Gatsby le magnifique - Grand jeu-concours Villa Gillet / Petit Bulletin

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Gatsby le magnifique - Grand jeu-concours Villa Gillet / Petit Bulletin
Gatsby le magnifique : un riche en Inde 1. En Inde, un homme prodigieusement riche qui suscite méfiance et hostilité est un drôle d’animal, un poisson qui a rendu troubles les eaux dans lesquelles il navigue. Le halo d’admiration qui nimbe les riches et les puissants s’est dissipé avant d’avoir pu l’envelopper, signe que quelque part quelque chose n’a pas pris. Sous le lustre de l’opulence et le vernis du pouvoir affleure un échec dont celui auquel il s’attache, nonobstant son attirail luxueux, n’a pas tout à fait conscience. Telle était la situation d’Arindam Chaudhuri quand je fis sa connaissance en 2007. Il s’était élevé à une position de richesse et d’influence, en grande partie à force de projeter l’image de quelqu’un de riche et d’influent. Et pourtant, dans le même temps, il avait aussi projeté l’image inverse, s’attirant bien malgré lui une réputation d’imposteur, de parvenu et d’escroc. L’imposture et l’escroquerie, j’y reviendrai. Mais on ne peut pas nier qu’Arindam ait réussi en un temps record. En une dizaine d’années il a bâti un empire, mais un empire si nébuleux, et au terme d’une ascension si fulgurante, qu’à moins d’être particulièrement sensible à la question de l’argent et de la répercussion de son afflux sur la société indienne, on pouvait très bien n’avoir jamais entendu parler de lui. Toutes les années de son ascension météorique, j’ai vécu sans rien savoir d’Arindam Chaudhuri. Une fois introduit dans le champ de ma conscience, en revanche, il se mit à m’apparaître partout : dans les magazines de son groupe de presse, aux couvertures criardes et gros titres navrants qui m’alpaguaient depuis les petits kiosques en briques et tôle de plastique ; les immeubles en verre à l’intérieur desquels j’imaginais des jeunes gens studieux appliqués à assimiler ses principes de leadership ; et jusqu’au mini-­‐écran devant mon siège sur le vol Delhi-­‐Chicago, quand je constatai que le producteur de mon film n’était autre que lui. Le film en question, à petit budget et tourné sans acteurs connus, racontait une histoire de gangsters dans les rues de Bombay et s’intitulait -­‐ est-­‐
ce un hasard -­‐ Mithya, qui veut dire “mensonges”. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que nous choisissons les galères dans lesquelles nous nous embarquons, et quand je repense cette époque où je vivais à Delhi et qui aboutit à me faire faire la connaissance d’Arindam, je vois bien qu’une telle rencontre était inévitable. Cet été-­‐là, je m’étais donné pour mission de trouver un personnage d’homme riche, qui puisse illustrer les circuits de l’argent en Inde aujourd’hui. À Delhi, les signes concrets de l’afflux de richesse s’étalaient à la vue de tous. Je les décelais dans la nouvelle route qui filait de l’aéroport à South Delhi en sinuant entre les tours de bureaux ; dans les panneaux d’affichage ; dans le centre commercial tout en verre et granit érigé sur les contreforts de l’arête de Delhi et qui une fois achevé serait le plus grand d’Asie. En marge de ce paysage qui semblait promettre à la ville le destin de Singapour ou Dubaï, les légions de non-­‐riches ou aspirants riches : des foules entières, à pied ou en deux roues, entassés dans les bus décrépis ou serrés dans les auto-­‐rickshaws jaunes et noirs, des gens dont la vie ne pèserait jamais sur le monde qui sortait de terre devant eux. Les petits acrobates qui faisaient la manche aux carrefours, une moustache farouche dessinée au crayon, m’aidaient à repérer les riches dans le tumulte de la foule : propulsant tant bien que mal leurs corps chétifs à hauteur des vitres, ils réservaient leurs forces pour les monospaces Toyota Innova et les 4X4 Mahindra Scorpio immobilisés aux feux rouges. Dans ce genre de tableau, j’avais l’impression que tout ce qu’il y a à dire des riches en Inde était dit, et ceux que j’invitai à déjeuner dans les restaurants les plus chics ne firent que me conforter dans cette idée. Mittal, Ambani, Dabur, cristal Swarovski, toilettes plaquées-­‐or, haras, boites de nuit, jets privés : ils m’ennuyaient. Arindam, lui, semblait un peu différent, pris dans un tourbillon d’images et de contradictions : queue de cheval, controverses, gourou pour cols blancs, bloggueurs, écoles de commerce, magazines, Bollywood. -­‐ J’ai parlé de vous au boss. Il m’a répondu : « qu’est-­‐ce qu’il me veut ? » Sutanu dirigeait la division Media du groupe d’Arindam. Nous avions rendez-­‐vous chez Flames, un restau-­‐bar asiatique auquel on accède par un escalier plutôt raide, avec une statue de Bouddha reléguée dans un coin et une vue sur des fournisseurs de matériel sanitaire, des franchises de restaurants et de grosses voitures que des valets de parking dépenaillés s’échinaient à ranger dans des emplacements minuscules. Sutanu avait la quarantaine, la peau foncée, une tignasse divisée par une raie sur le côté, une moustache épaisse et des lunettes. Une chemise bleu électrique et une cravate à motif éléphants soulignaient ses faux-­‐airs de voyou rétro-­‐60’s. Il était accompagné de Rahul, un jeune homme sérieux en jean et kurta qui travaillait pour l’un des magazines du groupe. Ils ne devaient pas être là depuis très longtemps, pourtant leur table avait des airs de fin de soirée : deux paquets de cigarettes Navy Cut, une bouteille à moitié vide de Kingfisher et un smartphone cabossé qui sonna pendant tout notre entretien en imitant le roulement d’un tambour. -­‐ C’est quelqu’un d’exceptionnel, et il a une histoire à raconter, c’est clair. La question, c’est de savoir s’il voudra vous parler. Dans le récit que me fit Sutanu cet après-­‐midi-­‐là, Arindam faisait figure de paradigme de son époque. Quand il s’était lancé en 1996, il ne possédait qu’une école de commerce excentrée, l’Indian Institute of Planning and Management. Fondée par son père, il s’agissait -­‐ aux dires d’un Sutanu dédaigneux -­‐ d’un petit établissement qui ne payait pas de mine, à la périphérie de Delhi. Mais sous la férule du fils, elle avait déployé neuf antennes -­‐ une dans la plupart des grandes villes indiennes -­‐ et s’ouvrait aujourd’hui à l’international, avec une succursale à Dubaï et un jumelage avec une école belge implantée à Bruxelles et Anvers. Un autre établissement devait voir le jour à Londres avant la fin de l’année, un autre encore aux États-­‐Unis, dans une usine désaffectée en Pennsylvanie. Et ce n’était que pour l'école de commerce. Le groupe d’Arindam, Planman, s'enorgueillissait aussi d’un groupe de presse comprenant The Sunday Indian, un hebdomadaire, sans doute le seul magazine au monde fort de treize éditions différentes et trois titres de presse économique, à quoi il fallait encore ajouter un éditeur de logiciels, une division conseil spécialisée dans le facteur ressources humaines des multinationales, et une petite boite d’infogérance. Laquelle n’était petite que parce que nouvelle, et traitait déjà l’intégralité du contenu en ligne du Guardian, ainsi que la correction d’épreuves et la relecture du Daily Mail. -­‐ Il a aussi une division cinéma et il a produit un blockbuster à Bollywood, annonça Sutanu. -­‐ C’était prévu pour être un blockbuster, rectifia posément Rahul. En fait ça a fait un bide. -­‐ Ouais, ouais. Il est sur d’autres projets de blockbusters. C’est un homme d’idées. Des fois elles foirent, ça arrive. Il alluma une cigarette qu’il agita dans l’air, exhibant des doigts chargés de bagues. -­‐ Son secret, c’est qu’il part d’un capital intellectuel pour faire son argent. Ça les gens sont incapables de le comprendre, parce qu’à force d’être calomnié il est devenu suspect. Il a été mis au pilori par les médias. Vous savez comme ils sont, des pisse-­‐copies, des cyniques. Ils inventent, ils vont raconter que c’est un imposteur. Un parvenu. Tout le monde veut savoir, « Yaar, mais d’où il a autant de fric ? » Silence de quelques secondes, le temps de nous laisser peser la question. -­‐ Aux autres hommes d’affaires, ils ne leur posent pas ce genre de questions, poursuivit-­‐il. Ça c’est parce que les médias dominants le démolissent tellement, toujours sur son dos à l’éreinter, tu vois, parce qu’eux, ils servent les intérêts des gros industriels. Les industriels ne l’aiment pas, parce qu’on les a critiqués dans nos magazines. L’État lui en veut et s’acharne sur lui. On lui dit : « vous ne pouvez pas mettre « indien » dans le nom de votre école, parce qu’elle n’est pas agréée par nous. La Constitution interdit d’utiliser le mot « indien » pour un établissement éducatif s’il n’a pas été agréé par le gouvernement. Un truc dans ce goût-­‐là. Tous les six mois ils nous envoient un courrier pour dire ça. Après, il a les élites contre lui. Ceux de la Doon School, de St Stephen’s, de l’Indian Institute of Management. Il y a eu ces bloggueurs, aussi, un journaliste de Business Today et un type payé par IBM, qui se sont mis à raconter n’importe quoi, des histoires comme quoi nos publicités seraient mensongères et l’Institut n’offrirait pas un ordinateur portable à tous ses étudiants comme on promet. Tu veux savoir comment il fait son argent ? C’est pas compliqué : deux mille étudiants qui paient sept lakhs1 chacun. Des coûts de fonctionnement réduits au minimum – tu sais comment les profs sont payés en Inde. Du coup l’argent peut être réinjecté dans les autres boites. Nous bûmes une soupe aigre-­‐douce piquante, commandâmes d’autres bières, et la conversation dériva sur nos carrières, nos vies, et Delhi, cette métropole impitoyable. Rahul, qui avait été journaliste pour la télévision, nous raconta comment il avait couvert la guerre en Irak et s’était fait arrêter par la Garde Républicaine de Saddam Hussein à la frontière avec la Jordanie. Quand vint l’heure de prendre congé, je n’avais aucune envie de rompre la convivialité de cet après-­‐midi arrosé. Malgré tout je demandai : -­‐ Alors, quand est-­‐ce que je rencontre Arindam Chaudhuri ? -­‐ Ce qu’il y a de bien avec le boss, c’est qu’avec lui c’est oui ou c’est non. D’ici deux ou trois jours tu seras fixé. Les deux-­‐trois jours devinrent une semaine. Maintenant que ma curiosité était piquée, il devenait difficile d’éviter Arindam. Dans le moindre journal ou magazine que j’ouvrais, sa photo s’étalait au centre d’une pleine page de pub pour son école. C’était le visage de l’Inde nouvelle, en gros plan. Ses cheveux tirés en queue de cheval, noirs et brillants, contrastaient avec un visage clair et lisse dont les lunettes de créateur accentuaient l’allure juvénile. Il posait dans un costume bleu, toutes dents dehors -­‐ le genre de sourire ultra-­‐bright que j’associe aux entrepreneurs et évangélistes américains. Mais au lieu de regarder le lecteur dans les yeux, comme l’aurait fait l’homme d’affaires ou l’évangéliste soucieux d’éveiller la confiance, Arindam fixait un horizon lointain, 1 Un lakh est égal à 100,000. Un crore est égal à 100 lakhs, soit 10 millions. comme si au-­‐delà de l'entreprise dont il assurait la promotion, un objectif insaisissable occupait ses pensées. En dessous de la photo, des informations sur l’Indian Institute of Planning and Management : 9 campus dans 7 villes stratégiquement réparties sur tout le sous-­‐
continent, avec juste une étroite bande de terre encore oubliée tout à l’est. Pas grand chose sur les programmes ou les conditions d’admission, mais force vignettes du campus de Delhi : la piscine, la salle informatique, la bibliothèque, une table de billard, des Indiens en costume, une femme blonde. Autour des photos, dans un festival d’italiques, de points d’exclamation et de majuscules, un texte énumérait les avantages offerts : « Voyage d’étude de trois semaines en Europe, tous frais payés, etc., » « Placement dans le monde entier », « Un ordinateur portable gratuit pour chaque étudiant ». Accomplissant le prodige de faire tout à la fois des promesses, des mystères et la leçon, un slogan synthétisait ces éléments disparates : « Osez penser plus loin que le bout des IIMs » (les grandes écoles de commerce financées par l’État). Je harcelai Sutanu, l’accablai de coups de fil et de SMS. Et puis le jour vint : rendez-­‐vous fut pris, et enfin je pénétrai dans le monde enchanté menant à Arindam Chaudhuri, l’homme sur la photo, le gourou du management, le patron de presse, l’entrepreneur aux neuf écoles, le producteur de cinéma, le PDG de firmes high-­‐tech et d’entreprises de sous-­‐traitance, sans oublier ses prétentions aux titres d’économiste réputé et d’auteur des purs bestsellers The Great Indian Dream (le grand rêve indien) et Count Your Chicken Before They Hatch (il faut vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué).