interdisciplinarité dans les livres, c’est qu’on lit et une fois de plus, on est seul. Alors on prend des informations, on essaye de les comprendre, de se les approprier, de les mettre en œuvre, mais, malheureusement, comme on est toujours seul, on ne sait pas si on s’est totalement trompé ou non. L’avantage de l’interdisciplinarité avec des personnes, j’ai trouvé ça beaucoup plus facile, beaucoup plus concret. La deuxième chose : j’ai découvert plein de situations nouvelles. J’ai appris que la majoration pouvait être de la non minoration. Je crois qu’il y a consensus pour dire que c’est dynamique. Jean-Jacques Alcandre J’apporte un regard extérieur. A partir de l’intitulé minoration, majoration, minorisation, majorisation, minorité, je suis ravi qu’on ne soit pas tombé dans la larmoyance. Dans ce cas, on a une accumulation de cas d’une lourdeur infinie et qui fait qu’au bout du compte, on ressort accablé mais pas stimulé, car il n’y a pas eu d’investissement sur le plan des définitions, par exemple. Je dis ça parce que ça fleurit en ce moment. Il y a un effet de mode autour des questions identitaires. Deuxième réflexion : je me penche actuellement sur les questions qui tournent autour de l’identité et j’ai été pleinement satisfait de l’intervention de Frédéric. Il a réussi à donner du poids et du mouvement à cette notion et, de cette façon, je pense qu’on arrive à réinvestir les choses de façon plus fondée, 255 DEBAT CONCLUSIF notamment quand il parle de cette question d’interprétation comme crise, il faut la voir sous différents aspects. Troisième remarque, toujours en lien avec ces questions d’identité, de construction. J’aimerais qu’on y travaille ici, dans le groupe strasbourgeois, en essayant de voir comment tout ça se construit parce qu’il y a un certain nombre de programmations identitaires qui sont le fait des états, d’un certain nombre de structures ou de superstructures qui déterminent un certain nombre de critères qui essayent de les imposer. Et à partir de ça, il y a un certain nombre de positionnements qui s’établissent et je crois qu’on gagnera à essayer d’aller y voir d’un peu plus près. Frédéric Mékaoui Est-ce que c’est un hasard si ce colloque a été organisé par des chercheurs qui sont quand même un peu issus d’une discipline minorée ? Arlette Bothorel Vous vous trompez complètement, c’est jamais irréversible, les minorés ! Dimitrios Kargiotis Une opinion personnelle et quelque chose qui n’a pas été mentionné. Quand je suis parti de Grèce après ma maîtrise, il y a 15 ans, je l’ai fait en raison de la recherche d’interdisciplinarité, ça n’existait pas à l’époque. Maintenant, ce n’est plus le cas, bien au contraire. Alors je suis passé par plusieurs pays et systèmes et puis je me trouve ici. J’ai essayé de l’étudier, j’ai étudié plusieurs disciplines, j’ai travaillé et je l’ai pratiquée et maintenant, je pense que l’interdisciplinarité n’est pas possible. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons : soit on dit qu’il existe des disciplines, on l’accepte, mais on sait qu’il se s’agit pas d’un fait donné parce que les disciplines sont des productions de l’institution ou de mise en place de politiques particulières. Je suis sûr que dans quinze ans, il y aura une discipline scolaire, différente de celles d’aujourd’hui, après la mise en place d’un CAPES. Si les disciplines existent dans cette direction-là, c’est très intéressant d’être dans la même salle avec des collègues d’autres disciplines, ça m’offre des notions de connaissance au niveau de la culture générale. Je ne peux pas prétendre que je peux apprendre un modèle économique comme ça. Mais faut-il pour autant mettre en doute l’existence a priori de disciplines ? Ici, on se concentre plutôt sur le fait que, peut-être, il y a un axe ou des axes de disciplinarité, donc les frontières ne sont pas figées. Là, je pense qu’on peut gagner pas mal de choses. Je ne suis pas d’accord avec toi, Arlette, pour prendre des modèles d’autres disciplines pour voir si ça marche plus ou moins avec les nôtres. Le problème avec les modèles, c’est que, à mon avis, on a un problème théorique ou disciplinaire ou personnel ou n’importe lequel. Arlette Bothorel C’est pour répondre à Cécile sur la notion de transdisciplinarité. Moi personnellement, je ne sais pas si ça existe, la transdisciplinarité. 256 DEBAT CONCLUSIF Dimitrios Kargiotis On a quelque chose qu’on constitue comme objet, qui nous donne l’impression qu’il y a un modèle qui va l’étudier, on construit un modèle, on va étudier l’objet à travers ce modèle et puis on revient au modèle pour voir si le modèle marche. C’est un mouvement à quatre pas. Je pense qu’on peut utiliser des modèles de disciplines différentes seulement si on trouve des structures similaires par rapport aux objets que l’on étudie. C’est mon opinion sur l’interdisciplinarité. L’autre chose qui n’a pas été dite par rapport au contenu : on a presque tous parlé de théorie, mais par rapport au contenu des notions de mineur/majeur. Je pense que ce qui est différent entre majeur et mineur en sciences sociales, par rapport au mineur/majeur en sciences humaines, la littérature, la philosophie, c’est que, d’après ce que j’ai compris, « majeur », pour les sciences sociales, cela renvoie à une norme, donc « mineur », ce n’est pas anormal/paranormal, mais c’est jugé ou évalué ou c’est ajusté ou adapté, ou identifié par rapport à cette norme. Tandis que pour nous, pour la littérature, pour les études littéraires, la norme, c’est les mineurs. Le majeur, c’est le même objet, c’est la classe exceptionnelle du même corps. C’est le même objet, mais qui est très bon. Donc le bon, c’est les mineurs. Il n’y a pas forcément un essai, un effort de minorer. C’est plutôt une majoration qui change de direction selon les époques. Juan Matas Travaillant dans ce groupe et ayant suivi son travail, je souhaite que ce colloque ne soit qu’un temps, qu’un stade, mais qu’il ne soit pas un point final. Je trouve que ce groupe a déjà travaillé de façon riche. J’ai appris beaucoup de choses et ce serait bien dommage que ce colloque ferme la porte. J’espère que ce colloque est le point de départ pour aborder des choses qui tournent autour de ce qui nous réunit pour le moment, mais dont il faudra tirer les enseignements pour savoir quelles inflexions, quels infléchissements, quelles modifications, quelles perspectives on se donne pour la nouvelle étape. Par rapport à l’interdisciplinarité, la pluri- la trans-, je ne sais pas -rayer la mention inutile-, je dirais, moi, ça me paraît de l’ordre de l’évidence, je ne sais pas avec quel statut, mais ça me paraît de l’ordre de l’évidence. Je travaille sur des sujets dans lesquels, si je restais enfermé dans les limites de ma discipline, je n’aurais rien compris. Alors spontanément, l’apport de l’économiste, du géographe, du juriste, du linguiste, de l’historien, etc. ne sont pas des options, ce sont des passages obligés. Ensuite, ce n’est pas dans la fusion d’une grande discipline qui intègrerait tout et n’importe quoi que se trouve la solution. Mais disons que chacun de nous est enrichi par les apports de l’autre dans la façon dont il conçoit son objet. Les difficultés du dialogue interdisciplinaire sont redoutables parce que souvent on se parle sans se comprendre. On pense qu’on a la même langue, mais ce n’est pas du tout le cas. Là, c’est très intéressant, et c’est quand même de l’oxygène et c’est un passage obligé pour moi. 257 DEBAT CONCLUSIF Philippe Blanchet Je vais plutôt réagir à ce qui vient d’être dit qu’à ce qui vient de se passer durant la journée et demie précédente, y compris parce que ça y fait écho indirectement. J’ai pris quelques notes sur certains points qu’il me semble intéressant de creuser davantage encore. L’un d’entre eux, c’est la question de l’interdisciplinarité, une question qui m’intéresse beaucoup et que j’essaye de pratiquer. Je crois qu’il ne peut y avoir d’interdisciplinarité que s’il y a des disciplines. Et l’interdisciplinarité est souvent vécue institutionnellement comme une indisciplinarité, mais je pense que c’est une erreur. Parce qu’une discipline est une construction institutionnelle, mais une discipline, c’est aussi des pratiques et c’est aussi des représentations. Une discipline, c’est aussi un ensemble, un espace discursif qui se construit dans lequel on a une terminologie, dans lequel on construit petit à petit un bagage culturel. Et puis, c’est des représentations parce qu’en fonction de la terminologie qu’on emploie, du bagage culturel qu’on emploie, on construit les objets qui ne s’imposent pas à nous, donc tout en pensant travailler sur un même objet, à partir de disciplines différentes, en fin de compte, nous travaillons sur des objets qui sont partiellement différents parce que construits depuis des points de vue différents. Même si je pense par ailleurs que l’interdisciplinarité est possible et souhaitable parce qu’au fond, nous observons tous la même chose depuis des fenêtres différentes, c’est-à-dire, en gros, l’homme et les sociétés, les hommes et les sociétés, l’interdisciplinarité avec les sciences inhumaines et asociales nous est parfois difficile. Mais on a tort. J’ai fait une petite allusion à des travaux de biologie qui peuvent nous aider. Je pense qu’on a tort, mais ça nous est plus difficile. On regarde le même objet par des fenêtres différentes, donc on n’en voit pas les mêmes facettes et donc on a besoin de savoir ce que les autres voient depuis la fenêtre qui est de l’autre côté de la rue parce qu’ils voient l’autre profil de l’objet que nous nous figurons identique à celui que nous voyons depuis notre point de vue alors qu’il est probablement différent ou au moins partiellement différent. Je crois vraiment que c’est souhaitable de ce point de vue-là. Et je crois que la question de savoir, dans l’interdisciplinarité, ce qui fait que les gens de disciplines différentes peuvent travailler ensemble alors qu’ils ne représentent pas la totalité de leur discipline, c’est parce qu’elles sont transversalement traversées, et c’est là que je crois qu’il y a des transdisciplinaires, par des paradigmes. Je crois qu’il y a des grands paradigmes scientifiques qui traversent les disciplines et autour desquels nous pouvons nous retrouver. Je fais l’hypothèse que nous nous retrouverons plutôt à travers un paradigme transversal qui est celui d’une approche compréhensive, qualitative, tendant plutôt quelque part vers l’interactionnisme et que nous ne sommes pas dans des approches plutôt hypothético-déductives, macro-déterministes, que nous soyons sociologues, dialectologues, sociolinguistes, historiens. Je crois qu’il y a des paradigmes, et c’est ça qui fait que des parties de disciplines peuvent se retrouver plus facilement que d’autres. Et il est vrai que nous discutons plus facilement avec des sociologues compréhensifs, nous sociolinguistes compréhensifs, au double sens du terme, qu’avec des linguistes non socio. Il m’est arrivé que, dans des 258 DEBAT CONCLUSIF colloques, il y a des linguistes qui disent des choses. D’abord, je ne comprends pas ce qu’ils disent et puis, quand je comprends, je ne vois vraiment pas à quoi ça sert. Et si je pose une question, ils ne la comprennent pas et ne savent pas quoi y répondre. J’en fais l’expérience autour de concepts que nous croyons communs, en étant tous de la même discipline. Voilà sur cette question d’interdisciplinarité, de transdisciplinarité. Sur la question des modèles : on a eu un petit échange où Didier a proposé une formulation qui me plaît beaucoup, donc je vais la reprendre. Les modèles sont des traducteurs, c’est-à-dire ce sont des outils qui nous permettent de donner du sens, de rendre lisible et donc de donner un certain sens, parce que nous rendons lisible depuis une interprétation que nous faisons des choses. Elle est toujours située depuis nos disciplines, nos expériences, etc. Je crois que les modèles, c’est ça. Ça consiste à donner de la lisibilité, donc à l’orienter dans une certaine direction significative, à des phénomènes humains et sociaux qui, par ailleurs, sont tellement protéiformes, tellement polymorphes, tellement divers, tellement complexes, que par la simple empirie, on a du mal à les comprendre, on a du mal à leur donner du sens. En effet, quand les choses sont contradictoires, on ne comprend pas où ça va, et ça part dans tous les sens. Mais lorsqu’on essaye de construire un modèle qui introduit du dialogisme entre des antagonismes, du coup, on peut rendre lisibles des choses qui paraissaient incompréhensibles au départ. Je crois que ça sert à ça et je crois qu’à partir des modèles, c’était ma proposition de départ, on peut construire des outils et que les outils ont une finalité, qui pour moi est très claire, c’est une finalité d’intervention sociale. Si je m’intéresse aux notions qui nous rassemblent ici, ce n’est pas simplement pour faire de la masturbation intellectuelle, c’est parce que je pense que je peux en faire quelque chose qui peut servir à quelque chose. Ça ne veut pas dire qu’il faille tomber dans l’applicationnisme ou dans l’utilitarisme, mais je pense qu’il faut investir les terrains et que nous nous impliquions. En tout cas, c’est ce que j’essaye de faire. Je pars de terrains investis et j’essaye de m’impliquer dans le travail sur ces terrains à partir de ce que j’en ai tiré. Dimitrios Kargiotis Est-ce que ceci est un discours majoritaire ou non ? Philippe Blanchet Non. Je ne crois pas ! Dimitrios Kargiotis Je pense que ça pourrait être interprété dans le sens d’une utilité sociale, non ? Philippe Blanchet Oui, peut-être. Et alors ? Les paradigmes scientifiques dominants sont plutôt des paradigmes du positivisme objectivant de la pseudo-neutralité à laquelle je ne crois pas du tout. Ensuite, il reste un point qui m’a frappé, c’est la question de la 259 DEBAT CONCLUSIF terminologie. Et donc je retiens quatre éléments : je vous les dis dans l’ordre où je les ai notés. Cela ne veut pas dire que cela fasse particulièrement sens. Le premier, c’est que je suis arrivé ici en pensant qu’il fallait que je n’emploie plus minorité/majorité parce que ça donne l’impression d’un état statique. J’avais intitulé mon intervention, « être ou devenir minoritaire », je pense qu’on n’est pas minoritaire, qu’on le devient en permanence. Cela peut provoquer un état d’équilibre dynamique qui peut paraître avoir une certaine stabilité, mais de toute façon c’est toujours un processus en cours. Je propose de ne pas parler de minorité et de majorité, je préfère qu’on parle de position majoritaire et de position minoritaire et c’est pour ça que j’ai proposé, mais je reconnais que ce ne sont pas des termes faciles à utiliser, le couple dialogique majoritarisation/minotarisation. C’est l’hyperonyme en fin de compte qu’on cherche et que j’ai essayé de proposer. Il se distingue du coup des processus ou des éléments constitutifs du processus que sont d’une part majoration/minoration que je réserve au qualitatif et puis majorisation/minorisation que je réserve au quantitatif parce que je pense, en même temps, qu’on ne peut faire abstraction ni de l’un ni de l’autre. Si on n’emploie que majoration/minoration, on fait comme si on confondait les effets des éléments quantitatifs et qualitatifs. Je crois savoir qu’il faut en même temps savoir les distinguer sans pour autant les dissocier. Moi, je maintiens ma proposition de distinguer, par cette différence terminologique qui est déjà disponible dans les espaces discursifs, ce qui relève du qualitatif et du quantitatif sans les dissocier et pour l’hyperonyme, je suis d’accord que minoritarisation/majoritarisation avec une flèche entre les deux, c’est pas facile à dire et je retiens la proposition qui a été faite par René Tabouret et complétée par Didier de Robillard. Celle qui me plait beaucoup, c’est évaluation différentielle et je préfère évaluation à valorisation. Valorisation implique nécessairement une connotation positive et on risque de croire que par là, nous essayons de gommer les effets négatifs des processus en question. Donc je retiendrais volontiers évaluation différentielle, cela me plait bien. En plus, différentiel est un adjectif avec lequel je travaille depuis longtemps. Et puis je trouve bonne l’idée aussi de complexifier un peu le modèle, même si, en soi, en même temps qu’il complexifie, il essaye de simplifier pour rendre lisible. Vous voyez bien tout le pari, le bricolage ambitieux dont je parlais d’ajouter la série des dérivés en dé- que proposait Didier. Il y a majoration, minoration, mais il y a démajoration, déminoration. Ce n’est pas la même chose, parce que ça veut dire qu’on est dans un moment du processus qui n’est pas le même et donc il faudrait ajouter de l’autre côté, majorisation/démajorisation, minorisation/déminorisation. Cela complexifie un peu, mais moi, je retiens la proposition terminologique parce qu’elle me semble affiner ce qu’on est en train d’essayer d’observer, comme me fait signe Irini, en même temps à travers un continuum. Quant à la représentation modélisante que j’ai faite, ce n’est jamais qu’une proposition. Ce n’est jamais, comme on le disait, un traducteur : on essaye d’en faire ce qu’on en veut, si ça tourne, si ça marche, tant mieux. Si ça ne tourne pas, si ça ne marche pas, ce n’est pas grave. Je le reprends, on recommence après. 260 DEBAT CONCLUSIF Je vais conclure avec un exemple intéressant de ce qu’on peut gagner à l’interdisciplinarité. Ce qu’on peut gagner, c’est d’aller d’une part confronter nos propositions à des idées qui n’auraient pas germé chez nous, qui vont peut-être nous paraître saugrenues, mais qui vont déclencher quelque chose et nous aider à avancer et nous enrichir. Et en même temps, ça nous permet d’aller prendre chez d’autres des outils, des termes, des concepts, mais – et je continue à insister làdessus et je l’ai souvent dit, et suis souvent mal compris – on n’a pas du tout à être révérencieux vis à vis de ça ou pas du tout à être orthodoxe. Quand on prend un concept dans un autre champ disciplinaire et qu’on se l’approprie, il faut le transformer pour l’adopter en l’adaptant. Et quand on me dit, vous travaillez sur les représentations sociales, mais c’est pas du tout ce qu’en font les psychologues sociaux, je réponds que ça m’est égal : je ne suis pas psychologue social, je prends et je transforme. Non à l’orthodoxie, oui à l’hétérodoxie. Arlette Bothorel Tu voulais peut-être dire quelque chose du projet de publication. Philippe Blanchet J’ai fait une proposition à Arlette qui est de publier les textes d’autant qu’une partie est déjà rédigée – en tout cas, les travaux sont suffisamment avancés pour qu’ils le soient – de publier les textes dans la revue ou collection que je codirige aux Presses Universitaires de Rennes qui s’appelle les Cahiers de Sociolinguistique. On fait un numéro par an qui sort en fin d’année. Cela fait dix ans qu’on a lancé ça. J’en ai fait la proposition, car on a un lieu d’accueil qui vous est tout à fait ouvert. Pour nous, c’est parfaitement cohérent avec ce sur quoi nous travaillons et en même temps, c’est parfaitement cohérent avec le fait que dans notre équipe, on essaye de développer au maximum les rencontres et les relations interdisciplinaires. Si ça agrée aux contributeurs que leurs textes paraissent là, merci de nous faire cette confiance. D’autres idées sont bien évidemment aussi les bienvenues. Arlette Bothorel Je te remercie de ta proposition. Comme disait le directeur de la MISHA, vous avez de la chance parce que les Presses Universitaires de Rennes, ce sont celles qui marchent le mieux actuellement. Andrée Tabouret-Keller Sur le projet éditorial : c’est très bien si on a un accueil et on migrera un peu. Mais je pense qu’au-delà de la réalité économique ou de la réalité de prestige, il y a quand même à réfléchir sur ce que nous voulons faire de cette publication. Il y a deux extrêmes. Un extrême, c’est de faire des Actes classiques, c’est-à-dire, on fait trois ou quatre chapitres, puis on met les publications ensemble. A mon avis, ce n’est pas très bon. Il y a l’autre extrême, c’est de faire un livre, un ouvrage qui est intégré, c’est-à-dire qu’il y a aussi trois ou quatre chapitres : il faut un petit groupe de travail avec un chef de projet pour chacun des chapitres et l’intérieur de 261 DEBAT CONCLUSIF chacun des chapitres, retravailler les contributions, ou, si on a beaucoup de courage, faire des chapitres qui ne sont pas la reproduction des interventions, mais il faut accepter de mettre ensemble quatre signatures. C’est passionnant à faire, mais ça demande un certain renoncement, c’est-à-dire que les noms sont là, mais que les textes sont retravaillés pour faire des ensembles. Je ne suis pas favorable à la publication d’Actes. Parce que submergés, on ne les lit plus, ou on ne peut plus les acheter même pour les bibliothèques universitaires, donc j’ai des réticences par rapport à ça. Le travail considérable que nécessite la fabrication d’un ouvrage, qui est autre chose que des Actes, ça vaut la peine. Par rapport à ce colloque, beaucoup de choses ont été dites. Nos deux journées sont le symptôme de quelque chose qui est en train de se passer beaucoup plus largement dans les sciences humaines, c’est-à-dire qu’on est en train de renoncer au modèle des sciences physiques où un concept est un instrument extrêmement aigu qui sert à découper une réalité pour s’orienter vers quelque chose dont on a très bien vu les manifestations ici, c’est-à-dire le travail avec, on peut appeler ça, des notions, des concepts qui ont des applications locales uniquement. On a très bien vu cela avec minorité/majorité et les termes qui s’y rattachent de même qu’avec région dans l’exposé de René. On n’a donc plus une seule définition. Je crois vraiment qu’on est en train de passer à un moment où on va renoncer à tout, jamais à la beauté et à la tranquillité des idées platoniciennes. On va devoir travailler avec des notions qui ont des applications locales. J’entends par « local », dans un discours qui a défini ses limites. Et chacun va définir majorité et minorité à l’intérieur de la réalité qu’on veut décrire ou qu’on veut analyser. Je pense qu’il s’agit de quelque chose de très fort, qui probablement signale vraiment une espèce de transformation. La deuxième remarque revient à la notion du travail sur les modèles que tu fais. On est fasciné par la possibilité de dessiner quelque chose qui pourrait rendre compte de la complexité ou de la simplicité aussi parce que finalement, tes triangles sont assez simples. Il faut qu’on travaille, on ne peut pas le faire comme ça, c’est très bien d’avoir commencé et qu’on essaye de reprendre les différents modèles possibles dont le premier type est analogique. Un très bon exemple, c’est les modèles optiques des rayons de lumière sur un miroir convexe ou concave. C’est quelque chose d’analogique. Il y a aussi les modèles statistiques qu’on connaît bien, qui sont différents, et puis les modèles mathématiques qui sont évidemment les plus abstraits, les plus difficiles. Les physiciens théoriques travaillent avec des modèles mathématiques, aucun d’entre nous n’est compétent à ce niveau-là. Et c’est là qu’intervient mon idée d’un moment de transformation profonde de l’idée de sciences humaines. Je ne suis pas sûre que, dans nos domaines, ce soit ce type de modèles-là, donc mathématiques, qui soient vraiment à rechercher parce qu’on est dans un ensemble de disciplines qui sont des montages de discours et non pas des explorations dans les espaces interstellaires. On est donc dans une autre réalité, qui n’est pas la réalité du réel qui peut se traduire par les mathématiques et, bien sûr, les physiciens s’interrogent pourquoi ça colle quand ils font des formules extrêmement abstraites. Je préfèrerais le terme de montage à celui de construction parce que c’est très clair, nous 262 DEBAT CONCLUSIF travaillons sur des objets qui sont des montages discursifs. Cela reste très difficile. Philippe, tu as bien fait de déblayer la question des modèles, mais je ne sais pas très bien où on va. Il y a la limite. On ne va pas à la mathématisation. Il y a quelque chose qui m’a frappée, c’est l’usage qu’on a fait, hier, toute la journée, un peu moins aujourd’hui, de l’opposition individu et groupe, comme si l’individu n’avait rien à faire avec le groupe. Or, je pense que l’individu, c’est le groupe. Et une petite évolution a eu lieu aujourd’hui où quelques personnes ont parlé de singularité. Je pense qu’il faut travailler avec trois termes au moins, c’està-dire individu et groupe, en étant bien conscients qu’il n’y a pas d’individu sans groupe. L’individu est déjà social ; un individu qui s’opposerait au social qui serait le groupe, je crois que c’est une erreur. La notion de sujet a été introduite sans vraie force, sans vraie interrogation ni interpellation. Il faudrait introduire la notion de sujet et peut être aussi celle d’une subjectivité qui ne soit pas une espèce de subjectivité un peu molle. Pour inter-, pluri- et trans- : je suis pleine de scepticisme et de doute par rapport à ça. Gramsci avait inventé quelque chose qu’il appelait « l’intellectuel collectif ». Ce qui est certain, le groupe qui s’est réuni ici pendant deux jours a fonctionné comme un intellectuel collectif et a fait du pluridisciplinaire. Est-ce qu’il a fait de l’interdisciplinaire, je n’en sais rien. Parce que si on faisait vraiment de l’interdisciplinaire, on aurait un nouvel objet qui se dégagerait. Or, je n’en ai pas vu. Au contraire, je n’ai pas trouvé de nouvel objet, mais tous les espoirs sont permis. Pour ce qui est de la pluridisciplinarité, c’est déjà assez difficile de faire fonctionner en même temps différentes disciplines, différents concepts, différents points de vue. Peut être devrait-on carrément laisser tomber le mot « discipline », enfin je finis dans le doute. Arlette Bothorel Je ne voudrais par terminer dans le doute. Dominique et moi passons notre tour de parole. Je voudrais vous dire quelque chose de plus personnel. Quand on a monté ce projet, Dominique et moi, il a été difficile de convaincre les uns et les autres à travailler ensemble pour beaucoup de raisons, sans doute aussi parce que nous venons d’un horizon disciplinaire qui suscite beaucoup de représentations et de stéréotypes et qu’on pense parfois que, venant de la dialectologie, ces problèmes vont être traités de façon un peu trop militante ou bien d’autres choses. C’est aussi par nos liens d’amitié qu’Irini a accepté de me suivre dans ce projet, et il en a été de même pour Claude : qu’ils en soient remerciés. C’est ensuite que nous avons réussi à convaincre les sociologues d’intégrer le groupe. Je peux vous dire que cela a été une raison d’angoisse pour moi, ne sachant pas où cela allait finir. Ces journées m’ont un peu fait peur, car c’était une gageure de réunir autour de la table des collègues qui viennent d’horizons aussi différents et je voudrais vous remercier pour tout ce que vous avez apporté à ce projet. 263 TABLE DES MATIERES Avant-propos ………………………………………………………………………………. Alain CHAUVOT ………………………………………………………………………….. Ouverture Arlette BOTHOREL-WITZ ……………………………………………………………. Introduction et présentation du programme « Minorations, minorisations, minorités : dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles » Philippe BLANCHET …………………………………………………………………….. Minorations, minorisations, minorités : essai de théorisation d’un processus complexe I. LES NOTIONS DE MINORATION, DE MINORITE ET LEURS ANTONYMES DANS DIFFERENTS CHAMPS DISCIPLINAIRES Béatrice FLEURY-VILATTE et Jacques WALTER ……………………………………. Le festival du film italien de Villerupt : minoration nationale, majoration culturelle Dimitrios KARGIOTIS ……………………………………………………………………. Quid minor in litteris ? Politiques de représentation, entre théorie et histoire René KAHN …………………………………………………………………………………. Modèles de développement économique et cultures régionales. La minoration / majoration appliquée aux régions : le cas de l’Alsace Georges BISCHOFF ………………………………………………………………………… Une minorité virtuelle : être welsche en Alsace dans les coulisses du siècle d’or (1477-1618) II. LES NOTIONS DE MINORATION ET DE MINORITE DANS LE CHAMP DES POLITIQUES LINGUISTIQUES Didier DE ROBILLARD …………………………………………………………………… Même pas peur des créoles ! La mise en place du CAPES de créole (2002–2003) comme action de politique linguistique : langues minorées et / ou linguistiques minorées ? Cécile JAHAN …………………………………………………………………………….. Les politiques linguistiques et le fait minoritaire. Réflexions sur la complexité des notions à partir du cas de l’Allemagne Claude TRUCHOT ……………………………………………………………………….. L’anglais comme « lingua franca » : observations sur un mode de majoration TABLE DES MATIERES III. ETUDES DE CAS (ALSACE) Dominique HUCK ………………………………………………………………………….. Minoration et majoration dans le discours épilinguistique institutionnel sur les langues en Alsace. Etude diachronique Frédéric MEKAOUI ………………………………………………………………………. « Faut-il parler alsacien pour être Alsacien ? » « Stratégies identitaires » : un cadre d’étude des processus de minorisation Laurent MULLER et Irini TSAMADOU-JACOBERGER …………………………. Regards croisés sur des récits de vie de Harkis vivant en Alsace CONCLUSIONS Andrée TABOURET-KELLER …………………………………………………………. Contribution à la discussion générale Débat conclusif …………………………………………………………………………….. 265