Les réseaux sociaux

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Les réseaux sociaux
agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2004-2005
Les réseaux sociaux
FORSE Michel (2002) : Les réseaux sociaux chez Simmel
Fiche de lecture réalisée par Christophe Nicoud (ENS-LSH)
FORSE Michel (2002), « Les réseaux sociaux chez Simmel : les fondements d'un
modèle individualiste et structural », in L. Deroche Gurcel et P. Watier (dir.), La
Sociologie de Georg Simmel, Paris, PUF
L’individualisme de G. Simmel est basé sur « la saisie du collectif uniquement dans l’action réciproque
entre les individus » (O. Rammstedt, 1998) et non dans les valeurs (Talcott Parsons, 1937). Cela a donné
naissance à :
- L’interactionnisme symbolique (terme de H. Blumer, 1937) de George Mead et de l’Ecole de Chicago
(R. E. Park) pour lequel un groupe social se révèle être un processus de désignation et d’interprétation. Le
groupe social, d’une part, donne des indications aux individus pour agir (désignation) et, d’autre part, sert
à comprendre les indications provenant des autres individus (interprétation).
- L’analyse strucutrale, ou interactionnisme structural chez Forsé, se propose de comprendre comment les
structures sociales sont des formes émergentes des interactions tout en montrant que ces structures
exercent une contrainte sur ces interactions (dualité de l’analyse de G. Simmel). On s’oppose dès lors à
l’individualisme méthodologique atomiste pour lequel les acteurs sont séparés.
L’interactionnisme structural ne semble pas être encore (en 1997) un paradigme unifié, mais plutôt
partagé entre différentes orientations :
-
Approche macrosociologique du réseau de Peter Blau ;
-
Approche microsociologique de James Coleman, R. Burt et Hendrick Flap (Théorie du choix
rationnel de l’acteur) ;
-
Individualisme structural de Reinhard Wippler et Michel Forsé. Ce dernier se donne un modèle d’un
acteur rationnel contrairement à la simple analyse structurale du réseau.
Cette théorie structurale de l’action se fonde néanmoins sur les travaux de G. Simmel, sans que ce dernier
n’ait parlé de réseaux, puisque le premier a en avoir parlé est Leopold von Wiese pour la construction de
sa sociologie relationnelle analysant l’interhumain ou le social (1932).
La forme des relations
Le contenu des relations sociales influence l’existence mais ne construit pas un être social alors que la
forme des relations sociales, les actions réciproques, le font. Il n’y a donc société que là où il y a action
réciproque (Simmel, 1917) et l’homme est un « être de raison ». Autrement dit, la sociologie est la
science des structures des relations sociales.
« La socialisation est donc la forme qui se réalise suivant d’innombrables manières différentes, grâce
à laquelle les individus, en vertu d’intérêts – sensibles ou idéaux, momentanés ou durables, conscients
ou inconscients, causalement agissant ou téléologiquement stimulants - se soudent en une unité au
sein de laquelle ces intérêts se réalisent » (Simmel, 1917).
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Les réseaux relient toujours les individus même s’ils sous-tendent des structures sociales variées, plus ou
moins institutionnalisées ou organisées, pas forcément stables. Cependant ces structures sociales ne
conditionnent pas les individus, lesquels gardent une certaine autonomie (principe kantien). Le lien social
n’est donc pas un lien simple mais un élément qui permet l’émergence d’une structure sociale. Le
chercheur devra montrer que cette structure est présente puisqu’elle agit sans déterminisme sur les
relations sociales qu’elle englobe. De surcroît, il devra rendre la structure sociale apparente là où elle
semble absente afin de comprendre au mieux l’influence structurale sur les relations sociales constituant
un réseau social.
La sociabilité
Le monde de la sociabilité est « constitué d’êtres qui souhaitent établir exclusivement entre eux des
actions réciproques entièrement pures, qui ne soient perturbées pour ainsi dire par aucune référence
matérielle » (Simmel, 1917). Ce monde utilise le réseau car c’est un espace de positions sociales,
différenciées et inégales, mais aussi et dans le même temps, une structure idéale de relations entre égaux.
Cette sociabilité est variable selon le lieu et l’époque. Par ailleurs, elle est reliée à la quête tocquevillienne
de l’égalité : Le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est grande.
L’individu est certes contraint à la stylisation pour engager des relations de sociabilité. Cependant, en le
faisant, il marque son autonomie par rapport aux déterminations objectives et subjectives (dualité
simmelienne propre aux réseaux).
Une sociologie quantitative
La taille des cercles sociaux a une incidence directe et forte sur les formes d’intégration sociale et les
relations : les petits groupes sont plus affectés par leurs relations avec les grands groupes que ceux-ci par
les premiers (James Coleman, 1964 et Peter Blau, 1977).
De plus, ce qui peut être établi sur la base de l’étude d’un petit groupe ne saurait être, en règle générale,
transposé sans remaniement aux grands groupes à cause des relations directes de personne à personne
dans les petits groupes. Par ailleurs, « l’augmentation de la quantité fait apparaître des phénomènes
d’ensemble spécifiques tout à fait nouveaux. » (Simmel, 1908).
Les triades
Dans les monades, l’individu s’isole grâce à un processus de distanciation (socialisation négative)
provenant de la société, qui par là le structure (détermination positive). La solitude ne signifie donc pas
l’absence de la société.
La dyade désigne la relation idéale typique entre deux unités. C’est une figure simple de l’interaction
mais très instable puisqu’elle dépend exclusivement dans son existence ou son élimination des deux
individualités en présence. La dyade ne peut pas être retenue pour l’analyse sociologique.
La triade représente dès lors la plus petite unité pertinente de l’analyse des réseaux. Dans ce type de
relation, chaque élément permet de rompre la relation qui peut exister entre deux éléments mais permet
aussi à deux éléments d’entrer en relation. Cette forme de réseau sépare et relie tout à la fois (dualisme
simmelien). Ces stratégies complexes sont incompréhensibles à travers l’analyse dualiste et dyadique
marxiste. Dans une triade, le tiers peut être :
-
Un médiateur qui évite un conflit ouvert entre deux éléments antagonistes ;
-
Un troisième larron (tertius gaudens) qui utilise activement les ou bénéficie passivement des
dissensions à son avantage ;
-
Un despote qui provoque le conflit entre les deux autres éléments afin d’en tirer avantage.
Remarquons qu’un tiers n’aura un rôle à jouer que s’il y a une tension entre les deux éléments restants
(Burt 1992). Dans un jeu coopératif où la tension est par définition absente, il n’y a pas de tiers.
Les expérimentations ont montré que ces stratégies pouvaient convertir une éventuelle faiblesse de départ
en une force à la fin du jeu : un faible peut s’allier à un autre plus faible pour former une coalition dont la
force est supérieure à celle du plus fort (Theodore Caplow, 1968). Pour cela, les conditions sont
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multiples : les joueurs sont rationnels et cherchent à maximiser leur fonction d’utilité, le jeu doit être
coopératif pour permettre la communication et la confiance), l’information est parfaite.
On aboutit à différentes coalitions observables :
-
Coalition conservatrice : Elle ne perturbe pas l’ordre hiérarchique normal.
-
Coalition révolutionnaire : Elle domine l’élément supérieur.
-
Coalition illégitime : Elle perturbe l’ordre hiérarchique mais pas en ce qui concerne le dominant.
Pour des éléments dominés, la seule solution est de s’allier afin de dominer la relation in fine et ne pas
perdre. Cependant cette coalition révolutionnaire est gagnante minimale car si l’un des dominés fait
défection, les deux éléments cessent d’être gagnants (William Gamson, 1961).
Tout graphe peut se décomposer en un ensemble de triades et il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de
l’examen de toutes les configurations triadiques pour révéler certaines des propriétés d’un ensemble
d’interactions :
-
Equivalence structurale : Deux acteurs ont les mêmes relations avec les mêmes acteurs (Lorrain et
White, 1971).
-
Equivalence de rôle : Deux acteurs sont impliqués identiquement dans chaque type de triade
(Hummell et Sodeur, 1987) => La distance euclidienne entre les types de triade est nulle (Burt).
-
Théorie de l’équilibre structural (Fritz Heider, 1946) : Une triade est équilibrée si toutes les relations
sont positives (les opinions ou attitudes des individus coïncident en fonction des relations d’affinité
entretenues) ou si deux sont négatives => c’est un équilibre cognitif qui devient structural dès qu’on
le généralise (Dorwin Cartwright et Frank Harary, 1956) => théorie des graphes.
-
Transitivité : Si i apprécie j et j apprécie k alors i doit aussi apprécier k.
-
La force de liens faibles de Mark Granovetter (1973) : Le lien qui fait un pont entre deux triades est
forcément un lien faible autrement nous n’aurions pas affaire à deux triades mais à un seul cercle
social. Aussi, les liens faibles ouvrent sur l’extérieur en utilisant les articulateurs des triades et ont
donc cette force.
Les communautés
Un cercle social est une communauté pour Simmel : elle implique une certaine égalité, un attribut
commun. La communauté comprend « des liens affectifs étroits, profonds et durables, par un engagement
de nature morale et une adhésion commune à un groupe social » (Nisbet, 1966). On aboutit à la
socialisation communautaire de Ferdinand Tönnies ou Max Weber, à la solidarité mécanique de Emile
Durkheim.
L’urbanisation, l’industrialisation, les relations contractuelles donnent naissance à des relations sociales
non communautaires. On passe à un type de socialisation sociétaire pour F. Tönnies, basé sur le calcul
rationnel, ou M. Weber, voire à une solidarité organique (appartenance communautaire) de E. Durkheim.
Pour Simmel, l’urbanisation et l’industrialisation ont altéré les communautés basées sur la proximité
géographique (communautés traditionnelles, assignées ou héritées) mais ont développé les communautés
d’intérêts idéels ou matériels (communautés acquises). Le deuxième type est souvent la nouvelle forme
du premier. Le lien ne fait que changer mais ne disparaît pas et ce grâce à la transformation de la structure
des cercles sociaux.
Les structures des cercles sociaux
Les cercles sociaux peuvent soit être disjoints, soit se recouper partiellement, soit s’emboîter.
Dans les communautés traditionnelles, les cercles sociaux sont de petite taille, basés sur la proximité et de
fait peu nombreux. Ils se recouvrent fortement et sont mêmes emboîtés.
Le développement des communautés d’intérêts a permis l’augmentation de la taille (plus de limite par la
distance) et du nombre (plus de limite des intérêts communs) des cercles sociaux mais aussi la
transformation de leur articulation (croisement en un seul individu). Parallèlement, celles-ci ont révélé ce
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développement. L’accroissement du nombre de ces communautés entraîne un recouvrement de plus en
plus faible et donc une individualisation croissante. Plus les cercles se croissent, plus l’individu peut être
saisi en tant que tel : « les liens existent en fonction des personnes » (Simmel, 1908) et la combinaison
des cercles diffère d’un individu à un autre faisant ainsi l’individu, d’où la fameuse formule de Simmel :
« Les individus font la société, les sociétés font l’individu » (Simmel, 1908).
Les communautés d’intérêts semblent homogènes du point de vue des intérêts partagés mais sont formées
d’individus provenant de cercles sociaux divers et hétérogènes (dualité simmelienne). Le syndicat des
cheminots donne un exemple concret. Les métiers qui le composent sont différents (conducteurs,
contrôleurs, guichetiers…) mais l’intérêt est commun (défense des intérêts salariaux).
Ce passage de communautés traditionnelles à communautés d’intérêt, impulsé par une division accrue du
travail, vaut pour une société mais aussi pour un individu suivant son passage de l’enfance à l’âge adulte.
Empiriquement, il semblerait que la décadence ou la dégénérescence aient pour effet de revenir à des
communautés traditionnelles, pour une société comme pour un individu. La taille des cercles, leur nombre
et leur croisement diminuent.
La liberté et l’échange
Les contraintes (circonscription plus forte) qui proviennent de cercles larges, multiples et partiellement
disjoints conduisent à plus de libertés car le choix est large entre une multiplicité d’affiliations (cercles
nombreux) et les individus deviennent interchangeables : « dans les pays où la liberté politique est
grande, la vie associative est particulièrement développée », comme l’avait déjà affirmé A. de
Tocqueville (Simmel, 1908).
C’est la transformation de la structure des cercles sociaux qui permet cet accroissement de liberté et cette
interchangeabilité (cercles croisés). « L’individualité de l’être et de l’action croît proportionnellement à
l’extension du milieu social de l’individu » (Simmel 1908). Par conséquent, dans les sociétés modernes,
l’individu dépend davantage de la société globale, mais beaucoup moins de tel ou tel de ses cercles
d’appartenance. Le foisonnement des cercles sociaux compense ainsi l’abandon de l’individu à lui-même
et la privation des secours du groupe restreint.
La théorie de l’échange a trois traits principaux (Cook, 1982) :
-
Théorie de l’action orientée en finalité.
-
Les réseaux d’échange supportent un flux de ressources.
-
Le réseau est une structure de dépendance entre acteurs.
Le cas urbain
L’urbain rend impossible l’interconnaissance rurale et pousse l’individu à se méfier de ses voisins.
Parallèlement, la multiplicité des cercles sociaux implique un possible changement intempestif et continu
de cercles sociaux. Cette effervescence sociale propre à l’urbanisation implique une « Stimulation
nerveuse ».
« Les liens traditionnels de l’association humaine sont affaiblis ; mais en même temps, la vie urbaine
implique un degré beaucoup plus fort d’interdépendance entre les hommes et une forme plus complexe,
fragile et inconstante d’interrelations mutuelles. » (Louis Wirth, 1938) L’urbanisation fabrique des liens
sociaux qui n’ont cependant pas la même force intégratrice que ceux des communautés rurales. Il y a un
risque de désorganisation de la personnalité, de dépression mentale, de suicide, de délinquance, de crime,
de corruption et de désordre en ville plus que dans le monde rural.
Pour Simmel, la ville crée une distance physique mais pas forcément une distance sociale puisque les
cercles sociaux sont plus variés que dans les communautés rurales. Fischer montrera que les différences
de désordres mentaux entre urbains et ruraux sont peu significatives (1972) tandis que Kadushin établira
que les réseaux de relations étendus s’accompagnent de densité sociales faibles évitant le stress et d’autres
désordres de par le soutien émotionnel et affectif apporté par une multitude de cercle sociaux spécialisés
(1982).
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Ainsi, en s’éloignant des communautés traditionnelles, l’urbain crée des réseaux dont les individus se
disent satisfaits puisqu’ils remplissent les fonctions que les communautés sont censées remplir (soutien,
entraide…) d’une manière différente (Barry Wellman, 1988). La communauté n’a donc pas disparu, elle a
changé de forme, parce que les cercles se recouvrent moins et qu’ils sont spécialisés.
Le conflit
L’articulation des cercles n’est pas dénuée de conflits internes ou externes que Simmel n’analysera pas.
Edward Ross affirme plus les cercles sociaux se croisent et que les appartenances se multiplient, plus les
effets éventuellement négatifs pour la cohésion sociale s’annulent : « la société se maintient grâce à ses
nombreux conflits internes » (1920).
Ceci évite que « les affiliations ne se rassemblent en un faisceau massif » (Coser, 1956).
En effet, dans la société « post-capitaliste », la pluralité de groupes entraîne une pluralité de conflits
sociaux qui n’ont, a priori, aucune raison de s’agréger au point de former un seul grand conflit opposant
deux macrogroupes (Ralph Dahrendorf, 1957). Les intérêts des groupes ne se recouvrent pas forcément et
un groupe peut être dominant dans un rapport donné et dominé dans un autre.
Dans cette situation, nous affrontons davantage d’espaces pour la négociation. C’est le degré
d’entrelacement des cercles qui va amener les groupes à négocier plutôt qu’à se battre (Hendrik Flap,
1988). En cas d’entrelacement (deux individus en relation appartiennent à au moins un même cercle mais
aussi simultanément à au moins deux autres cercles différents l’un de l’autre), les tiers peuvent être
facilement acceptés comme médiateurs, apporter un compromis et éviter un conflit ouvert. Ce ne sera pas
le cas dans une segmentation.
La congruence des positions, l’articulation des cercles et les relations
L’appartenance multiple à des cercles sociaux implique qu’une « même personne peut avoir des positions
relatives tout à fait différentes » (Simmel, 1908). Seule une structure de cercles totalement et parfaitement
emboîtés conduirait à une congruence parfaite (corrélation en cas de données cardinale et homogénéité en
cas de données nominales). Par conséquent, dans les sociétés modernes, il y a une relative indépendance
entre les positions sociales.
Conclusion
L’actualité de l’analyse simmelienne peut se voir à travers des exemples de sociabilité entre égaux
comme la messagerie électronique. Sa forme stylistique dépouillée est accompagnée de l’absence de
référence aux statuts sociaux des correspondants (Deroche-Gurcel, 1997). Bien que nous manquions de
données représentatives sur les réseaux virtuels, les internautes ressembleraient assez aux individus
membres des communautés d’intérêt des sociétés modernes, chers à Simmel.
Par conséquent, il semblerait que la « théorie structurale » de G. Simmel est l’une des sources de
l’analyse contemporaine des réseaux sociaux.