Etats-Unis : l`oncle Sam est fatigué
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Etats-Unis : l`oncle Sam est fatigué
Etats-Unis : l’oncle Sam est fatigué Laurent D’Altoe • Avril 2015 Quelques concepts à propos des USA suffisent à mesurer la notion de « grande puissance » : une force militaire sans égal sur la planète, une puissance économique dominante et une intrusion quasi permanente dans les affaires du monde posent ce grand pays en pion essentiel sur l’échiquier des affaires internationales. Mais cette domination est-elle aussi imposante que les apparences veulent bien le faire croire ? Quelle est l’influence de la politique interne ? CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 52 • F. 081/26 51 51 [email protected] • www.cepag.be Etats-Unis : l’oncle Sam est fatigué ___________________________________________________________Avril 2015 Anne-Lorraine BUJON, chercheuse à l’Institut français des Relations internationales, le confirme : les Américains sont particulièrement préoccupés par leur « déclin ». Il convient cependant de relativiser cette notion qui demeure fluctuante, tout en gardant en tête que ce sentiment de « fin de règne » a connu une nette accentuation sous l’ère George W.Bush. « Mais les Etats-Unis gardent cette faculté de peser sur le débat. Sans parler du poids qu’ils ont encore au point de vue culturel », rappelle la chercheuse au cours d’un séminaire organisé par le CEPAG. Il faut donc voir la société américaine, et la manière dont elle se perçoit, comme une succession de cycles. Les années trente furent difficiles, notamment à cause du krach de 1929. Début des années septante, un malaise s’est également cristallisé aux USA autour de la question de l’émancipation des Noirs et de la guerre du Vietnam. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec la situation actuelle, précise Anne-Lorraine Bujon. Un évènement majeur va cependant plonger l’Amérique dans les ténèbres du doute et de la crispation : les attentats du 11 septembre 2001. Ce traumatisme va sonner le glas de ce que certains experts ont appelé le « siècle américain » et engendrer une crise politique interne d’envergure dont les effets se font encore durablement sentir. Polarisation extrême Même le Président Obama reconnaissait, il y a quelques années, que « Washington ne fonctionne plus ». Cette méfiance sans cesse grandissante vis-à-vis du pouvoir fédéral a entraîné un dérèglement institutionnel qui rend le pays difficilement gouvernable, rendant la cohabitation entre le président et le Parlement ardue. Néanmoins cette bipolarisation croissante avait déjà débuté dès les années 80 sous l’ère Reagan et la fin des grandes unions politiques issues en droite ligne du « New Deal » des années trente. « Le néo-libéralisme de Reagan paraît même presque modéré aujourd’hui, tant la crispation gauchedroite est devenue importante ». Une des causes de ce fossé croissant est l’apparition d’une « droite de la droite » au sein même du Parti républicain : le Tea Party, un courant anti-Etat teinté d’un fort conservatisme moral et familial. Sans compter que, de concert, les Républicains ont entamé une reconquête politique du sud des Etats-Unis. Ce mouvement Tea party est né de l’indignation d’une partie de la population face au sauvetage de certaines banques américaines et a fait de Barak Obama, l’homme à abattre, 2 Etats-Unis : l’oncle Sam est fatigué ___________________________________________________________Avril 2015 tout en poussant une frange des Républicains à davantage d’intransigeance. Comme le souligne Anne-Lorraine Bujon : « Clinton avait déjà dû composer avec un Congrès républicain, mais des compromis sont intervenus de part et d’autre. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui ». Cette situation n’a pas empêché le camp républicain de commettre de grossières erreurs lors des élections présidentielles de 2012. Mitt Romney, alors candidat déclaré contre Obama, a mis en avant un discours particulièrement conservateur mais il s’est coupé l’herbe sous le pied dans la mesure où les élections du chef de l’Etat se jouent le plus souvent au centre. Ce blocage ne profite finalement à personne, pas même aux Républicains les plus pointus. Un exemple parmi d’autres : l’amnistie sur les immigrés clandestins a été, par pur réflexe idéologique, rejetée jusqu’à présent alors que le monde du grand business, souvent à droite, est plutôt favorable à l’immigration. Cette situation contribue grandement à la décrédibilisation du monde politique en général. Dans le même temps, les inégalités se creusent et se marquent chaque jour davantage du point de vue territorial. Comme l’indique la carte des résultats de la présidentielle 2012. Source : L’Express (en bleu, les Démocrates, en rouge les Républicains) Ces inégalités remettent aussi en lumière la réalité de tensions raciales persistantes, comme le montre le récent meurtre d’un Noir, abattu par la Police à Ferguson. 3 Etats-Unis : l’oncle Sam est fatigué ___________________________________________________________Avril 2015 Face à ces inquiétants constats, on peut se demander ce qu’il reste du « Mainstream » ou esprit américain qui prônait le dialogue et l’ouverture. Les blocages actuels sur quelques grands dossiers de politique intérieure et la guérilla récente autour de la réforme du système de santé porté par le président illustrent bien cet immobilisme. « Barack Obama a dans les faits payé l’addition de son prédécesseur sans parvenir à changer le cap imposé par Bush. Celui qui avait promis de brûler ce symbole de l’ignominie des années de plomb que fut la base de Guantanamo, a été contraint de jeter l’éponge, comme il devra renoncer à bien d’autres projets, le pays étant polarisé comme jamais dans son histoire, les Républicains se montrant résolu à tout tenter pour faire trébucher le président »1. Fragilité De son côté, Henri Houben du Gresea (Groupe de Recherche pour une Stratégie économique alternative) insiste sur un fait : la crise économique que connaissent les Etats-Unis n’est pas uniquement financière. Il s’agit notamment d’un phénomène de surproduction ; autrement dit, les firmes produisent davantage que ce que la population peut acheter. De surcroît, sous l’ère Reagan, le gouvernement fédéral diminue les impôts sur les revenus les plus élevés, tout en déréglementant la finance. Cette triste époque (les années 80) favorise donc les développements financiers, alors que la protection sociale et le rôle régulateur de l’Etat se voient réduits chaque jour davantage. La croissance quant à elle, se voit essentiellement soutenue par l’endettement des ménages. Au niveau international, les Etats-Unis importent de plus en plus, ce qui, en apparence du moins, permet une croissance mondiale vu que des pays exportent vers les USA et ces derniers consomment. Mais ce fragile équilibre va voler en éclats quand les actifs immobiliers et financiers (qui servent de garants aux emprunts) « boivent la tasse ». Les ménages endettés se retrouvent alors le couteau sous la gorge et doivent diminuer drastiquement leur consommation et rembourser leurs dettes. Bon nombre d’Américains devront ainsi mettre en garantie leurs fonds de pension privés. Bref, la cata… Pour relancer la machine, l’Etat américain va reprendre les dettes du privé, ce qui va doubler la dette fédérale qui elle-même est largement financée par des capitaux étrangers, essentiellement des banques centrales (Chine, Japon…). On s’en doute, cette balance demeure extrêmement 1 Arnaud Blin : « Etats-Unis : hyperpuissance ? Vingt ans après, le repli » 21/10/2012. 4 Etats-Unis : l’oncle Sam est fatigué ___________________________________________________________Avril 2015 précaire et si les USA n’arrivent plus à financer leur énorme déficit commercial, c’est tout le système monétaire international qui se casse la figure. « L’extrême fragilité de ce modèle de croissance apparaît en tout point. Il est fondé sur l’endettement. Le niveau de la dette totale des agents non financiers américains (ménages, entreprises et pouvoirs publics) avoisine les 250%. Jusqu’où cela peut-il encore monter ? Surtout qu’il faut en payer les intérêts financiers aux établissements de crédit. Le déficit extérieur est également inquiétant. Globalement, les États-Unis achètent plus de marchandises qu’ils n’en vendent à l’étranger pour un montant compris entre 500 et 800 milliards de dollars par an. Pour équilibrer l’affaire, pour éviter que la banque centrale ne doive puiser dans ces réserves pour payer ces importations, il faut qu’un même montant soit perçu sous forme d’apports de capitaux de la part des autres pays »2. Moralité… Il s’agit d’une crise profonde qui est loin d’être derrière nous. Le gouvernement fédéral a bien bouché quelques trous mais tout risque encore de basculer. D’autant plus que les banques sont de plus tentaculaires et n’ont certainement pas abandonné leurs pratiques spéculatives. Et comme en 1929, ce qui affecte l’économie américaine risque fatalement de contaminer le reste du monde. Autant le savoir… _________________________________________________________________ 2 Henri Houben : « Un tunnel sans fin », Econopshères, 30/11/2011 (http://www.econospheres.be/Un-tunnel-sans-fin). 5