NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

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Moshe BAR-ASHER. — ‫«( מחקרים בלשון חכמים‬Studies in Mishnaic Hebrew»), Jérusalem, Mosad Bialik, 2009, 2 volumes, 394 et 379 pages («Asupot», 4-5).
Moshe Bar-Asher a rassemblé dans ces deux volumes un florilège de trente et un
articles publiés sur une période de quarante ans et les a classés en six parties consacrées aux différents axes de la recherche sur la langue des Sages. La première
d’entre elles s’intéresse au statut même de la langue des Sages, au corpus littéraire
et à la prise en compte de documents non rabbiniques et d’inscriptions. Diverses
questions d’ordre général sont abordées au cours de ces chapitres introductifs: Peuton parler d’unité de l’hébreu mishnique? Quelle relation cette langue entretient-elle
avec l’hébreu de la Bible? L’auteur a ensuite repris deux articles écrits à vingt ans
d’intervalle dans lesquels il faisait le point sur les études linguistiques en cours et
abordait la question de la typologie des différents manuscrits mishniques. Il rappelle
la position de (Edward) Yeḥezqel Kutscher pour qui seul l’hébreu de la Mishna,
conservé dans le manuscrit Kaufmann, reflète la langue des Tannaïm; puis il expose
la typologie proposée par David Rosenthal (1981) — division en deux branches,
palestinienne et babylonienne — qu’il a lui-même contribué à développer (1983),
distinction entre type occidental et oriental à l’intérieur de la branche palestinienne.
En élargissant ainsi le cadre fixé par Kutscher, Rosenthal et Bar-Asher ont réhabilité des traditions et variantes linguistiques attestées dans d’autres manuscrits.
Le chapitre suivant est consacré à la spécificité de l’hébreu mishnique. L’auteur
s’oppose à Zeev Ben-Ḥayyim sur le degré de proximité des grammaires de l’hébreu
mishnique et de l’hébreu biblique. Sans remettre en cause le principe de l’unité
morphologique, il conclut que l’on est en présence de deux systèmes grammaticaux
distincts.
Dans la seconde partie, l’auteur décrit les traditions linguistiques conservées dans
trois manuscrits: [Budapest, Magyar tudományos akadémia könyvtár], Kaufmann A
50 considéré jusque là par Kutscher comme l’archétype textuel; Parme De Rossi
497 et Rome 32 [scil. Biblioteca Casanatense, 32.1] qui contient le SifreBamidbar.
Il relève de nombreuses variantes qui ont longtemps été considérées comme des
corrections tardives mais sont bien les témoins de traditions anciennes, qu’il s’agisse
de graphie, phonologie, morphologie, syntaxe ou lexique.
Dans la troisième partie, l’auteur étudie les traits linguistiques communs aux différents manuscrits, avec leurs variantes et spécificités. Il s’intéresse à la présence
d’éléments d’hébreu biblique dans la langue des Sages, dans la forme mais aussi
dans le contenu, et se demande s’il s’agit d’emprunts conscients ou de corrections
scribales au moment de la copie, voire lors du passage du manuscrit aux premiers
imprimés.
Le second volume est consacré à la grammaire de l’hébreu mishnique: la première partie traite du verbe, la seconde de la formation du nom, également l’objet
d’une étude comparative entre l’usage biblique et celui de la langue des Sages; la
troisième partie s’intéresse aux schèmes nominaux. Tout au long de cet ouvrage,
l’auteur s’est fondé essentiellement sur les traditions linguistiques reflétées par deux
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doi:10.2143/REJ.173.3.3062109
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manuscrits principaux — Parme De Rossi 497 et Kaufmann A 50 — tout en faisant
appel à d’autres témoins fiables: Parme De Rossi 138, Cambridge Add. 470,1 dans
l’édition de W. H. Lowe (Cambridge, 1883); Sankt-Peterburg, Rossiiskaia National’naia Biblioteka, Evr. Antonin B 825; le manuscrit autographe de Maïmonide
(cote non indiquée) dont le facsimilé a été publié par Solomon David Sassoon
(Copenhague, 1956-1966), édité par Y. Qafiḥ (Jérusalem, 1963-1968); Paris, BNF,
Hébreu 328-329; Jérusalem, JNUL, Heb. 4° 1336.
Ces deux volumes reflètent le travail impressionnant accompli en vingt ans de
recherche sur l’hébreu mishnique et ses variantes et il ne nous reste plus qu’à espérer la publication d’un travail synthétique à l’attention d’un plus large public.
À la fin de chaque volume, on trouve liste des abréviations, index des sources,
index des mots, index grammatical, index des auteurs et ouvrages classiques, suivi
d’un index des auteurs modernes. Liste des abréviations, bibliographie (presque
identique dans chacun des volumes); index des références bibliques et rabbiniques
(Mishnah, Midrashhalakhah, Talmud de Jérusalem, Talmud babylonien, Midrash
aggadah, autres textes) et quatre références au Nouveau Testament; index des mots,
expressions et noms propres en hébreu mishnique, araméen, akkadien, arabe et perse;
index des termes grammaticaux; index des auteurs et ouvrages. Ces deux volumes
sont publiés dans la collection «Asupot» de l’Institut Bialik, créée en 1998 pour
permettre aux chercheurs confirmés de réunir leurs articles parus dans différents
recueils et périodiques.
Judith KOGEL
Amram TROPPER. — SimeontheRighteousinRabbinicLiterature.ALegendReinvented, Leyde-Boston, Brill, 2013, 249 pages («Ancient Judaism and Early
Christianity», 84).
Shim‘on le juste (dans la suite S.) est une grande figure de l’époque du Second
Temple, connue notamment de Flavius Josèphe. Aucun ouvrage de synthèse n’avait
été jusqu’à présent consacré aux sources rabbiniques qui l’évoquent également. C’est
chose faite avec le nouveau livre d’A. Tropper. S. est d’abord l’un des maillons de
la chaîne de transmission de la Tora, décrite au début des PirqeAbot. Des chaînes
plus anciennes existent dans la Mishna, avec une portée plus limitée puisqu’elles ne
concernent qu’une halakha spécifique. Certaines sont très simplifiées et se contentent
de citer quelques rabbins avant de passer directement à Moïse. D’autres sont plus
étoffées: celle du traité Pe’a (2, 6) mentionne par exemple les prophètes et les paires
(zuggot). Toutes se terminent par la formule: halakhale-Moshemi-Sinay. La chaîne
des PirqeAbot, partiellement influencée par la culture hellénistique, est une production tannaïtique: elle part de la chaîne du traité Pe’a et ajoute des maillons entre
Moïse et les prophètes (Josué et les anciens) et entre les prophètes et les paires (les
hommes de la Grande Assemblée et S.). Le modèle fourni par le livre de Néhémie
(chapitres 8 à 10) explique la mention des anciens ainsi que l’absence des prêtres.
S. a été ajouté de par le prestige qui l’accompagne dans le livre de Ben Sira ainsi
que dans la littérature tannaïtique. La version des Abotde-RabbiNatan a apporté
à son tour des maillons nouveaux dans la chaîne des Pirqe Abot (les juges entre
les anciens et les prophètes, Agée, Zacharie et Malachie entre les prophètes et les
hommes de la Grande Assemblée). Toujours dans les PirqeAbot (1, 2), une maxime
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est attribuée à S.: le monde repose sur trois piliers, qui sont la Tora, le service et
la pure générosité. S. ne peut en être l’auteur, puisque le mot ‘olam n’est pas employé
au sens de «monde» avant le Ier siècle de notre ère1. Il est probable que la formule
d’introduction («le monde repose…») provient d’une autre maxime des Pirqe
Abot (1, 18), attribuée à Rabban Shim‘on ben Gamliel. L’identité des trois piliers
a été fixée à partir d’un texte du traité Yoma de la Mishna (7, 1), contenant les
bénédictions récitées par le grand prêtre, le YomKippur, après la lecture de la Tora.
Les trois premières sont des bénédictions «sur la Tora, sur le service et sur l’action
de grâce». Seul le troisième terme diffère d’Abot, 1, 2, mais les notions d’action de
grâce (hodaya) et de pure générosité (gemilut ḥasadim) sont plus liées qu’on ne
pourrait le penser.
S. apparaît comme grand prêtre dans une histoire où il est confronté à un nazir
qui lui apporte une offrande de culpabilité. La version la plus ancienne se trouve
dans le SifreBa-midbar (§ 22). Il s’agit du seul moment dans sa vie où il a consommé
cette offrande. Contrairement aux lectures traditionnelles selon lesquelles S., hostile
au naziréat, s’est privé volontairement de l’offrande, l’A. estime que cette dernière
était tout simplement rare. Quant à la figure du nazir, elle témoigne d’une nette
influence grecque. Le naziréat est réinterprété en termes ascétiques, avec l’idéal de
la maîtrise de soi et le fait que le vœu permet au nazir de surmonter ses pulsions
sexuelles et de se consacrer totalement à Dieu, dans un véritable sacrifice de soi.
L’histoire du nazir ressemble à celle de Narcisse, mais son message final est différent, puisqu’il affirme la possibilité de la repentance. Le personnage du nazir est
conçu non seulement à partir de l’exemple de Narcisse mais aussi à partir de modèles
bibliques, comme le berger David, le bien-aimé du Cantique des Cantiques et surtout
Absalon, tous ces personnages présentant des ressemblances avec le modèle principal qu’est Narcisse. Le grand prêtre S. est également connu pour sa rencontre avec
Alexandre le Grand. Certes, selon Flavius Josèphe (Antiquitésjuives 11, 304-347 et
surtout 326-339), c’est le grand prêtre Yaddua qui est confronté à Alexandre et
non S. Ce récit est fortement inspiré par le livre de Daniel ainsi que par des motifs
littéraires typiquement grecs, ceux de l’adventus et de l’épiphanie. Trois éléments
sont communs à Flavius Josèphe et au passage de Talmud Babli, Yoma, 69a. Le grand
prêtre dirige une procession qui va au devant d’Alexandre. Ce dernier se présente à
lui, lui témoigne du respect en s’inclinant devant lui et répond positivement à sa
demande. Il rejette en revanche la requête des Samaritains. Le récit de Flavius
Josèphe a probablement servi de base à celui du TalmudBabli, mais le grand prêtre
est désormais S. et le véritable enjeu de la rencontre a changé. Le Talmud Babli
insiste sur un complot samaritain visant à détruire le Temple. S. apparaît dans cette
perspective comme un équivalent d’Esther ou de Mardochée et le récit talmudique
suit dans son déroulement le scénario du livre d’Esther. L’auteur du récit a souhaité
enfin établir un parallèle implicite entre S. qui a risqué sa vie pour sauver le Temple
et Rabban Yohanan ben Zakkay, qui a fait de même pour sauver Yavné et l’avenir
du judaïsme.
1. L’argument n’est pas pleinement convaincant, car le mot ‘olam apparaît avec le sens de
«monde» dans Qo 3, 11; Dn 12, 7; Si 3, 18: voir K. A. FUDEMAN et M. I. GRUBER, «“Eternel
King/King of the World” from the Bronze Age to Modern Times: a Study in Lexical Semantics»,
Revuedesétudesjuives, 166, 2007, p. 218.
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Flavius Josèphe rapporte une autre histoire de grand prêtre en lien avec S., celle
du grand prêtre Onias, qui a fondé un Temple à Léontopolis, en justifiant sa
démarche avec les versets d’Is 19, 18-192. Le parallèle talmudique met en scène
deux fils de S.: Onias et Shim‘on (ou Shim‘i). Le Talmud Yerushalmi (Yoma, 6, 3)
connaît deux versions des événements, celles de Rabbi Me’ir et de Rabbi Yehuda.
Selon Rabbi Me’ir, S. qui savait sa mort prochaine a recommandé aux prêtres de faire
d’Onias son successeur. Son frère Shim‘on, jaloux, lui tend un piège en l’habillant
avec des vêtements de femme dans l’exercice de sa fonction. Onias est contraint de
s’enfuir en Égypte, où il fonde «un autel pour l’Éternel» (Is 19, 19). Pour le raisonnement a fortiori par lequel se termine le récit, il est «celui qui a fui le pouvoir».
Dans la version de Rabbi Yehuda, c’est Shim‘on qui succède à son père et Onias
qui tend le piège. Il est probable que le stratagème d’Onias est découvert et qu’il
doit pour cela s’exiler en Égypte. Le raisonnement a fortiori final voit dans Onias
«celui qui n’a pas eu le pouvoir» et loin d’avoir fondé un «autel pour l’Éternel», il
est coupable d’idolâtrie. Le TalmudBabli (Menaḥot, 109b), qui part vraisemblablement de la version du TalmudYerushalmi, introduit des éléments nouveaux. S. ne
recommande pas la nomination de l’un de ses fils mais l’impose sur son lit de mort:
ce testament va à l’encontre du droit d’aînesse. Selon Rabbi Me’ir, Shim‘on l’aîné
est victime d’une injustice, puisque S. nomme son frère cadet Onias à sa place. Pour
Rabbi Yehuda, Onias refuse l’honneur qui lui est fait mais se montre quand même
jaloux de son frère. Les raisonnements a fortiori que le TalmudYerushalmi attribue
aux deux tanna’im sont inversés dans le TalmudBabli. Selon l’A., il était inévitable
que l’Onias de Rabbi Yehuda soit appelé «celui qui a fui le pouvoir», puisqu’il a
refusé la grande prêtrise, mais l’inversion des conclusions réussit moins à l’Onias
de Rabbi Me’ir, désormais qualifié d’idolâtre alors que le contexte ne s’y prête
guère. Le récit talmudique est donc construit autour d’une catégorie centrale dans
la pensée des rabbins, celle de la transmission. La transmission de la Tora d’un
maître à un disciple ou d’une génération à une autre est souvent perçue comme
un moment délicat, susceptible d’engendrer des crises voire des hérésies. Il en est
de même ici au sujet de la grande prêtrise. Le texte manifeste aussi une tendance
anti-sacerdotale: l’un des fils de S. ne connaît pas les fondamentaux du service du
Temple et l’autre n’hésite pas à le tromper. S. est le dernier représentant d’une époque
idéale, où la grande prêtrise ne s’était pas encore dégradée en objet de convoitise
humaine. L’A. termine son enquête par les enjeux chronologiques. Flavius Josèphe
situe explicitement Shim‘on «le juste» au début du IIIe siècle avant notre ère et il
cite aussi son petit-fils, appelé également Shim‘on (II), dont Ben Sira a fait l’éloge.
Certains historiens préfèrent identifier ce deuxième Shim‘on avec S. Sur cette question chronologique, les sources rabbiniques peuvent être réparties en trois groupes.
Un premier groupe date S. de manière vague, dans la période du Second Temple. Un
deuxième groupe, plus précis, estime qu’il a vécu avant le règne de Jean Hyrcan. Ces
deux premiers groupes de textes laissent penser que les rabbins auraient mélangé les
deux Shim‘on de Flavius Josèphe en une seule figure. Un troisième groupe de traditions fait de S. le contemporain d’Alexandre ou des «restes de la Grande Assemblée».
2. Flavius Josèphe fait d’Onias le fils ou le petit-fils de Shim‘on II, qui en principe est
le petit-fils de Shim‘on le juste, mais les historiens l’identifient souvent à Shim‘on le juste
lui-même.
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Cette datation est en fait assez proche de celle du deuxième groupe, car, selon les
rabbins, la souveraineté perse n’a duré que trente-quatre ans. Une seule tradition est
vraiment discordante, celle qui met en scène S. avec Caligula. Cette tradition a
cependant un parallèle plus ancien dans Megillatta‘anit, où S. n’est pas mentionné.
Ce dernier aurait été introduit dans un deuxième temps, sous l’influence du récit qui
rapporte la rencontre de S. et d’Alexandre. Les sources rabbiniques sont donc cohérentes dans leur datation de S.
Après ce bref résumé des résultats auxquels est arrivé l’A., il reste à dire quelques
mots sur la méthode qui les a rendus possibles et sur l’enseignement plus général que
l’on peut en tirer. La méthode suivie par l’A. est la même que celle qu’il avait déjà
mise en œuvre dans un ouvrage antérieur intitulé Ka-homerbe-yadha-yoser.Ma‘ase
hakhamim be-sifrut Hazal et recensé ici par nous3. Elle relève essentiellement de
l’histoire littéraire, c’est-à-dire de la recherche systématique des strates d’un récit et
des sources dont a disposé son narrateur. Cette recherche permet de montrer comment le narrateur a retravaillé les matériaux qu’il avait à sa disposition, de manière
à les rendre aptes à remplir la fonction et l’objectif qu’il leur assigne. Concernant S.,
les rabbins ont hérité de matériaux d’origine diverse (Flavius Josèphe, Ben Sira, traditions rabbiniques antérieures) et ils les ont modifiés au gré de leurs préoccupations,
dans le cadre d’une matrice plus générale qui est la culture hellénistique et romaine.
Il est donc vain de chercher chez eux le S. historique, on y trouvera uniquement une
figure recomposée par l’imaginaire rabbinique d’une époque bien déterminée.
José COSTA
Benedikt ECKHARDT. — EthnosundHerrschaft.PolitischeFigurationenJudäischer
Identität von Antiochos III. bis Herodes I., Berlin-Boston, de Gruyter, 2013,
458 pages («Studia Judaica», 72).
Ce livre est issu d’une thèse, rédigée à la Ruhr-Universität de Bochum sous la
direction de Linda-Marie Günther, spécialiste entre autres d’Hérode le Grand.
L’objectif de l’auteur (B.E.) est d’explorer les transformations de la représentation
de l’«ethnos juif» dans les deux siècles qui séparent Antiochus III et Hérode. C’est
là certainement un objectif important: comme le montre B.E., la signification de ce
qui pouvait être compris par l’ethnos des Juifs/Judéens dans l’Antiquité était flexible
et liée à situation politique. Pour appréhender cette problématique de l’identité des
Juifs/Judéens en interaction avec le pouvoir politique, B.E. recourt à la notion de
«figuration d’ethnos» (Ethnos-Figuration). C’est d’ailleurs le titre de la première
partie du livre («Figurationen des judäischen Ethnos»). L’auteur s’intéresse autant
aux représentations non-juives (surtout séleucides) que juives (les Hasmonéens,
Hérode). À la suite de Steve Mason et d’autres, B.E. choisit de traduire Ioudaioi par
«Judéens» et non par «Juifs» (choix quelque peu simpliste, comme l’admet B.E.,
surtout pour ce qui concerne les textes issus de la diaspora).
Le livre de B.E. est ambitieux et comprend également une série de digressions
détaillées et très érudites. Ces dernières années, les travaux de Shlomo Sand ont
3. «Amram TROPPER, Ka-homerbe-yadha-yoser.Ma‘asehakhamimbe-sifrutHazal, Jérusalem,The Zalman Shazar Center for Jewish History, 2011», Revuedesétudesjuives, 172,
2013, p. 456-459.
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largement influencé le discours public sur la notion de «peuple juif». Dans
les premières pages du livre (p. 4-6) B.E. se distancie, à juste titre, de Sand. En
effet, celui-ci, dans son ouvrage polémique, Comment le peuple juif fut inventé
(2010), ignore totalement le fait que les Juifs sont désignés en tant qu’ethnos dans
la littérature gréco-romaine (d’une manière générale, on pourra dire que le livre de
Sand, du moins pour l’Antiquité, est d’une valeur très limitée). Une des premières
utilisations (pour B.E. la première) du terme ethnos pour parler des Juifs apparaît
dans une lettre d’Antiochus III: «Tous ceux qui font partie de l’ethnos vivront
suivant leurs lois traditionnelles» (Josèphe, Antiquités Juives 12,142). Ici il faut
néanmoins ajouter qu’Hécatée d’Abdère emploie déjà le terme dans son excursus
sur les Juifs, écrit une centaine d’années avant cette lettre. B.E. rejette un peu
rapidement l’authenticité de ce passage dans l’excursus. Il démontre néanmoins que
les Séleucides n’accordaient pas une signification fixe à l’ethnos judéen, mais plutôt sélective. Il montre aussi que les Hasmonéens ont non seulement adopté la
désignation employée par les Séleucides (ethnos tōn Ioudaiōn), mais l’ont aussi
traduite en hébreu (ḥeberha-Yehudim). B.E. semble parfois exagérer sa critique à
l’égard des sources littéraires et archéologiques ou des études modernes sur le
sujet: s’il est certainement vrai qu’à l’époque gréco-romaine, l’«identité» du
«peuple juif» pouvait varier, les descriptions ethnographiques païennes, mais aussi
les présentations juives du judaïsme reflètent un ensemble fixe de particularités
(idia) juives.
La deuxième partie du livre concerne l’ordre politique en Judée («Die politische
Ordnung Judäas»). C’est en fait une histoire de l’État hasmonéen, avec une attention particulière sur le rôle du grand prêtre. Comme B.E. touche à des questions
cruciales pour l’histoire du judaïsme ancien, cette partie — comme la thèse dans
son ensemble — inclut plusieurs discussions importantes (et souvent difficiles):
B.E. soutient, par exemple, qu’aucune opposition anti-hasmonéenne ou anti-royale
n’aurait salué l’arrivée de Pompée dans le Levant en 63 av. J.-C.
La troisième partie du livre s’intéresse aux problématiques de la généalogie et de
la filiation, dans la construction de l’identité juive à l’époque gréco-romaine. C’est là
l’occasion pour l’auteur d’aborder d’autres questions fondamentales, comme celle des
circoncisions forcées à l’époque hasmonéenne: d’après B.E., il s’agirait davantage
d’une forme d’assimilation pragmatique que de conversions forcées. À l’époque hasmonéenne, à partir du règne d’Hyrcan, apparaît une nouvelle «figuration de l’ethnos»
juif: la filiation généalogique traditionnelle se voit remplacée par une filiation sanctionnée par le rituel: c’est la raison pour laquelle il devint important de présenter
l’acculturation des Iduméens comme le résultat d’une circoncision forcée, et non
d’un processus d’assimilation.
B.E. s’est attelé à une tâche difficile, d’autant plus que les sources dont nous
disposons (surtout en ce qui concerne l’époque séleucide) sont le plus souvent d’une
période plus tardive. C’est aussi un livre difficile à lire, en partie en raison du grand
nombre de sujets abordés. De fait, on a parfois l’impression que l’auteur perd de
vue les questions centrales de sa thèse. Il s’agit néanmoins d’un travail impressionnant, intelligent et important, réalisé avec grand soin (notamment pour les citations
en hébreu et en grec). Benedikt Eckhardt, en explorant les différentes figurations
politiques de l’identité judéenne (juive) aux IIe et Ier siècles avant notre ère, parvient
à éclairer cette période sous une lumière nouvelle et enrichissante.
René BLOCH
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Mireille HADAS-LEBEL. — Une histoire du Messie, Paris, Albin Michel, 2014,
298 pages («Spiritualités»).
Le dernier ouvrage de M. Hadas-Lebel présente une histoire très complète du
messianisme juif dans le contexte antique. C’est une question que l’A. connaît bien
et qu’elle a déjà traitée dans ses publications antérieures1. Ce livre constitue donc le
temps de la synthèse et l’aboutissement de nombreuses années de réflexion. Les
quatre premiers chapitres portent sur la Bible. Leur message est clair: le messianisme
est absent du corpus biblique. Le terme mashiaḥ ne désigne pas le Messie mais
l’Oint, c’est-à-dire le roi et le grand prêtre. Le vocabulaire du salut (par exemple le
terme yeshu‘a employé soixante-quinze fois) a d’abord un sens matériel ou social
mais, même dans les cas où il revêt un sens plus spirituel (Second Isaïe, Psaumes),
c’est Dieu qui sauve et non le Messie. L’expression aḥaritha-yamim ne signifie pas
la fin des jours mais la suite des jours. La prophétie de 2 S 7, 16 annonce la restauration de la royauté davidique, mais celle-ci ne concerne pas nécessairement la
figure du Messie. Il en est de même pour les passages sur le jour du jugement, dont
Dieu est l’acteur principal. À défaut de manifester un messianisme explicite, la Bible
offre cependant de nombreux matériaux susceptibles d’être réinterprétés dans ce
sens, comme le montre la littérature juive ultérieure.
Si le messianisme est absent de la Bible, où et quand fait-il son apparition?
L’A. répond à cette question dans deux chapitres essentiels (6 et 7), l’un centré sur
le «fils de David» et l’autre sur le «fils d’homme». Le Messie, fils de David, apparaît clairement dans les PsaumesdeSalomon: il est conçu comme un roi idéal, destiné à vaincre les ennemis d’Israël et à rendre la justice. Le Messie «fils d’homme»
tire son nom d’un passage de Dn 7, 13. Il est attesté dans la littérature apocalyptique,
notamment dans IHénoch. Il s’agit d’un Messie céleste, qui préexiste à la création
du monde et dont le statut confine à la divinité. Une autre figure messianique, celle
du grand prêtre Melkisédec, présente des similitudes avec le type du fils d’homme
(ou fils de l’homme). Il ne faut pas en déduire pour autant que la croyance messianique domine le judaïsme palestinien et diasporique du Ier siècle et que la naissance
du christianisme était inévitable. La diaspora hellénophone semble assez indifférente
à cette croyance (8). En Palestine, les juifs aspirent à la pureté, comme le signale le
succès des baptistes, des esséniens ou des ascètes (9). Cette quête de la pureté peut
être en lien ou pas avec des attentes eschatologiques qui restent très diverses et n’ont
pas toujours une forme messianique. Il est difficile de nier que l’eschatologie occupe
une place importante à Qumran ou dans la «quatrième philosophie» (sicaires, zélotes),
mais il n’est pas forcément avisé de la réduire à une eschatologie messianique, voire
bi-messianique comme à Qumran.
Dans le Nouveau Testament, traité dans un chapitre à part (10), la centralité du
messianisme ne fait guère de doute, même si le rapport qu’entretient Jésus avec le
titre de Messie est très ambivalent. La diversité des titres messianiques de Jésus
(«fils de l’homme», plus de soixante fois, «fils de Dieu», «fils de David»…)
1. Voir notamment JérusalemcontreRome, Paris, 1990; «“Il n’y a pas de Messie pour
Israël car on l’a déjà consommé au temps d’Ézéchias” (TB Sanhédrin 99a)», Revuedesétudes
juives, 159, 2000, p. 358-366; «Les débuts de l’idée messianique», in D. HAMIDOVIĆ (éd.),
Aux origines des messianismes juifs. Actes du colloque international tenu en Sorbonne, à
Paris,les8et9juin2010, Leyde-Boston, 2013, p. 93-100.
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indique que le Nouveau Testament est un point de confluence de plusieurs courants
eschatologiques juifs. Un Messie qui souffre, meurt et ressuscite ne relève cependant
plus du judaïsme. Il en est de même de la christologie, qui consiste en l’affirmation
d’un Messie à la fois humain et divin. La période qui suit la destruction du Temple
est plutôt marquée par une grande effervescence messianique, qui culmine assez
logiquement dans la révolte de Bar Kokhba (11 et 12). Cette effervescence est entretenue par les calculs effectués à partir du livre de Daniel, mais aussi par la conviction que la première guerre de Judée a été la guerre de Gog et Magog et qu’elle doit
être suivie par le salut messianique, sur le modèle du salut apporté jadis au roi
Ézéchias. Même si Bar Kokhba ne s’est pas considéré lui-même comme Messie, il
a été vu ainsi par ses partisans, dans les rangs desquels on trouve vraisemblablement
Rabbi ‘Aqiba. L’échec de Bar Kokhba marque dans l’histoire du messianisme juif
ancien un véritable tournant, dont témoigne aussi la littérature rabbinique.
Le Messie est presque complètement absent de la Mishna, qui parle uniquement
du monde futur, identique à la récompense individuelle. De manière plus générale,
il est peu présent dans le corpus rabbinique, si l’on excepte la littérature midrashique,
qui reflète en partie les préoccupations populaires, et une séquence du TalmudBabli
(Sanhedrin, 96b-99a) qui accorde une large place aux matériaux tannaïtiques et
auquel l’A. consacre l’essentiel de son attention (13). Il ressort de cette séquence que
l’échec de Bar Kokhba a eu de nombreuses conséquences: méfiance à l’égard des
calculs, fixation de conditions (parmi lesquelles le repentir d’Israël) qui tendent à
éloigner la venue du Messie dans un avenir indéterminé, voire rejet de l’espérance
messianique avec l’opinion (certes isolée) de Rabbi Hillel II. Les rabbins reviennent
aussi à plusieurs reprises sur le motif de la souffrance: «souffrances de l’enfantement du Messie» (attestées également dans l’apocalypse synoptique des Évangiles)
et Messie souffrant. Le tanna Rabbi Dosa et une barayta anonyme évoquent le
Messie, fils de Joseph, destiné à mourir. L’A. trouve dans ce passage une polémique
à l’égard du Messie chrétien, «fils de Joseph», qui est mort, à l’inverse du Messie
juif encore à venir. L’ouvrage se termine par une histoire abrégée du messianisme
juif ultérieur, du Moyen Âge jusqu’à nos jours (14). À la suite de G. Scholem, l’A.
voit dans le sabbatéisme un mouvement qui aurait favorisé la diffusion des Lumières
juives. Elle se montre prudente sur le rapport du hasidisme au messianisme que l’on
peut interpréter en termes de neutralisation ou de renouvellement. La période actuelle
est plutôt marquée par une laïcisation du messianisme, sous la forme d’une foi en un
avenir meilleur de l’homme ou par un quiétisme religieux, éloigné des attentes fiévreuses qui ont caractérisé le judaïsme antérieur. L’ouvrage se termine sur l’espérance
messianique qui a permis en partie la survie du judaïsme.
Tous ces développements montrent que la question du messianisme est délicate et
complexe. Son traitement nécessite une démarche essentiellement empirique, prudente
voire minimaliste. L’A. s’inscrit sur ce point dans la continuité de plusieurs chercheurs
américains, notamment ceux qui ont participé au Symposium de Princeton, dont les
actes ont été publiés par J. H. Charlesworth en 19922. Pour ces chercheurs, le messianisme est plus que discret dans le judaïsme pré-chrétien: il est «absent des livres
2. J. H. CHARLESWORTH (éd.), TheMessiah:DevelopmentsinEarlierJudaismandChristianity. The First Princeton Symposium on Judaism and Christian Origins, Minneapolis,
1992.
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bibliques tardifs, de la plupart des Pseudépigraphes et n’est pas central dans la littérature apocalyptique» (p. 144). La démarche empirique de l’A., proche des textes,
évite les généralisations et fait un usage très mesuré des typologies et des modèles,
si répandus dans les études consacrées au messianisme juif. Elle emploie parfois
l’expression chère à J. Klausner et G. Scholem d’idée messianique. Elle ne mentionne
en revanche qu’en passant le modèle de Scholem et pas sous sa forme classique,
celle des trois messianismes (halakhique, restaurateur, utopique)3. Procédant comme
P. Schäfer au sujet de la mystique, elle ne part pas d’une définition toute faite du
Messie, qu’elle construit par petites touches au fil des chapitres, sans jamais déboucher sur un résultat figé4. L’absence d’une définition préalable du messianisme comporte cependant un inconvénient: sur quels critères peut-on alors affirmer que tel texte
est messianique, alors que tel autre ne l’est pas? Pourquoi, par exemple, la restauration de la royauté davidique n’est-elle pas messianique dans les textes bibliques,
alors qu’elle l’est dans les Psaumes de Salomon? Un critère permettrait peut-être
d’y voir plus clair, celui du couple formé par le monde présent et le monde futur,
le Messie étant associé à ce deuxième monde. En absence de ce couple, il est difficile de parler d’une conception messianique explicite dans un texte donné, par
exemple dans la Bible. L’A. reste également prudent sur les origines de la croyance
messianique. Est-elle un résultat du développement interne du judaïsme, travaillé
par la question cruciale de la rétribution, ou est-elle surtout le fruit d’influences
extérieures, notamment perses? Le messianisme semble en tout cas s’être cristallisé
dans le contexte très particulier de l’époque des Macchabées, qui a vu aussi l’apparition (ou le développement) de la croyance en la résurrection (5-6 et p. 125). Le
rapport entre le Messie et la résurrection est plutôt indirect, puisqu’il se fait par
l’intermédiaire du jugement, où «la figure du Messie n’allait pas tarder à jouer un
rôle central» (p. 76). Il est en tout cas frappant que la littérature rabbinique ne mette
jamais le Messie dans la position de celui qui ressuscite les morts. L’affirmation sur
les résurrections opérées par Élie et Élisée, qui n’auraient «jamais été invoquées par
la suite lorsque s’est développée la croyance en la résurrection» (p. 80), mériterait
d’être nuancée. Certes, ces épisodes bibliques n’apparaissent pas dans les dix-huit
preuves de la résurrection citées par le traité Sanhedrin du TalmudBabli, mais ils sont
considérés comme des préfigurations et donc des confirmations de la résurrection
future par certains Midrashim aggadiques5. Toujours en traitant de la résurrection,
l’A. évoque la figure de Job et rappelle que pour les rabbins, son histoire est plutôt
considérée comme une parabole (p. 84): cette opinion demeure cependant très minoritaire dans le judaïsme rabbinique ancien6. À plusieurs reprises, elle remarque à la
fois que l’eschatologie juive n’est pas nécessairement messianique et qu’il est très
maladroit de désigner cette eschatologie non messianique par l’expression «messianisme sans Messie». Elle reconnaît que le Messie «fils d’homme» a un statut
presque divin, mais ne va pas jusqu’à parler, comme D. Boyarin, de binitarisme.
3. G. SCHOLEM, «Pour comprendre le messianisme juif», in Lemessianismejuif.Essais
surlaspiritualitédujudaïsme, Paris, 1992, p. 23-66.
4. Pour la démarche de P. Schäfer, voir son ouvrage The Origins of Jewish Mysticism,
Tübingen, 2011.
5. Voir Be-reshitRabba, 77, 1 et Midrash Tanhuma, Emor, 9.
6. Voir H. MACK, «Ellamashalhaya»,Iyyobbe-sifrutha-bayitha-sheniu-be-‘enehazal,
Ramat-Gan, 2004, p. 68-94 et 136-140.
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Le débat avec Boyarin serait également vif sur la christologie. L’A. y voit une production spécifiquement chrétienne, qui a rompu avec son substrat messianique juif.
Boyarin plaide au contraire pour l’existence d’une christologie haute dans le judaïsme
du Ier siècle, dont les racines binitaires remontent au moins à Dn 7 et peut-être au fond
cananéen de la culture biblique7. Bar Kokhba a-t-il reçu «l’investiture du plus célèbre
rabbin de sa génération», Rabbi ‘Aqiba (p. 214)? P. Schäfer et quelques autres sont
beaucoup plus sceptiques sur ce point. La révolte de Bar Kokhba serait d’ailleurs
plutôt l’expression d’un messianisme sacerdotal que d’un messianisme rabbinique8.
L’A. reconnaît l’absence presque complète du Messie dans la Mishna ainsi que la
méfiance des rabbins envers les calculs et les tendances quiétistes de l’après-Kokhba
mais ne va pas jusqu’à qualifier les rabbins d’anti-messianiques9. Le fait d’attribuer
une dimension messianique à son maître n’est pas uniquement un phénomène babylonien (p. 233): la séquence babylonienne sur le nom du Messie mentionne aussi
des maîtres palestiniens et elle a un parallèle dans un Midrash palestinien, celui
d’EkhaRabba10. L’aperçu rapide mais suggestif sur le messianisme juif à l’époque
contemporaine (p. 263-266) nous inspire trois remarques. La relation entre le messianisme juif et les mouvements socialistes et communistes est un fait incontournable,
mais souvent de l’ordre de l’implicite. M. Löwy, dans son ouvrage Rédemption et
utopie, a néanmoins montré que cette relation a été explicitement et volontairement
cultivée par les intellectuels juifs de l’aire culturelle germanique, dans le premier tiers
du XXe siècle (mais aussi au-delà)11. La résurgence messianique dans le mouvement
du Gush emunim aurait mérité un développement plus étoffé12. La conclusion, qui
accorde un rôle à la croyance messianique dans la survie des juifs au long de leur
histoire tourmentée, est (volontairement?) aux antipodes de la conviction profonde de
Y. Leibowitz. Celui-ci voyait dans le messianisme un véritable danger, que le judaïsme
a nourri dans son sein et qui a failli provoquer à deux reprises sa destruction, avec le
christianisme issu de Jésus et avec l’apostasie de Sabbataï Tsevi13. Au-delà de tous
ces aspects que l’on peut toujours discuter ou approfondir, l’ouvrage vient fournir
avec clarté, mesure et sens de la nuance, une synthèse à jour sur une question qui
demeure au cœur du judaïsme dans ses formes les plus variées.
José COSTA
7. Voir notre recension du Christjuif de D. Boyarin dans le présent numéro de la Revue
desétudesjuives.
8. Voir P. SCHÄFER, «Bar Kokhba and the Rabbis», in TheBarKokhbaWarReconsidered.
New Perspectives on the Second Jewish Revolt against Rome, Tübingen, 2003, p. 1-22 et
M. V. NOVENSON, «Why Does R. Akiba Acclaim Bar Kokhba as Messiah?», Journalforthe
StudyofJudaism, 40, 2009, p. 551-572.
9. Sur l’anti-messianisme foncier des rabbins et leur acceptation tardive et réservée du
messianisme, voir P. S. ALEXANDER, «The King Messiah in Rabbinic Judaism», in J. DAY
(éd.), KingandMessiahinIsraelandtheAncientNearEast.ProceedingsoftheOxfordOld
TestamentSeminar, Sheffield, 1998, p. 456-473.
10. Talmud Babli, Sanhedrin, 98b et EkhaRabba, 1, 51.
11. M. LÖWY, Rédemptionetutopie, Paris, 1988.
12. Voir sur ce point I. ETKES, «Messianisme et politique en Israël. L’histoire du Gush
Emunim», in J.-C. ATTIAS, P. GISEL, L. KAENNEL (éd.), Messianismes.Variationssurunefigure
juive, Genève, 2000, p. 147-169.
13. Y. LEIBOWITZ, Israëletjudaïsme,mapartdevérité.EntretiensavecMichaëlShashar,
Paris, 1996, p. 141.
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Daniel BOYARIN. — LeChristjuif.Àlarecherchedesorigines, traduit de l’anglais
par M. Rastoin avec le collaboration de C. Rastoin, préf. de Ph. Barbarin, Paris,
Le Cerf, 2013, 190 pages («Initiations»).
L’ouvrage ne revient pas sur l’idée, aujourd’hui unanimement acceptée, que Jésus
était juif. Sa thèse est beaucoup plus originale: le Christ lui aussi était juif. Or, le
Christ est le Jésus de la christologie, à la fois humain et divin. En d’autres termes,
l’idée d’un Messie divin n’est pas une idée spécifiquement chrétienne: elle était déjà
présente dans le judaïsme du Ier siècle. En fait, contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, le protagoniste principal du livre n’est ni Jésus, ni le Christ, mais
un livre biblique, rédigé au IIe siècle avant notre ère, celui de Daniel. L’A. insiste
surtout sur le septième chapitre de ce livre. Il évoque une figure, qui est «comme
un fils de l’homme» (ke-barenash en araméen, Dn 7, 13). Il constitue pour lui la
clef principale permettant de comprendre le messianisme des Évangiles, qui se
confond dans une large mesure avec celui de Jésus. C’est d’abord et surtout ce texte
de Daniel et l’interprétation qui en a été faite, qui permettent de dire que l’idée d’un
Messie, à la fois divin et humain, essentielle dans le message des Évangiles et du
Nouveau Testament, dérive bel et bien du judaïsme.
Le chapitre I de l’ouvrage montre que Dn 7 exprime des tendances binitaires.
Le binitarisme est une conception théologique qui reconnaît l’existence de deux dieux,
complémentaires l’un de l’autre. Dans Dn 7, «l’ancien des jours» est un Dieu âgé qui
remet à un Dieu jeune («comme un fils de l’homme») sa souveraineté sur le monde.
Ce binitarisme a probablement des racines anciennes dans l’histoire d’Israël, remontant au couple El/Ba‘al de la religion cananéenne. Dn 7 est aussi la preuve que ce
binitarisme est loin d’être accepté par tous les juifs du IIe siècle avant notre ère. Alors
que dans la vision de Daniel, celui qui est «comme un fils de l’homme» apparaît
clairement comme une figure divine, l’interprétation de la vision par l’ange rejette
implicitement cette conception binitaire, en l’identifiant avec le peuple d’Israël. Même
si cette figure n’est pas appelée «Messie», elle en a déjà les principaux attributs.
Dans le chapitre II, l’A. s’intéresse aux passages des apocalypses d’IHénoch et de
IVEsdras, qui datent principalement du Ier siècle de notre ère, où l’expression «fils
de l’homme» est devenue un titre messianique. IHénoch 46 décrit, comme Dn 7, deux
figures divines, le «principe des jours» et «le fils de l’homme». Ce dernier, qualifié
de Messie, préexiste à la création du monde (IHénoch 48) et il a une fonction de juge
(IHénoch 69). DansIHénoch 14, Hénoch est transporté dans les nuées, à proximité
de l’ancien des jours et dans IHénoch 70-71, on lui dit: «Tu es le fils de l’homme».
Comment comprendre cette identification finale d’Hénoch et du fils de l’homme?
L’A. interprète IHénoch 70-71 comme la fusion de deux conceptions anciennes, celle
d’une figure humaine qui devient divine (Hénoch dans Gn 5, 21-24) et celle d’une
figure divine qui devient humaine (Dn 7): le fils de l’homme préexistant s’est incarné
dans Hénoch et il retrouve au terme de son parcours terrestre sa condition originelle.
C’est aussi la fusion du «fils de David» (Messie humain) et du «fils de l’homme»
(Messie divin), plus nette encore dans IVEsdras 13, 1-10. Cette fusion permet au titre
«fils de Dieu», originellement attribué au Messie davidique humain (Ps 2, 2 et 7),
d’être compris dans un sens plus littéral. Les apocalypses d’IHénochet de IVEsdras
montrent donc que des conceptions messianiques que l’on croyait propres aux Évangiles sont également présentes dans la littérature juive non chrétienne de l’époque et
se révèlent être un patrimoine commun à plusieurs courants du judaïsme.
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Dans le Nouveau Testament, le titre «fils de l’homme» est clairement messianique et il doit être interprété à la lumière de Dn 7 et de l’usage qui en est fait dans
les autres apocalypses juives, c’est-à-dire comme désignant un Messie divin. C’est
parce que Jésus est «le fils de l’homme» qu’il peut pardonner les péchés. Cette
prétention amène les scribes à parler de blasphème (Mc 2, 5-11). En se proclamant
fils de l’homme, Jésus prétend à un statut divin et suscite une réaction similaire du
grand prêtre (Mc 14, 61-62). D’autres passages difficiles du Nouveau Testament
reçoivent ainsi un nouvel éclairage, dans le chapitre II, mais aussi dans les chapitres
restants du livre. Jésus permet à ses disciples d’arracher des épis le jour du shabbat
pour se nourrir. Cette conduite est critiquée par les pharisiens. Dans la version de
Matthieu (Mt 12, 1-8) comme celle de Marc (Mc 2, 23-28), Jésus justifie la conduite
de ses disciples par le précédent de David. Les deux versions ne font cependant pas
un usage similaire de ce précédent. La version de Matthieu est essentiellement préoccupée par la faim et la nécessité de sauver des vies. Elle mentionne aussi le cas
des prêtres qui violent le shabbat dans le Temple. Sur ces deux points, elle est très
proche de la tradition rabbinique. La version de Marc a une autre perspective. Elle
voit dans David une figure qui annonce le Messie. Celui-ci est décrit en ces termes
dans les versets 27 et 28 (le verset 27 est propre à Marc): «Le shabbat a été fait
pour l’homme et non l’homme pour le shabbat; en sorte que le fils de l’homme est
maître même du shabbat». Modifier les règles du shabbat, en y introduisant des
exceptions, fait partie des privilèges du fils de l’homme, à qui le Dieu père a donné
toute autorité sur les hommes (Dn 7, 14 et 27), d’où l’insistance sur le fait que «le
shabbat a été fait pour l’homme». Cette autorité universelle explique aussi la portée
plus vaste donnée à l’obligation de transgresser le shabbat pour sauver une vie: alors
qu’elle ne s’applique qu’aux juifs chez les rabbins, elle concerne désormais tous les
hommes. Si le Messie daniélique peut faire des exceptions à la loi, il n’en est pas
moins respectueux de la Tora. C’est pourquoi l’affirmation bien connue de Mc 7,
19, «(Jésus) déclarait toutes les nourritures pures», ne signifie pas que le Messie
abolit les interdits alimentaires. Comme l’a souligné Y. Furstenberg, les lois de pureté
rituelle et celles de la kasherut sont en principe distinctes1. Les pharisiens tentent
cependant d’établir un lien entre les deux et d’étendre la portée des lois de pureté: une
nourriture kasher devenue impure serait susceptible de rendre impur celui qui la
consomme. Jésus, plus conservateur (comme sur le binitarisme), rejette cette extension
et proclame pures toutes les nourritures kasher. En rappelant un principe halakhique
traditionnel («l’impureté rituelle ne vient pas de l’extérieur»), il insiste aussi sur le
sens profond de ce principe: le péché vient toujours de l’intérieur de l’homme.
Daniel 7 est enfin la clef qui permet de comprendre le messianisme souffrant du
Nouveau Testament, contrairement à l’avis fréquent qui identifie cette forme de messianisme à une invention chrétienne sur la base d’Is 52-53, visant à donner un sens à
la mort de Jésus2. L’A. voit surtout dans le Messie souffrant un Midrash traditionnel
sur Dn 7, 25-27, où le fils de l’homme («les saints» dans le texte biblique) est livré au
roi méchant pendant un temps, des temps et la moitié d’un temps, avant que l’empire
1. Y. FURSTENBERG, «Defilement Penetrating the Body: A New Understanding of Contamination in Mark 7: 15», NewTestamentStudies, 54, 2008, p. 176-200.
2. À propos d’Is 52-53, l’A. affirme que tous les juifs de l’Antiquité lisaient ces textes de
manière messianique. Une passage de Talmud Bibli, Soṭa, 14a identifie pourtant le serviteur
souffrant à Moïse.
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lui soit rendu. Plusieurs passages de Marc se réfèrent en fait à Dn 7, en évoquant la
souffrance du fils de l’homme. C’est le cas de Mc 3, 38 («le fils de l’homme doit
souffrir»), de Mc 8, 27-38 qui évoque l’humiliation puis l’exaltation du fils de
l’homme, de Mc 9, 11-13, avec la question «comment est-il écrit du fils de l’homme
qu’il doit souffrir?» et de Mc 9, 30-32, sur la mort et la résurrection de Jésus après
trois jours. Ce dernier passage, où la résurrection n’a pas lieu le troisième jour mais
après trois jours, dépend vraisemblablement des indications chronologiques de
Dn 7, 25. La présence du Messie souffrant dans les sources rabbiniques plus tardives
est bien la preuve que l’idée n’est pas une innovation chrétienne choquante mais
qu’elle a un enracinement et une certaine légitimité dans la tradition juive.
L’A., depuis son ouvrage intitulé BorderLines, a beaucoup insisté dans ses travaux sur l’importance du binitarisme dans le judaïsme des premiers siècles de l’ère
courante3. Dans le Christjuif, il se concentre sur le Ier siècle et sur ce que l’on pourrait appeler un binitarisme messianique, c’est-à-dire un binitarisme où le deuxième
dieu est conçu comme un sauveur. Les textes apocalyptiques (Daniel 7, I Hénoch,
IVEsdras) renforcent finalement la thèse d’un binitarisme juif répandu, qui ne
s’imposait pas nécessairement à la lecture de BorderLines4. Le succès du christianisme chez les juifs et les sympathisants du judaïsme est par ailleurs beaucoup plus
compréhensible, si le binitarisme messianique et l’idée d’un Messie souffrant étaient
largement répandus dans les milieux juifs. Selon nous, il est même probable que le
nombre de juifs devenus chrétiens soit plutôt sous-évalué dans les scénarios historiques traditionnels, surtout quand on considère le grand nombre de juifs que comptait
l’empire romain de l’époque et leur orientation majoritairement non rabbinique. Reste
à savoir si les textes apocalyptiques, commentés par l’A., sont vraiment binitaires.
Le binitarisme apparaît très clairement chez Philon (le logos défini comme deuteros
theos, QuaestionesinGenesim, II, 62), dans l’Évangile de Jean (le logos qualifié de
theos, Jn 1, 1) et dans la littérature rabbinique («deux pouvoirs dans les cieux»5). Il
est peut-être moins évident dans Dn 7, IHénoch et IVEsdras. La lecture des Évangiles ou du Talmud, proposée dans le livre, est par ailleurs plus littéraliste que celle
que l’on suit habituellement. Pour l’A., les conceptions messianiques exprimées
dans les Évangiles sont plus celles de Jésus, qui se comprend lui-même à la lumière
de Dn 7, que des premières communautés chrétiennes. La mention du Messie souffrant dans un recueil tardif comme le TalmudBabli est interprétée comme la preuve
de l’origine juive du motif, sans que la thèse inverse d’une influence chrétienne sur
les rabbins babyloniens soit véritablement réfutée (p. 158-159). Le fait que certains
passages des Évangiles constituent des midrashim sur Daniel n’implique pas forcément que ces midrashim soient pré-chrétiens. Les chrétiens ont pu créer de nouveaux
midrashim en utilisant les règles existantes du Midrash6. Le rapport du fils de l’homme
à la loi est-il vraiment cohérent dans l’ouvrage? Tantôt il la modifie (exceptions
3. Border Lines. The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, 2004. Traduction
française: Lapartitiondujudaïsmeetduchristianisme, Paris, 2011.
4. Les tensions internes à Dn 7 comme les réactions vives suscitées par les prétentions de Jésus
à être le fils de l’homme suggèrent cependant un binitarisme messianique plus controversé.
5. Sur ce point, voir A. F. SEGAL, TwoPowersinHeaven.EarlyRabbinicReportsabout
ChristianityandGnosticism, Leyde, 1977.
6. Voir notre article «The Matthean Reading of Isaiah 7.14 and the Midrash of Ancient Rabbis»,
in C. CLIVAZ etal. (éd.), InfancyGospels:StoriesandIdentities, Tübingen, 2011, p. 116-136. Il
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introduites dans la législation du shabbat), tantôt il se doit de l’observer à la lettre
(maintien des interdits alimentaires). Certaines lectures du Nouveau Testament sont
peut-être un peu forcées. Pour l’épisode des épis, la version de Matthieu mettrait
l’accent sur la faim et la nécessité de sauver des vies (p. 84), alors que le texte de
Marc ne se distingue guère de celui de Matthieu sur ce point. Quand il commente
Mc 9, 11-13, l’A. fait dire aux scribes qu’Élie «doit d’abord revenir et tout remettre
en ordre» (p. 169-172). Or, dans le texte évangélique, c’est bien Jésus qui affirme
cette idée et rien ne permet de dire qu’il l’envisage de manière critique. Toutes ces
réserves mises à part, le Christjuif n’en demeure pas moins une critique convaincante
de l’opinion traditionnelle qui voit dans la christologie quelque chose qui n’a plus rien
à voir avec le judaïsme. La christologie n’est pas seulement le prolongement du messianisme juif par d’autres moyens, elle en est l’une des principales manifestations.
José COSTA
Dan JAFFÉ. — Essaisurl’interprétationetlaculturetalmudiques.Femmesetfamilles
dansleTalmud, Paris, Le Cerf, 2013, 257 pages («Patrimoines-judaïsme»).
D. Jaffé est un auteur connu pour ses travaux consacrés aux relations entre les
rabbins et les chrétiens. Son dernier livre se distingue par une approche différente:
il est directement centré sur la culture talmudique et l’une de ses dimensions principales, l’interprétation des textes. Comme le montre le sous-titre, l’ouvrage n’a pas
une perspective uniquement littéraire, mais s’interroge aussi sur le rapport des rabbins à la société juive de leur temps. Son cœur est constitué par les chapitres 3 à 6.
Il traite du rapport des rabbins à la famille, à la femme et à la sexualité. Les chapitres 2 et 7 sont plus éloignés de la problématique familiale mais gardent une orientation sociale. Ils traitent des témoins non recevables et de la conception rabbinique
de la richesse et de la pauvreté. Les chapitres 1 et 8 contiennent les développements
les plus généraux du livre: une courte introduction à la littérature rabbinique et des
réflexions sur les modalités interprétatives du Talmud. Pour l’essentiel, nous suivrons cet ordre pour rendre compte du contenu du livre.
La punition du fils dévoyé et rebelle est une loi biblique (Dt 21, 18-22). La Mishna
apporte à son sujet des précisions qui sont aussi des restrictions. On ne peut parler
de «fils dévoyé et rebelle» que pendant une période de quelques mois. Il faut par
ailleurs que les parents s’entendent entre eux et que la voix et l’apparence de la mère
soient identiques à celles du père. Le fils dévoyé et rebelle vole son père et mange le
fruit de son vol chez d’autres. Il a un comportement étrange, car il mange de la viande
non cuite et la paye plus cher que la normale. Deux opinions retiennent particulièrement l’attention de l’A.: celle selon laquelle le fils dévoyé et rebelle est jugé non sur
ce qu’il a fait, mais sur ce qu’il va devenir et celle qui affirme: «C’est un cas qui ne
s’est jamais produit et ne se produira jamais». La mise à l’épreuve de la sota est
également une loi biblique (Nb 5, 11-31). Selon la Bible, «l’esprit de jalousie» du
mari est une raison suffisante pour soumettre la femme à cette épreuve. La Mishna
introduit des conditions nouvelles: la mise en garde de la femme afin qu’elle ne s’isole
pas avec tel individu et la constatation du fait qu’elle s’est isolée avec lui, toutes les
aborde le cas délicat de l’interprétation messianique d’Is 7, 14 dans Mt 1, 22-23: midrash chrétien
nouveau ou reprise (étoffée ou à l’identique) d’un midrash déjà présent dans la Septante?
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deux en présence de témoins. Le rituel effectué dans le Temple devient beaucoup
plus théâtral. Les vêtements de la femme sont déchirés; si elle est vêtue de blanc,
on l’habille en noir. L’accusé ordinaire porte volontairement un vêtement noir,
alors que c’est une contrainte pour la sota, obligée de se présenter comme coupable. On lui retire aussi ses bijoux, c’est-à-dire sa capacité à être femme. On peut
aller jusqu’à lui ouvrir la bouche avec des tenailles pour lui faire avaler les eaux.
Les violences dont la sota est victime expriment peut-être une vengeance à l’égard
de celle qui va provoquer l’effacement du Nom divin dans les eaux amères. Le spectacle de son avilissement permet aussi au pouvoir de s’affirmer (M. Foucault).
Le rapport des rabbins à la femme est abordé à travers des textes bien connus,
essentiellement tirés de la Mishna et considérés souvent par les modernes comme
phallocratiques. L’A. tente d’en dégager le sens profond. Les activités propres à la
femme (nourrir les siens, les vêtir, leur assurer un avenir en prenant soin des enfants)
correspondent à trois catégories fondamentales de l’anthropologie familiale. Le fait
qu’une femme doit toujours tisser, même si son niveau de revenu pourrait la dispenser de cette tâche, renvoie à une préoccupation majeure des rabbins: éviter l’indifférenciation des genres. Les motifs de répudiation renvoient à des problématiques
diverses: la découverte de ce qui est dissimulé (signes d’impudeur manifestés par
la femme), des problèmes de communication qui mènent à la haine (plat mal cuit),
la fascination qu’éprouvent certains Sages pour la beauté (femme plus attirante).
La femme juive jouit d’une meilleure condition que dans le reste du monde antique.
Son époux ne doit pas seulement veiller à son bien-être matériel mais il doit surtout
lui témoigner des marques d’attention. Le rapport des rabbins à la sexualité et au
mariage est quelque peu ambivalent, comme le résume fort bien l’expression de
D. Boyarin: «le moine marié». La tentation de l’ascétisme est bien là, ainsi que
le montrent les figures abstinentes de Noé et de Moïse ou la tendance de certains
rabbins à s’éloigner de leur famille pour s’adonner à l’étude. À côté de cela, la pratique du mariage précoce est justifiée par une sorte de déterminisme: l’homme serait
incapable de dominer véritablement ses pulsions sexuelles. Une histoire est particulièrement emblématique de toutes ces tensions, celle de Rab Hiyya bar Ashi et de
sa femme. Ce rabbin s’abstient de toute relation sexuelle avec sa femme Haruta, par
peur du penchant au mal. Au détour d’une prière de son mari, Haruta découvre que
cette abstinence, qu’elle prenait pour un signe d’élévation spirituelle et de sainteté,
est en fait l’expression d’une fragilité et d’une angoisse. Haruta finit par séduire son
mari, en se faisant passer pour une prostituée. Elle s’était trompée sur son mari, son
mari se trompe maintenant sur elle, croyant avoir péché, alors qu’il a eu simplement
une relation avec sa propre femme. Le nom Haruta peut être rapproché du syriaque
heruta qui signifie à la fois l’abstinence et la liberté sexuelle.
Les textes de la Mishna, Sanhedrin, 3 et 4, au sujet des témoins, donnent un aperçu
plus large sur les conceptions sociales des rabbins, qui dépasse le cadre familial.
Les témoins sont mis en garde sur la gravité des affaires pénales, qui peuvent se
terminer par la mort d’un homme. Tuer un homme, c’est aussi tuer ses descendants
potentiels, comme le montre «la voix des sangs» dont il est question dans l’histoire
d’Abel et Caïn (Gn 4, 10). L’A. ne s’arrête pas uniquement sur le pluriel du mot
«sangs», qui fait allusion aux nombreux descendants d’Abel qui ne naîtront pas, mais
rapproche cette voix du verset de Gn 4, 8 où Caïn parle à Abel sans qu’on sache ce
qu’il lui a dit. C’est «la carence de cette voix d’échange entre les deux frères» qui
«a engendré les cris des sangs d’Abel» (p. 50). Le principe «celui qui détruit une
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personne, c’est comme s’il détrui[sai]t le monde» est d’une grande force mais requiert
l’interprétation. Dans un passage antérieur, la Mishna donne la liste des témoins considérés d’emblée comme non recevables soit à cause de liens familiaux avec l’accusé,
soit à cause de leur comportement. Un témoin qui joue aux dés pose problème. Il est
instable, peu productif et il fait de ses partenaires des sortes de voleurs qui lui réclament
(quand il perd) un argent qu’il n’a jamais eu l’intention de verser. Parmi les témoins
irrecevables se trouve celui qui fait le commerce de fruits qui ont poussé pendant
l’année de jachère. Les rabbins lui ouvrent la porte de la repentance (et donc la possibilité de redevenir un témoin fiable), ce qui amène l’A. à réfléchir sur le sens de la
teshuba. Cette dernière est d’abord une action. Elle n’est validée que si le pécheur
résiste à nouveau à la tentation. Elle est enfin aussi une parole libératrice. La question
de la richesse et de la pauvreté, exposée notamment dans plusieurs maximes des Pirqe
Abot, est une autre occasion pour cerner plus avant les conceptions sociales des rabbins.
La pauvreté n’est nullement idéalisée dans ces textes: elle ne rapproche pas de Dieu et
si l’acharnement d’un Hillel pauvre à accéder à l’enseignement de la yeshiba est loué,
le fait qu’il faille payer des droits d’entrée n’est pas remis en question. Rabbi Hanina
ben Dosa n’est pas loué parce qu’il est pauvre mais parce qu’il manifeste de la
constance dans la pauvreté. Certains tanna’im sont riches (Rabbi Tarfon, Rabbi ‘Aqiba,
Rabbi Yehuda ha-Nasi). Ni richesse, ni pauvreté n’empêchent l’étude de la Tora, même
si elles peuvent rendre plus difficile l’accomplissement des devoirs religieux. C’est une
pauvreté moyenne qui constitue le meilleur état pour Israël. Quant à la richesse, elle
est parfois interprétée comme le fait de se contenter de ce que l’on a. Le refus de donner exprime un refus plus fondamental, celui de l’autre, il conduit dans la géhenne.
Sur tous ces textes, la réflexion de l’A. se déploie autour de deux grands axes:
l’herméneutique et le projet social des rabbins, ainsi que sur leur articulation. Le premier axe, herméneutique, peut manifester une certaine diversité, comme en témoigne
le dernier chapitre du livre. Rab Sheshet reste généralement proche de la Mishna ou
du sens commun. Son contradicteur Rab Nahman se montre plus audacieux dans ses
interprétations. Là où Rab Sheshet s’en tient à l’interdit mishnique de laver ses vêtements dans la semaine où se déroule le jeûne du 9 du mois d’Ab, Rab Nahman introduit un nouveau facteur, celui de l’intention, qui réduit la portée de l’interdit. Si l’on
ne compte pas porter le vêtement tout de suite, on peut le laver. Rami bar Hama est
réputé pour son utilisation en halakha du raisonnement analogique, qui tend à rapprocher des cas très différents. Dans une affaire d’héritage, il compare la position des
orphelins à celle de prêteurs. Selon lui, celui qui loge dans la cour d’un autre sans qu’il
le sache est semblable à un propriétaire dont la bête a mangé un bien public. Dans
l’herméneutique de la Bible, l’A. repère souvent un processus en deux temps. Le
premier consiste à réinterpréter, voire à réécrire, des passages bibliques qui posent
problème aux rabbins parce qu’ils déstabilisent leur système de valeurs. Cette réinterprétation peut exprimer le désir de ré-humaniser le texte (p. 71 et 110). Le deuxième
temps consiste dans un retour critique sur le premier, comme si celui-ci avait été trop
loin et avait déclenché une «sonnette d’alarme». Les rabbins oscillent donc entre
construction et déconstruction. Concernant le deuxième axe, l’A. reconnaît qu’il est
difficile de faire l’histoire sociale des juifs de cette époque. Il s’y essaye cependant en
partie. Selon lui, les rabbins de l’époque de Yavné et, plus généralement, les tanna’im,
ont un projet de société. Il passe par une volonté de démocratiser la valeur suprême
qu’est l’étude de la Tora et par la promotion de l’éthique. Les préoccupations éthiques
s’expriment rarement de manière directe et sont plutôt intégrées, d’une manière ou
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d’une autre, dans les textes halakhiques. L’intérêt des rabbins pour la famille s’éclaire
dans ce contexte. Ils cherchent à recomposer la famille pour restructurer la société
dans son ensemble. Cela suppose l’élaboration de modèles (éventuellement en tension,
comme le modèle de l’érudition et celui de l’ordre) ou de contre-modèles ou repoussoirs. Le fils dévoyé et rebelle ou la sota sont de bons exemples de contre-modèles,
qui n’ont pas besoin d’être réels pour déployer leur efficacité. Le ‘amha-ares ou le
min rentrent aussi en partie dans cette catégorie.
Quelques points seraient à préciser ou à rectifier dans le propos de l’A. La présentation traditionnelle de la Tosefta comme un complément de la Mishna ne rend
pas vraiment compte de la complexité de ce recueil. On ne peut en tout cas renvoyer
dans ce contexte à J. Hauptman qui soutient au contraire l’antériorité de la Tosefta
sur la Mishna (p. 25-27). Dire que les livres du Midrash Aggada sont appelés
MidrashRabba n’est pas non plus exact: le MidrashRabba n’est qu’un des ouvrages
appartenant à la catégorie du Midrash Aggada (p. 29). Les minim de la Mishna,
Sanhedrin, 4, 5, qui croient en plusieurs pouvoirs dans les cieux, ne sont pas nécessairement des gnostiques: ils relèvent plutôt du judaïsme binitaire avec ses deux
divinités complémentaires (p. 52). Plusieurs passages du premier chapitre suivent
d’un peu trop près leurs équivalents dans l’Einleitung de G. Stemberger (exemple:
p. 27). Certains développements de l’A. ne sont pas exempts d’une tendance apologétique. Si l’on peut admettre qu’Hillel avait une réelle passion pour l’étude, il est
moins évident que Rabbi ‘Aqiba ait éprouvé du désespoir devant le caractère fugace
de la beauté d’une femme (p. 169 et 200). On prête en effet à Rabbi Éléazar ben
Pedat la même réaction devant la beauté de son maître, Rabbi Yohanan (Talmud
Babli, Berakhot, 5b). On peut enfin se demander si les rabbins de Yavné avaient
vraiment un projet de société et s’ils avaient surtout les moyens de leur politique
dans la société juive de cette époque. Il manque aussi une réflexion plus approfondie
sur la structure familiale juive, mais c’est une lacune qui n’est pas propre à l’A. Les
travaux d’E. Todd permettraient d’y remédier1. Il n’en reste pas moins que l’ouvrage
propose une réflexion stimulante sur le rapport des rabbins aux textes et sur le rapport à double sens que ces textes entretiennent avec la société juive: influencés par
elle, ils tentent aussi de la façonner, voire de la transformer.
José COSTA
Shaul SHAKED, James Nathan FORD, Siam BHAYRO. — AramaicBowlSpells.Jewish
BabylonianAramaicBowls.Volume One.With contributions from Matthew
MORGENSTERN, Naama VILOZNY, Leyde-Boston, Brill, 2013, in-4°, XXIII +
368 pages, ill. en noir et blanc («Magical and Religious Literature of Late
Antiquity», 1; «Manuscripts in the Schøyen Collection», 20).
Les «bols magiques» ou «bols d’incantation» auxquels ce volume est consacré
font partie d’un corpus des quelque mille cinq cents bols découverts en Babylonie,
qui ont été fabriqués entre le Ve et le VIIe siècle de notre ère. À l’intérieur de ces
1. Voir E. TODD, L’originedessystèmesfamiliaux,t. I,L’Eurasie, Paris, 2011, p. 521-590 et
notre article «L’identité juive à l’époque des tanna’im (40-200 de notre ère). Nouvelles perspectives», in N. BELAYCHE et S. C. MIMOUNI (éd.), Entrelignesdepartageetterritoiresdepassage.
Lesidentitésreligieusesdanslesmondesgrecetromain, Paris-Louvain, 2009, p. 321-364.
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bols sont écrits des textes magiques en plusieurs langues (judéo-araméen, syriaque,
mandéen et autres). Les bols ont été enterrés dans la terre — chez la personne qui les
avait commandés ou bien au cimetière — dans l’objectif de protéger cette personne
et sa famille des malheurs. Quelques bols contiennent également des malédictions
contre d’autres personnes. L’importance de ces objets pour l’étude du judaïsme babylonien ne peut pas être exagérée puisqu’il s’agit des seuls témoignages épigraphiques
de l’époque talmudique provenant de cette région.
Une bonne partie des incantations est déjà connue grâce à des amulettes produites
et utilisées par des juifs de l’empire byzantin. Les textes présentent également une
certaine affinité avec la littérature rabbinique classique: d’abord, plusieurs figures
rabbiniques (notamment R. Hanina ben Dosa et R. Yehoshua ben Perahia) y sont
mentionnées; ensuite, le dialecte araméen est celui du Talmud babylonien. Du point
de vue thématique il existe également plusieurs parallèles entre les textes de bols et
quelques sources rabbiniques antiques ou bien des compositions «satellites» de la
littérature rabbinique, notamment la littérature des Palais (Hekhalot).
Une grande partie des bols découverts, plus que la moitié, n’a pas encore été
publiée, bien que la première publication (des textes et des images) date de 1853
(Austen H. Layard, DiscoveriesintheRuinsofNinevehandBabylon). D’où l’importance du présent livre. Il s’agit du premier volume d’une collection qui en comprendra neuf, laquelle rapportera tous les bols magiques de la collection Schøyen,
divisés selon la langue (araméen, mandéen, syriaque, pahlavi). Le volume présent
est consacré aux bols dont le texte est rédigé en araméen juif babylonien. Il est aussi
le premier d’une nouvelle collection chez Brill.
Dans ce volume sont publiées les inscriptions de soixante-quatre bols. L’image de
chaque bol est reproduite avec la transcription du texte araméen et sa traduction en
anglais dans des colonnes parallèles. Les bols sont divisés selon le thème de l’incantation. Le volume s’ouvre par une introduction générale au sujet des bols magiques juifs.
Les éditeurs abordent dans celle-ci les caractéristiques matérielles et textuelles
des bols ainsi que les problèmes liés à leur date de production et leurs liens avec
d’autres corps textuels, juifs ou non. Ils n’arrivent pas à répondre avec certitude à
la question de savoir pourquoi cette pratique a commencé, probablement vers le
Ve siècle de notre ère, et pourquoi elle a pris fin deux ou trois siècles plus tard (les
bols que nous possédons aujourd’hui ont été produits entre le VIe et le VIIe siècle de
notre ère). Comme raison possible de l’apparition de cette pratique ils proposent
l’agitation religieuse du IVe siècle en Babylonie, qui a pu servir de terreau aux nouvelles pratiques magiques (p. 2). Une autre raison possible est l’apparition d’un
mouvement «of writing down texts of religious and spiritual content» (p. 6) qu’il
faut comprendre peut-être en réaction à la dimension orale des traditions rabbiniques
halakhiques. La fin de la production des bols est liée par les éditeurs à la conquête
musulmane, bien qu’ils admettent que cette thèse pose certains problèmes (p. 2-3).
Suit une tentative d’analyse des contenus textuels des bols. D’abord est présentée
une distinction entre deux types d’incantation: «single spell» et «multi-spell»
— avec des schèmes élaborés de leur structure. Ensuite sont discutées les caractéristiques littéraires — notamment les historiolae, c’est-à-dire des contes courts qui
ouvrent le texte de l’incantation et qui précèdent la demande magique (protection des
démons ou malédiction). Parmi les autres caractéristiques discutées par les auteurs il
faut mentionner les citations bibliques intégrées dans plusieurs textes d’incantations,
lesquelles représentent souvent le premier témoignage paléographique du texte
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biblique en question. Les parallèles entre les incantations et quelques passages,
thèmes et personnages de la littérature tannaïtique sont aussi mis en relief. En effet,
une des caractéristiques les plus curieuses des textes des bols est l’apparition de
quelques figures rabbiniques de la Palestine du Ier siècle, considérées comme ayant
le pouvoir d’exorciser des démons malfaiteurs ou de les «ostraciser» (une bonne
partie des bols parle d’un get, c’est-à-dire un acte de libération, prononcé contre le
démon). Finalement sont traités les parallèles avec les traditions liturgiques et la littérature des Palais. Il s’agit d’une bonne introduction au corpus des bols magiques.
Deux autres articles sont inclus dans cette partie du livre: le premier, par Naama
Vilozny, sur l’art figuratif qui apparaît dans quelque quatre cents bols, et le deuxième,
par Matthew Morgenstern, sur les caractéristiques linguistiques de l’araméen des
bols publiés dans le volume. Selon les éditeurs, les volumes suivants comprendront
d’autres articles introductifs.
Les soixante-quatre bols sont divisés en plusieurs catégories, selon un des
thèmes de l’incantation. Le premier groupe est composé de douze bols où il est
question de Rabbi Hanina ben Dosa, un sage palestinien du Ier siècle que seules
les sources amoraïques (donc plus ou moins contemporaines des bols) lient à des
pratiques magiques. Les autres bols font partie du deuxième groupe consacré aux
incantations où il est question du «divorce» des démons, souvent prononcé par
un personnage mythique. Un des ces personnages, peut-être le plus curieux, est
R. Yehoshua ben Perahia, une figure pré-rabbinique de la fin de la période du
deuxième Temple, que les sources rabbiniques n’associent pas à la magie. Ce
groupe est divisé en cinq catégories selon le protagoniste du texte (c’est-à-dire la
personne prononçant le get) ou les démons qui y sont mentionnés. Le livre se
conclut par un glossaire araméen-anglais de tous les mots des incantations, avec
leur analyse grammaticale, ainsi que de deux listes: des noms divins et des clients
et des adversaires.
Ron NAIWELD
‫«( זמנים‬Zmanim») 118, [printemps] 2012, 128 pages, nombreuses ill. en noir et
blanc et en couleurs.
La revue trimestrielle d’histoire élaborée par les soins de l’École d’histoire de
l’Université de Tel-Aviv et publiée à Jérusalem par le Centre Zalman Shazar a
consacré sous le titre de «Moyen âge lointain mais bien éclairé: un regard nouveau»
un excellent numéro spécial à la publication de quelques-unes des communications
de la rencontre annuelle interuniversitaire des médiévistes israéliens «Le moyen âge
maintenant» (Yemey ha-beynayyim, ‘akhsayw!) qui s’était tenue en 2010 à TelAviv, dans le but de dissiper les images persistantes, paraît-il, dans le grand public
israélien, du moyen âge obscur et du moyen âge romantique. Il s’agit des premières
publications en hébreu de jeunes chercheurs sur des sujets variés, plusieurs d’entre
elles illustrant les rapports culturels éventuellement souterrains entre société juive et
société chrétienne environnante, toutes manifestant, pour le dire dans les termes de
l’introduction du professeur Y. Hen et d’I. Shagrir, «l’ouverture, le bouillonnement
des idées et la profondeur culturelle» de l’époque.
À partir de deux textes du IXe siècle, A. Berzenyak compare les conceptions de la
mission évangélique que se faisaient les Byzantins et les Occidentaux; à propos de
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l’interprétation des rêves, Y. Harari procède à un nouvel examen d’une amulette de la
Genizah du Caire invoquant l’ange Metatrōn; N. Cohen-Hanegbi travaille sur la souffrance comme domaine disputé entre les compétences professionnelles du médiateur
spirituel et du médecin, autrement dit, comme appel au repentir ou comme mal pur
et simple, sur la base d’écrits médicaux latins du moyen âge tardif et de textes théologiques considérés suivant une plus grande amplitude chronologique (d’Abélard
et Alain de Lille à Angelus de Clavasio); A. Pinkus recherche les raisons de la mise
en images inhabituellement violentes de la passion des martyrs en Allemagne au
XIVe siècle; E. Shoham-Steiner trouve dans des critiques formulées dans des sources
juives (Seferhasidim, Midrash‘aseretha-dibberot, Sefernisahonyashan) la preuve
de pratiques, au moins aux marges de la communauté, de recherche de guérison auprès
des reliques des saints chrétiens; à l’occasion d’une étude sur les minhagim regardant
les soins de la chevelure chez la jeune fille et leurs rapports avec la virginité dans le
judaïsme allemand médiéval, A. Davidovich-Eshed perçoit elle aussi un fonds culturel
commun aux sociétés juive et chrétienne; selon D. Rotman, le jugement de Dieu,
pratique judiciaire chrétienne, s’il n’a pas sa place dans les textes normatifs juifs,
apparaît cependant, y compris dans des conditions très peu réalistes, dans les récits
populaires juifs, comme moyen de déterminer la vérité de cas supposés d’adultère, de
magie ou de cannibalisme (le Seferhasidim est à nouveau au premier plan). On quitte
le moyen âge, selon nous, mais pas encore le dossier médiéval d’après la table des
matières avec le travail de D. (Cl. B.) Stuczynski à propos du paulinisme politique
inspirant la réflexion des XVIe et XVIIe siècles sur l’essaimage dans le monde des Espagnols et des Portugais, nouveaux peuples de Dieu chargés d’une mission universelle.
Le numéro est complété par trois autres articles, S. Gissis, les représentations
visuelles des races au XVIIIe siècle, A. Mond sur l’année 1929 dans la vie de l’écrivain
Avigdor Hameiri, dont le roman tiré de son expérience d’officier austro-hongrois
pendant la Grande Guerre a fait le «Remarque juif», Z. Tauber à propos d’un dialogue entre le philosophe marxiste américain Herbert Marcuse et Moshe Dayan en
septembre 1971; pour finir, un compte rendu d’ouvrage, E. Carlebach, Palacesof
Time.JewishCalendarandCultureinEarlyModernEurope, Cambridge (Mass.),
2011, par G. Miron.
Ce qui se perd en unité thématique se gagne en diversité des aperçus sur la culture
médiévale, objet de l’essentiel de ce numéro, et l’on apprécie tout particulièrement
que les contributions soient centrées sur des documents, textuels ou iconographiques,
et pourvues, chacune, d’une bibliographie de première orientation: vulgarisation
au meilleur sens du terme qui ne s’égare pas en généralités et fournit les moyens
d’aller plus loin, prémices prometteuses de jeunes chercheurs.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Alfred HAVERKAMP. — NeueForschungenzurmittelalterlichenGeschichte(20002011).Festgabezum75.GeburtstagdesVerfassers, édité par Christoph CLUSE
et Jörg R. MÜLLER, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 2012, XII + 416 pages.
Cette troisième série de mélanges dédiés au distingué historien médiéviste de
l’université de Trèves consiste en une brassée de onze de ses propres études récentes,
neuf d’entre elles dispersées dans des volumes collectifs, de telle sorte que ce recueil
est en lui-même utile. Si les juifs européens y occupent la première partie et la plus
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nombreuse avec cinq articles, deux autres sections rappellent que la qualité de la
contribution de ce savant tient en particulier à sa capacité à intégrer l’histoire des
juifs à une histoire plus vaste étudiée de première main, tant européenne (2e partie:
communautés chrétiennes, trois articles) que méditerranéenne et générale (3e partie:
Méditerranée et horizons globaux, trois articles). On nous pardonnera de nous limiter
ici à la première partie, dont la plupart des contributions, portant sur une vaste zone
comportant essentiellement les pays de langue allemande et l’Italie du Nord, avec
des incursions en France du Nord et Angleterre, Italie centrale et méridionale,
constituent comme autant de filtres qui permettent de considérer le judaïsme de ces
territoires sous différents point de vue complémentaires.
«Juden im Mittelalter — neue Fragen und Einsichten» (les juifs au moyen âge:
nouvelles questions et découvertes) prend pour point de départ l’histoire victimaire,
mineure et isolée du judaïsme médiéval, comme orientée d’avance vers l’extermination du XXe siècle, encore très présente dans l’historiographie allemande au milieu
des années 1950; après un développement parallèle, au XIXe siècle, de l’histoire de
la société chrétienne menée par des chrétiens et de celle de la société juive, menée
par des juifs, certains de ces derniers, sous l’enseigne de la «Germania Judaica»
(1903), conçurent l’idée d’une histoire intégrée (Eugen Täubler en distinguait trois
moments: installation, assimilation, spécificité) selon une dialectique de l’intérieur
et de l’extérieur qui fut développée pendant la République de Weimar. Un deuxième
volume de la «Germania Judaica» fut produit en 1968 par des historiens israéliens
d’origine allemande, sur la base d’études locales et régionales, et le projet fut élargi
à la période 1349-1520 sous la direction de Herbert Fischer, devenu Arye Maimon.
En dépit des tendances de l’historiographie sioniste, renforcées par l’extermination,
la nouvelle recherche internationale fut en mesure de montrer que la culture des
juifs européens au moyen âge n’était pas moins européenne que juive. Ce qu’illustre l’équipe animée à Trèves par le Pr Haverkamp, qui travaille selon les termes
de la triade täublerienne sur les populations juives entre Champagne et Thuringe,
mer du Nord et Savoie, qui connurent un point culminant dans la première moitié
du XIVe siècle, juste avant les persécutions consécutives à la Peste Noire. Dans cette
zone, de tout temps, les juifs avaient été les plus nombreux dans les villes, sièges
de diocèses et pourvues d’un clergé nombreux, avec souvent un voisinage étroit de
l’église et de la synagogue. Si bien des chrétiens n’avaient jamais vu un juif, bien
d’autres les côtoyaient quotidiennement. Outre ce que cela implique de civilité commune, on possède, à époques plus tardives (exemples de 1483 et 1564) des témoignages sur des controverses religieuses privées sur fond de rapports de bon voisinage;
les mesures mêmes de séparation prises par un évêque de Spire en 1468 impliquent
que tout ce qu’il prohibe se pratiquait. On peut rapporter d’étonnants témoignages
de coopération interreligieuse: en 1127, à l’occasion de la découverte de reliques
de saint Matthieu à Saint-Eucher de Trèves, le moine Lambert, chargé d’un travail
hagiographique, s’enquit de données auprès de juifs dont l’un aurait possédé des
manuscrits en hébreu, en grec et en latin. Les calendriers liturgiques se répondent,
la périodisation de l’histoire sainte est la même, on observe des similitudes institutionnelles, la référence à Sion est commune, autant d’occasions de communication
effective. Sur un autre plan, on note de nombreux cas de contribution des juifs à la
défense commune de la ville, à Worms par exemple, en 1309, le rabbin de la localité
autorisant pour cela la profanation du sabbat. À Coblence, en 1307, le statut des juifs
les définit comme concives.
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NOTESBIBLIOGRAPHIQUES
«Juden und Städte — Verbindungen und Bindungen» (des juifs et des villes:
limitations et liaisons) revient de manière plus précise, avec cartes et documentation
épigraphique à l’appui, sur la concentration urbaine des juifs, d’abord par comparaison de l’espace italien avec l’espace allemand; puis à travers le rôle particulier
des sièges d’épiscopat; enfin, selon la localisation de l’habitat juif (concentré autour
de la synagogue, mais sans exclusion de population chrétienne, le plus souvent;
dispersée, en Italie du nord et centrale à partir du XIIIe s.).
«Juden zwischen Romania und Germania. Zur Kulturgeschichte Europas im
Mittelalter» (les juifs entre Romania et Germania. Contribution à l’histoire culturelle de
l’Europe médiévale) insiste sur la diversité des situations de peuplement, sociales, etc. des
communautés juives, répondant à celle des majorités non juives environnantes, et étudie
leurs relations dans l’ère considérée, prise en un sens élargi: France du nord et Allemagne, Xe-XIIIe s., relations des nouveaux venus exilés d’Angleterre et de France après
1290 et 1306 et des anciennes communautés allemandes dans la première moitié du
XIVe s., réfugiés d’Allemagne en Italie du nord après les massacres lors de la Peste Noire.
«Juden in Italien und Deutschland während des Spätmittelalters: Ansätze zum
Vergleich» (les juifs en Italie et en Allemagne [celle d’avant 1348, la catastrophe
de la Peste Noire] au moyen âge tardif: éléments de comparaison) insiste d’abord sur
la diversité des sources, des historiographies et des espaces culturels avant de comparer l’histoire du peuplement, l’implantation urbaine, les activités économiques, les
relations avec les autorités chrétiennes (et davantage: où l’on voit un juif traduire
Chrétien de Troyes à Strasbourg en 1331-1336, pour des marchands chrétiens) et les
formes d’organisation communautaire.
Centré sur l’Allemagne, «Jüdische Friedhöfe in Aschkenas» (cimetières juifs en
Ashkenaz) étudie le cimetière en tant que nœud symbolique, institution fondamentale
par quoi une communauté s’enracine dans son passé où même reprend vie et identité
autour de lui après le massacre ou la dispersion des vivants, alors qu’en miroir la
fureur antijuive n’a de cesse qu’elle n’ait arraché les tombes mêmes à leur sol, et
comme nœud d’échanges où se manifestent les influences extérieures dans des formes
du souvenir des défunts que réprouve en principe la halakhah.
Les sept colonnes de tabulagratulatoria, où les collègues français ne manquent
pas, attestent du rayonnement d’une œuvre importante bien au-delà du cercle des
études juives. Il est heureux pour l’histoire des sociétés médiévales que le professeur
Haverkamp ait été là pour assurer l’intégration l’histoire sociale des juifs médiévaux
à celle de la société tout entière, à ce niveau de compétence.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Shmuel GLICK et al. — Seride Teshuvot: a Descriptive Catalogue of Responsa
Fragments from the Jacques Mosseri Collection in Cambridge University
Library, Leyde, Brill, 2012, 478 409+XXIV (anglais) + 45 (hébreu) pages
(«Cambridge Genizah Studies»).
Ce catalogue est le premier fruit du projet Responsa de la Genizah du Caire auquel
participent le Schocken Institute for Jewish Research du Jewish Theological Seminary of America et le Taylor-Schechter Genizah Research Unit de la bibliothèque
universitaire de Cambridge et dont l’objectif est d’établir un catalogue de tous les
fragments de responsa des collections de la Genizah, conservés à l’université de
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Cambridge, afin de les mettre à la disposition de la communauté des chercheurs et
étudiants de toutes disciplines.
SerideTeshuvot regroupe soixante-quinze fragments de responsa conservés dans
la collection Mosseri qui ne devint véritablement accessible qu’en 2006, lorsqu’elle
fut mise en dépôt et confiée à la bibliothèque de l’université de Cambridge. Après
la mort prématurée de Jacques Mosseri, en 1934, on avait perdu la trace de cette
collection. En 1970, le directeur de la Bibliothèque nationale d’Israël, Israël Adler,
persuadé que les fragments se trouvaient à Paris, réussit à entrer en contact avec
Madame Mosseri et la convainquit de lui permettre de microfilmer les documents
qu’elle conservait à son domicile, contenus dans un coffre de bois. Jusqu’à leur récent
transfert à Cambridge, ce n’est qu’à travers ce support analogique que les savants ont
eu accès aux sept mille fragments que compte cette collection.
L’ouvrage est organisé de façon chronologique: il présente d’abord les décisions
émanant de geonim palestiniens (5) et de geonim babyloniens (37), approximativement datées des Xe et XIe siècles, puis celles de ri’shonim (26), qui vécurent entre le
XIe et le XVe siècle et en dernier lieu, celles de aḥaronim (7), du XVIe au XIXe siècle.
Certains de ces textes ont déjà été publiés dans les années 1930 et 1940 par des
chercheurs qui avaient pu consulter les manuscrits conservés alors dans la bibliothèque du Centre communautaire sépharade du Caire; d’autres l’ont été, entre 1970
et 2006, à partir des microfilms réalisés par Israël Adler.
Chacun des fragments fait l’objet d’une présentation détaillée: une notice très
complète (contenu textuel explicite, analyse paléographique, notes et remarques,
bibliographie sur l’auteur et le texte), suivie de la photo du responsum, sa transcription avec apparat critique et, si nécessaire, la traduction du judéo-arabe en hébreu.
Pour des raisons inconnues, des informations complémentaires ne figurent que dans
la section hébraïque qui reprend chacun des fragments, expose le thème qui y est
débattu et fournit des éléments de discussion en se référant à la littérature talmudique et à d’autres études afférentes. La coordination entre les collaborateurs n’était
peut-être pas parfaite et il est resté quelques coquilles (dans Mosseri III.121, seuls
quatre des cinq sujets annoncés sont cités dans la présentation anglaise, alors qu’ils
le sont tous, côté hébreu; le résumé hébreu de Mosseri VIII. 421 comporte une
erreur, ‫בן מסכה‬, qui ne figure pas dans la description anglaise, benManasseh).
L’ouvrage comprend encore une préface et une introduction en anglais et en
hébreu; une bibliographie pour la partie anglaise et pour la partie hébraïque et un
index des sources rabbiniques.
L’ensemble constitue un ouvrage de grande qualité qui permet de présenter des
documents très anciens, provenant des différents centres intellectuels du judaïsme.
Judith KOGEL
Naomi GRUNHAUS. — TheChallengeofReceivedTradition:DilemmasofInterpretation in Radak’s Biblical Commentaries, Oxford, Oxford University Press,
2013, XVI + 258 pages.
Grammairien, lexicographe, exégète d’origine andalouse, David ben Joseph Qimhi
(1160-1235) n’avait, selon ses dires, d’autre ambition que d’être un «glaneur qui suit
les moissonneurs». Son exégèse, qui associe commentaires littéraux et interprétations
rabbiniques, tranche avec les travaux de ses prédécesseurs, héritiers de la tradition
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espagnole, qui s’attachaient aux aspects purement littéraux et linguistiques du texte
biblique. Lui-même avait commencé par rédiger des ouvrages linguistiques et lexicographiques dont le seul objectif était de fournir des outils permettant une compréhension littérale du texte biblique, avant de composer un commentaire suivi des
livres bibliques. Il est donc particulièrement étonnant de constater la présence importante d’enseignements rabbiniques dans son œuvre, qu’il s’agisse d’interprétations
aggadiques ou de remarques halakhiques. Si plusieurs chercheurs ont formulé des
hypothèses quant aux raisons qui ont poussé l’exégète à les citer abondamment,
l’approche de David Qimhi n’a cependant jamais fait l’objet d’un examen systématique. C’est à cette tâche que s’est attelée Naomi Grunhaus en revisitant la totalité
de l’œuvre exégétique de David Qimhi afin de comprendre les liens qu’entretiennent
peshat et derash dans son commentaire et de saisir comment, au-delà de l’aspect
méthodologique, l’exégète concilie raison et tradition. Grâce à une analyse rigoureuse des structures littéraires qu’emploie Qimḥi pour intégrer les traditions rabbiniques, N. Grunhaus a également réussi à identifier les critères qui ont conduit
l’exégète à accepter ou à critiquer les enseignements des Sages.
Le premier chapitre étudie et met en contexte les énoncés méthodologiques dans
l’ordre chronologique de leur rédaction. Dans son introduction au livre des Chroniques, Qimhi signale l’existence de commentaires anonymes de type midrashique
et annonce qu’il va s’atteler à la rédaction d’une exégèse d’un genre nouveau qui
ne prendra pas en compte tous les midrashim; il se fait plus explicite dans la
deuxième introduction (Livres historiques) qu’il a composée, en précisant qu’il
«citera les paroles de nos rabbins, là où nous avons besoin de leurs interprétations,
qu’il s’agisse d’explications ou de traditions reçues, et qu’il rapportera aussi des
interprétations homilétiques pour ceux qui les apprécient». Comme le souligne
N. Grunhaus, ces enseignements font partie de son programme exégétique bien qu’il
ait marqué une nette préférence pour le peshat. À la différence de Rashi qui intègre
dans la même phrase sens littéral et interprétation midrashique, Qimhi établit une
distinction claire entre les deux, soulignant ainsi qu’il s’agit de deux points de vue
différents.
Dans le chapitre deux, l’A. traite des cas peu nombreux où la seule interprétation
proposée par Qimhi est un enseignement rabbinique qui s’intègre harmonieusement
dans le contexte du récit et respecte la structure du verset biblique. Si l’on a parfois
le sentiment que l’explication littérale est implicite et que, donc, Qimhi n’a peut-être
pas jugé nécessaire de la noter, il arrive aussi que la présence de la seule interprétation de type midrashique signale en creux l’absence d’un peshat valide. C’est notamment le cas dans l’épisode d’Amnon et Tamar où Qimhi est confronté à un problème
textuel pour lequel il n’a pas de solution littérale. Comment comprendre que le roi
David consente à ce que Tamar épouse Amnon sans accepter les propos des Sages
qui affirment que la jeune fille, née d’une prisonnière non-israélite, n’était pas, selon
la loi juive, la sœur d’Amnon? En divers endroits, Qimhi lui-même indique que
l’explication des Sages est la seule possible (voir dans le livre d’Ézéchiel, les mots
surmontés de points, ou en Gn. 18, 9).
Le troisième chapitre est consacré à la structure exégétique la plus fréquente,
le commentaire dichotomique, qualifié par N. Grunhaus de «polarized construct»,
où sont juxtaposées deux interprétations d’une même expression biblique, l’une
littérale et l’autre puisée dans la littérature rabbinique. Qimhi signale invariablement
s’il s’agit de peshat ou de derash, sans pour autant marquer sa préférence. Lorsque
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les enseignements traditionnels ne sont pas de type midrashique, l’exégète fait une
distinction méthodologique en introduisant les sources rabbiniques par les expressions
‫ ובדרש‬ou ‫ובדברי חז"ל‬. Comme le souligne l’A., la démarche de Qimhi est particulièrement manifeste quand il réutilise le matériau rabbinique présent dans l’exégèse de
Rashi; la structure de son commentaire (une explication linguistique puis l’enseignement rabbinique, clairement identifié) souligne le contraste entre les approches
interprétatives des deux exégètes (voir notamment le commentaire sur ‫ נערים קטנים‬en
II Rois 2, 23). Bien que tout semble suggérer que Qimhi préférait l’interprétation
littérale, son attention permanente pour les deux aspects exégétiques démontre que
les considérations rabbiniques jouent un rôle vital et pédagogique. Elles révèlent les
nuances du texte et attestent de l’existence d’approches multiples du texte biblique.
Pour N. Grunhaus, il ne s’agit pas seulement d’une démarche à visée pédagogique
mais bien d’un travail conscient de l’exégète qui choisit parmi les interprétations
rabbiniques celles qui s’accordent parfaitement avec le texte biblique.
Dans le chapitre quatre, l’auteur s’intéresse à d’autres structures littéraires dans
lesquelles figurent des enseignements rabbiniques dont la présence ne s’explique que
pour répondre à la demande de ceux «qui apprécient les homélies» (introduction à
Josué). Ils n’ajoutent rien au texte: digressions sur la dévastation du pays au moment
de l’exil (Jer. 9, 9 et Os. 4, 3), par exemple, ou observations halakhiques; parfois
même, ces citations, introduites par ‫וכן אמרו חז"ל‬, viennent renforcer le commentaire
littéral.
Le chapitre cinq est consacré à un aspect méthodologique remarquable de l’exégèse de Qimhi, la critique des interprétations rabbiniques. L’A. rapporte un florilège
de citations prouvant qu’à l’évidence, que ce soit en France du nord ou en Espagne,
remettre en cause les interprétations aggadiques faisait partie intégrante de la tradition exégétique, une habitude qui remonterait au Gaon Samuel ben Hofni dont
Qimhi cite les propos: «On n’acceptera pas les mots [des Rabbins] dans les cas où
elles soulèvent des contradictions du point de vue de la raison» (I Sam. 28, 24).
Qimhi rejette les interprétations rabbiniques qui ne respectent pas le sens littéral et
la raison et cherche avant tout à sauvegarder l’intégrité du texte biblique qui est,
pour lui, l’aune à laquelle on mesure les enseignements midrashiques: il ne manque
pas de signaler qu’une interprétation n’est pas nécessaire: ‫ואני תמה מזה הדרש מה‬
‫הצריכם לזה‬, «et je m’étonne de cette interprétation homilétique, pourquoi en ont-ils
eu besoin?» (p. 101); ailleurs, il note qu’un enseignement est ‫רחוק מן השכל‬, «irrationnel», ou ‫( רחוק מאד מדרך הפשט‬II Rois 8, 26-27), «loin du sens littéral». En
raison de son respect pour les Sages et afin de ne pas attenter à leur autorité, Qimhi
utilise divers stratagèmes pour atténuer la critique. Il qualifie certaines interprétations de ‫קבלה‬, «tradition reçue»; ailleurs, il essaie de trouver un sens exégétique ou
rationnel ‫( ואפשר שיש בו טעם‬II Rois 2, 11) ou propose une autre aggadah, plus
acceptable à ses yeux parce qu’elle n’obère pas le sens obvie du récit biblique
(II Rois 2, 11) ‫ודברי אלה קרובים מן הראשונים‬, «et ces paroles sont plus proches que
les premières». Forte de ces constatations, l’A. se demande pourquoi Qimhi cite des
interprétations rabbiniques qu’il critique ensuite. Peut-être faut-il y voir une raison
pédagogique (p. 118): de même qu’il souhaitait inclure ces enseignements traditionnels, il estimait important de noter les critiques qu’il nourrissait à leur égard. La
question est d’autant plus intéressante que, la plupart de ces midrashim ayant été cités
par Rashi, il faut peut-être y voir une remise en cause du commentaire de ce maître
qui aurait donc servi de substrat à celui de Qimhi.
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Le dernier chapitre est consacré aux «commentaires non-halakhiques», selon la
terminologie de N. Grunhaus, qui s’éloignent de l’interprétation rabbinique sans
pour autant l’annuler. Ce type d’exégèse qui propose une explication littérale contredisant la halakhah est très rare et fait partie des traits marquants de l’exégèse de
Qimhi. En ne changeant pas son approche entre les passages narratifs et législatifs,
il montre des affinités avec les exégètes du nord de la France et notamment avec
Samuel ben Meïr qui a peut-être servi de modèle. Cependant, comme le signale l’A.,
Qimhi a dépassé le maître en affirmant que les personnages bibliques ont agi selon
le sens littéral du texte et n’ont pas obligatoirement respecté la halakhah.
Au-delà de l’analyse très aboutie de cette exégèse à deux voix, N. Grunhaus
esquisse l’image d’un homme mû par deux impératifs: concilier raison et tradition
et transmettre, avec un souci didactique marqué, une méthode d’enseignement de la
Bible qui intègre l’héritage des générations précédentes.
L’ouvrage est complété par un index des versets bibliques commentés par David
Qimhi, des versets bibliques commentés par d’autres exégètes, un index des références bibliques, des références de littérature rabbinique, des index des sujets, des
auteurs modernes, des auteurs classiques.
Judith KOGEL
Elke MORLOK. — RabbiJosephGikatilla’sHermeneutics, préface de Moshe IDEL,
Tübingen, Mohr Siebeck, 2011, XIII + 360 pages («Texts and Studies in Medieval
and Early Modern Judaism», 25).
Ouvrage de grande ambition méthodologique et érudite, qui vise à rendre compte
de l’œuvre de Giqatilla en tant que témoin du tournant des années 1270-1290, avec
son propre passage de la kabbale extatique à la kabbale théosophique et théurgique,
par un changement de sources de référence de son herméneutique et de ses conceptions linguistiques, d’un modèle pythagoricien et aristotélicien à un modèle néoplatonicien. Il est ici postulé, une fois de plus, que différents systèmes de pensée hérités
de l’Antiquité tardive étaient alors accessibles, mais cet ouvrage paraît d’abord poser
plus à fond que d’autres la question des conditions de l’accessibilité. Impossible à
traiter par les méthodes philologiques faute d’éléments positifs (quoiqu’on n’exclue
pas l’accès à des sources néoplatoniciennes via l’arabe, mais seulement à titre de
vraisemblance), elle semble devoir être abordée par des détours théoriques faisant
appel aux modèles de la «fusion des horizons» de R. Bultmann, des «imaginaires»
de J. Le Goff et de G. Durand, des «briques mentales» d’I. Couliano (p. 8-9), mais
d’une façon qui reste allusive. On se réclame pour finir d’une méthode mixte, «philologique et phénoménologique» à la fois.
Le premier moment, «aristotélicien», de la kabbale de Giqatilla, appelle l’analyse
des notions d’allégorie philosophique et de symbole, à l’aide des travaux de J. Whitman
et de M. Mottolese. Le tournant kabbalistique a été préparé par les conditions historiques de la renaissance culturelle sous Alphonse le Sage, roi de Castille et de
Leon (1252-1284), avec un retour de textes antiques dont on ne pourrait établir la
filière, se bornant (si nous comprenons bien, sans trancher la question de traditions
écrites ou orales insaisissables, ou bien du nombre limité de solutions appelées
indépendamment par un même problème) à prendre acte de la réapparition, en différents âges et différentes civilisations, d’identiques arrangements intellectuels qui
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peuvent se combiner avec d’autres, de provenances diverses, en une «herméneutique
radicale» (Couliano, M. Idel) qui opère justement en mystique médiévale. L’A.
conteste cependant la notion d’«objets idéaux», identiques dans les divers milieux,
de Couliano, au profit d’une notion de «stratégies textuelles» similaires. Prenant parti
sur le plan historique, elle admet «que le milieu intellectuel du XIIIe s. n’était guère
différent de celui de l’Antiquité tardive… et que l’on peut (H. Hames) regarder “le
monde intellectuel juif comme une partie du milieu chrétien dans lequel il fleurissait,
soumis aux mêmes questions et aux mêmes stimuli”» et, à rebours, fait fonds sur
les travaux récents d’I. Yuval, D. Boyarin et autres pour soutenir que les échanges
entre groupes religieux se sont poursuivis tard à la fin de l’Antiquité. Au total, donc,
l’A., après d’autres, se rabat sur la vraisemblance de la porosité historique des communautés textuelles après avoir fait espérer une perspective plus théorique qui aurait
justifié de mettre la question des sources entre parenthèses, et celle-ci se trouve une
fois de plus évacuée par le bas.
Supposant donc le problème résolu plutôt que de montrer qu’il n’aurait pas besoin
de l’être, on peut dès lors puiser sans restriction dans les trésors de l’érudition pour
rechercher des parallèles aux idées de Giqatilla, ainsi entre son traitement des noms
divins dans ses Sha‘areyorah et Sha‘areysedeq, le Dedivinisnominibus du PseudoDenys l’Aréopagite, les écrits d’Origène, les Homélies pseudo-clémentines, le Dialogue avec Tryphon de Justin (où les «portes de lumière» auraient exactement la
même fonction d’ouverture à la révélation divine que chez Giqatilla, mais le kabbaliste se montre bien plus actif là où le contemplatif de Justin reçoit le don divin), ce
qui présente au surplus l’intérêt de pouvoir expliquer la facilité avec laquelle cette
kabbale juive fut ensuite absorbée dans la kabbale chrétienne qui y reconnaissait
bien des affinités avec le fonds chrétien.
Après un soigneux état des recherches, l’A. explicite son propos: une première
démarche sera (sur les bases théoriques et historiques qu’on a dites) de mettre au
jour les éléments pythagoriciens, néoplatoniciens et aristotéliciens de la pensée de
Giqatilla et leur combinaison singulière dans leur version juive et médiévale, objet
d’une première partie sous la référence à la notion-clef de permutation des lettres,
entendue sur la base de leur valeur numériquẹ — le lien possible avec le pythagorisme
est évident — donnant accès à la création linguistique d’autres mondes par l’intermédiaire du son vocalique (p. 36-134). Une seconde (p. 135-307), de confronter les idées
de Giqatilla sur le langage et la littérature à celle de divers théoriciens d’aujourd’hui,
Derrida, Steiner, Wolfgang Iser, Harold Bloom, Eco, moyennant la référence que ces
derniers font aux théories anciennes (de Platon, Proclus, Origène, des Pythagoriciens,
du Pseudo-Denys) desquelles il est permis, selon les principes de l’A., de rapprocher
la pensée de Giqatilla sur le «texte comme texture», le symbolisme, y compris performatif, l’écriture-pharmakon à la manière du Phèdre de Platon.
La première partie soutient que Ginnat egoz est centré sur les combinaisons de
lettres engendrées à partir du nombre parfait, en une sorte de linguistique mathématique d’esprit pythagoricien, selon une veine déjà largement explorée par les Hasidey
Ashkenaz du XIIe siècle. L’immensité des possibilités exégétiques ouvertes par les
combinaisons de lettres et la toute-puissance cosmique de la vocalisation est bornée
par la restriction de leur emploi aux initiés, principe d’autorité qui réduit en fait la
combinatoire infinie à un jeu d’illusions; il en reste, selon une voie récemment suivie
par Adam Afterman, la portée en fait de disposition à la prière. Dans son œuvre
ultérieure, principalement le Sha‘arey orah, Giqatilla transfère l’essentiel de son
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activité exégétique à d’autres niveaux, ceux des mots et d’une métaphorique sexuelle
qui confère valeur performative à l’acte d’étude ou de prière en tant que point de
départ de l’ascension mystique et non plus comme couronnement au niveau de
l’harmonie divine. La seconde partie le montre usant de diverses notions (pythagoricienne, aristotélicienne, néoplatonicienne) du symbole pour articuler exégèse et
ontologie et permettre la rencontre de l’homme avec Dieu, la métaphore du tissage
jouant un rôle-clef dans l’intégration de divers niveaux de réalité, qu’il s’agisse de
recréation linguistique dans Ginnat egoz, de magie dans Sha‘ar ha-niqqud ou de
transformation dans Sha‘areyorah: autant d’approches du «pouvoir du langage»,
moyennant la prise en compte du pouvoir et de l’expérience du lecteur à propos
desquels l’A. se réfère à Wolfgang Iser (DerAktdesLesens, en français, L’actede
lecture.Théoriedel’effetesthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985), sur la lecture non
comme explication, mais comme action et sur la nécessité en herméneutique de tenir
compte non seulement de la structure du texte étudié mais aussi de celle de l’acte
de lecture, «constitution d’un horizon de sens rendu possible par une suite de représentations émanant du lecteur et permettant l’intégration des diverses perspectives».
De la sorte, «on peut dire que les signes du texte [de fiction, chez Iser] ne sont pas
véritablement des signifiants qui renvoient directement à des signifiés, mais qu’ils
servent plutôt d’instructions, qu’ils sont autant de sollicitations à la production de
signifiés…»1. Une autre référence est au Derrida de la PharmaciedePlaton comme
traitant non du Phèdre de Platon mais de sa réception en tant que déterminée par
une relation du lecteur au texte, définie par le texte lui-même.
La diversité, ou l’éclectisme, pour le dire avec l’A. en termes de sources, des
positions herméneutiques de Giqatilla saute aux yeux et cet éclectisme, ou ces affinités, la conclusion le répète après l’introduction, ne durent pas être pour rien dans
la facilité avec laquelle la kabbale chrétienne se l’appropria (ce qui fut à son tour,
avec les travaux de Scholem, l’une des deux voies par lesquelles les modernes rencontrèrent ses idées); c’est une des tâches à venir que d’étudier sa réception latine.
Une fois répété que la question des interactions textuelles entre Antiquité tardive,
païenne et chrétienne, et kabbale médiévale n’est encore pas l’objet de réponses
satisfaisantes en dépit de l’information érudite et des références théoriques, ce livre
apporte de précieuses descriptions de la pensée de Giqatilla, illustrées par un petit
nombre de textes choisis, regroupés en hébreu p. 313-319, en même temps que de
savants exercices de mystique comparée. — Bibliographie, p. 321-348; index des
noms, des sujets.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Hans-Georg von MUTIUS. — NichtmasoretischeBibelzitateimMidraschha-Gadol
(13./14.Jahrhundert), Francfort-sur-le-Main etc., P. Lang, 2010, XXI + 124 pages
(«Judentum und Umwelt/ Realms of Judaism», 80).
Tout lecteur familier de la littérature rabbinique sait que la Bible n’y est pas
toujours citée conformément à la version massorétique (TM). Ces citations non
conformes ont suscité un débat nourri chez les rabbins pendant des siècles.
1. Y. GILLI, «Le texte et sa lecture. Une analyse de l’acte de lire selon W. Iser», Semen 1,
1983, consulté en ligne en mai 2014.
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L’érudition contemporaine tend souvent à en minorer l’importance, en les considérant comme des erreurs ou des paraphrases libres du «bon» texte. Elles restent peu
étudiées, si l’on excepte le travail de V. Aptowitzer1. Que des recueils rabbiniques
antérieurs au Xe siècle présentent des citations bibliques non massorétiques n’est
finalement pas très surprenant, même si l’on aurait pu imaginer un processus de
normalisation ultérieur plus poussé des manuscrits et des versions imprimées. La
présence de telles citations dans des ouvrages plus tardifs est beaucoup plus significative. À titre d’exemple, un opuscule comme le MidrashHallel, attesté dans un
seul manuscrit du XVIe siècle et dont la rédaction remonterait au XIIe siècle, comporte
une trentaine de versets non massorétiques2. H. G. von Mutius a relevé de nombreuses citations non massorétiques dans l’anthologie midrashique connue sous le
nom de Midrashha-gadol (MHG), compilée par David ben ‘Amram au Yémen entre
le XIIIe et le XIVe siècle. Le présent ouvrage ne contient que la moitié de ces citations,
sans tenir compte des variantes déjà mentionnées dans les compilations bibliques de
référence3 ou des variantes purement orthographiques. Elles sont un peu plus de
quatre-vingts.
L’A. distingue trois types de citations non massorétiques. Certaines, au nombre
d’une vingtaine, constituent uniquement des formations secondaires, issues d’une
modification volontaire du texte massorétique. C’est le cas pour Gn 26, 2. Contrairement à la version massorétique, qui se contente de dire: «Et l’Éternel lui est
apparu», MHG précise: «dans cette nuit». Gn 26, 2 a manifestement été aligné sur
Gn 26, 24 qui comporte la même précision. Il en est de même pour Ex 40, 26, dont
la version massorétique parle de l’autel en or, alors que MHG évoque «l’autel de
l’encens». Le verset a été modifié pour obtenir une plus grande homogénéité dans
l’appellation de l’autel intérieur (cf. Ex 30, 27). Un deuxième type de variantes
(également une vingtaine) témoigne au contraire de versions anciennes de la Bible,
indépendantes du texte massorétique. MHG connaît un texte de la Genèse, où Gn 4,
12 et 16 apparaissent dans un ordre inversé. Dans le rituel de consécration des
prêtres, deux béliers sont sacrifiés. Le sang du premier bélier est entièrement projeté
tout autour de l’autel (Ex 29, 16, TM: «et tu prendras son sang [etdamo]»). Une
partie du sang du deuxième bélier (Ex 29, 20, TM: «et tu prendras de son sang
[mi-damo]») est appliquée sur le lobe de l’oreille droite d’Aaron et de ses fils (ainsi
que sur le pouce de la main droite et le gros orteil du pied droit), le sang restant
étant projeté autour de l’autel. Or, pour le deuxième bélier, MHG comporte la même
leçon que pour le premier: «son sang» (etdamo). Cette version s’accorde mal avec
la suite du texte, où seule une partie du sang est appliquée sur Aaron et ses fils. Il est
donc peu probable qu’Ex 29, 20 ait été aligné sur Ex 29, 16. Reste l’hypothèse d’une
variante non massorétique ancienne, partiellement confirmée par l’existence de deux
versions du Targum Onqelos, une conforme à TM, une autre conforme à MHG.
Dans Nb 31, 16, TM, les femmes madianites «ont été pour les fils d’Israël (hayu
1. V. APTOWITZER, Das Schriftwort in der rabbinischen Literatur, New York, 1970
(Vienne, 1906-1915).
2. J. COSTA, Del’importancedestextesconsidéréscommemineurs:l’exempleduMidrash
Hallel.Traductionannotéed’unMidrashentreaggadaetmystique, Paris-Louvain, 2013, p.
39-43.
3. Il s’agit des compilations de B. Kennicott, J. B. de Rossi, de Ch. D. Ginsburg, de B. Chiesa
et de G. Miletto (voir p. XVIII).
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li-beneYisra’el) dans l’affaire de Balaam (ou par la parole de Balaam) un facteur
d’incitation à l’infidélité envers l’Éternel». MHG a la leçon suivante: «(elles) sont
devenues des filles d’Israël (hayuli-benotYisra’el)». Cette version, que l’on peut
difficilement considérer comme une modification du TM sous l’influence d’autres
versets (il n’y en a pas), signifie-t-elle que les femmes madianites sont devenues
juives pour pouvoir s’unir aux fils d’Israël? Une telle interprétation est peu vraisemblable dans le contexte, si bien que l’A. propose de comprendre haya le- comme
signifiant «prendre la place de quelqu’un»: les femmes madianites auraient donc
pris la place des filles d’Israël. Dans Dt 10, 18, TM, l’Éternel fait droit «à l’orphelin
et à la veuve», dans MHG: «à l’étranger (ger), à l’orphelin et à la veuve». Le caractère ancien de cette variante est confirmé par la Septante et les tefillin de Qumran.
Josué écrit sur les pierres «une copie de la loi (mishne tora)» (Jos 8, 32, TM) ou
«toutes les paroles de l’Éternel» (MHG). Cette version non conforme de MHG est
intégrée dans une séquence où toutes les autres citations scripturaires sont conformes
au TM. Cela confirme son ancienneté probable. On notera enfin la présence de
plusieurs agrapha («non écrits»), c’est-à-dire de versets qui ne sont attestés dans
aucun texte biblique connu. Le groupe le plus abondant de variantes (une quarantaine) est constitué par les textes incertains, qu’il est difficile de classer dans l’un
des deux types précédents. Parmi toutes les variantes considérées, certaines sont déjà
attestées dans les sources du MHG mais d’autres ne le sont pas, soit parce que la
source est connue mais ne cite pas la variante, soit parce que la source est inconnue.
L’étude de l’A., sobre et minutieuse, à laquelle il ne manque qu’une conclusion, est
donc un témoignage précieux sur la fluidité persistante du texte biblique à l’époque
médiévale.
José COSTA
Philip J. CAPLAN (trad. et notes). — Zohar Harakia. Rabbi Shimon ben Zemach
Duran, Boston, Academic Studies Press, 2012, 465 pages («Judaism and Jewish
Life»).
Zoharha-raqia‘ («Splendeur du firmament») de R. Simon b. Semah Duran (13611444) commente l’azharah (liste poétique des préceptes de la Loi) de Salomon Ibn
Gabirol en récapitulant les positions de ses prédécesseurs (Halakhotgedolot, Maïmonide, Nahmanide) regardant le dénombrement de ceux-ci et avance ses propres
propositions, ce qui en fait une appréciable introduction à ce sujet spécifique pour
un public large. De structure très simple, il comprend une introduction sur la question classique des critères d’identification des commandements dans le texte biblique
(qu’il aurait pu être efficace de confronter systématiquement à ceux de Maïmonide),
le traitement, au fil du poème d’Ibn Gabirol, des deux cent quarante-huit commandements positifs puis celui des trois cent soixante-cinq défenses, un appendice
concernant les commandements à retrancher de la liste de Maïmonide et à y ajouter
pour conserver ces nombres garantis par la tradition.
Le traducteur, ancien chercheur en physique, manifeste des connaissances et
une méthode solides en études juives et a déjà publié en 1996 une étude sur les
listes des commandements (ThePuzzleofthe613CommandmentsandWhyBother,
Northvale (N. J.), 1996). Il a tiré profit des notes explicatives et de l’apparat des
sources en hébreu de l’édition donnée à Jérusalem par R. David Abraham en 1987
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et fait un usage critique des notes sur le texte de R. Y. Perlow dans l’édition de
l’Institut Torah Shelemah, Jérusalem, 1977, en recourant lui-même à l’édition de
Constantinople, 1515 et au manuscrit d’Oxford, Bodleian Library, Mich. 344 [et non
«3434»; n° 1177 du catalogue de Neubauer]. On aurait souhaité trouver ici une
introduction plus substantielle au genre lui-même, un renvoi à la liste de ses productions (A. Jellinek, Quntrestaryag, Vienne, 1858, accessible en ligne); un aperçu de
l’histoire du texte manuscrit et imprimé (le ms. utilisé, Espagne, fin du XVe s., paraît
le témoin le plus ancien, mais Londres, BL, Or. 5066 et Vienne, ÖNB 111 pouvaient
être pris en considération; le grand nombre de copies du XVIIe s. [quatorze] ne manque
pas d’étonner et on en compte encore deux du XVIIIe et une du XIXe s., outre au moins
trois éditions imprimées; l’appendice est suivi, au moins dans le ms. d’Oxford et l’éd.
de 1515, d’un autre traitant des différences entre la liste des préceptes de Maïmonide
et celle du Seferha-miswot de Moïse de Coucy, qu’on a choisi de ne pas traduire,
on devait s’en expliquer); des notes plus nombreuses; un minimum de bibliographie.
On se contentera d’un bref glossaire, utile pour un lectorat peu averti, et d’un index
des citations bibliques et talmudiques. Tel qu’il est, cet ouvrage sérieusement élaboré permet au grand public anglophone un accès éclairé à ce genre littéraire très
particulier, ou plutôt à la manière dont s’y posent les problèmes, ce qui est peut-être
le plus important.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Sophie KESSLER-MESGUICH. — LesétudeshébraïquesenFrancedeFrançoisTissardàRichardSimon(1508-1680), avant-propos de Max Engammare, Genève,
Droz, 2013, XIV + 311 pages («Travaux d’Humanisme et Renaissance», 517).
C’est bien un juste tribut à la fois à l’amitié et à la science que représente la
publication de cette thèse, bien que laissée en l’état de sa soutenance en décembre
1994 et non publiée par son auteur. En effet, celle-ci n’avait pas renié ce travail et
ne s’était pas désintéressée de son premier champ d’études, mais avait entre temps
ouvert d’autres chantiers plus directement en prise, en un sens, avec l’hébreu luimême, devenant dans les guère plus de quinze années suivantes une spécialiste
reconnue de l’hébreu michnique et de l’hébreu israélien contemporain; tant
d’autres charges, pédagogiques, administratives, familiales, et une tendance prononcée au perfectionnisme, avaient fait le reste et ajourné indéfiniment la mise au
point qu’elle espérait faire. Entre temps, nulle étude d’importance n’est parue
regardant l’ensemble des hébraïsants qu’elle avait considérés, de sorte que sa
vision d’ensemble, de même que bon nombre d’analyses particulières, font encore
figure d’apports nouveaux. M. Engammare évoque avec délicatesse le savant et
l’amie, relate ses propres efforts maïeutiques et le dilemme ouvert par la mort de
l’auteur: publier en l’état, ou assurer une mise à jour dont l’artisan, à la fois multicompétent et prêt à s’effacer derrière l’auteur servi, aurait été introuvable. Il ne voile
ni d’inévitables faiblesses qui se révèlent telles après coup du fait de progrès sectoriels, ni un déséquilibre qui fait que le XVIIe siècle que promet aussi le titre n’occupe
que vingt pages — le calendrier des thèses n’est pas, ou n’est plus, celui des
recherches complètes — mais supprimer ce trop bref développement était s’engager
à demi, et donc de manière encore plus insatisfaisante, sur la voie refusée des
interventions.
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On est loin d’avoir affaire à une simple suite de notices sur les grands hébraïsants
de la période. Le plan structuré considère successivement les motifs et le personnel
de l’étude de l’hébreu dans la période (ch. 1), les conditions d’impression (lieux,
types d’ouvrages, témoignages sur la diffusion)̣ — l’A. n’a pu évidemment bénéficier du travail de Mme Schwarzfuchs sur les impressions hébraïques à Paris (2004)
et à Lyon (2008) (ch. 2), le genre particulier à la France et rudimentaire de l’alphabetum hebraicum (ch. 3); puis des personnes ou des écoles: Fr. Tissard (ch. 4),
Sanctes Pagninus (ch. 5), l’«école de Louvain» avec Clénard et Campensis (ch. 6),
les lecteurs royaux de 1530 à 1587 (Chéradame, Agathe Guidacier, Paul Paradis,
Fr. Vatable, Alain Restauld de Caligny, Ralph Baynes, J. Mercier, J. Cinqarbres et
son compatriote auvergnat G. Génébrard) (ch. 7), avant un «essai de synthèse» sur
la grammaire hébraïque en France entre 1500 et 1570 (ch. 8) et un bref chapitre 9
sur le XVIIe s. (grammaires de Bellarmin-De Muis, G. Mayr, Th. Dufour, N. Abram;
travaux sur l’hébreu rabbinique et la lexicographie de Ph. d’Aquin et J. Plantavit
de la Pause; grammaires postérieures de P. de la Ramée, P. Martin et J. Buxtorf;
R. Simon, nommé dans le titre, est donc, curieusement, la limite exclue). Une conclusion générale est suivie d’annexes techniques appréciables: traduction du décret
pontifical Intersollicitudines [scil., Clémentines 5.1.1 (et non «11», comme indiqué
p. 32), décret pris au concile de Vienne en 1311-1312 sur l’étude des langues orientales en vue de la conversion des infidèles à l’instigation de Raymond Lulle], cliché
d’une liste des lecteurs royaux en 1534, liste des grammaires publiées en France
entre 1509 et 1650, puis liste des alphabets, descriptions d’exemplaires étudiés,
termes grammaticaux en hébreu chez Tissard (ses translittérations et les équivalents
latins). La bibliographie (p. 279-297) s’arrête évidemment en 1994. L’index des noms
comprend les personnages du moyen âge et de la Renaissance.
On peut supposer que les actes écrits du colloque sur les hébraïsants français
du XVIe siècle organisé à Troyes en septembre 2013 par Gilbert Dahan et Annie
Noblesse-Rocher, auxquels encore une fois M. Engammare donnera une place dans
les collections de Droz, apportera bien du nouveau sur des auteurs et des thèmes
particuliers. Mais le cadre général sera toujours à rechercher dans la thèse de
S. Kessler, de même que les analyses non encore renouvelées des travaux de Tissard
(surtout connu comme le premier à faire imprimer du grec à Paris, mais aussi auteur
de la première grammaire hébraïque imprimée en France, qui avait appris l’hébreu
auprès de juifs de Ferrare, peut-être d’Abraham Farrissol), de Pagninus et d’autres.
Qu’il soit permis d’apporter un complément oral de l’Auteur elle-même à son relevé
de la terminologie hébraïque des cas et des fonctions de la grammaire latine qu’elle
donnait p. 178-179 pour forgée par Guidacier (Guidacerius): elle l’avait identifiée
avec celle du Re’shitha-leqah de Samuel b. Jacob (Italie, avant 1287?) dès que nous
avions fait connaître ce dernier texte en 2002-2003.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
G[erald] J[ames] TOOMER. — JohnSelden.ALifeinScholarship,Oxford, Oxford
University Press, 2009, 2 vol., 437 et 540 pages.
Ce livre est si érudit, il traite tant de sujets techniques si divers avec une compétence si évidente qu’il ne reste rien à dire sauf remercier l’auteur de nous avoir rendu
accessibles la vie et les travaux monumentaux du grand juriste et orientaliste anglais
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John Selden (1584-1654), et à suggérer aux lecteurs qui ne sont ni médiévistes
ni juristes de commencer par lire l’appendice B, à la fin du tome II. Ils y trouveront, pour s’orienter dans les analyses par Toomer des écrits de Selden, des listes
des documents de droit romain et anglais que Selden a édités ou consultés. Selden
est souvent mentionné en passant, soit pour son œuvre de juriste, en particulier
comme créateur du droit maritime (Mareclausum…, 1635) et comme explorateur
de l’idée du droit dit «naturel», soit pour des travaux d’historien ou d’orientaliste,
mais Toomer nous convainc que ses contributions à tous ces domaines si disparates
furent fondamentales.
Issu d’une famille très modeste, Selden fit des études brillantes et obtint le soutien
de plusieurs personnages nobles ou savants. Devenu un juriste expert, il exerça ses
fonctions comme conseiller, mais jamais comme avocat. Il fut élu au «Long Parliament» où il fut membre influent de plusieurs commissions. Ses premières études
portèrent sur le droit anglais depuis les Romains, exploitant des siècles de registres
manuscrits des décisions des tribunaux locaux et royaux, ainsi qu’une documentation
historique d’où il tentait d’écarter les conclusions tirées des nombreuses «forgeries
and romances» qui circulaient. En cela il ne réussit pas toujours, mais c’était une
tentative d’introduire la rigueur dans l’historiographie de l’Angleterre romaine et
médiévale.
Pour lui, une étude juridique devait tenir compte de tout, du droit romain, du
droit juif, des droits arabes et autres droits orientaux, sans distinction, même si leur
pertinence pour l’étude du droit anglais était faible. C’est ainsi qu’il fut amené à
apprendre l’arabe à partir de manuels, apparemment sans maître, et fut le fondateur
de l’école des études orientales en Angleterre. Selden apprit aussi l’hébreu. Au
contraire des grands hébraïsants d’Allemagne, de Suisse ou de France, tels Reuchlin,
Münster, Buxtorf et Richard Simon, il ne fut jamais instruit par aucun juif, le retour
de ceux-ci en Angleterre n’arrivant qu’après sa mort. (Comme il ne voyagea jamais
sur le Continent, on doit penser que, non plus que son contemporain Shakespeare,
créateur de Shylock, ce grand expert en droit rabbinique ne vit jamais aucun juif en
chair et en os!) Il était possible d’apprendre l’hébreu en Angleterre car il y avait des
hébraïsants d’un niveau non négligeable parmi le clergé anglican, à en juger d’après
l’exactitude et l’éloquence de leur version de la Bible, la «King James», et l’hébreu
était enseigné dans les deux universités anglaises, comme le montre G. Lloyd Jones
dans TheDiscoveryofHebrewinTudorEngland:aThirdLanguage(1983). Mais
Selden n’étudiait pas la Bible, s’intéressant plutôt au droit juif qu’il lisait dans les
sources originales, la Michna et les gemaroth, Babli et Yerushalmi, disponibles grâce
aux éditions de Bomberg à Venise à partir de 1520. Le MishnehTorah de Maïmonide
lui servait de la clef dont il avait besoin pour trouver les sugiothpertinentes à ses
discussions, n’ayant commencé ses études talmudiques qu’à un âge mûr et ne les
poursuivant intensément que pendant les deux ans qu’il passa en prison pour lèsemajesté. Le Talmud avait très mauvaise presse parmi les chrétiens, surtout à cause
des remarques méprisantes au sujet de Jésus qu’il contient, mais cela n’empêcha pas
Selden de l’étudier respectueusement, comme un corps de droit cohérent qui pouvait
servir de comparaison avec le droit anglais, voire d’inspiration pour son développement. Il s’intéressait en particulier aux traités d’‘Abhodahzarahet de Sanhedrin parce
qu’ils concernent les droits et les obligations des non-juifs vivant dans un État juif
(‫)מצות בני נוח‬, ce qui pouvait être un modèle pour l’application du droit ecclésiastique anglais aux non anglicans. De plus, il voyait dans le royaume des Hasmonéens
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un État où les lois d’excommunication et les lois sur les dîmes décrétées par les
rabbins n’étaient pas mises en application par le gouvernement laïc. Selden, qui
n’était pas un grand ami des évêques, en déduisait les limites de l’obligation d’un
État de soutenir son Église. On est tenté d’imaginer Selden comme préfigurant la
critique religieuse des Lumières, mais Toomer montre qu’il était d’une piété mesurée
et aucunement soupçonneux du bien-fondé du témoignage historique et scientifique
des Écritures. Cependant il était prêt à laisser les évêques anglicans régler leurs
propres affaires sans employer les instruments de l’État pour contraindre les sujets
du roi qu’ils ne pouvaient pas convaincre par leur éloquence, ce qui fait de lui un
penseur politique assez moderne, au même titre que Thomas Jefferson qui introduirait
la séparation de l’Église et de l’État dans la constitution de l’État de Virginie.
Le traité de Selden sur les dieux de la Syrie, son ouvrage le mieux connu sur le
Continent bien qu’il fût un tissu de mythologie mêlée de folklore, présentée presque
sans critique, et de philologie fantaisiste, son traité sur la femme juive, et surtout
son DeSynedriis sont cités partout dans les études de l’école d’Anthony Grafton sur
l’érudition au XVIIe siècle, mais le mépris traditionnel des savants chrétiens pour le
Talmud a survécu aux exposés admiratifs de Selden. On le voit encore dans l’Histoiredessectesreligieuses(1829-1848), t. III, p. 360-361, de l’abbé Grégoire, chez
Renan et chez son contemporain anglais, Frederic W. Farrar, grand historien de
l’interprétation de la Bible.
Avec ses nombreuses citations en hébreu et ses renvois à la littérature rabbinique,
où nous n’avons relevé que de très rares inexactitudes, ce livre magistral de Toomer
nous permet d’apprécier toute l’œuvre de ce grand juriste qui fut aussi un historien,
un arabisant et un hébraïsant.
Bertram Eugene SCHWARZBACH
Patricia EICHEL-LOJKINE. — Contesenréseaux,l’émergenceducontesurlascène
littéraire européenne, Genève, Droz, 2013, 457 pages («Les seuils de la
modernité», 16).
L’ouvrage de Patricia Eichel-Lojkine mêle des interrogations méthodologiques,
théoriques, concernant la définition et la genèse du conte en Europe avec des analyses ponctuelles de légendes, de contes et de récits. Il tourne autour des différentes
approches de la tradition narrative, depuis, entre autres, l’exploration des configurations internes des contes centrés sur les motifs, thèmes et structures, les fonctions
narratives étudiées par W. Propp, le dialogue entre les différentes traditions littéraires et religieuses, les liens avec le contexte historique, jusqu’au rôle des pratiques
orales de transmission. Certes l’analyse structurale du récit tend à figer le conte dans
des séquences-types constituées de schémas univoques, de matrices narratives répétitives, alors que la narration suppose une liberté discursive, des bifurcations
constantes et imprévisibles de l’intrigue. Ces différentes approches permettent de
rendre compte de l’organisation interne et des migrations des récits. Mais c’est
surtout en se fondant sur l’œuvre de Michel Foucault, notamment sur son Archéologie du savoir et sur l’Ordre du discours, que l’auteur dépasse certaines apories
inhérentes à des conceptions statiques de la matière narrative et fonde sa réflexion
sur l’invention des contes en Europe et leurs identités plurielles. Contrairement à
une vision commune, le conte en France trouve son origine dès les XVIe-XVIIe s.; il
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trouvera son moment d’accomplissement, comme en Allemagne au début du XIXe s.
avec les frères Grimm, dans le recueil des Contes de Perrault. L’auteur fonde sa
démonstration sur un ensemble d’anthologies dont le PiacevoliNotti de Straparola
(Venise, 1550), sa traduction par Jean Louveau et Pierre de Lavirey et le Cuntode
liCunti(Naples, 1634-36) de Giambattista Basile, qui ont précédé le Chatbotté de
Perrault. Les contes qui forment ces recueils ne sont pas entrevus comme des formes
figées, fermées sur soi, immobiles, mais comme des constellations mouvantes, instables, dynamiques, produit d’un processus permanent de rémanence, de rupture, de
transformation, de réactivation et de mutation. Mais aussi de réseaux, de croisements
et de transferts de tradition en tradition, comme en témoigne leur résurgence dans
la tradition narrative juive. L’auteur relie ainsi l’histoire qu’on trouve dans un sermon de Léon de Modène avec une fable de l’anthologie de Straparola. Il en est de
même avec le récitListoccoetLivorettode Straparola dont l’origine remonte à une
histoire en sanscrit, le KalilaetDimna.Ce texte a migré par le biais de la traduction
en français et de la version de LaBelleauxcheveuxd’or de Madame d’Aulnoy, via
un antécédent hébraïque du XIIe s. inspiré par le hassidisme rhénan; édité par Moses
Gaster sous le titre d’Exempla of the Rabbis, il ressurgit dans un récit qui a pour
protagoniste Rabbi Hanina, dans le recueil de légendes édifiantes en yiddish Mayse
bukh édité par Yaakov Abraham Pollack (Bâle, 1602). C’est en Italie au sein de la
communauté ashkénaze du nord, tout particulièrement en Vénétie, que la greffe a
pris entre la novellaitalienne et lemayse juif en yiddish qui sera imprimé au XVIIe s.
à Bâle. Cette méthode d’analyse reconstitue les circuits de diffusion, les points de
contact, les modalités de réécriture, les recyclages et les combinaisons d’énoncés
narratifs, les ressemblances et les différences qui font de ces légendes errantes un
tissu textuel ductile qui se transforme et migre à travers les aires culturelles et les
traditions religieuses. C’est moins la fixité des thèmes et la répétition des matrices
narratives qui font sens que la dynamique des transformations au cours des siècles
et selon les espaces géographiques. Certes, cet ouvrage d’une parfaite érudition,
fourmillant d’analyses minutieuses de récits, dépasse la seule tradition narrative
juive. Il fournit un remarquable cadre d’analyse à la compréhension de la naissance
du conte merveilleux en Europe. Il est toutefois important que le maillon juif ait été
si bien intégré dans cet ensemble culturel si large et ouvert tout en démontrant la
complexité, l’originalité et la place singulière de la littérature juive dans la genèse
de la culture européenne.
Jean BAUMGARTEN
Nathanael RIEMER, Sigrid SENKBEIL (éd.). — Be’er Sheva by Beer and Bella
Perlhefter.AnEditionofaSeventeenthCenturyYiddishEncyclopedia, Wiesbaden, Harrassowitz, 2011, XLII + 581 pages («Jüdische Kultur, Studien zur
Geistesgeschichte, Religion und Literatur», 24).
Les dernières décennies ont été fécondes en éditions de textes manuscrits en
yiddish ancien, soit connus mais jamais publiés, soit exhumés de fonds de bibliothèques. Elles viennent compléter notre connaissance de la littérature juive vernaculaire qui, longtemps négligée, se révèle d’un intérêt certain pour comprendre la
diversité et la complexité de la culture ashkénaze. À ces redécouvertes il convient
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dorénavant d’ajouter l’édition duBe’erShebha‘ de Beer Shmuel Issachar Perlhefter
(ca 1650-après 1713), rabbin praguois, et de sa femme Perla (ob. 1710). Cette encyclopédie populaire en yiddish occidental intitulée LePuitsdesSept fut rédigée à la
mémoire de leurs sept enfants. Beer Perlhefter devint le maître d’hébreu de l’hébraïsant chrétien Johann Christoph Wagenseil (1633-1705), professeur d’hébreu à l’université luthérienne d’Altdorf, qui utilisait les services et les compétences de juifs et
de convertis pour traduire des textes rabbiniques. Perlhefter fut également, entre
autres avec Mordekhay Mokhiah d’Eisenstadt et Mordekhay Ashkenazi, un des
membres de la Beth ha-midrash du savant, rabbin et kabbaliste italien Abraham
Rovigo de Modène, adepte modéré de Sabbataï Tsevi. En Italie, Perlhefter rédigea
un commentaire du texte zoharique Sifra de-tsniuta et un traité sabbatéen sur le
Messie. Sa femme Bella, professeur de musique et femme d’affaires, était connue,
notamment dans la communauté juive de Schnaittach en Franconie où elle résida,
comme rédactrice professionnelle de lettres en hébreu pour les femmes. Bien
qu’évoluant dans un milieu intellectuel et social fort différent de celui de sa contemporaine Glikl d’Hameln, comment ne pas rapprocher le destin de ces deux femmes
juives, remarquables par leur éducation, leur sensibilité et leur esprit d’entreprise?
Comme le détaille l’inventaire présenté dans l’ouvrage (p. XXXV-XXXVI), il existe
neuf manuscrits duBe’erShebha‘ conservés dans des bibliothèques à New York, à
Jérusalem et en Europe. La présente édition du texte se fonde sur le manuscrit de la
bibliothèque Municipale et Universitaire de Francfort (Ms. Heb. Oct. 183) copié
entre 1784 et 1785. Bella Perlhefter explique dans l’introduction que l’ouvrage fut
rédigé afin de garder le souvenir de ses sept enfants disparus, «pour servir de consolation pour les gens sans enfants ou pour ceux qui ont enduré la perte d’un enfant».
Le livre fut également rédigé afin de proposer aux juifs peu éduqués, auxquels une
médiocre connaissance de l’hébreu rendait la lecture de la plupart des livres saints
difficile ou impossible, une encyclopédie populaire en yiddish. Le but essentiel
restant de transmettre les fondements de la tradition juive, les valeurs morales du
judaïsme et des normes édifiantes aux simples juifs qui n’avaient pas accès aux
sources originales. L’ouvrage est divisé en sept chapitres, chacun portant le nom
d’un enfant décédé, soit, la tente de Moïse, la tente de Jacob, le chapitre de Wolf,
les lamentations de Loev, la tente de Sarah, la tente de Rachel et la porte de Jutta.
Le Be’erShebha‘ est, en fait, divisé en trois grandes parties: la première portant sur
la cosmogonie, la seconde sur l’histoire et la dernière sur l’éthique. Le premier et le
second chapitres proposent une description du cosmos, des palais célestes (Heykhalot), du paradis (Gan‘eden) et des enfers (Gehinnom), centrée sur le sort des âmes
après la mort et le salut. Les chapitres trois, quatre et cinq portent sur l’histoire de
l’humanité depuis Adam jusqu’à la mort de Moïse, fondés sur la forte opposition
entre la faute et la repentance et imprégnés de références à la kabbale, au messianisme et à la théologie sabbatéenne. Les deux derniers chapitres, s’ils continuent
l’histoire du peuple d’Israël jusqu’à la captivité de Babylone, offrent avant tout une
méditation eschatologique, apocalyptique, sur l’exil, la libération et les deux messies, fils de Joseph et fils de David, en référence explicite à Sabbataï Tsevi, désigné
comme le messie souffrant et le héraut de la rédemption. La dernière partie de
l’ouvrage, proche de la tradition de la littérature morale (sifrutha-musar), est une
méditation éthique sur le repentir, le monde à venir et la résurrection des morts. Le
texte, pénétré d’idées empruntées à la doctrine sabbatéenne, entremêle conseils
moraux, règles éthiques, récits, légendes, paraboles, fables, anecdotes, proverbes,
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références bibliques, talmudiques, midrashiques, kabbalistiques, ainsi que des références à des ouvrages médiévaux, dont le Guidedeségarés, les Ḥobhotha-lebhabhot, leSeferḥasidim et le Zohar.
On ne peut que remercier Nathanael Riemer et Sigrid Senkbeil d’avoir proposé
une version complète du texte en langue originale et fait découvrir un texte d’une
évidente richesse et complexité qui apporte de nombreuses informations sur les
adeptes de Sabbataï Tsevi, leurs écrits, leur pensée. L’étude du Be’erShebha‘reste
d’un intérêt évident, non seulement pour les philologues, les linguistes qui étudient
le yiddish occidental aux XVIIe-XVIIIe siècles, mais aussi pour les spécialistes de
multiples domaines, que ce soit l’histoire de la littérature, des hérésies ou de l’anthropologie religieuse du judaïsme. Cette excellente édition, précédée d’une introduction très claire, pourra être complétée et approfondie par la lecture de l’ouvrage de Nathanael Riemer1 et l’édition de lettres de Bella Perlhefter par Elisheva
Carlebach2.
Jean BAUMGARTEN
Shlomo BERGER. — Producing Redemption in Amsterdam, Early Modern Yiddish
BooksinParatextualPerspective,Leyde, Brill, 2013, 233 pages («Studies in
Jewish History and Culture», 37).
Les notions d’«épitexte», de «péritexte» et de «paratexte» ont été créées au
début des années 2000 pour désigner les informations contenues dans un ouvrage
qui renseignent sur l’auteur, les caractéristiques du texte, le processus d’édition,
d’impression et de commercialisation, le public visé et les pratiques de lecture. Ces
données sont essentiellement consignées dans les pages de titre, introductions, préfaces, postfaces et colophons. Cette mise en texte suppose une chaîne d’auteurs, de
professionnels, d’agents intermédiaires qui participent à la création, à la conception
et à la réalisation de l’ouvrage. Leur rôle reste primordial dans la forme et le contenu
que le livre prendra; ce travail implique différentes techniques, interventions, opérations et compétences qui auront un impact direct sur la forme matérielle du livre et
sur les multiples façons dont les lecteurs liront, étudieront et comprendront l’ouvrage
imprimé. Il s’agit donc, comme le dit S. Berger, d’un «aspect vital de la production
livresque» et, plus généralement, de l’histoire du livre.
Les ouvrages en yiddish publiés aux XVIIe et XVIIIe siècles constituent un remarquable laboratoire pour l’étude des données paratextuelles et la compréhension des
caractéristiques du livre juif imprimé en Europe à l’époque moderne. Notamment ceux
qui furent imprimés à Amsterdam où, entre 1650 et 1750, environ trois cent vingt
livres en yiddish furent édités. Cette cité deviendra le principal lieu d’impression de
1. N. RIEMER, Zwischen Tradition und Häresie. ‘Beer Sheva’ — eine Enzyklopädie des
jüdischenWissensderFrühenNeuzeit, Wiesbaden, Harrassowitz, 2010.
2. E. CARLEBACH, «Bella Perlhefter», JewishWomen’sArchive,JewishWomen,aComprehensiveHistoricalEncyclopedia, 1 March 2009, http://jwa.org/encyclopedia/ article/perlhefter-bella; EAD., EarlyModernWorkshop:JewishHistoryRessources, t. I, EarlyModern
Period.IntroductiontotheLettersofBellaPerlhefter, Middleton (Conn.), 2004, p. 149-157,
en ligne à http://wesscholar.wesleyan.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1013&context=emw,
2012 (consulté au printemps 2013).
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livres yiddish en Europe. Shlomo Berger ne limite pas son ouvrage aux considérations
matérielles, toutes fondamentales qu’elles soient; il étudie également les relations qui
existent entre le travail des éditeurs, imprimeurs, libraires et le contexte social.
Chaque livre s’adresse à des lectrices, des lecteurs singuliers, mais aussi aux membres
d’une communauté; d’où ses liens avec la religion, l’histoire, les modes de vie et les
pratiques sociales. Le livre imprimé participe d’un double objectif de moralisation
individuelle et de rédemption collective.
Shlomo Berger montre que le paratexte des livres en yiddish opère dans une
multitude de directions qu’il détaille avec précision et érudition. Les pages de titre
identifient le texte, présentent son contenu, vantent sa qualité, notamment technique,
afin d’inciter le public à l’achat. Elles contiennent surtout de substantielles informations sur l’éditeur et sur l’imprimeur dans le cas où ces deux fonctions sont distinctes.
Quant aux titres, du fait que nombre de livres sont des traductions, adaptations ou
paraphrases et en raison du prestige de la langue sainte, ils sont majoritairement en
hébreu. Chaque type de livre, entre autres, les prières quotidiennes ou des fêtes, les
supplications, les ouvrages éthiques ou les textes profanes, se caractérise par un
modèle commun, notamment concernant le public des ouvrages populaires composé
des femmes, hommes et enfants qui ne comprennent pas ou peu l’hébreu. Les pages
de titre se distinguent également par l’exposé d’un ensemble de motivations liées
principalement à la portée édifiante du livre et à son influence purificatrice sur les
lecteurs et les lectrices. La question des approbations rabbiniques (haskamot) reste
un autre aspect intéressant de la production livresque en langue vernaculaire. La
majorité des livres en yiddish échappent à ce contrôle. Lorsqu’on trouve des recommandations, elles servent essentiellement à vanter les mérites de l’ouvrage et de son
auteur, à protéger les droits de l’éditeur-imprimeur et à assurer un quasi monopole
sur la diffusion de chaque édition dans l’espace ashkénaze. C’est dans les préfaces
(hakdomes;debharha-mehabber,ha-ma‘atiq ou ha-madpis) et les apologies (hitnaslut)
en hébreu ou en yiddish qu’on trouve le plus de renseignements sur le processus de
fabrication des livres, que ce soit concernant les imprimeurs, protes, correcteurs,
compositeurs, pressiers (ha-mebhi la-defus, ha-mebhi le-bhet ha-defus) ou sur les
agents de diffusion, libraires et colporteurs. Ces données jusqu’alors trop peu étudiées fournissent une somme d’informations précieuses sur l’aspect technique, la
composition, la dimension commerciale et la finalité essentiellement religieuse des
livres en yiddish. Le paratexte concerne, de même, les choix éditoriaux, les éléments
insérés dans le texte lui-même qui servent à ordonner et organiser le discours et
facilitent la lecture, que ce soit, entre autres, les caractères, les divisions textuelles,
les chapitres, les paragraphes et les tables des matières. Dans la plupart des livres
yiddish, les éditeurs insistent sur le fait que la lecture aide à la purification du corps,
de l’esprit; elle participe, de ce fait, à la fin de l’exil, à la préparation du processus
de rédemption et à la reconstruction du Temple de Jérusalem. Nombre d’épilogues
insistent sur cette dimension messianique du livre, en même temps qu’ils érigent la
lecture en commandement lié à la transformation éthique et à la pénitence. Le livre
se clôt par le colophon qui complète les informations concernant les concepteurs du
livre, notamment les correcteurs et pressiers, et les dates de fabrication du livre.
L’intérêt de l’ouvrage fort réussi de Shlomo Berger est de proposer un ensemble
important d’extraits de livres yiddish rédigés par les imprimeurs, les éditeurs et les
auteurs dans une langue très imagée, souvent savoureuse, qui viennent étayer l’étude
générale. En combinant subtilement deux dimensions — la réflexion théorique,
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méthodologique, agrémentée d’exemples concrets — S. Berger a su montrer tout
ce que l’étude de la production livresque en langue juive vernaculaire imprimée à
Amsterdam peut apporter à l’histoire du livre en Europe au XVIIe et au XVIIIe siècle.
Cette étude témoigne que les ouvrages populaires en langue yiddish, loin de former
une littérature mineure, peuvent être un apport non négligeable aux discussions sur
des objets de recherche actuellement au cœur de maints débats dans le domaine des
sciences humaines. Shlomo Berger rassemble en un ouvrage bien documenté, cohérent et érudit une masse d’informations substantielles sur l’impression des livres en
langue yiddish à Amsterdam. Cette pénétrante étude ouvre un vaste champ de
recherche encore largement à explorer.
Jean BAUMGARTEN
Bertram Eugene SCHWARZBACH (intr., éd., notes). — [Voltaire,]LaBibleenfinexpliquéeparplusieursaumôniersde S.M.L.R.D.P.,t. I, [Texte], t. II, [Annotations],
Oxford, Voltaire Foundation, 2012, XXIV + 542 pages et p. 543-827 («Les
œuvres complètes de Voltaire», 79A, 1-2).
En 2011 M. Schwarzbach avait procuré une édition savante des Examensdela
Bible, de la marquise du Châtelet (recensée dans REJ 172/1-2, janv.-juin 2013,
p. 260-262). Son introduction et ses notes montraient l’indépendance de cette femme
d’esprit trop souvent présentée comme la muse servile du philosophe. Pour être
beaucoup plus jeune que ce dernier, Gabrielle-Émilie n’en avait pas moins de personnalité. Les interrogations qui courent son livre manifestent un esprit critique plus
sensible aux questions que soucieux de les résoudre. Voltaire qui n’a pas souvent
donné dans l’inquiétude, cette uneasiness, caractéristique du Siècle des Lumières,
qui assombrit l’éclat de la raison et du bon sens, aborde les Écritures comme
quelqu’un qui sait, et son plaisir littéraire par excellence se manifeste dans l’adhésion feinte à des propositions pour lui dénuées de sens. Chez lui, l’étonnement le
cède presque toujours à l’ironie. Ce dont témoigne en particulier La Bible enfin
expliquée(1776), rééditée par les soins de la Voltaire Foundation en 2012, sous la
forme d’une édition critique présentée et annotée par M. Schwarzbach.
Il faut dire un mot de la réalisation matérielle de cette entreprise. On pouvait
craindre l’économie de papier: des caractères très petits, des notes de Voltaire encore
plus petites et mélangées de surcroît à celles du philosophe. Vaines craintes: le
caractère adopté dans l’introduction comme dans le texte proprement dit ou les notes
critiques est «généreux». Les notes de M. Schwarzbach mènent une vie indépendante dans un deuxième volume que l’on peut consulter sans embarras au cours de
la lecture du texte, qui lui-même a ses notes en bas de page. Bref on a affaire à un
outil de travail très confortable.
Dans son introduction, M. Schwarzbach offre en particulier au lecteur une synthèse extrêmement précise et très bien documentée de l’approche critique du texte
de l’Écriture, telle que la connaissait et la pratiquait Voltaire. On apprend en particulier que celui-ci ne se contentait pas de reproduire ses sources principales, mais
qu’avec une grande hardiesse et parfois de manière féconde, il avançait des hypothèses dont certaines ont été retenues par la critique moderne. Ce travail de synthèse,
que n’encombrent pas les appels à des notes susceptibles d’égarer le lecteur en le
détournant du texte principal, trouve un complément adéquat dans les notes du
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deuxième volume: on y trouve les citations, les références, mais aussi des explications permettant de comprendre les choix de traduction ou de commentaires de
l’auteur.
M. Schwarzbach est très sensible à la personnalité de Voltaire, exégète de l’Écriture. Ce qui paraît aller de soi, pour un chercheur très attaché à l’histoire de l’exégèse: qu’on se rappelle son travail important sur la Bible de Samuel Cahen. Il n’est
donc pas très étonnant qu’il n’ait pas été tenté par une interprétation littéraire du
texte qu’il édite. Même s’il multiplie les références internes au corpus des Œuvres
complètes, M. Schwarzbach choisit plutôt ses textes dans le cadre de l’histoire de
l’herméneutique qu’il maîtrise parfaitement.
Il est permis de regretter l’absence d’un traitement littéraire de ce texte si important. L’ironie de Voltaire mérite un traitement particulier. Elle permet par exemple
de rapprocher de manière étonnante Voltaire et Pascal. Certes les Pensées sont loin
des préoccupations de Voltaire, comme le montre une lecture même superficielle
des réflexions de celui-ci. En revanche dans les Provinciales on peut trouver un
procédé favori de Voltaire: paraître adhérer humblement à des propositions dogmatiques que l’on désapprouve, sans exprimer bien entendu son désaccord. Autre intérêt d’une réflexion littéraire: la réécriture de la Bible par Voltaire et la nécessité
ressentie par celui-ci de refaire à partir du même texte un autre texte, toujours dépendant du premier. Diderot se garde bien de réécrire, car la réécriture traduit une sorte
de servitude: tout ironiste qu’il soit, distingué comme tel par Hegel, l’auteur du
Neveu de Rameau tient à cette liberté d’initiative qui est selon lui le propre de
l’auteur, qui écrit son rouleau indépendamment du «grand rouleau». L’asservissement profond de Voltaire à la Bible marque la limite de son ironie: dans celle-ci le
travail du négatif opère à plein régime, car il est sans limites, chez Voltaire, il se
définit par la seule négation du christianisme, laissant la place ouverte à un laïcisme
replet, notamment celui de Homais.
Il faut remercier M. Schwarzbach qui permet grâce à ses deux publications (la
marquise du Châtelet doit être lue en même temps que Voltaire) de s’informer de
manière sûre sur les modalités françaises de la critique de l’Écriture et aussi sur les
caractères spécifiques de l’ironie en matière religieuse au XVIIIe siècle.
Jean-Pierre OSIER
Edward FRAM. — AWindowontheirWorld.TheCourtDiariesofRabbiHayyim
Gundersheim,Frankfurt-am-Main,1773-1794, Cincinnati, Hebrew Union College Press, 2012, 643 pages.
L’étude des responsaa permis d’approfondir la connaissance de maints aspects
de la vie religieuse, de l’histoire sociale, économique et du droit hébraïque dans la
société ashkénaze. Il convient d’ajouter à ces sources les transcriptions des débats
et des décisions des tribunaux rabbiniques (Bateydin). Les responsatraitent d’opinions légales échangées entre sages et rabbins aux fins de préciser des points de
la halakhah; les comptes rendus des tribunaux rabbiniques, quant à eux, reflètent la
pratique juridique. Les décisions des juges sont censées être suivies d’applications
concrètes et immédiates. L’ouvrage d’Edward Fram constitue un remarquable
exemple de la richesse de ces documents pour comprendre les cadres juridiques
et l’histoire sociale des communautés juives en Europe au XVIIIe s. À l’étude des
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décisions des tribunaux rabbiniques de communautés comme Cracovie, Prague,
Metz ou Amsterdam, il convient à présent d’ajouter l’importante étude consacrée
aux délibérations du tribunal rabbinique de Francfort dans les dernières décennies
du XVIIIe s. Edward Fram se fonde sur un manuscrit conservé au Jüdisches Museum
de Francfort-sur-le-Main (cote B1986/288), qui comprend deux cent dix feuillets
rédigés en écriture semi-cursive ashkénaze par divers copistes et concerne deux cent
cinquante-quatre litiges.
Divers types de documents légaux existent. On trouve les protocoles et délibérés
(qunṭresha-ṭa‘anot)des tribunaux rabbiniques conservés au sein des communautés
dans lesquels sont consignés les débats entre les parties opposées et les décisions
des juges. Le manuscrit de Francfort renferme un type particulier de documents
puisqu’il s’agit des verbatim rédigés par un juge du tribunal rabbinique, Rabbi Haïm
Gundersheim, qui avait l’habitude de conserver une trace écrite de chaque affaire
jugée. Comme les autres dayanim,Haïm Gundersheim faisait partie des notables de
la communauté; en dehors de son métier de juge, il enseignait le Talmud et il administrait unkloyz.Le manuscrit comprend les transcriptions que Gundersheim avait
l’habitude de noter après les sessions du tribunal ainsi que des passages rédigés par
des copistes anonymes à partir de ses notes. Chaque affaire jugée est présentée selon
un modèle propre aux décrets et arrêtés rabbiniques qui comprend le nom des plaignants, des témoins, le motif de la plainte, les débats contradictoires et le verdict
des juges. Les personnes en conflit sont parfois accompagnées par des représentants
légaux qui préparent les plaidoiries, les aident et participent, moyennant rétribution,
aux débats. Ces verbatim constituent un riche terrain d’étude du vocabulaire juridique et de la langue jurisprudentielle des tribunaux rabbiniques. Le grand intérêt
historique de ces décisions est de présenter, à partir de l’exposition des litiges, une
radiographie de la vie sociale à l’intérieur de laJudengassede Francfort au XVIIIe s.;
d’autant que les affaires jugées concernent toutes les couches de la population juive,
depuis les domestiques jusqu’aux familles les plus riches. Les documents montrent
que ce sont en majorité les femmes qui font appel au beytdin, entre autres pour le
règlement de transactions et de litiges portant sur des titres de propriétés ou des
contrats de mariage. Les différends portent principalement sur des accords commerciaux, le paiement différé de travaux, la collecte des taxes, des litiges entre époux
et entre héritiers, des disputes entre marieurs concernant leurs rétributions ainsi que
l’achat de places à la synagogue. Nombre d’affaires, vue l’exiguïté du quartier juif
de Francfort, portent sur la construction de bâtiments, dont un hôpital (heqdesh),
l’accès aux cours, l’usage, la vente de biens et de propriétés. On trouve aussi
quelques cas liés à des questions rituelles, comme, par exemple, le rachat du premier-né (pidiyonha-ben)quand le père est décédé, ou encore la loi du lévirat et la
renonciation du beau-frère à épouser la veuve de son frère (ḥaliṣah). Notons aussi
diverses ordonnances décrétées par le conseil de la communauté (qahal) qui nécessitent les avis et conseils de juges, comme l’interdiction de jouer aux cartes, de boire
du vin, de la bière et du café la nuit dans les maisons, d’assister aux comédies et de
danser.
Certains juifs avaient l’habitude de faire appel aux tribunaux hors de la communauté, notamment lorsqu’ils pensaient que le beytdin n’avait pas su régler convenablement leurs affaires. La fin du XVIIIe s. constitue en effet une période de transition
qui voit de plus en plus de cas jugés par des cours civiles (Reichhofrat) en raison
de l’érosion de l’autonomie juridique des communautés juives issue des privilèges
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médiévaux et de la progressive abolition des barrières entre la société juive et la
société au sens large. Il ne s’agit pas seulement d’un indice d’assimilation, d’une
mutation sociale liée au processus de modernisation, à l’influence de décrets visant
à réduire l’autorité des tribunaux rabbiniques et d’une intervention accrue du pouvoir qui tend à affaiblir les institutions communautaires. Plus pragmatiquement,
certains juifs pensaient, par ce biais, pouvoir plus sûrement obtenir gain de cause
dans le règlement de leurs différends.
Pour chaque affaire traitée, Edward Fram présente un résumé en anglais suivi de
la transcription intégrale de l’acte tel qu’il a été rédigé par Haïm Gundersheim.
Comparables quant à la langue aux pinqasim et aux sifreyha-qahal, les actes sont
rédigés en hébreu rabbinique, riches d’expressions et d’un lexique empruntés aux
sources talmudiques et aux codes médiévaux et parsemés de mots en langue vernaculaire, que ce soit le yiddish ou l’allemand en caractères hébraïques. L’ouvrage
comprend divers appendices, notamment des extraits du pinqas de la communauté
de Francfort, qui complètent l’exposé des cas, comme celui de la construction du
heqdesh.Mentionnons de même un index des cas, des listes des abréviations utilisées dans les sources juridiques, des mesures, des monnaies, des noms propres, des
maisons et enseignes de la Judengasse, des termes en judéo-allemand, un index
thématique et une riche bibliographie.
Poursuivant son étude des rapports entre loi et société dans le monde ashkénaze,
Edward Fram offre une remarquable édition de sources originales qui éclairent la
vie juive à Francfort. Elle constitue un riche terrain d’étude pour les linguistes,
anthropologues, historiens et spécialistes du droit hébraïque. L’auteur apporte, dans
son importante introduction, des informations très précises sur la composition des
tribunaux rabbiniques, la sélection des juges, le fonctionnement des cours et leur
histoire dans la communauté de Francfort. Alliant rigueur, précision et richesse
documentaire, cet ouvrage peut, d’ores et déjà, être considéré comme un livre de
référence sur la communauté juive et les pratiques juridiques à Francfort au
XVIIIe siècle.
Jean BAUMGARTEN
Luciano ALLEGRA (dir.). — Una lunga presenza. Studi sulla popolazione ebraica
italiana, Turin, Silvio Zamorani Editore, 2009, 264 pages.
Ce recueil résulte d’un projet de catalogage des sources démographiques sur les juifs
d’Italie (recensements, registres communautaires, état civil, etc.). Les quatre contributions et les annexes qui le composent n’ambitionnent évidemment pas de donner
une couverture exhaustive de l’histoire de la population juive italienne aux XVIIIe et
XIXe siècles: comme l’indique le sous-titre, ce ne sont que des «études», ponctuelles,
«sur la population juive italienne». Elles offrent pourtant un ensemble de données fort
riche et des idées très stimulantes sur cette «longue présence» d’une population qui,
comme le rappelle Luciano Allegra au début du volume («Introduzione», p. 9-12),
fut toujours modeste (jamais plus d’un millième de la population italienne) mais sur
laquelle existe une riche documentation, encore insuffisamment exploitée.
Le volume s’ouvre par un essai de Claudia Colletta («Demografia storica dei
ghetti marchigiani in ancien régime: il metodo onomastico, fonti e studi», p. 13-62),
qui étudie les noms de famille juifs dans les Marches (Ancône, Pesaro, Senigallia,
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Urbino). L’onomastique est utile pour retracer l’histoire des migrations, d’autant que
les noms des juifs d’Italie, fixés pour beaucoup dans la seconde moitié du XVIe siècle,
viennent souvent des lieux d’origine de ceux qui les portent — la limite de la méthode
étant la faible mobilité du judaïsme italien: beaucoup de juifs, une fois arrivés en
Italie, choisissent de demeurer définitivement dans leur premier lieu d’installation.
On peut regretter que soient ignorés les importants travaux (relevant il est vrai de
l’histoire médiévale, et rédigés en français) conduits entre la fin de années 1980 et le
début des années 2000 dans le domaine de l’onomastique, dont certains portent sur
l’onomastique juive ou marchigiane (notamment J.-M. Martin et F. Menant (dir.),
«Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne. L’espace italien», Mélanges
de l’École française de Rome. Moyen Âge en 1994, 1995 et 1998, et M. Bourin,
J.-M. Martin et F. Menant (dir.), L’anthroponymie,documentdel’histoiresociale
desmondesméditerranéensmédiévaux, Rome, 1996). Au demeurant l’article, assez
descriptif, propose une analyse démographique puis une analyse onomastique très
claire et complète de la population de ces ghettos.
Agnese Cuccia, dans la seconde contribution («Gli ebrei tra i precursori della
transizione demografica?», p. 63-112 et tableaux généalogiques p. 113-121), quitte la
description pour attaquer frontalement la thèse, classique depuis le début du XXe siècle,
d’une moindre fécondité des juifs par rapport à la société majoritaire en raison du fait
que la «transition démographique» affecterait ceux-là avant celle-ci. Construite à
partir de cas peu nombreux, cette hypothèse n’est pas formulée sur une longue période
et pose sans la prouver une uniformité des comportements des juifs: autant de faiblesses qui permettent à l’auteur de douter de la baisse de la fécondité au XIXe siècle
et d’insister sur les différences entre les lieux.
Cristina Zuccaro propose ensuite («La storia demografica di una piccola comunità
ebraica. Asti fra Sette e Ottocento», p. 123-165) une monographie sur la communauté juive d’Asti aux XVIIIe-XIXe siècles. Communauté modeste, mais qui connaît
une nette croissance, et dont sont présentées les structures, les familles ou encore
les liens avec les autres communautés, dans une perspective microanalytique, notamment pour l’année 1838, qui fait l’objet d’une étude détaillée permettant une comparaison avec les communautés d’Azzi et de Saluzzo.
Dans le dernier essai («Mestieri e famiglie del ghetto», p. 167-197), Luciano Allegra
propose un examen plus général de la vie professionnelle, un point encore mal connu
de l’histoire des ghettos et de leurs habitants, comme tant d’autres il est vrai (l’auteur
affirme même au début de sa contribution qu’on n’en sait guère plus aujourd’hui sur
le ghetto que du temps de Louis Wirth, auteur d’un livre publié en 1928). Il soutient
que, contrairement à une idée couramment reçue, les professions liées à l’activité de
crédit (dans le cadre des banchidipegno, les comptoirs de prêt sur gage) n’occupent
pas une place prépondérante: contre les mythes tenaces du juif du ghetto en Shylock
ou en brocanteur misérable (p. 168), il observe au contraire que les occupations des
juifs sont très variables et révèlent une certaine osmose avec le contexte de leur
communauté. Parmi ces occupations, on trouve en particulier beaucoup d’artisanat.
Le livre se clôt par un riche appendice présentant les sources cataloguées (p. 199252) et par un index. On ne peut que souhaiter que d’autres volumes aussi sérieux,
aussi clairs et aussi riches en données et en annexes (tableaux, graphiques, sources,
arbres) améliorent notre connaissance de ce pan essentiel de l’histoire des juifs
d’Italie.
Pierre SAVY
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Jean-Pierre ROTHSCHILD, Jérôme GRONDEUX (éd.). — AdolpheFranck,philosophe
juif,spiritualisteetlibéraldanslaFranceduXIXesiècle.Actesdelatableronde
tenueàl’InstitutdeFrancele31mai2010, Turnhout, Brepols, 2012, 234 pages
(«Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses», 153).
Cet ouvrage vient jeter un utile coup de projecteur sur une personnalité importante, trop peu étudiée jusqu’ici. Les différentes contributions, issues des actes d’un
colloque tenu à l’Institut de France le 31 mai 2010, année du bicentenaire de la
naissance d’Adolphe Franck, sont autant d’esquisses pour une future biographie
de ce savant philosophe, dont on peut souhaiter qu’elle soit entreprise au plus vite.
Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que d’avoir d’ailleurs permis de corriger
une erreur fréquemment reprise dans les notices biographiques sur Adolphe Franck,
erreur qui le fait naître le 9 octobre 1809 alors que sa date de naissance, vérifiée par
Jean Daltroff dans l’article inaugural de ce recueil, est le 1er décembre 1810. Mais
là ne s’arrête pas l’intérêt qu’il pouvait y avoir à célébrer le bicentenaire de cette
naissance. Premier jalon pour une future biographie plus complète, l’ouvrage permet
de plus de poser à nouveaux frais et à la lueur de la trajectoire du personnage certaines questions importantes qui touchent aux relations entre philosophie, religion
et politique dans la France du XIXe siècle.
Une anecdote, plusieurs fois citée par les auteurs de l’ouvrage, pourrait résumer
assez bien les différentes problématiques ici mises à l’étude. Elle est rapportée en
particulier par Alfred Fouillée, successeur d’Adolphe Franck à l’Académie des
sciences morales et politiques, dans l’hommage qu’il lui consacre en octobre 1894
et qui fait dire à l’aumônier du collège de Douai où le jeune agrégé enseigna la
philosophie au commencement de sa carrière: «Notre meilleur chrétien, et le plus
ardent, est un israélite, c’est notre professeur de philosophie».
Israélite d’abord car Adolphe Franck, par son éducation et son parcours, est un
parfait représentant et un acteur majeur du «franco-judaïsme» au XIXe siècle. Dans
sa contribution au recueil, Jean Daltroff décrit ainsi minutieusement le cadre familial
et éducatif qui fut celui du jeune Franck en Lorraine, et ce qu’il reçut probablement
d’éducation religieuse, au sein d’un système éducatif post-révolutionnaire en pleine
transformation sous l’action volontariste des consistoires départementaux: le cas de
l’école israélite de Nancy, fréquentée par Franck, en est une bonne illustration.
Il tient finalement à peu de choses que Franck n’ait pas suivi une formation complète
pour le rabbinat et se soit orienté vers la philosophie: son échec au concours d’entrée
à l’école rabbinique de Metz en 1829 l’oblige à revoir le «plan de carrière» auquel,
comme bon nombre des fils de la petite bourgeoisie juive de Lorraine, il était destiné. Cet échec n’empêche pas Adolphe Franck de participer par la suite très activement aux instances officielles du judaïsme français ainsi qu’à la vie intellectuelle
juive de l’époque, ce que montre bien l’article long et documenté de Georges Weill.
C’est l’occasion de revenir sur sa place éminente au Consistoire central, dont il fut
l’un des vice-présidents à partir de 1846 et le représentant au Conseil supérieur de
l’Instruction publique de 1850 à sa démission, en 1873. Son rôle actif et ses prises
de position dans cette instance, passés en revue par Georges Weill, contribuent à
l’élaboration d’une «religion consistoriale» réformée, qui s’accompagne de débats
bien connus mais utilement rappelés ici. Adolphe Franck participe d’autre part à
la création de la Société des études juives en 1880 et collabore tout au long de sa
vie avec certains organes de la presse juive — tout particulièrement les Archives
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israélites —, dont M. Weill propose un dépouillement non exhaustif mais déjà très
suggestif. Son refus de participer à l’Alliance israélite universelle marque les limites
de son engagement dans la dynamique du judaïsme français et il faudrait sans doute
pousser l’analyse des raisons et des conditions qui expliquent cette méfiance. Enfin,
bien que ne se voulant pas lui-même un «érudit», Adolphe Franck est l’auteur de
contributions savantes sur le judaïsme qui ponctuent toute sa production intellectuelle. Peut-on dire pour autant de lui qu’il incarnerait la version française de la
science du judaïsme? Assurément pas, ce que soulignent plusieurs contributions,
dont celles de Paul Fenton et de Jean-Pierre Rothschild. Car Adolphe Franck est
d’abord et avant tout un philosophe.
Après son échec à l’école rabbinique de Metz, ses études de philosophie lui permettent en effet d’être reçu premier à l’agrégation en 1832 et d’entrer en relation
avec Victor Cousin, à qui il doit une bonne part de sa brillante carrière: assez vite
nommé professeur de philosophie à Paris, il est reçu en 1844 — à trente-trois
ans! — à l’Académie des sciences morales et politiques, dont il sera un membre
actif comme le montre bien Yves Bruley dans sa contribution; puis il devient professeur au Collège de France en 1849, à la chaire de philosophie ancienne puis à
celle du droit de la nature. Sa pensée philosophique s’inscrit dans le sillage du
spiritualisme et de l’éclectisme de Victor Cousin mais c’est l’un des enjeux de ce
livre de marquer les limites de ce constat. Héritier de Cousin, au même titre que les
Jules Simon, Edme Caro et Paul Janet, Adolphe Franck ne peut s’en tenir aux présupposés considérés comme acquis par Cousin concernant les rapports entre Raison
et Révélation, pour des raisons qui touchent à la fois aux transformations sociales
et politiques en France à partir de 1848 et lors de l’installation de la République, et
aux fondements même de leurcredophilosophique, ce que souligne fort justement
Perrine Simon-Nahum. L’enjeu, soulevé par plusieurs contributions du recueil, est
au fond la question des fondements d’une philosophie de l’âme, et c’est ici que
prend toute sa dimension l’importance du judaïsme chez Adolphe Franck: dès son
premier travail d’importance sur la kabbale, en 1843, et jusqu’à la réédition de celuici dans le contexte d’un surprenant rapprochement avec les principaux tenants des
sciences occultes, en passant par bon nombre de publications dont la préface à
l’important Dictionnairedessciencesphilosophiques,œuvre maîtressedont il dirige
la publication à partir de 1844, Adolphe Franck travaille ce problème, que la montée
en puissance des philosophies morales utilitaristes ou de l’athéisme militant vient
renforcer à la fin du siècle. Il n’empêche: c’est en philosophe qu’Adolphe Franck
aborde la tradition de la kabbale, ce qui explique les très fortes critiques qui lui sont
adressées dès la parution et la faible postérité de son texte, trop coupé de la WissenschaftdesJudentums allemande à la même époque et dont les hypothèses de départ
sont fautives. La contribution de Paul Fenton, qui passe peut-être un peu vite sur le
propre projet de Franck dans le livre sur la kabbale, éclaire bien cette dimension, en
parcourant les nombreuses critiques et le devenir des études sur ce corpus.
De même, c’est en philosophe qu’Adolphe Franck, comme bon nombre des proches
de Cousin, traite du Moyen Âge dans les nombreuses notices du Dictionnairedes
sciencesphilosophiques.Le travail minutieux de Jean-Pierre Rothschild sur la place
du Moyen Âge dans cette entreprise, rapportée à celle plus générale de cette période
historique dans la philosophie spiritualiste de l’époque, ne laisse guère de doute sur
le sujet: outre la faiblesse relative du nombre de pages du dictionnaire consacrées
au Moyen Âge — ce qui apporte un sérieux bémol à cette idée presque rabâchée
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aujourd’hui d’un premier XIXe siècle «découvrant» le Moyen Âge —, philosophes
et pensées philosophiques y sont toujours perçues «en marge de l’histoire générale
de la philosophie», à partir de certains schématismes hâtifs issus de la pensée de
Cousin, et rarement sous l’angle d’une véritable mise en perspective historique et
distanciée. Au fond, Adolphe Franck et ses contemporains philosophes sont surtout
soucieux d’asseoir la doctrine spiritualiste et d’en dégager au plus vite et le plus
efficacement possible la morale pratique qui en découle.
Chrétien, enfin? Y a-t-il lieu de donner une réalité aux propos ironiques de l’aumônier du collège de Douai? La réponse est non, bien entendu, car Adolphe Franck
resta fidèle au judaïsme toute sa vie, à la différence de bien d’autres, y compris
dans son entourage proche. Mais la belle analyse de Joël Sebban permet de mettre
en lumière la complexité des rapports qu’il entretient avec le christianisme, sur un
plan philosophique, spirituel et même religieux, au cours de différentes phases de
sa vie. Réelle admiration, malgré les attaques très peu charitables dont il fut l’objet
dans la presse catholique, pour certains aspects cultuels de la religion dominante,
souci de rappeler la continuité entre Ancien et Nouveau Testament, fascination
même pour la pureté morale du message christique et pour le mystère de l’Incarnation, qui lui valent quelques passes d’armes au sein du monde juif. On retrouve
ici le poids de la philosophie spiritualiste mais aussi, pour reprendre les termes
de Joël Sebban, «la séduction» et la «force normative qu’exerce le catholicisme
auprès de l’élite intellectuelle israélite au XIXe siècle». Mais cette fascination a des
limites: refus du prosélytisme (en particulier lors de l’affaire Mortara) et crainte
des abjurations, critique de la montée de l’antisémitisme repris par une partie du
clergé catholique; méfiance enfin envers une certaine mystique chrétienne de
l’amour et de la foi qui vient heurter ses positions libérales et sa conception du
droit naturel.
La place de la tradition et de la pensée mystique chez Franck est probablement
l’un des fils directeurs les plus forts de l’ouvrage. Ce point est évoqué par plusieurs
contributions mais fait l’objet d’une remarquable «digression» de Paola Ferruta
dans son étude sur les rapports à la «critique sociale» (Jean-Jacques Rousseau et le
saint-simonisme) et d’une partie de l’article de Jean-Pierre Laurant sur le rapprochement de Franck avec les tenants des sciences occultes et de l’ésotérisme à la fin de
sa vie. Outre le livre inaugural sur la kabbale, dont une réédition paraît en 1889,
apparaît ici comme un texte clé le livre sur LaphilosophiemystiqueenFranceau
XVIIIesiècle,Saint-MartinetsonmaîtreMartinezPasqualis. La tradition mystique
semble jouer un double rôle, très ambivalent, d’adhésion et de rejet: elle est en effet
le point d’appui le plus avancé pour fonder une philosophie de l’âme — et donc
du spiritualisme post-cousinien —, surtout face aux dangers de l’athéisme ou de
l’utilitarisme; elle est la perspective éventuelle pour un universalisme qui dépasse
les traditions religieuses particulières et les fait converger vers une seule et même
pensée; elle est aussi la tentation d’un fondement de l’ordre social, au-delà de la
philosophie et même de la politique. Mais tout autant et symétriquement, elle vient
mettre en péril le souci de la rationalité qui est l’autre axe du cousinisme;
elle est ce qui fait trop converger les cultes et ce à quoi le christianisme, par la
théologie de l’amour ou de la foi, laisse une trop grande part; elle est enfin ce qui
risque toujours de mettre en péril la liberté de conscience, le droit naturel et le libéralisme juridique et politique auquel Franck adhère sans réserve. La contribution
finale de Jérôme Grondeux sur le libéralisme — somme toute assez classique — de
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Franck et sur ses travaux de philosophie du droit, et qui peint Franck sous les traits
d’un Leo Strauss avant l’heure, fait utilement écho à ce que montre Paola Ferruta
concernant les soubassements de la critique qu’il adresse à Saint-Simon, Pierre
Leroux et à celui avec qui tout commence: Rousseau. Mais Rousseau, comme souvent, est une figure complexe en ce qu’il est aussi un ancêtre du spiritualisme. Il y a
là un dossier qui mériterait sûrement de faire l’objet d’une étude plus approfondie.
En multipliant les approches, parfois même de façon fragmentaire, l’ouvrage
ouvre donc bien des pistes stimulantes. Il ne prétend en aucune façon couvrir l’ensemble du parcours biographique et intellectuel de Franck. Il serait donc malvenu
de lui faire ce reproche et de pointer des oublis. Certains textes passent parfois par
des rappels ou de longues mises en contexte dont le lecteur aurait sans doute pu se
passer, ou à l’inverse par des compilations érudites qui paraissent assez loin du sujet.
C’est d’autant plus regrettable qu’un appareil critique plus étoffé, même rudimentaire, tel qu’une simple note sur l’état actuel du recensement et des connaissances
concernant les archives privées ou publiques, ou une chronologie sommaire des
principales publications ou rééditions des ouvrages d’Adolphe Franck et des dates
importantes de sa carrière, aurait permis au lecteur une mise en perspective des
sources et des scansions historiques d’une vie qui couvre presque la totalité du
XIXe siècle. On pointe d’ailleurs là ce qui est peut-être un manque dans certaines
approches proposées dans l’ouvrage: le manque d’insistance sur les étapes, les
périodes, les évolutions d’une pensée qui n’est sans doute pas un bloc, en particulier
sur le plan politique. La vie de Franck rencontre en effet celle de trois régimes
politiques majeurs (monarchie constitutionnelle, Second Empire et République), de
deux révolutions (à quoi on pourrait ajouter la Commune de 1871). Quelles furent
ses positions? ses retraits? ses engagements? Manque aussi parfois une attention
plus forte à l’homme «social», à ses relations, aussi bien dans le cercle restreint et
familial (sa femme) que dans les réseaux qui sont les siens, au sein des multiples
lieux institutionnels qu’il fréquente, dans le monde juif, parmi les héritiers de Cousin,
dans le monde politique. Mais ces critiques sont mineures: la balle est déjà très bien
lancée, il faut espérer qu’elle sera reprise au bond.
David SCHREIBER
Gil S. PERL. — The Pillar of Volozhin. Rabbi Naftali Zvi Yehuda Berlin and the
WorldofNineteenth-CenturyLithuanianTorahScholarship, Boston, Academic
Studies Press, 2012, 291 pages («Studies in Orthodox Judaism»).
Cet ouvrage qui procède d’une thèse de l’université de Harvard présente en une
préface, sept chapitres, une conclusion et quatre appendices une étude des écrits du
Nesibh (1816-1893): ‘Emeqha-Nesibh, commentaire du midrach Sifre; Ha‘ameq
she’elah (1861-1867), un commentaire du recueil halakhique des She’eltot de R. Ahay
Ga’on avec le recours à des sources halakhiques jusqu’ici méconnues, une insistance
sur les anomalies du texte et une longue introduction sur la nature et l’histoire de
l’étude de la Torah; et Ha‘ameqdabhar (1879-1880), commentaire du Pentateuque.
Il recherche en particulier les inspirations dont ils ont bénéficié, qui renvoient à un
type de formation antérieur au cursus classique des yeshibhoth à la fin du XIXe s.
Né à Mir en Lituanie d’une famille de rabbins d’ascendance allemande, le jeune
Naftali fut marié à treize ans et demi à une petite-fille de R. Haïm de Volozhin,
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le principal disciple du Gaon de Vilna, et gagna l’année suivante Volozhin où son
beau-père dirigeait la célèbre yeshibhah ‘Es Hayyim. Dès 1841 il le suppléait dans
son cours quotidien avant de lui succéder après sa mort (1849) et celle de l’aîné de
ses gendres (1853) à la tête de l’institution, la plus considérable en son genre, poste
qu’il allait tenir quarante ans jusqu’à la fermeture de l’établissement en 1892. Outre
les ouvrages pris en compte ici, il est l’auteur de Rinah shel Torah (1883), qui
comporte un commentaire du Cantique des cantiques et un long essai sur les racines
de l’antijudaïsme (ce dernier, publié et traduit en anglais par H. Joseph en 1996);
de lettres, publiées à Jérusalem en 2003; d’un commentaire de la Haggadah de la
Pâque, Imreishefer (1889); d’un commentaire du Talmud, Meromeysadeh (Jérusalem,
1953-1959); d’un commentaire de la Mekhilta (Birkatha-Nesibh) et de notes sur la
ToratKohanim.
Publié seulement en 1958 par les descendants d’un gendre du R. Berlin, ‘Emeq
ha-Nesibh est son plus ancien écrit, l’essentiel en remontant aux années 1830 et
1840, comme l’A. l’établit au ch. 1 à partir de l’accès limité qu’il a eu au manuscrit
autographe et d’arguments de critique interne. Il reçoit ici une attention particulière
au titre de témoin d’une culture antérieure à celle du milieu yeshivique classique du
XIXe siècle: celle des «cercles» de Vilna, influencé par le Ga’on Eliyahu et par son
fils Abraham, puis de Volozhin, animé par un même intérêt pour les midrashim
(lorsque le R. Berlin commente le Sifre, c’est le dernier des grands midrashim encore
non étudié par un devancier) et pratiquant les mêmes méthodes, le recours «nonapologétique» à une grande diversité de sources (on rencontre avec surprise un
rabbin Joël Dobher ha-Kohen Perski, nullement en rupture avec le milieu orthodoxe,
traducteur en hébreu des AventuresdeTélémaque de Fénelon), une fine sensibilité
aux erreurs et variantes textuelles (le même se montre prêt à amender l’édition du
Yalqut Shim‘oni mais se soumet aux autorités qui lui demandent de réserver ses
conjectures pour son propre commentaire; l’app. B présente le tableau des corrections au texte du Sifre proposées par le Ga’on de Vilna et par le R. Berlin), un souci
de lecture littérale des textes rabbiniques (moyennant, chez le R. Berlin, la distinction
entre hidud, une vaine subtilité, et pilpul, une élaboration intellectuelle complexe
mais nécessaire à la détermination du sens littéral), le traitement des désaccords
entre des textes non par la recherche de distinctions levant la contradiction apparente, mais par le fait d’en prendre acte, y compris, chez un même auteur, en tenant
compte de son évolution. Le relevé des affinités avec ses devanciers de ce cercle est
complété par l’appendice A, sur l’apport chez le R. Berlin de R. David Luria (Radal,
1798-1856).
Parmi les quelque cent cinquante ouvrages auxquels se réfère le R. Berlin, on
note, utilisé explicitement et implicitement, le Me’or‘eynayyim de R. ‘Azariah de’
Rossi, livre des plus audacieux en son temps (XVIe s.), violemment critiqué par
RR. Moïse Alsheikh et Loew b. Besalel (Maharal) mais nullement exclu des bibliothèques les plus orthodoxes et qui ne paraît avoir suscité à nouveau des réticences
en Lituanie qu’à partir de la seconde moitié du XIXe s., en dépit de hardiesses telles
que de tenir les considérations scientifiques des rabbins anciens comme dépassées
par la science nouvelle. Le ch. 5 entreprend, à l’occasion du midrash, de mettre en
question la thèse récente d’I. Etkes et de Sh. Stampfer sur le caractère insaisissable
ou le peu de réalité de l’influence du Ga’on de Vilna dans la première moitié du
XIXe siècle, en montrant que ses commentaires des midrashim et aggadot furent
largement utilisés par les auteurs du «cercle de Vilna», compte tenu aussi du faible
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développement de l’imprimerie hébraïque en Europe orientale à ce moment et de la
circulation des textes à l’état manuscrit; c’est la source post-talmudique la plus citée
dans le ‘Emeqha-Nesibh. L’intérêt pour les midrasheyhalakhah et pour les she’eltot
peut s’expliquer en termes de saturation successive, à considérer l’ensemble de l’histoire et de la géographie du monde juif, des commentaires des sources halakhiques,
par ordre d’importance décroissante: Talmud de Babylone, codes, Talmud de Jérusalem, midrashim et écrits des ge’onim; l’intérêt pour la aggadah, en Lituanie, par
les besoins du maggid ou prédicateur appointé, au moment où l’imprimerie commençait à pouvoir y répondre en Europe orientale (étude documentée à cet égard
p. 149-160) — on montre aussi comment le R. Berlin fait particulièrement usage
d’ouvrages récemment imprimés.
L’étude de son commentaire plus tardif du Pentateuque (publié en 1879, qu’on
croit élaboré dans les décennies 1860 et 1870) montre successivement la présence
de ces éléments de sa formation (ch. 6): méthode littérale, recours aux midrashim,
sensibilité à la méthodologie rabbinique, large éventail de sources (en particulier en
matière grammaticale, avec le karaïte Juda Hadasi, Élie Levita et Mendelssohn,
Wessely et Heidenheim), sensibilité à l’histoire et aux découvertes scientifiques; et
la modification de sa méthode ou de ses positions sur des points décisifs, compte
tenu des changements de la société juive lituanienne (création dans les années 1840
d’écoles et séminaires modernes à l’initiative des autorités russes et de maskilim à
l’allemande et premières méfiances; signes de décomposition de l’ancien modèle et
d’aspirations nouvelles dans les décennies suivantes) et du développement qu’ils
induisent d’une intention polémique qui fait du commentaire scripturaire de R. Berlin,
en même temps, un «commentaire social», soigneusement replacé dans le contexte
d’autres réponses défensives (ch. 7 et app. C où est traduite la «Lettre sur l’éducation» de son fils R. Hayyim Berlin). On en donne entre autres pour exemples l’insistance nouvelle sur des thèmes autrefois mentionnés une fois pour toutes dans le
commentaire sur le Sifre comme le fait que l’injonction sawrenvoie à l’obéissance
à la Loi orale, ou le terme de huqqim, aux techniques de l’exégèse rabbinique, la
tentation de Joseph expliquée par son oubli de l’étude attesté par le Midrashrabbah,
l’identification de catégories de rebelles lors des différents «murmures» du peuple au
désert. En même temps, ses fonctions à la tête de la yeshibhah à partir de 1853, en
faisant de lui une des premières personnalités du judaïsme lituanien, auraient orienté
le R. Berlin vers une «herméneutique de ro’sh yeshibhah» comportant notamment
l’interprétation littérale des midrashim plaquant sur la narration biblique les réalités
du monde de l’étude rabbinique et des interprétations symboliques nouvelles en
faveur de celle-ci, pour promouvoir l’idéal de l’étude à plein temps et de son pouvoir
salvifique, et la réaffirmation en toute occasion du caractère inamovible des institutions de la tradition même adoptées pour des motifs désormais périmés, de la force
de la Loi orale, de la nécessaire solitude d’Israël. On relève encore son traitement
nouveau des références, les plus audacieuses sources de ses connaissances étant
passées sous silence. L’appendice D, sur l’exemple de la Birkatha-Nesibh, commentaire de la Mekhilta dont on s’efforce de montrer le caractère tardif (avec moins de
bonheur peut-être que pour le Sifre, vu la référence de R. Berlin à un commentaire
de jeunesse qu’on suppose avoir été différent, et celles des éditeurs à trois versions
dont les rapports ne sont pas précisés; toutefois ce commentaire est au moins en
partie postérieur à ceux du Sifre et même de la Torah, auxquels il se réfère), veut
répondre à l’objection possible que les différences observées entre les commentaires
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du Sifre et de la Torah s’expliqueraient par leur destination à des publics différents,
restreint et élitiste pour le premier, large et moins savant pour l’autre, en montrant
dans le commentaire de la Mekhilta, pourtant lui aussi destiné à un public choisi,
davantage de traits communs avec celui de la Torah.
S’il n’est pas douteux que la comparaison entre le R. Berlin et lui-même n’est pas
menée d’un point de vue neutre, l’A. ne dissimulant pas sa propre affinité avec le
judaïsme hirschien (p. 37-38, n. 41), et que le drame de l’opposition du jeune intellectuel audacieux et du vieux hiérarque défensif (je force le trait, le livre ne tombe
pas dans un manichéisme primaire) a quelque chose de trop satisfaisant pour l’œil et
l’esprit pour être conforme en tous points à l’histoire, il n’en reste pas moins que l’A.
a montré de façon documentée, précise et convaincante comment les changements
intervenus entre temps dans la société juive et les responsabilités que le R. Berlin
avait dû assumer, ont influé sur son exégèse. Plus qu’une antithèse, on retiendra de
ce livre la discussion méticuleuse de la datation du ‘Emeqha-Nesibh et l’ingénieux
parti tiré de chiches renseignements obtenus sur l’autographe, et la mise au jour et la
révélation des connexions de tout un milieu de création intellectuelle et de commentaire midrachique dans la Lituanie de la première moitié du XIXe siècle, dont les
protagonistes, à peine tirés de l’oubli, méritent des études approfondies. À ces titres,
il s’agit là d’un excellent ouvrage, parachevé par une bibliographie (p. 269-283) et
un index général.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Muséon,Revued’artetd’histoireduMuséeJuifdeBelgique 3, 2011, Bruxelles,
Musée Juif de Belgique, Joods Museum van België, Fonds Jacob Salik,
208 pages.
La troisième livraison de ce périodique est présentée par son rédacteur en chef
Philippe Pierret (p. 6 et 7), puis par le secrétaire général du musée Philippe Blondin
qui expose avec croquis, photographies et plans le projet de restructuration et d’aménagement du musée, son cahier des charges, ses équipes («Le mot du secrétaire
général», p. 8-11). Jean-François Cats, réviseur d’entreprises, détaille un projet calibré, chiffré, évalué («Projet d’aménagement du bâtiment “Minimes”» [le site actuel
du musée], p. 12-21). Le baron Georges Schnek, président du musée, ouvre une série
d’études avec «Les combattants de l’ombre — des jeunes juifs dans la résistance en
France», une synthèse aussi riche que précise des travaux existants et de souvenirs
de l’auteur, lui-même résistant (p. 26-35). Sous le titre «Que Dieu le fasse grandir»,
Philippe Pierret s’attache aux mappot ou langes de circoncision appartenant au
Musée qu’il décrit avec bonheur, photographies à l’appui, dont il publie les textes
et qu’il replace dans le contexte de la symbolique juive (p. 36-47). Daniel Dratwa
ouvre, à la mémoire de Gabrielle Sed-Rajna et de Bezalel Narkiss, un champ de
recherche inédit à ma connaissance: «À propos des certificats d’initiation religieuse:
analyse iconographique et socio-culturelle de 1842 à nos jours»; plus qu’un rite de
passage, la Bar-mitsvah offrait l’occasion de produire un document sobre ou exubérant mais toujours solennel (p. 48-65).
Anne Cherton s’attache à une famille d’après un fonds entré en 2009 dans
la bibliothèque du Musée: «Le fonds Nussbaum: les pérégrinations d’une famille
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allemande (XIXe-XXe siècle)» (p. 66-73). À Évelyne Vanherbruggen on doit une
contribution bibliographique, analysant plusieurs ouvrages de base, «La Shoah en
Belgique: Regard sur les ouvrages de référence» (p. 76-87). Sous le titre «Who
is who in Brussels? (1785-1885)», Philippe Pierret signale une base de données
puisée aux inhumations et aux épitaphes comprenant notamment une anthroponymie
— listes alphabétiques — des juifs décédés à Bruxelles au XVIIIe et au XIXe siècle
(p. 88-107). Les «Prolégomènes à l’histoire des juifs dans la photographie en
Belgique» de Daniel Dratwa fournissent une série de biographies érudites sur
un sujet mal connu et une liste alphabétique des artisans signalant leurs lieux de
naissance, belges et plus souvent lointains (p. 108-120). La filmographie s’ouvre
avec «La collection de films yiddish du Musée Juif de Belgique» d’Olivier Hottois,
liste exhaustive: réalisateurs, contenus, dimensions sociale, historique, artistique
(p. 120-147).
Philippe Pierret s’attache au chantier qu’il a lui-même conçu et animé au cimetière juif de Bayonne dans le cadre de l’arrêté du gouvernement de la Communauté Française du 22 décembre 2006. Ce chantier a procédé au dégagement, au
nettoyage, au relevé, à la photographie, à la description de plus de 1500 dalles
— 1045 en 2010 et 450 en 2011 — des XVIIe et XVIIIe siècles («‫נפוצות יהודה‬. Les
Exilés de Juda», p. 148-165). Participait au chantier en 2011 une équipe de volontaires; l’un d’eux, Sven Christian Bolwin, relate son expérience personnelle au
cours de chantiers antérieurs voués à la restauration d’anciens cimetières juifs. Il
décrit ensuite le camp d’été de Bayonne en 2011 et les tâches accomplies au
contact de la communauté juive et des autorités locales et régionales («From Common History to Bayonne; AktionSühnezeichenFriedensdienste Summer Camps»,
p. 166-173).
Ce chantier prend heureusement la suite, quarante ans plus tard, de la mission
que me confiait le 2 juillet 1971 le Centre national de la Recherche Scientifique,
mission accomplie en juillet-août 1971 (rapport imprimé dans NotreCommunauté,
Bayonne, n° 4, octobre 1971 p. 7). L’appellation ‫נפוצות יהודה‬, les exilés de Juda,
la communauté de Bayonne l’empruntait à Isaïe 11,12, «…et les dispersés de
Juda, Il [ Dieu] les rassemblera des quatre coins de la terre», s’appuyant sur une
tradition selon laquelle les juifs d’Espagne tiraient leur origine de la tribu royale
de Juda.
Le volume comprend une rubrique bibliographique «Litterata» par Philippe
Pierret; la rubrique recense Anna Rapp Buri, JüdischesKulturgutinundausEndigen
undLengnau, t. I, Heidelberg-Ubstadt-Weiher, Verl. Regionalkultur, 2008, sur les
objets juifs de ces deux villages suisses et Henri Gross, GalliaJudaica.Dictionnaire
géographique de la France d’après les sources rabbiniques, avec une préface de
Danièle Iancu et de Gérard Nahon et un supplément de Simon Schwarzfuchs, ParisLouvain, Peeters, «Collection de la Revue des Études juives», 2011. Olivier Hottois
recense un ouvrage collectif intitulé Sundgau. Durmenach se souvient… de 1200 à
1800.Lesvictimesdesdeuxguerres.Lacommunautéjuive.LesTziganes,Balschwiller,
Éd. Plume d’Expression, 2009 (p. 174-177).
Cette splendide livraison de Muséon s’avère innovante tant par le choix des sujets
traités que par celui d’une iconographie originale et d’une présentation artistique
extrêmement soignée d’objets puisés aux collections du Musée Juif de Belgique.
Publication de ce Musée, elle fait aussi place à des travaux, au propre comme au
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figuré, concernant la France et d’autres pays. Une publication modèle d’art et d’histoire qui prend sa place parmi les grandes revues d’études juives.
Gérard NAHON
Yitskhok NIBORSKI; Simon NEUBERG, Eliezer NIBORSKI et Natalia KRYNICKA(collab.).
— Verterbukhfunloshn-koydesh-shtamikeverterinyiddish[Dictionnairedesmots
d’originehébraïqueetaraméenneenusagedanslalangueyiddish], troisième
édition revue et augmentée,Paris, Bibliothèque Medem, 2012, 512 pages.
En 1997 paraissait l’important dictionnaire des mots d’origine hébréo-araméenne
en yiddish compilé par I. Niborsky et S. Neuberg (Paris, Bibliothèque Medem,
306 p.) Une seconde édition revue et augmentée est parue en 1999 (ibid., 310 p.).
La troisième édition, compilée par les deux maîtres d’œuvre de la première édition
et par Eliezer Niborski et Natalia Krynicka, vient de paraître. Il s’agit d’une édition
considérablement augmentée qui constitue un remarquable inventaire pour quiconque, amateur, étudiant, chercheur ou enseignant, voudrait explorer, connaître,
étudier la composante hébraïque, propre à toutes les langues juives vernaculaires ou
judéo-langues, du yiddish. L’ouvrage comprend environ neuf mille entrées agrémentées d’environ six mille citations de trois cents auteurs du XIXe et du XXe siècle. Ce
qui correspond à une augmentation, par rapport à la première édition, d’environ 45%
de nouvelles entrées. Le dictionnaire a été constamment amélioré, enrichi et complété, notamment grâce à l’apport de nombreux collaborateurs qui ont envoyé aux
rédacteurs suggestions, ajouts et remarques. Parmi eux, il convient de citer l’éminent
lexicographe et linguiste Mordkhe Schaechter, décédé en 2007, qui avait rédigé des
notices à partir de son exemplaire personnel pour compléter le dictionnaire. Elles
ont été, par l’intermédiaire de son fils Binyumen Schaechter, intégrées à la présente
édition. Le dictionnaire est précédé d’un guide qui énonce les principes d’organisation de l’ouvrage, l’agencement des notices lexicographiques, que ce soit des noms
ou des expressions, concernant la prononciation, la définition, les nuances sémantiques, les abréviations, le genre, la catégorie grammaticale, les marques du pluriel,
l’accentuation et les citations d’auteurs. Ajoutons l’emploi de mots d’origine
hébraïque ou araméenne dans des expressions populaires et des proverbes. On trouve
aussi des informations précieuses concernant le niveau de langue, les registres et les
usages sociaux. Autant de détails qui témoignent de la rigueur, de la clarté et de la
précision apportées à la rédaction de l’ouvrage et de la richesse des informations
mises à la disposition des utilisateurs. Ce dictionnaire est avant tout un exceptionnel
laboratoire d’analyse, d’étude et d’informations linguistiques et philologiques sur la
composante sémitique du yiddish et des langues juives en général, mais aussi un
important outil pour explorer les dimensions sociolinguistiques, le lexique religieux,
les emplois littéraires et les catégories anthropologiques du yiddish. À la fin de son
introduction, Yitshok Niborski suggère aux lecteurs et aux lectrices de continuer à
alimenter le dictionnaire par l’envoi de nouvelles entrées possibles, de compléments,
de nuances, de variations et de citations. L’ouvrage est un vaste chantier encore
largement ouvert que viendra, sans doute dans un avenir proche, enrichir une quatrième édition de ce qui s’avère, d’ores et déjà, comme un monument de la lexicographie du yiddish et des langues juives vernaculaires.
Jean BAUMGARTEN
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Benjamin GROSS.—Lesdéfisdudestinjuif.Politiqueetreligiondanslapenséedu
RavKook, Paris, Albin Michel, 2012, 138 pages («Présences du judaïsme»).
Ce livre offre au public la traduction et le commentaire d’un court texte du Rabbin Abraham Isaac ha-Kohen Kook (1865-1935), intitulé «Le processus des idées
dans l’humanité et en Israël» et compris dans le recueil d’essais Orot(«Lumières»)
publié pour la première fois en 1920. Le Rav Kook y expose sa vision de l’histoire
universelle et de la vocation du peuple juif, chargé d’unifier deux principes fondamentaux, l’un religieux ou «divin» et l’autre politique ou «national». D’où la mention de la politique et de la religion dans le titre français. Ce travail s’inscrit dans
une série d’études importantes consacrées au Rav Kook par le professeur Benjamin
Gross: la traduction et le commentaire des LumièresduRetour chez Albin Michel
(1999) et les passages consacrés au Rav Kook au chapitre 12 de L’Aventure du
langage (Albin Michel, 2004)1. Il comble une grande lacune, s’il est vrai que le Rav
Kook et son œuvre sont assez peu étudiés en France2. La volonté d’être accessible
au grand public au regard de cette lacune a sans doute justifié le choix restrictif de
la bibliographie, limitée aux parutions en langue française, au détriment des travaux
publiés en hébreu ou en anglais sur le sujet.
Après une brève introduction (p. 7 à 26), l’ouvrage offre la traduction du texte et
son commentaire, en suivant l’ordre des six chapitres qui le composent; il se clôt
sur une notice biographique (p. 129-132), la bibliographie et un index thématique.
Le texte est traduit assez librement; quant au commentaire, il se propose de «faire
ressortir (la) cohérence (de chaque passage) dans une formulation moderne» (p. 26);
il s’agit donc d’une paraphrase explicative, enrichie de références historiques et
philosophiques, parmi lesquelles brillent les noms de Judah Halévy, Maïmonide,
le Maharal de Prague, Rosenzweig, Buber et Levinas. Cette formule est plus accessible, mais en même temps plus limitée que celle qui avait été adoptée pour les
LumièresduRetour dont le commentaire se développait dans les notes à la fin de
l’ouvrage. On se demandera malgré tout si la distinction entre la traduction et le
commentaire est véritablement éclairante et s’il n’aurait pas mieux valu lui préférer
une étude générale, analytique ou composée. La prose du Rav Kook, à la fois érudite
et poétique, nourrie de références bibliques, talmudiques et kabbalistiques, passe mal
en français malgré le mérite du traducteur. Évitant les problèmes soulevés par la
traduction, je concentrerai donc ma recension sur le commentaire et sur l’aperçu
qu’il nous donne de la pensée du Rav Kook.
L’introduction définit les enjeux philosophiques du texte étudié. La pensée du Rav
Kook, stimulée par les réalisations du sionisme, pose la question générale des rapports entre société et politique d’une part et religion d’autre part; la séparation
absolue de la religion et de la politique conduirait à une crise du sens diagnostiquée
par le Rav Kook en son temps mais qui d’après l’A. culminerait à l’époque «postmoderne» marquée par un matérialisme et un individualisme extrêmes et la déshumanisation conséquente de l’homme. L’enseignement du Rav Kook resterait donc
1. Benjamin GROSS, L’aventure du langage. L’alliance de la parole dans la pensée
juive, Albin Michel, Paris, 2003. Voir ma recension dans REJ 165/1-2, janvier-juin 2006,
p. 338-340.
2. L’essai d’Abraham LIVNI, Leretourd’Israëletl’espérancedumonde, Monaco, Éditions
du Rocher, 1989, fait à peu près figure d’exception.
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éminemment actuel, apportant une réponse originale au questionnement de l’homme
d’aujourd’hui. L’essai du Rav Kook sur «le mouvement des idées» réduirait la
question «théologico-politique» au rapport dialectique de deux «idées» réalisées à
travers l’histoire: «l’idée divine» et «l’idée nationale»; l’A. donne à ces deux catégories une définition avant tout psychologique: l’idée nationale, indépendante au
départ d’un État ou d’un peuple particulier, serait le «sentiment d’appartenance à
une collectivité» identifié avec «l’être social» (p. 15 n. 1). L’idée divine, quant à
elle, serait identifiable avec un sentiment existentiel: «conscience de (notre) finitude», «aspiration à (…) conférer un sens» à la «condition humaine» (p.15). Ouverture au «sacré» (ibid.), elle revêtirait cependant une signification éminemment
éthique, puisque soutenant les valeurs de justice, de droit et de vérité (p. 18). L’enjeu de l’histoire, réalisé particulièrement dans le peuple d’Israël, serait l’harmonisation de ces deux principes au fond indissociables et se fécondant mutuellement.
L’idée nationale, construite à partir de l’idée divine, s’en dissocierait sous l’influence
du paganisme ambiant, condamnant les deux royaumes d’Israël à la destruction et à
l’exil; privé de ses assises politiques, le peuple juif serait contraint à se construire
autour de la spiritualité, garantissant l’intégration future de celle-ci à la dimension
nationale; le retour à la terre promise, promu par le sionisme, ouvrirait une ère de
rédemption au cours de laquelle le religieux et le politique apprendraient à vivre en
harmonie. Dans la suite du Rav Kook, l’A. attribue la crise du monde occidental et
les conflits qui le déchirent (globalisation économique, perte des identités nationales,
montée du radicalisme islamiste) à la dichotomie excessive entre le sacré et le profane dans la société humaine. Le défi relevé par le peuple juif revenu sur sa terre
serait l’édification d’une société nouvelle sachant garder l’équilibre entre la matérialité et la spiritualité, le profane et le sacré3.
Le premier chapitre («L’idée divine et l’idée nationale chez l’être humain») introduit les deux principes, spirituel et matériel, qui gouvernent l’humanité dans ses
dimensions intérieure et extérieure: un principe religieux («divin») et un principe
social et politique («national»). Ces deux principes développent leur influence sous
la forme de deux «idées», l’idée divine et l’idée nationale. Leur définition reste
relativement vague. L’A. comprend l’«idée» comme une «force vitale» (p. 30), ce
qui l’opposerait au sens de ce terme chez Platon, Kant, ou Hegel (opposition qu’on
aurait aimé voir développer, après l’évocation des thèmes hégéliens chez le Rav
Kook, n. 1 p. 19). Mais cette force se manifeste (seulement?) à un niveau psychologique, comme «besoin», «aspiration», «tendance», «expérience», voire «sentiment» (p. 31-32): l’idée nationale (de façon quasiment tautologique) encouragerait
l’appartenance de l’individu à un groupe caractérisé par une langue, un territoire, et
une histoire; l’idée divine serait l’aspiration «à l’absolu» et «la quête de sens»,
irréductible à toute religion particulière. La première servirait de «substrat» à «la
vie matérielle», tandis que la seconde élaborerait «un système de valeurs» (p. 32).
Les deux idées sont liées organiquement: l’idée nationale s’enracine dans l’idée
divine et lorsqu’elle s’en sépare, elle se condamne au dépérissement.
Le second chapitre («L’idée divine et l’idée nationale dans le judaïsme») expose
comment le rapport entre idées religieuse et politique se joue dans le cas d’Israël.
3. Ces thèmes ont été repris et élargis par le professeur Benjamin Gross dans son étude
plus récente Unmondeinachevé:pourunelibertéresponsable, Paris, Albin Michel, 2007.
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La détermination des institutions collectives par le divin est beaucoup plus étroite
en raison même de la proclamation de l’unité divine, à l’opposé du paganisme ou
‘avodahzarah dont l’erreur consisterait à vénérer la partie à la place du tout, obstruant ainsi le passage de «flux vital» (p. 43); la réalisation du divin dans les instances collectives favorise la construction de la société dans l’harmonie du matériel
et du spirituel obéissant ainsi à la finalité de l’Histoire; la «communauté d’Israël»
devient un relai de l’idée divine pour l’humanité. Même si «l’ancien Israël» s’écarte
du divin, celui-ci reste latent en lui.
Le troisième chapitre («Chute à la suite de la séparation des ‘‘idées’’») résume
l’histoire de l’Israël antique entre la sortie d’Égypte et la période du premier Temple.
Cette histoire, réalisant la conjonction des deux «idées», culmine avec le règne de
Salomon et la construction du premier Temple; mais sa réussite se limite au niveau
collectif: l’idée divine ne parvient pas à toucher les consciences individuelles, soumises aux influences de l’environnement païen. Il en résulte la multiplication des
cultes idolâtres et une corruption morale dénoncée par les prophètes d’Israël. Le
divorce entre l’idée divine et l’idée nationale est beaucoup plus gravement ressenti
en Israël que chez les nations: celles-ci respectent toujours, à travers leurs croyances
propres, certaines valeurs collectives; tandis qu’Israël, en abandonnant son Dieu, se
condamne à un «nationalisme» privé de tout fondement moral et par conséquent
voué à la désintégration (p. 64). Malgré cela la vocation de l’absolu demeure et
accompagne Israël à travers ses exils.
Chapitre 4 («L’exil »): en supprimant les structures nationales corrompues, l’exil
joue le rôle de «thérapie» (p. 71) qui favorise l’intériorisation des valeurs morales
et spirituelles. Ce faisant, l’idée divine et l’idée nationale subissent un double rétrécissement: l’idée divine se contracte dans les limites d’une «idée religieuse», réservée à la sphère de la vie intérieure et individuelle (ce serait l’acquis principal du
judaïsme rabbinique, opérant le passage du Temple à la Synagogue); l’idée nationale
survit faiblement dans le dévouement à la famille et à la communauté. Ce sont là
des modalités de survie, mais d’une survie provisoire, dont la «spiritualité abstraite»
(p. 78) ne saurait satisfaire les âmes éprises d’absolu. Cependant la naissance de la
«religion» a pour conséquence capitale l’influence d’Israël sur les nations à travers
les religions nées du judaïsme.
Chapitre 5 («La période du premier et du second Temple» [sic]): le retour de
Babylone et la construction du second Temple ne renversent pas cette mutation mais
la continuent plutôt avec l’élaboration de la tradition rabbinique. Cette évolution est
à la fois positive (puisque l’individu s’y construit spirituellement) et négative
(puisqu’elle occulte le rapport collectif au divin): à l’expérience du divin succède
l’étude des textes, à la prophétie, la spéculation intellectuelle; les détails de la loi et
du rite font acquérir à l’individu sa dignité spirituelle et une «communion fraternelle» avec ses semblables (p. 86); les enseignements sur la rétribution et le «monde
à venir» favorisent le progrès moral, mais amoindrissent la conception biblique pour
qui «l’héritage de la terre» représentait en fait la pénétration du fini par l’infini et
l’unité du matériel et du spirituel (p. 90-91). Le «sentiment religieux», résidu affaibli de l’expérience originelle du divin, facilite la transmission du judaïsme (comme
théologie et morale) au monde païen mais aussi la formation de spiritualités hybrides,
combinant les idées juives avec les usages de la société païenne. Les grandes religions qui en sont issues (allusion au christianisme et à l’islam) mettraient un accent
excessif sur le salut individuel au détriment de la justice sociale. La confusion du
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judaïsme et du paganisme encourage d’autre part une religiosité pessimiste, tendance
«mortifère» (p. 99) pour qui la recherche de Dieu se solde par la haine du monde.
Au rapetissement de l’idée divine correspond celui de l’idée nationale: «au politique» conduit par l’idéal se substituerait «la politique» guidée par l’intérêt
personnel (p. 105). Les grandes crises du XXe siècle résulteraient de cette double
involution.
Le sixième et dernier chapitre («Les conditions du renouveau») décrit les prodromes de la délivrance dont le Rav Kook croit reconnaître les premiers signes dans
les événements contemporains. Réveil du peuple dans son exil (suite aux persécutions mais aussi au rayonnement de la culture juive sur la culture occidentale);
mouvement général de repentir ou teshubhah conçu par le Rav Kook moins comme
acte de contrition individuelle que comme retour à l’harmonie cosmique; ce mouvement obéit à une dynamique de l’Histoire, conduisant inéluctablement à la réunion
de l’Idée divine et de l’Idée nationale, associant les acquis du premier et du second
Temples (inspiration collective; moralité individuelle). La révolte des sionistes
laïques à l’égard de la tradition ne contredit qu’en apparence cette espérance idyllique: elle serait en fait motivée par les contraintes matérielles du retour à la terre
et par la recherche d’une spiritualité plus haute. Sans le savoir, les pionniers réaliseraient un plan divin, et l’A. parle d’une «ruse de la volonté divine» (p. 119) qui
n’est pas sans rappeler au lecteur (nouvelle coïncidence) la «ruse de la raison»
hégélienne. L’avenir amènera le retour de tout Israël à l’observance de la Loi, dont
la rationalité cachée (le lien entre l’âme et l’idée divine) deviendra manifeste, permettant la réalisation d’«une identité authentiquement humaine» (p. 122). Le retour
sur la terre réalise, avec la conjonction des deux «idées», l’union du sacré et du
profane, de la société humaine et de la transcendance. Seule la sagesse ésotérique
est en mesure d’élucider le sens de ces événements et le Rav Kook convie à sa
diffusion.
Comme on le voit, Le processus des idées nous offre, en miniature, toute une
philosophie de l’histoire. Elle transpose le drame messianique unissant Dieu et son
peuple en un drame idéal dans lequel la délivrance ultime réalise l’harmonie du
divin et de l’humain à travers la réalisation éthique dans la société. C’est ainsi en
tout cas qu’il faudrait comprendre la «politique monothéiste» prônée par le Rav
Kook (p. 21) et non comme une théocratie de style intégriste. Le désir d’absolu
qu’elle inspire est aussi bien une quête de sens, en conformité avec les valeurs de
justice et de vérité, et en somme avec la rationalité. Cela dit, le texte et son commentaire ouvrent un certain nombre de questions, parmi lesquelles la définition
exacte des «idées» et le caractère éthique et rationnel du «processus» en jeu. Cette
dernière question a pour corollaire celle de l’enseignement kabbalistique du Rav
Kook, revendiqué à l’issue du sixième chapitre.
a) Tout d’abord le statut des «idées»: on peut se demander si pour le Rav Kook
«l’idée» (divine ou nationale) se formule seulement à l’intérieur de la psyché
humaine; «force de vie», mais aussi phénomène cosmique, n’est-elle pas aussi bien
une modalité de l’être divin, à l’instar des sephirot décrites par la kabbale?
b) La parabole du soleil et de la lune, évoquée à leur endroit dans le troisième
chapitre, et à propos de laquelle l’A. renvoie à Levinas (p. 54, n. 1), pourrait nous
orienter dans ce sens. Dans la nomenclature kabbalistique, les deux luminaires
sont associés traditionnellement aux sefirot de tif’eret («splendeur») et malkhut
(«royauté»).
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c) Plus généralement, les allusions kabbalistiques présentes dans le texte mériteraient l’attention: des termes comme Yiśra’elSaba (traduit par «l’ancien Israël»,
p. 49) ou oryashar (traduit par «propagation rectiligne», p. 87) ont une connotation
précise, dont l’élucidation serait bienvenue.
d) La différence de niveau entre la spéculation humaine et l’idéalité de l’idée
pourrait trouver un autre appui dans la dualité des termes employés par le Rav
Kook: re‘ayon désignant la conception ou la représentation en général (l’A. le traduit une fois par «vocation», p. 29) et idea désignant spécialement l’idée divine ou
nationale. Cette différence est malheureusement occultée lorsquere‘ayon est traduit
par «idée» (e.g. ch. 1, p. 35; ch. 2, p. 41; ch.3, p. 55).
e) À partir de là, on pourrait s’interroger sur la nature de l’expérience spirituelle
(individuelle ou collective) que le Rav Kook appelle de ses vœux. Est-elle mystique,
extatique, ou simplement spirituelle et morale? Comme on l’a dit, le commentaire
rattache l’idée divine à une aspiration vers l’absolu; d’autre part l’A. rompt en
visière à Levinas auquel il reproche d’avoir séparé le «saint» du «sacré» alors qu’ils
sont indissociables (p. 22, n. 1). L’union du divin et de l’humain, du religieux et
du politique, ne risque-t-elle pas d’ébranler l’équilibre du psychisme humain et de
la société, tels que nous les connaissons? Cette tension entre le rationnel et le mystique, l’exotérique et l’ésotérique, est sans doute présente chez le Rav Kook luimême.
On sera reconnaissant au professeur Gross d’avoir ouvert ces questions, tout en
rendant accessible au public français un des grands textes de la pensée juive du
XXe siècle.
Thierry ALCOLOUMBRE
Michael BERGER, Gideon RÖMER-HILLEBRECHT (éd.). — JüdischeSoldaten—JüdischerWiderstandinDeutschlandundFrankreich, Paderborn, etc., F. Schöningh,
2012, 572 pages, 14 ill. en n. et bl.
Dirigé par deux officiers de la Bundeswehr, l’un, prolifique auteur d’histoire
militaire et l’autre, ancien chef du contingent allemand à Kaboul, président et viceprésident de la Ligue des soldats juifs (Bund jüdischer Soldaten — BjR) fondée en
2006, cet ouvrage est consacré à la mémoire de trois catégories de combattants des
XIXe et XXe siècles: les soldats juifs des armées allemande, austro-hongroise et (en
principe) française, les résistants juifs aux fascismes et les anciens combattants et
résistants juifs qui ont péri dans les camps d’extermination. Le BjR s’assigne pour
noble mission de redonner sens, moins pour elle-même qu’en vue de l’avenir de
l’Europe (des officiers, même historiens, sont naturellement plus tournés vers l’action que vers la rétrospection pour elle-même), à la vie, à la passion et à la mort de
ceux d’entre eux que l’histoire paraît avoir doublement reniés — rejetés qu’ils furent
par la patrie à laquelle ils s’étaient dévoués, effacés par une historiographie d’aujourd’hui qui voit en eux, au mieux, des naïfs et au pire, des complices des crimes
mêmes dont ils furent les victimes. C’est comme prototype de la présente «diversité» de l’Europe et de sa défense («bunte Wehr») que s’opère ici, surtout, la réhabilitation de la mémoire de combattants de la Première Guerre mondiale — puisque
c’est principalement d’eux qu’il s’agit — morts pour une patrie qui nia leur sacrifice
ou, s’ils avaient survécu, persécutés par elle.
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Par rapport à cet objectif principal, l’unité de l’ouvrage paraît d’abord contestable.
Fallait-il joindre, à cette histoire densément documentée (sections A, «Soldats juifs»;
B, «Souvenir et mémoire»; C IV, «le destin des anciens combattants juifs dans la
Shoah»; D, I [mal placé], «l’antisémitisme estudiantin et les associations juives
d’étudiants [en 1914]»), celle des résistances (C I-III, Allemagne et Autriche, juifs
allemands dans la résistance française, Pologne; D II, soldats juifs dans les armées
alliées de la Deuxième Guerre mondiale)? Ne s’agit-il pas de deux livres différents
imbriqués l’un dans l’autre? Les Éd. répondraient sans doute qu’il s’est agi, précisément, de désenclaver la mémoire des juifs patriotes de 1914 et de la mettre sur le
même plan que celle des autres combattants juifs dont la cause ne fait pas problème
aujourd’hui; que les deux histoires se recoupent, comme dans le cas de Julius
Deutsch, ancien combattant autrichien devenu général de l’armée républicaine espagnole; et encore qu’il s’agit, dans le cas de la résistance des juifs allemands en
France, d’un phénomène similairement paradoxal et négligé; et que mettre en lumière
celle des juifs en Allemagne ou en Pologne va contre la vulgate qui les compare à
des «moutons de sacrifice»: dans tous ces cas, l’héroïsme juif est d’ordinaire passé
sous silence ou tenu pour marginal. Ils n’exprimeraient peut-être pas un autre motif:
la minutieuse étude de Rainer L. Hoffmann sur le groupe Herbert-Baum de Berlin,
anéanti en 1942 après son attentat contre l’exposition «Das Sowjetparadies», celle
de M. Berger sur les juifs austro-allemands dans la Guerre d’Espagne et le long
article de Peter Fisch sur la résistance juive allemande en France (qui souffre de trop
longs prolégomènes sur la campagne de 1940, l’organisation du commandement allemand en France et les jugements d’H. Ahrendt, mais renseigne sur la présence
allemande dans les FTP-MOI et le mouvement spécifique Travail Allemand) donnent
les exemples d’une résistance surtout communiste dont les survivants ont opté après
guerre pour la République Démocratique; en bons citoyens, les Éd. œuvrent ainsi à
la réunification mémorielle. En dépit de ces excellents motifs, on ne se défend pas
d’un certain sentiment de chaos, dû à la diversité des lieux et des situations — des
réfugiés aux États-Unis aux combattants des armées alliées en Palestine, des volontaires pour l’Espagne aux déportés en Pologne, des combattants et aumôniers
militaires des Empires centraux aux clandestins communistes du Berlin nationalsocialiste ou des maquis français — et aussi à l’inégalité quantitative des contributions,
de quelques pages pour certains «Fallbeispiele» à plus de soixante pour la résistance
en France. Autre point discutable, la symétrie que suggèrent le titre («in Deutschland
und Frankreich») et la dédicace, à faux: il ne s’agit ici que des combattants juifs
allemands et autrichiens, éventuellement sur le sol français (mais aussi en Espagne,
Pologne ou Palestine), à l’exception de quelques pages (145-153) de troisième main
sur les officiers juifs en France au XIXe s. et sur l’Affaire Dreyfus1.
La matière la plus cohérente de l’ouvrage est fournie, redisons-le, par les études
portant sur les combattants de la Première Guerre, en grande partie dues à Michael
Berger. La contribution de Thorsten Loch autour d’une lettre en judéo-allemand
d’un conscrit de Napoléon en 1807 retrouvée récemment dans une genizah (traduite
en fin de volume) pouvait servir de prologue; celles de Thomas Schindler sur les
1. On y trouve Dreyfus condamné déjà en 1894 par le conseil de guerre «de Rennes», le
président «Felix Fauré», la Ve République fondée (simple raccourci sans doute, mais fâcheux)
«après la Deuxième Guerre mondiale».
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associations d’étudiants juifs et la Grande Guerre avec les précisions qu’elle apporte
sur le patriotisme des sionistes du Kartell Jüdischer Verbindung, de M. Berger sur
Ludwig Frank, homme politique socialiste, tué en août 1914, de Wilhelm Güde à
propos de l’aumônier austro-hongrois Alexander Kisch (1848-1917), célèbre pour
avoir attiré l’attention de l’empereur François-Joseph en 1899 sur des accusations de
«meurtre rituel» et leurs suites habituelles en Bohême polonaise, distribuées ici et là
dans un plan trop éclaté, fournissaient en toute logique une première partie sur la
formation morale — diverse — des futurs combattants juifs, que devait suivre la
première partie du volume effectif (moins le prologue napoléonien, la fausse fenêtre
française et l’article sur le rabbin Kisch) dans laquelle les articles de synthèse alternant
avec les études de cas présentent les motivations des combattants juifs (en particulier
l’espoir de faire leurs preuves et de se gagner ainsi les titres à une intégration sans
réserves dans la nation allemande), la cruelle déception de la persistance de l’antisémitisme et l’humiliant «recensement des juifs» de l’armée prussienne à l’automne de
1916 dans l’idée de faire apparaître leur absence du front (les résultats n’en furent pas
rendus publics), la mise en place des aumôniers, bénévoles en 1914 car non prévus
eu égard au «petit nombre des soldats juifs» (armée prussienne, 1866; les armées
allemandes s’étant d’ailleurs toujours montrées souples en matière d’exemptions du
service non indispensable le shabbat et les fêtes, ou d’alimentation), puis reconnus et
indemnisés par l’administration et bien accueillis par leurs confrères d’autres cultes et
par les troupes. Venaient ensuite les articles de Knud Neuhoff, G. Römer-Hillebrecht
et M. Berger (section B) sur le souvenir (et les statistiques [ici p. 97-100] réunies
dès l’après-guerre par les associations juives pour répondre aux accusations et qui
montrent des taux de mobilisation, d’engagements volontaires, de pertes, de distinctions et d’avancement analogues à ceux du pays tout entier), puis le combat inégal
pour la mémoire courageusement mené par le Reichsbund jüdischer Frontsoldaten
allemand et le Bund jüdischer Frontsoldaten autrichien (auquel font écho les noms
de l’association d’aujourd’hui et de sa revue, Der Schild, déjà celui de l’organe
du Reichsbund) contre l’anéantissement du souvenir voulu par le régime nationalsocialiste; les articles du point C IV traitant du sort des anciens combattants dans
l’extermination pouvaient trouver leur contrepoint dans le cas singulier à tous égards,
déjà évoqué, du politicien autrichien Julius Deutsch (dernier article de C I).
Nous l’avons dit, le gros recueil que nous avons en mains est plus ambitieux,
quoique peut-être moins efficace, puisqu’il comporte aussi, outre les pages sur la
France, cinq articles d’ailleurs intéressants et qu’il faut signaler sur les résistances,
trois autres sur les combattants juifs allemands de Palestine et des armées alliées et
quatre interventions (sections E et F) portant sur le présent et sur l’avenir2.
L’effort d’intégration mémorielle est en effet ce qui a motivé le projet et justifie
les juxtapositions que nous contestons. Qu’il soit permis à de loyaux officiers et
bons citoyens d’appeler tous ces combattants à la rescousse d’une Europe en proie
à tous les doutes. Mais qu’à nous qui ne sommes pas ici en charge du présent et de
l’avenir, il soit permis une mise en garde: à vouloir laver l’injustice de l’oubli, on
2. La bibliographie, à la mesure du volume (p. 511-566), comporte une riche liste générale
(p. 511-545) dont la matière, confort inusité, est ensuite redoublée, distribuée en «bibliographies sélectives» particulières. Ici encore, le mécénat assuré par un cabinet de stratégie a pu
encourager l’excès de pages. Il aurait été plus avisé de pourvoir à la relecture des textes en
hébreu, rares mais fort maltraités (p. 184, 215, 216, 225), et à la réalisation d’index.
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risque d’en commettre une autre qui serait d’enrôler ces morts sous une bannière
qui n’était pas la leur. L’histoire a cheminé bien vite; chaque génération vit et meurt
pour son compte et emporte, en dépit des historiens, son secret dans la tombe; ce
n’est pas à l’Europe d’à présent que les combattants juifs allemands et autrichiens
de 1914, s’il s’agit d’eux, ont fait le sacrifice de leur vie.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Guila Clara KESSOUS. — Théâtreetsacrédanslatraditionjuive, Paris, P.U.F., 2012,
205 pages («Lectures du judaïsme»).
Ce petit ouvrage offre, en condensé, une histoire du théâtre juif considéré sous
l’angle particulier des rapports entre la «tradition juive» et le «sacré». Bien que le
terme «théâtre juif» n’y soit pas explicitement défini1, il est clair qu’il s’agit d’un
théâtre écrit ou joué par des juifs, autour de thèmes tirés du judaïsme ou de la vie
juive. Par traditionjuive, parfois désignée comme «tradition religieuse» (p. 163),
l’A. entend la tradition rabbinique inspiratrice de ce qu’on appelle couramment le
judaïsme «orthodoxe» mais plus largement constitutif de l’identité collective; et par
sacré, une entité ambivalente, à la fois manifestation d’une «transcendance chargée
de puissance divine» et domaine interdit aux hommes (mais c’est en fait le premier
aspect qui est considéré ici). Je discuterai plus loin cette définition.
La thèse de l’A. est la suivante: à travers l’histoire du théâtre juif, on observe
l’évolution du rapport que le judaïsme entretient avec la représentation du sacré.
Cette représentation, condamnée ou évitée par les Sages du Talmud, gagnerait progressivement son droit de cité dans le peuple juif jusqu’à l’époque contemporaine
où des décisionnaires rabbiniques acceptent de statuer sur un théâtre «casher» et où
se développe un théâtre juif d’inspiration «orthodoxe».
Le plan de l’ouvrage suit les étapes de cette évolution soulignée occasionnellement par les sous-titres des parties. La première partie («Talmud et théâtre») traite
de la question théâtrale dans les sources rabbiniques dont l’attitude serait ambivalente: méfiance à l’égard d’un art assimilé aux jeux du cirque romain, mais vision
messianique d’un théâtre où l’on enseignerait ou plutôt qui enseignerait la Torah
(d’après TB Megillah 6a). La deuxième partie («De l’antiquité à la période médiévale») s’intitule aussi «Le sacré comme source théâtrale». Y sont évoqués successivement le Seder de Pâque (auquel l’A., à la suite de Mikhal Gouvrin, attribue une
valeur théâtrale), l’Exagôgè d’Ézéchiel le Tragique; et, pour le moyen âge, la fondation du PurimShpiel. La troisième partie s’attache à la Renaissance, considérée
comme «ouverture théâtrale du sacré au profane»: après avoir évoqué les pièces
attribuées à des juifs (l’anonyme The Somonyng of Everyman; la Célestine de
Fernando de Rojas), elle passe en revue les réalisations du théâtre juif italien: les
troupes juives de Mantoue et de Venise, les adaptations italiennes de Léon de
Modène et surtout l’œuvre de Yehuda Sommo, «auteur de la première pièce en
hébreu et premier théoricien du théâtre» (p. 85). L’unité de ce chapitre réside dans
1. Contrairement à la précaution d’Edna Nahshon («Introductory Essay: What is Jewish
Theatre?»), dans E. NAHSHON (éd.), Jewish Theatre: a Global View, Leyde-Boston, 2009,
pp. 1-11. Edna Nahshon a plus récemment édité JewsandTheaterinanInterculturalContext
(même éditeur, 2012). Ces deux livres sont cités dans la bibliographie de l’ouvrage, p. 205.
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le mouvement qui conduit du sacré au profane, le sacré servant de source d’inspiration: allégorie morale imitée de la Bible dans Everyman, inversion du modèle
d’Esther dans la Célestine, inspiration biblique ou talmudique chez Léon de Modène
et chez Sommo.
Le théâtre du siècle des Lumières, objet de la troisième partie, s’inscrit dans la
continuité de la Renaissance dont il perpétuerait la translation du sacré au profane
et le travail d’écriture en hébreu (ce théâtre est «moyen d’intégration du sacré dans
la société profane», p. 98). D’une part, dans la suite de l’humanisme italien, on
trouve des auteurs inspirés par la kabbale (Moïse Zacuto et surtout Moïse Haïm
Luzzatto) ou tentés par une voie strictement «profane» (Joseph Penso de la Vega,
qui annoncerait la modernité par son «refus de toucher au sacré», p. 104). De cet
ensemble se détache Luzzatto, précurseur à la fois de la Haskalah (par son théâtre
allégorique) et du hassidisme (par l’instauration d’une présence de Dieu sur la scène,
voir p. 125). D’autre part, les adeptes de la Haskalah créent un théâtre d’inspiration
hébraïque et rationaliste, réparti en différents genres: allégorique (e.g. Emet weemunahd’Adam ha-Kohen Levenson), «biblique» (e.g. MelukhatSha’ul2 de Joseph
ha-Efrati; Ma‘assehNabot de Shalom ha-Kohen), historique (e.g. Yedidiyahl’Essénien3 de Meshulam Zalman Golboym); à quoi il faut ajouter les multiples adaptations du théâtre européen (e.g. Nabhalha-ṣaddiq de David Wechsler, transposition
juive du Tartuffe).
La cinquième partie («Un théâtre juif professionnel: pour une approche concrète»)
correspond à la période du XIXe et du XXe siècle et s’intéresse successivement au
théâtre yiddish, au théâtre judéo-espagnol et à deux exemples de troupes professionnelles: le «Goset» de Salomon Mikhoëls et la troupe de «Habima». Le théâtre
yiddish prolongerait l’idée d’un «théâtre cosmique» que l’A. attribue au hassidisme
(p. 127 sq.). Trois auteurs s’y signalent: Etinger, Goldfaden et Gordin, définis respectivement comme «précurseur», «père (fondateur)» et «réformateur». Le chapitre suivant (ch. 3) nous offre quatre courtes monographies d’auteurs ayant
influencé ce théâtre ou écrit pour lui: Mendele Moycher Sefarim, Sholem Alei’hem,
Shalom Anski ou An-skii (auteur du célèbre Dibbuk) et Isaac Leib Peretz: le lien
entre ces auteurs n’est pas clairement spécifié mais le titre du chapitre leur attribue
à tous la volonté de «théâtraliser le profane pour qu’il devienne sacré». Ce serait
donc une nouvelle étape dans l’évolution historique retracée. L’A. invoque à l’appui
de sa thèse le rôle de la langue et de la littérature yiddish censées «prolonger la
transmission de la parole sacrée tout en gardant une certaine efficacité dans la société
séculière» (p. 137). Cette thèse se précise à propos des deux troupes «Goset» et
«Habima» que la foi dans l’œuvre commune vécue comme un «sacerdoce» (p. 158)
et le charisme du metteur en scène assimileraient à une sorte de synagogue (au sens
«d’assemblée») réunie autour de son rabbin. La culture juive serait vécue comme un
«retour à soi», l’instauration d’un rapport à l’histoire ou à la religion juives.
La sixième partie concerne l’époque contemporaine (de la fin du XIXe siècle à nos
jours). Elle s’ouvre sur la place importante des juifs dans le théâtre allemand au début
du XXe siècle; le théâtre d’Arthur Schnitzler (du moins son ProfesseurBernhardi) et
2. P. 116, n. 1; «Mal’hut», dans le corps du texte, est une coquille.
3. Plus précisément (en hébreu) Yedidiyahha-Issiyi, la pièce n’existant pas (à ma connaissance) en traduction française.
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celui de Herzl (leNouveauGhetto) exprimeraient une sorte de sursaut de l’identité
juive (le théâtre de Herzl servant d’étape à la gestation de l’idée sioniste). La guerre
et la Shoah porteraient un coup presque fatal au théâtre juif européen: physiquement
bien sûr, avec le génocide; mais aussi symboliquement, lorsque les nazis détournent
le thème de Pourimau service de leur propagande antisémite. Cependant le théâtre
juif se perpétue comme acte de résistance et de survie jusque dans l’enfer des camps.
Après la guerre, le témoignage sur l’indicible inspire des auteurs aussi divers que
Joshua Sobol, Hanoch Levin ou Jean-Claude Grumberg; l’A. accorde une place
particulière à la pièce d’Élie Wiesel LeprocèsdeShamgorod, tentative d’élaborer
sur scène une théologie d’après la Shoah. Le chapitre final (Théâtre et sacré en
Israël) décrit l’essor dans l’Israël contemporain d’un nouveau théâtre inspiré par la
tradition juive. Cet essor reflète le rôle croissant du monde religieux dans la société
moderne et son rapprochement avec le monde «non-religieux». Il se manifeste dans
les responsa sur le théâtre rédigés par des rabbins de mouvance «sioniste-religieuse»; dans l’écriture et l’enseignement d’un théâtre d’inspiration «orthodoxe»
ou «ultra-orthodoxe» (Rivka Manovitz) ou dans la pratique d’un théâtre à vocation
sociale ou engagée (où le rôle des femmes est prépondérant); il se manifeste aussi
chez des créateurs de toutes tendances dans le recours fréquent aux grands textes de
la tradition. Certains artistes, inspirés par l’héritage d’Artaud ou de Grotowski (la
visite en Israël de ce dernier est évoquée p. 191), conçoivent le théâtre comme un
véritable sacerdoce juif, quasiment mystique. Le chapitre se termine sur le travail
de créateurs (universitaires, dramaturges, metteurs en scène) pour qui le théâtre
remplirait la fonction d’un «nouveau midrash» (p. 191). Certains d’entre eux sont
à la fois des universitaires et des créateurs de théâtre: Mikhal Gouvrin, Sonia Lipsyc
et surtout Yehuda Moraly qui est peut-être la figure la plus marquante de ce nouveau
théâtre.
On saluera l’initiative de Mme Kessous et le soutien donné à son travail par les
Presses Universitaires de France. Son livre offre au grand public, dans un format
très abordable, une vue d’ensemble sur l’histoire du théâtre juif, difficile à trouver
ailleurs. Et le point de vue choisi, apparemment limité, jette un éclairage sur un des
enjeux (sinon l’enjeu) les plus importants du théâtre juif contemporain. Cela dit, la
thèse défendue et son argumentation appellent un certain nombre de réserves.
1) Le «sacré» en question: la thèse de l’A. établit un rapport dialectique entre le
«sacré» et le «théâtre juif» tel qu’il se constitue à travers l’histoire; à l’origine
inspiré par la tradition (rites juifs, Purim Shpiel), le théâtre juif se développerait
selon un mouvement conduisant d’abord du sacré au profane (à la Renaissance), puis
progressivement et en retour du profane au sacré. L’intégration consécutive permettrait de rallier à la cause du théâtre juif l’autorité rabbinique d’abord réticente. Cette
thèse m’a semblé parfois reposer sur une pétition de principe. Elle admet implicitement que tout théâtre authentique manifeste le sacré, et que tout ce qui est «juif»
dans ce théâtre sacré reflète l’identité et la tradition juives. Mais le théâtre fait par
des juifs manifeste-t-il toujours le «sacré» et de façon conforme au judaïsme rabbinique? La question se pose plus particulièrement pour le théâtre moderne. Si par
exemple la pièce d’Arthur Schnitzler Professeur Bernhardi évoque un problème
éthique et témoigne de l’antisémitisme contemporain, est-ce suffisant pour l’inclure
dans un chapitre intitulé «théâtre et sacré: outil de propagande et de résistance»?
À tout prendre, la fantaisie érotique de LaRonde (évoquée p. 152) n’ouvrait-elle pas
davantage sur le sacré en montrant la toute-puissance du désir amoureux où les
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Grecs auraient reconnu Aphrodite? Plus généralement, n’y a-t-il pas dans le théâtre
juif européen une veine «profane», voire hostile à la tradition? Et cette veine ne
s’est-elle pas continuée dans le théâtre israélien (souvent caractérisé, l’A. le rappelle
p. 186, par la polémique et les stéréotypes antireligieux4)? Or le livre n’évoque la
«modernité ‘‘non religieuse’’» (p. 188) que pour la rattacher aux «principes du
judaïsme en connexion avec l’identité juive» (ibid.), et sa description est encadrée
par les chapitres sur le théâtre «socio-orthodoxe» (p. 186) et sur le «théâtre sacré»
(p. 190): cette présentation risque de créer l’impression que le récent théâtre d’inspiration traditionaliste est le résultat d’une vague de fond, ce qui n’est sans doute
pas le cas.
Ce télescopage des niveaux (profane, sacré, tradition juive) trouve peut-être sa
source dans la définition du «sacré» que j’ai mentionnée plus haut. L’A. (p. 25, n. 1)
emprunte cette définition au Vocabulairedesinstitutionsindo-européennes d’Émile
Benveniste, qui parlait d’une «notion à double face: positive, ce qui est chargé de
présence divine, et négative, ce qui est interdit au contact des hommes» (Vocabulaire, 1969, p. 179). Il était déjà risqué d’étendre au domaine hébraïque une définition au départ réservée aux langues indo-européennes5, sans fournir d’argument à
l’appui6; mais en outre l’A. intègre à sa définition du sacré la notion de transcendance («transcendance chargée de puissance divine»); n’est-ce pas déjà quitter
Dionysos pour le Dieu des monothéismes rationnels et rattacher le théâtre juif à la
transcendance divine enseignée par la tradition? Sans doute aurait-il été plus fécond
de poser la question du sacré précisément en relation avec la notion d’immanence,
qui nous aurait naturellement conduit au débat entre les hassidim et les Mitnagdim
au seuil de la modernité.
2) le judaïsme rabbinique: la partie du livre consacrée au Talmud et à sa conception du théâtre m’a paru assez décevante. Sans exiger à propos des Sages un équivalent du travail de Werner Weismann sur Augustin et le théâtre7, on aurait attendu
un examen plus attentif des sources, de leurs conditions historiques et de leur interprétation. L’exposé a le mérite d’être clair, mais sa rapidité l’oblige souvent à des
inexactitudes et à des raccourcis. Un exemple d’inexactitude: le troisième des dix
Commandements bibliques est compris comme «commandement de non-reproduction du réel» dans un sens absolu et cette interprétation attribuée à Rabbi Meïr
(p. 32). Un exemple (saisissant) de raccourci concerne l’enseignement talmudique,
d’après lequel «(dans) les théâtres et les cirques d’Édom (…) les princes de Judah
enseigneront un jour la Torah en public» (TB Megillah 6a, cité p. 44)8; le sens de
cet enseignement, que la vraisemblance historique et le contexte immédiat semblent
imposer, est le suivant: les spectacles théâtraux et les jeux de cirque seront un jour
abolis et leurs locaux serviront à l’enseignement magistral de la Torah (sur le modèle
4. On pourrait citer par exemple l’image antisémite du veau d’or utilisée par Ha-Sfari dans
ledondelaTorahàsixheures. Ce titre est cité sans commentaire p. 189.
5. LesFormesélémentairesdelaviereligieusede Durkheim, évoqué dans la même note,
ne fait lui non plus aucune mention de l’hébreu.
6. Aux couples d’adjectifs sacer/sanctus et hagios/hieros évoqués par Benveniste, l’A.
fait correspondre un doublet hébraïque qaddosh/qodesh, qui me semble bien problématique.
7. KircheundSchauspiele.DieSchauspieleimUrteilderlateinischenKirchenväterunter
besondererBerücksichtigungvonAugustin, Wurtzbourg, 1972.
8. La citation et sa source sont reprises p. 199 mais sous une forme inexacte.
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de la maison d’études). Mais pour l’A. les Sages du Talmud ont exprimé ici leur
vision d’une véritable créationthéâtrale au service de la Torah. Cette interprétation
audacieuse remonte en fait au professeur Yehuda Moraly (cité dans le dernier chapitre, p. 199), mais son attribution aux Sages est présentée tout au long du livre
comme allant de soi. Il me semble qu’il aurait fallu pour le moins signaler qu’elle
est pour le moins discutable9, ce qui aurait d’autant mieux fait ressortir le côté
révolutionnaire de son adoption aujourd’hui.
3) Un raccourci semblable, au début de la cinquième partie, permet de rattacher
le théâtre yiddish au mouvement hassidique. L’A., en s’appuyant sur Mikhal Govrin,
défend la thèse d’après laquelle le hassidisme aurait proposé «une pratique rituelle
riche en aspects théâtraux fondés sur le concept de théâtre cosmique» (p. 128) et
que cette théâtralité aurait influencé le théâtre yiddish. Le problème est que le
concept de «théâtre cosmique» ne se rencontre ni chez le Ba‘alShemTov, ni chez
Rabbi Naḥman de Braslav pourtant évoqués; il s’agit d’une métaphore appliquée à
certains aspects de leur œuvre; or l’exposé laisse entendre qu’il y aurait dans le
hassidisme la conception d’un véritable théâtre, prolongée plus tard dans le théâtre
yiddish. Là encore, la thèse reste à démontrer.
Malgré ces réserves importantes, l’ouvrage de Mme Guila Clara Kessous est une
référence incontournable pour qui souhaite obtenir une vision d’ensemble du théâtre
juif; on trouvera en particulier dans le dernier chapitre (p. 181 sq.) une mine de
renseignements sur l’essor du théâtre d’inspiration traditionaliste dans l’Israël
contemporain et sur ses enjeux encore trop méconnus.
Thierry ALCOLOUMBRE
Anita SCHOONHEERE DE BARRERA, avec la collaboration d’Alberto BARRERA Y VIDAL
et de Dario GALIMIDI. — La Ija de la lavandera de Jacques Benusilho. Une
versionsépharadeduPygmaliondeGeorgeBernardShaw, Bruxelles, Didier
Devillez-Institut d’Études du Judaïsme, 2012, 180 p.
Il s’agit de l’édition critique, accompagnée d’une longue analyse historique,
sociologique et linguistique, d’une pièce inédite écrite par Jacques Benusilho et
représentée à Istanbul en décembre 1977. L’ouvrage comporte trois parties: «Prétextes et contextes»; la pièce de Jacques Benusilho et sa traduction française; textes
conclusifs.
La première partie, fondamentale, comporte des textes préliminaires qui permettent de contextualiser la pièce. En particulier, une présentation détaillée de la
communauté sépharade d’Istanbul que l’éditrice fait débuter au XIXe siècle. Après
une longue période de relative tranquillité où les juifs, malgré leur statut de «dhimmis», étaient protégés par le système des «millet», les communautés religieuses
jouissant de la protection officielle des autorités ottomanes, les XIXe et XXe siècles
vont entraîner des bouleversements particulièrement importants pour cet Empire
et par conséquent pour les Sépharades. L’éditrice montre les conséquences funestes
pour les juifs ottomans de l’indépendance de la Grèce (1830), de la Serbie (1878),
9. Le dit rabbinique évoque à la fois les théâtres et lescirques. Si l’on peut imaginer une
tragédie ou une comédie consacrées à l’enseignement de la Torah, il est plus difficile de prêter
une destination équivalente aux combats de tigres et de gladiateurs…
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de la Roumanie et de la Bulgarie, reconnues en 1878 au Congrès de Berlin, ainsi que
de l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Empire austro-hongrois et de l’Anatolie orientale par l’Empire russe: désormais, les communautés sépharades seront
séparées les unes des autres et réparties au hasard des traités dans de nouveaux
États-nations. Parallèlement, l’Empire ottoman se trouvait avec le mouvement du
«Tanzimat» (1839 à 1876) en plein processus de modernisation et d’occidentalisation et garantissait pour la première fois l’égalité entre tous les citoyens ottomans,
sans distinction de religion. Un autre aspect dont l’auteur souligne l’importance est
le rôle dans l’Empire des écoles de l’Alliance Israélite Universelle, fondée en 1860,
dont la majeure partie des cours se fera en français, au détriment du judéo-espagnol.
Il y est fait allusion dans la pièce: l’héroïne, Fortuni, a suivi quelques cours de «la
Lianza». Dans ces moments décisifs, on assiste à la naissance d’une presse sépharade très vivante, un sujet qu’Anita Schoonheere connaît bien pour avoir soutenu
une thèse de doctorat portant sur la presse judéo-espagnole: Lengua,usoeidentidad.
SobreeljudeoespañolempleadoenunperiódicosefarditadeEstambul. Survient la
chute de l’Empire ottoman et la proclamation de la République turque: dans ces
circonstances, «la communauté sépharade […] adopta une attitude de suivisme prudent, en passant à travers les gouttes et en tentant de se turquiser, de se fondre dans
la masse et de se faire oublier dans la mesure du possible» (p. 30). Ainsi, la pratique
du turc sera peu à peu privilégiée et l’usage du judéo-espagnol volontairement limité
à la sphère privée ou à la communication ingroup.
Dans ce contexte mouvementé va naître malgré tout une littérature sépharade
moderne et profane, car jusque là «les genres littéraires tels que le roman ou le théâtre
brillaient par leur rareté» (p. 40): dès 1873, on va jouer des pièces en judéo-espagnol,
en particulier adaptées d’autres langues, notamment du français, et donc peu d’œuvres
originales. C’est du reste encore le cas de nos jours. Quant à l’argument, il se situe
«de préférence dans les milieux juifs de Turquie, sous forme généralement de comédie (musicale ou non)» (p. 43).
L’éditrice aborde ensuite la question de la langue judéo-espagnole, dans le cadre
plus vaste des judéo-langues. À la suite de son maître, Haïm-Vidal Sephiha, dont
elle se réclame et auquel l’ouvrage est dédié, Anita Schoonheere choisit de ne pas
suivre l’usage commun et appelle «judéo-espagnol» la langue vernaculaire des
Sépharades et non «ladino», une variante réservée au seul domaine religieux. Anita
Schoonheere a raison de rappeler (p. 48) qu’avant la tragique expulsion de 1492, les
Sépharades étaient parfaitement intégrés au milieu dans lequel ils vivaient et que leur
façon de parler ne se distinguait pas de celle des non-juifs. Ce n’est que par la suite,
elle le rappelle un peu plus loin (p. 52), que naîtra vraiment le judéo-espagnol en tant
que judéo-langue et qu’il se maintiendra sans modifications notables pendant des
siècles. Cependant, à partir de la coupure de la fin du XIXe siècle, le judéo-espagnol,
du fait d’un engouement croissant pour le français, va connaître une évolution:
le «judéo-fragnol», terme qu’elle reprend à Haïm-Vidal Sephiha. Le processus ne
s’arrêtera pas là et le français deviendra peu à peu la langue de culture des Sépharades: «Pour Fortuni, l’ascension sociale passe donc clairement par la maîtrise de
ce français basé sur les différences sociales et des codes et comportements sociaux
qu’il véhicule ou présuppose» (p. 55). Les p. 63-81, consacrées aux diverses langues
employées dans la pièce (judéo-espagnol, turc, français, dont le savoureux «français
approché» de Fortuni), sont un régal philologique qui montre tout le soin apporté
par Anita Schoonheere à l’édition de la pièce.
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La deuxième partie est consacrée au texte original, un pastiche de la comédie
musicaleMyFairLady, elle-même inspirée du Pygmalion de George Bernard Shaw.
Le texte est rédigé partiellement en judéo-espagnol à l’intention de son public-cible,
la communauté sépharade d’Istanbul. C’est dire s’il présente l’avantage irremplaçable de l’authenticité, car il constitue un précieux document littéraire sur un
moment-clé de cette communauté. Jacques Benusilho y montre l’ambiance des quartiers humbles ou populeux, mais aussi celle des quartiers huppés de Péra, «où il était
de bon ton de vivre à l’occidentale». Un tel texte risquait de disparaître ou de rester
à jamais dans des archives familiales, peu ou pas accessibles aux chercheurs, d’où
la nécessité de le sauvegarder et de le diffuser. Comme le dit Anita Schoonheere:
«Un des impératifs majeurs de cette discipline [les études judéo-hispaniques] est la
sauvegarde, le répertoriage des textes, car le plus grand drame — après la disparition
des usagers de la langue bien sûr — est celle des textes qu’ils ont produits» (p. 13).
Il convient donc de contribuer au sauvetage d’une culture menacée. Son maître
Haïm-Vidal Sephiha parlait dans le même contexte de «thésauriser» (p. 17). Pour
la facilité d’un public moins familiarisé avec le judéo-espagnol ou même l’espagnol,
le texte est accompagné de sa traduction juxtalinéaire en français, dans la tradition
bien connue des éditions bilingues de textes littéraires classiques. En effet, cette
édition n’est pas seulement destinée aux juifs sépharades qui connaissent bien
le judéo-espagnol, ni aux seuls instituts d’études juives, mais vise aussi le grand
public cultivé.
La troisième partie est consacrée aux conclusions que l’éditrice tire de son travail.
Conclusions en demi-teinte en ce qui concerne l’avenir du judéo-espagnol: au terme
de sa longue histoire, cette langue, qui s’était maintenue quasiment intacte pendant
des siècles, n’est plus un moyen de communication quotidien. Mais son aventure
ne s’arrête pas pour autant: le judéo-espagnol est devenu désormais la langue patrimoniale de la communauté sépharade, que l’on conserve avec soin, que l’on cultive
amoureusement et que l’on étudie attentivement. Une langue, en définitive, reflet
de l’histoire et de l’identité d’une communauté bien vivante. Derrière sa légèreté
voulue, la pièce de Jacques Benusilho est très révélatrice, par le biais de ses personnages, d’une problématique linguistique, sociolinguistique et sociale que l’éditrice
analyse attentivement, ce qui lui permet de tirer du texte des informations précises sur
la société et la culture dans lesquelles elle a pris naissance. En effet, le texte dépeint,
au-delà du récit plaisant d’une ascension sociale réussie, la vie quotidienne de la
communauté juive d’Istanbul à un moment-clé de son histoire et en reflète fidèlement
la situation sociale, économique et linguistique dans la toute jeune République turque
et, sur le plan linguistique, son passage progressif au français et au turc aux dépens
de l’ancienne langue emportée d’Espagne. Ainsi, «si La Ija de la lavandera commence en judéo-espagnol… elle finit en français» (p. 161), révélant par là l’évolution
d’«une langue en train de se taire peu à peu» (quatrième page de couverture)!
Cet ouvrage apprend énormément de choses sur la langue et la culture judéoespagnoles et sur les influences que la langue a subies et subit sans doute encore.
On admire en particulier le travail systématique accompli par l’auteur et les liens
qu’elle a établis avec les nombreux travaux cités qui apportent un éclairage sur
la richesse d’une pièce à première vue sans prétention. C’est là un énorme travail
de science et de vulgarisation au sens noble, mené comme une thèse de doctorat.
Le carrefour de connaissances qu’il constitue intéressera les linguistes qui étudient les
langues en contact et leurs «contaminations», ces enrichissements mutuels, surtout
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évidemment dans le sens de la langue majoritaire vers les langues minoritaires, les
emprunts dus aux modes, voire au snobisme, au désir ou à la nécessité de s’intégrer
à la société dite d’accueil et d’y accéder à un niveau social plus élevé. Mais les
lecteurs intéressés par l’histoire et l’exemple d’une communauté ethno-religieuse de
diaspora, l’évolution sociologique des pays d’accueil et celle de la communauté en
cours d’intégration, voire d’assimilation, souvent malgré elle car elle souhaiterait
conserver son identité, y trouveront amplement leur compte. On termine la lecture
avec la conviction qu’il n’est pas de texte authentique, même le plus modeste, qui
ne soit digne d’étude scientifique pour ses aspects psychologiques, sociologiques,
linguistiques, historiques et même géographiques. Toute production textuelle est
porteuse de ces marques dans le temps et les lieux de ceux qui l’ont créée, elle
représente la résultante d’une multitude de facteurs qui se concrétisent, plus ou
moins discrètement, sous la plume de l’auteur. D’une façon exemplaire, la présente
étude prend tout cela en compte de manière systématique. L’auteur de ce travail a
réussi une gageure: présenter les résultats de ses analyses dans un langage précis et
clair, sans jargon d’initiés: ouvrage de référence pour le chercheur, doctorant ou
enseignant en séphardisme, il est, donc, aussi intéressant pour l’honnête homme du
XXIe siècle qui y découvrira les membres d’une communauté moins connus que leurs
frères ashkénazes parlant le yiddish et souvent confondus avec les juifs orientaux
ou Mizraḥiim, le plus souvent de langue judéo-arabe.
Daniel VAN EECKE
Gerald J. BLIDSTEIN. — Society and Self. On the Writings of Rabbi Joseph
B.Soloveitchik, New York, OU Press, 2012, 155 pages.
Le Rav Josef B. Soloveitchik reste une figure relativement peu connue en France.
Si ses essais, Ishha-halakhah(L’hommedelaHalakha, trad. B. Gross, Organisation
sioniste mondiale, 1981, épuisé) et TheLonelyManofFaith (Lecroyantsolitaire,
trad. B. Gross, Organisation sioniste mondiale, 1978, épuisé), présentant en quelque
sorte une phénoménologie de l’observance juive, ont été traduits, il n’a pas en
France l’aura qu’on lui prête dans certains milieux religieux et universitaires outreAtlantique et en Israël. Ce livre en est la marque, constituant un recueil d’articles
sur celui qui y est constamment nommé «the Rav», par l’un de ses élèves à la
Yeshiva University, Gerald Blidstein, universitaire israélien renommé notamment
pour ses travaux sur Maïmonide.
On retrouve parmi les huit articles rassemblés dans ce volume certains thèmes
récurrents, comme la distinction entre britgoralet britye‘ud, que l’on pourrait traduire par «alliance de sort» et «alliance de destin». Cette distinction opératoire porte
sur les modalités par lesquelles un peuple acquiert la conscience de lui-même. Une
communauté fondée sur le sort se constitue négativement par la conscience de chaque
membre de se trouver engagé avec d’autres dans une même situation, dans une même
histoire. C’est le cas tragiquement du peuple juif, au sortir de la Seconde Guerre
mondiale. Une alliance de destin advient au contraire lorsqu’une communauté assume
ce dont elle dispose en propre, en termes «d’idéal, de normes et de valeurs», ce qui,
dans le cas du peuple juif, revient pour «le Rav», à avoir le souci de la Torah et de
la halakhah. R. Soloveitchik lit ainsi l’histoire juive du XXe siècle à l’aune du récit
biblique, l’Allemagne nazie devenant une nouvelle Égypte, dont la sortie, autrement
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dit la création de l’État d’Israël (!), constitue une alliance de sort. L’alliance de destin, elle, reste suspendue à la décision des membres du peuple et l’effort «du Rav»
a été de faire en sorte que nombre de ceux-ci la contractent, s’adressant ainsi sans
doute à un public plus «moderne» et moins strictement orthodoxe que ses prestigieux
aïeux de la lignée de grandes figures rabbiniques dont il était issu.
On comprend dès lors que l’A. puisse soutenir ce qu’il présente lui-même comme
un paradoxe: R. Soloveitchik n’était pas un sioniste religieux. «Le Rav» pourtant
est précisément connu pour avoir rompu la tradition familiale d’anti-sionisme, quittant l’AgudatIsraelofAmerica (Union des Rabbins Orthodoxes Américains) pour
rejoindre le mouvement Mizraḥi.Son court essai Qoldodidofeq (Lavoixdemon
aiméfrappeàlaporte) est, de plus, généralement présenté et perçu en Israël comme
un texte fondamental du sionisme religieux. Cependant, pour «le Rav», l’État d’Israël
ne fait qu’offrir un substrat pour l’alliance de sort, alliance nécessaire certes, en tant
qu’elle constitue la base matérielle («corporelle», dit l’A.) du peuple, mais encore
strictement négative.
Un article, écrit à l’occasion de la publication en 2005 des lettres concernant
les affaires publiques (publicaffairs),éclaire, d’une part, la manière dont «le Rav»
tranchait la halakhah, au-delà de sa doctrine générale du sens de celle-ci, et, d’autre
part, ses rapports avec d’autres religions ou d’autres courants du judaïsme. À titre
d’exemple, «le Rav» fut consulté en 1950 par une université qui avait déjà lancé un
coûteux projet de construction d’un lieu de culte commun aux juifs et aux chrétiens,
sur la possibilité d’y faire apparaître des représentations de figures humaines. Dans
sa réponse, «le Rav» s’efforce de cerner l’enjeu spécifique du problème posé, montrant que si le Talmud indique que la pratique n’était pas exclue au temps des amoraim (cf. par exemple, TB Ro’shha-Shanah, 24b-25a), les communautés juives ont
néanmoins adopté au fil de l’histoire l’usage de s’en abstenir. Cet usage découle
précisément du fait que toute représentation humaine acquiert dans le christianisme
une fonction de culte. «Le Rav» présente son raisonnement halakhique sans faire
aucune offense au culte chrétien en tant que tel. Mais il ne se prive pas néanmoins,
alors qu’il sait le projet déjà bien engagé et son bien-fondé nullement à l’ordre du
jour, de signifier son désaccord avec le principe même d’un tel lieu de culte commun,
témoignant à la fois de son intransigeance en matière de halakhah et de son effort
pour en rendre raison auprès de ceux à qui il s’adressait.
Les derniers articles sont consacrés aux réflexions sur les relations familiales. Ils
sont l’occasion pour l’A. de mentionner quelques remarques du Rav sur le statut des
femmes, qualifié par lui de «tragique». L’A., lui même ordonné rabbin à la Yeshiva
University, semble regretter de n’y voir plus clairement une indication de la nécessité de s’efforcer d’en finir avec ce tragique féminin, alors que cette qualification
semble devoir se lire sous la plume «du Rav» comme relevant précisément d’une
essentialisation des catégories sexuelles. Ce tragique semble en effet pour lui constitutif de ce qu’est une femme. Reste bien sûr à réfléchir à ce que cela a pu signifier
dans la perspective «du Rav».
À l’occasion d’un article consacré à une question de halakhah (le traitement du
deuil par «le Rav»), l’A. formule une remarque méthodologique intéressante, s’expliquant sur la raison pour laquelle il n’entre pas lui-même dans un raisonnement
halakhique ou se refuse à juger le raisonnement en lui-même selon les règles de la
production de la halakhah, mais préfère en proposer une synthèse académique. C’est
que, dit-il, il veut d’abord rendre accessible ce raisonnement à ceux qui n’y sont pas
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accoutumés et que, surtout, il entend restituer la «pensée halakhique» du R. Soloveitchik, montrer «qu’au-delà de brillantes solutions apportées à des casse-tête
halakhiques» (halakhicpuzzles, p. 123), elle visait à établir «des idées substantielles
et cohérentes à propos de sujets importants» (idem). Voilà deux objectifs qui semblent
rendre compte de la démarche de l’A. dans cet ouvrage, somme toute étonnant, proposant une approche universitaire d’une figure religieuse contemporaine, dont l’A.,
qui plus est, s’était «fait» un maître.
David LEMLER
Amir MASHIACH. — ‫«( הלכה בתמורות הזמן במחשבתו של הרב שלמה זלמן אוירבך‬Rabbi
Shlomo Zalman Auerbach’s Halakhic Philosophy in a Dynamic Era of SocioTechnological Transformation»), Ramat Gan, Bar-Ilan University Press, 2013,
291 + [V] pages («Mahshavot»).
Le R. Auerbach (1910-1995) naquit et passa sa vie dans le quartier haredi de
Sha‘arey Hesed à Jérusalem, où il dirigea la yeshibhah QolTorah pendant quarante
ans; se refusant aux prises de positions politiques ou idéologiques et aux fonctions
en vue, inconnu sur la scène publique israélienne, il a été un des grands décisionnaires rabbiniques du XXe siècle. La présente étude expose les idées générales, que
l’A. nomme après Éliézer Goldmann au milieu du même siècle «méta-halakhiques»,
dont le décisionnaire n’a éventuellement pas conscience, qui sous-tendent sa pensée,
de manière plus nette chez le R. Auerbach que chez d’autres décisionnaires plus
exclusivement techniques. Il procède à partir de l’analyse de responsa, principalement ceux qui furent publiés sous le titre MinhatShlomoh, avec une différence à faire
entre le premier volume paru du vivant de l’auteur et les deux suivants, plus encore
avec le recueil postérieur MinhatShlomohtenina’ qui paraît expurgé de décisions
«problématiques»; de monographies sur divers sujets halakhiques dont la plus
célèbre est Me’oreyesh sur les usages de l’électricité (1935); moins révélateurs de
sa pensée personnelle apparaissent les huit volumes du ShulhanShlomoh édités par
son petit-fils S. Leisersohn et les trois volumes de HalikhotShlomoh édités par ses
petits-fils Y. Trager et A. Auerbach, aussi bien que diverses productions inspirées
par lui, dont la plus célèbre est ShemiratShabbatke-hilkhetah du R. Y. Neuwirth qui
a connu, grâce à des traductions, un succès mondial dans le grand public de stricte
observance. Les vies édifiantes du Rav ont été consultées avec plus de précautions
encore.
On n’est pas surpris qu’un auteur de cette nature tienne la Torah pour le centre de
la vie juive; en tant qu’origine des décisions rabbiniques, elle inclut les sources classiques, halakhiques et aggadiques, mais non les sources spéculatives, philosophiques
et kabbalistiques; en fait de coutume, les pratiques effectives du public comptent plus
que celles qui sont consignées dans les livres. C’est la halakhah qui assure la sanctification immédiate de l’homme au quotidien, qui intéresse le R. Auerbach, non une
halakhah théorique idéale qui serait l’expression de vérités transcendantes. Par suite,
elle est sans cesse en mouvement et doit tenir compte des conditions nouvelles,
celles en particulier que créent les états nouveaux des sciences et des techniques.
Or, le R. Auerbach tient pour aussi illégitime d’interdire ce qui est permis que de
permettre ce qui est interdit et ne s’autorise pas à décider autrement que ne l’impose
le raisonnement strictement halakhique pour des raisons de défense des modes de
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pensée et de pratique habituels, ce qui a pu le contraindre à un type d’«écriture
ésotérique» voilant au besoin sa véritable pensée. Après d’autres dont le Gaon de
Vilna, il tient que la vérité halakhique a besoin de la science pour se manifester, sans
restriction dans les domaines purement techniques, de manière beaucoup plus limitée toutefois en bio-éthique.
Le R. Auerbach regarde le peuple comme la communauté de sainteté et le porteur
de la Torah, au point que c’est la manière de faire du public qui est le plus sûr critère.
Mais par peuple il faut entendre Israël en son entier ou la communauté pratiquante.
Le R. Auerbach tient une des positions les plus radicales vis-à-vis des juifs laïques,
leur refusant le statut de «contraints» (par ignorance de naissance, par la société
ambiante) que d’autres leur reconnaissent, voyant en eux une menace, les excluant
du peuple et les regardant comme non juifs en tous points. Sa position vis-à-vis de
l’État d’Israël n’en est que plus originale: sur des bases halakhiques et non par sentiment personnel, il y reconnaissait la «royauté d’Israël» avec toutes les conséquences
juridiques, comme la légitimité à délimiter le pays du point de vue de l’observance
d’un seul jour des fêtes ou de deux. Il fut ainsi, dans la société israélienne, une personnalité reconnue du monde haredi en même temps qu’une référence ou un conseiller pour les sionistes religieux.
Au centre de sa réflexion halakhique se trouve l’homme avec ses capacités et ses
sentiments, d’où un mode de décision non pas objectif et idéal mais subjectif et réaliste,
ce que l’A. nomme un mode de décision «humaniste» et un «formalisme téléologique»
qui explique par exemple ses réticences en fait d’éthique médicale. Mais ce principe
est en tension avec un autre qui, au besoin, l’emporte sur lui, celui de la tradition
halakhique contre laquelle rien n’est possible, ni décisions contraires ni détournement
du sens des termes. Ainsi, selon l’A., la pensée halakhique du R. Auerbach s’est-elle
mue entre deux pôles, comme son activité de décisionnaire s’est partagée entre deux
mondes, ceux du maintien intégral de la tradition et d’une innovation audacieuse; ce
que l’A., qui appartient à l’Université Bar-Ilan et donc à l’un de ces deux mondes,
dramatise en termes de tension idéologique et qui correspond sans doute à une réalité
sociologique de la division de la société israélienne, mais ce qui est au fond le lot
constant de tout système de droit.
Ces aspects sont traités en trois parties: les sources de l’autorité halakhique; les
principes qui guident la décision; halakhah et modernité. L’A. procède par analyse et
commentaires de responsa authentiques. Outre des index des noms et des titres, celui
des notions permet d’accéder de la manière la plus concrète à la matière halakhique.
Une monographie de ce type fait connaître la pensée d’un auteur de premier plan de
la halakhah vivante à un large public, en même temps qu’elle fournit de la matière
aux philosophes du droit, éthiciens, sociologues et herméneutes.
Jean-Pierre ROTHSCHILD
Guillaume DE TANOÜARN, Michel D’URANCE. — Dieuoul’éthique?Dialoguesur
l’essentiel. Paris, L’Harmattan, 2013, 269 pages («Théôria»).
Le titre attire l’œil: une allusion à Levinas, se dit l’amateur pressé, plutôt trop
pressé. L’alternative proposée (on suppose que le ou ouvre une discussion entre deux
parties et s’entend comme un aut…aut, non, comme un vel ou un sive) oppose en
fait le point de vue théologique et celui de l’éthique, un propos propre au «siècle»,
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mais étranger à la pensée de l’auteur de Totalitéetinfini qui se garde aussi bien de
la théologie que de l’opposition revendiquée, comme essentielle. Il est arrivé à
Levinas de s’entretenir avec quelqu’un (ainsi Philippe Nemo, l’interlocuteur
d’Éthique et infini), mais en ce cas le dialogue est le retranscription d’entretiens
radiophoniques destinés à faire connaître la pensée du seul philosophe, non à
confronter le point de vue de celui-ci et celui de son interlocuteur, qui ne se trouve
pas sur le même plan. Dans le cas présent au contraire, il s’agit d’un véritable dialogue,comme le confirme le sous-titre. Deux auteurs confrontent leurs conceptions
en présence d’un tiers, au modeste rôle d’animateur, parfaitement neutre.
Les deux personnages du dialogue jouent le jeu jusqu’au bout. Quand ils ne
peuvent jouer ensemble, ils n’hésitent pas à affirmer leurs différences et à proposer
au terme de leurs entretiens leurs «contributions divergentes», concernant respectivement l’éthique de la singularité (Michel d’Urance, p. 235, 251) et l’avenir de la
morale (abbé Guillaume de Tanoüarn, p. 253-267). Loin de cacher leurs identités,
sous des noms d’emprunt symboliques ou non, ils se présentent fort honnêtement
en proposant des biographies spirituelles fort concrètes: loin de se réfugier dans
l’abstraction «spirituelle», qui autorise la dissimulation de l’essentiel, ils situent
leurs personnes dans la société en donnant au lecteur de nombreux renseignements
sur leur naissance, leur formation, leur activité etc.
Il s’agit de deux intellectuels appartenant au paysage de la Droite. L’un est prêtre,
formé à Écône dans un milieu catholique traditionaliste qu’il quittera pour voler de
ses propres ailes, l’autre appartient à la Droite mais, disciple d’Alain de Benoist, se
montre athée ou agnostique. L’un et l’autre ont en commun le refus du monde tel
qu’il est, au nom de valeurs religieuses (l’abbé) ou hostiles à la religion, ou plutôt
à une certaine forme de religion (M. d’Urance).
Cette apparente communauté de vues n’écrase pas les personnalités en présence.
Chacun garde son style propre et souvent (ce phénomène suit peut-être du mode de
rédaction du texte) le lecteur aura l’impression que l’abbé ne rend pas la monnaie à
son interlocuteur qui poursuit son discours comme s’il monologuait au lieu de dialoguer — le tiers anonyme essayant souvent de rappeler la situation dialogique en
interrompant des monologues sans grand lien. Ces apparentes «négligences» ont
l’avantage de matérialiser de manière vivante la différence de points de vue des deux
auteurs. S’ils professent négativement un même refus de la société actuelle, ce n’est
pas au nom des mêmes valeurs, et les remèdes qu’ils recommandent ne sont pas
identiques, bien qu’on ne puisse s’empêcher de retrouver dans les thérapeutiques
proposées l’idéologie de la droite traditionnelle.
Il n’appartient évidemment pas à la REJ et à l’un de ses recenseurs de se poser en
tiers dans ce dialogue en intervenant dans un sens ou dans l’autre pour appuyer ou
contester telle ou telle thèse. Il faut souligner l’intérêt de ce livre: un concert à deux
voix et à deux voies sur un thème unique qui n’aboutit pas à une fusion, génératrice
de confusions. Le discours politique ou religieux est aujourd’hui plutôt monolithique
(il y a une pensée unique, à droite comme à gauche), le dialogue de l’abbé de
Tanoüarn et de M. d’Urance a le mérite d’échapper au monolithisme: la droite ne
se confond pas avec le cléricalisme, elle peut se conjuguer avec l’athéisme, tout en
restant la droite. La simplification est trop souvent la marque du simplisme: ce n’est
pas la caractéristique de ce livre.
Jean-Pierre OSIER
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