(A5 Prologue Tu n`es pas obligé de rester à l`ombre)

Transcription

(A5 Prologue Tu n`es pas obligé de rester à l`ombre)
Tu n’es pas obligée de rester à l’ombre
PROLOGUE
Elle avait été surirradiée. Mon père l’aimait et il s’en était
indigné. Elle avait été la première d’une longue série, bien
d’autres malades le furent à leur tour. Certains en perdirent la
vie ; d’autres présentent encore aujourd’hui des séquelles
inquiétantes, et ce pour le restant de leur existence.
Les rayons, il connaissait. Il savait qu’un accélérateur de
particules pouvait procurer le meilleur comme le pire. Il était à
cent lieues de concevoir que le pire pût aussi advenir dans un
hôpital.
Il était aussi à des années-lumière de s’imaginer que les vrais
responsables de la tragédie, ceux qui avaient laissé faire, ne
seraient jamais cités. Les médecins responsables, en raison de
leur cupidité, furent poursuivis et condamnés. Des lampistes
aussi. Mais ceux qui avaient permis qu’un tel système se mette
en place, jamais. Ceux-là, ils avaient été enterrés avec les
honneurs ou, décorés, poursuivaient leur carrière.
Il en voulut à Dieu. Il proclamait qu’Il s’était trompé en
concevant l’Homme. Qu’il devait être re-paramétré. L’Homme,
disait-il, est un criminel en puissance, il est comme un
accélérateur de particules. S’il est mal programmé, il fait le
mal. Donc, si Dieu se trompe, c’est qu’il n’est pas Dieu.
Il déclarait, le doigt levé : « donnez-moi un point d’appui et je
vous reconfigurerai le monde. »
Ses analyses étaient simplistes. Il n’avait jamais été un
intellectuel. Les combats, pour de justes causes ou contre les
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Tu n’es pas obligée de rester à l’ombre
misères du monde, qu’il avait menés jusqu’à une trentaine
d’années plus tôt feraient aujourd’hui sourire. Les livres qu’il
avait essayé d’écrire étaient tous restés au fond d’un tiroir à
l’abri de la poussière et de la lumière.
On lui enseigna très jeune qu’il ne fallait pas faire partie du
troupeau. Il abhorrait les velléitaires. Ceux qui n'osaient
s’indigner devant des injustices flagrantes étaient pour lui aussi
coupables que ceux qui les avaient commises.
À ceux-là, il disait : « Vous aussi aurez peut-être un jour un
enfant malade ou handicapé, une femme invalide ; connaîtrez
le chômage de longue durée, la faim et l’humiliation. Vous
serez peut-être aussi un jour sans toit, sans logis. Cela ne tient
à presque rien. Je ne vous le souhaite pas, car je suis avant
tout un hospitalier, donc humain ».
Que l’on puisse spéculer sur des céréales, avec pour seul outil
un ordinateur branché à des dizaines de milliers de kilomètres,
en affamant des populations qui avaient pour seule nourriture
une ration de pain quotidienne qu’ils ne pouvaient plus s’offrir,
était pour lui inconcevable. Une chose pareille ne pouvait se
dérouler sur cette Terre.
Il n’affectionnait que deux teintes : le blanc et le noir. Sa vision
du monde était monochrome et sans nuances, comme les
quotidiens à la sortie d’une rotative, les films policiers tournés
au cours de la décennie qui avait précédé sa naissance, ou les
échiquiers et les pièces qui les composent… comme ses
fantômes qui le hantèrent la nuit.
Il était un homme pressé. Ceux qui avaient partagé sa vie ne
pouvaient le suivre, ils s’essoufflaient. Ils restaient en général
en dehors de ses activités sociales ou professionnelles. Ses
adversaires savaient qu’il pouvait les mettre à genoux, mat en
deux coups. Il devait avoir le dernier mot et ses argumentaires,
très travaillés, étaient imparables, ne présentaient aucune faille.
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Tu n’es pas obligée de rester à l’ombre
Il donnait les réponses et prenait les décisions avant même que
la question n’eût été posée. Il avait, disait-il, toujours un coup
d’avance et ne laissait aucun espace. Il ne transigeait jamais,
sauf lorsqu’on lui démontrait qu’il avait tort. Il reconnaissait
alors ses erreurs et présentait ses excuses à ses contradicteurs.
À partir de sa soixante-dixième année, il alla régulièrement
s’asseoir sur un banc du parc et disait comme pour lui-même, la
bouche en cul-de-poule et en plissant son front : « Pauvre de
moi, je suis fou, fou, fou ». À ceux qui l’entendaient, des
proches qui l’accompagnaient ou de simples passants, et qui
infirmaient ses propos, il répondait, l’air méchant : « Vous
voulez que je vous fasse une démonstration ? » Puis il
réintégrait son monde, la bouche détendue et le front lisse. Il
était satisfait, il souriait aux anges. Il tenait souvent des propos
qui semblaient n’avoir de cohérence que pour lui. Il parlait de
boucles d’oreilles cachées derrière un cendrier, puis, sans
transition, disait sentencieusement : « On est tous
l’énigmatique de l’autre ! ». Il évoquait souvent une femme de
marin au long cours qui n’avait jamais joui. « Si elle avait joui,
si elle avait joui…. ah, ah, ah…» Ou bien, il disait aussi :
« C’est un amour chi-mi-que-ment pur », toujours comme pour
lui-même, ou encore : « C’était qui la dernière ? Elle n’était
pas obligée de rester à l’ombre ! »
Il croyait savoir ce qu’était l’amour. Il les avait toutes aimées.
Il croyait savoir ce qu’était la mort. Il les avait toutes vues
mourir.
Il croyait savoir ce qu’était la vie. Il l’avait expérimentée sous
toutes ses facettes.
Il croyait savoir ce qu’était le monde. Il l’avait parcouru.
Il savait ce qu’était le cancer. Il l’avait dominé.
Il savait ce qu’était la folie. Il avait joué avec.
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Il aura été, pour notre désespérance, peu ouvert à l’altérité. De
nature ambivalente, il ne s’est guère intéressé à l’existence de
l’autre et encore moins à son destin. Il a amalgamé altérité et
alter ego et a détourné le sens de ces mots à sa façon, et à son
avantage.
Il laissera une liasse de feuilles de papier qu’une imprimante
avait répandue sur le plancher et, à ses côtés, un gros livre relié
de cuir ancien sur lequel était écrit à l’or fin sous son nom
« Commentaires », et, posés dessus, de vieux carnets jaunis. Il
commentera son geste dans une lettre manuscrite sur un bout de
papier froissé qu’il serrait fort dans sa main :
« La disparition dans des conditions insoutenables et
déchirantes des femmes que j'ai aimées et le sentiment de ne
pas les avoir comprises m'a fait passer perpétuellement à côté
de l'essentiel. Au soir de ma vie, entouré de leurs spectres, et à
l’aube d’un retour vers l’Ailleurs, dans ce court espace-temps
dans lequel la vie et la mort se confondent, alors que l'on
regarde paisiblement défiler sa vie et que l’on devine ce qu’il
adviendra après, quand on balance entre ces deux états, juste
avant que la nacelle ne fasse le tour complet…à ce moment
précis, que l’on ne vit qu’une seule fois… je ressens l’indicible
besoin de me tourner vers mon passé, de révéler l’histoire de
l’enfant, mutique et volubile que j’ai été, de l’homme, ballotté
entre ses fantasmes débridés et la folie délirante, strictement
fidèle à ses principes et rebelle impénitent…qui ne parviendra
à retrouver l’innocence de ses rêves d’enfant, d’avant, et
gagner l’apaisement, qu’au prix de passages douloureux,
d’initiations chaotiques, d'émois et d’amours absolus. »
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