Télécharger en pdf

Transcription

Télécharger en pdf
Semaine 9 – Marguerite – En voyage !
PUBLI É L E 04/12/2016 par Marguerite
C'est dans une salle d'after, après une nuit épique où les beats avaient des
heures manipulé leurs corps, que Claire et Lou décidèrent de partir ensemble
en voyage. Saturées de Paris elles rêvaient de ciel bleu, de chaleur et de plages.
Même si leur amitié était encore récente, les raves qu'elles écumaient dans des
états divers confirmaient chaque week-end de grandes affinités. Le choix se
porta rapidement sur les Cyclades, un circuit en duo de 10 jours tout au plus.
L'on volerait vers Athènes puis de son Pirée voguerait vers Paros, Naxos, Ios et
peut-être Santorin. L'on se baignerait nues et l’on mangerait du poulpe,
contemplerait la mer devant un verre d'ouzo.
Claire connaissait déjà Paros par laquelle l'on commencerait donc. Elle en avait
gardé des souvenirs précis qui aideraient les deux femmes à se mettre dans le
bain.
Les semaines filaient vers Juillet attendu, l'entente perdurait, la hâte
grandissait. Dans les clairières perdues d'Arpajon ou Dourdan, après des
rendez-vous diffusés sur rave-up, elles dansaient en riant, leurs ongles peints
de bleu, leurs bras dessinant dans la nuit des arabesques de grâce. Et au petit
matin, quand le son durcissait, que l'acid-core montait comme une célébration
de l'aube, que Snake ou les Spirals lançaient les rythmes lourds, Claire et Lou
devenaient de forcenées guerrières qui martelaient le sol de leurs pieds parfois
nus.
Le départ enfin vint et à Charles de Gaule, Roissy terminal 2F, Lou exhiba à
Claire son délire insensé, une langue percée de frais, exécutée la veille. Elle
zozotait en diable et Claire comprit alors que l’anglais et toute l’intendance
seraient donc pour sa pomme durant toutes les vacances.
Dans l’avion elles dormirent puis ouvrirent les yeux pour voir par le hublot le
Parthénon célèbre qui dominait la ville. L’encombrement au sol le leur fît voir
trois heures, ce tas de cailloux morts, doublant par conséquent la durée de leur
vol.
Dans le bus vers le port, elles virent des allemandes dont les mollets velus
effacèrent l’agacement pour laisser place au rire, à la complicité d’avant.
Le Pirée était fou, gigantesque fourmilière dans laquelle les ferries faisaient
office de reines.
En mer elles s’extasièrent sur le bleu Klein du ciel, les îles dignes d’Along, le
parfum et les mouettes.
Paros
L’arrivée à Paros, comme un film des sixties, les grecs entre deux âges
brandissant des cahiers en hurlant « Rooms ! Rooms ! Cheap ! The best
ones in Paros ! ».
Elles étaient prêtes au pire à dormir sur la plage, la moindre cahute en dur en
pleine saison bien sûr aurait bien trop grevé leur minuscule budget. Au final
elles optèrent pour le camping local qui proposait un sol et un auvent de paille.
Pour aller à la crique dont Claire se rappelait, il fallait prendre un petit bateau
sur le port de Paros. Il traversait la baie en 20 minutes et tous les matins le
marin annonçait la présence de poissons volants que nul ne voyait jamais. Il
fallait être à la crique avant 10h du matin car elle ne pouvait accueillir au
mieux que trois serviettes. Claire le savait, aussi réveillait-t-elle Lou vers 9h
tous les matins, pour vite acheter en chemin quelques tomates bien mûres à
saler dans l’eau de mer et une baguette molle à la boulangerie française, tout
près du cabinet du Docteur Anus dont tous les tricolores comprenaient
l’expatriation, avant que d'embarquer sur le rafiot typique.
Car débarquer de l’autre côté n'était pas encore s'y étendre. Il fallait par la suite
suivre une piste caillouteuse, passer la chapelle blanche au dôme
classiquement bleu, contourner la falaise où des ados tarés se jetaient en riant
du haut de 50 mètres, s'accrocher aux rochers et bien sentir ses prises pour
enfin arriver à la criquette promise. Ne pas mettre sa serviette à moins de 3
mètres de l'eau, les ferries même au large créaient des tsunamis emportant les
affaires et ravageant les livres.
Une fois installées, vers neuf heures et demie, tout autre intéressé devrait se
replier. Elles eurent deux fois pourtant des fâcheux, dérangeants. Un mateur,
bien sûr, qui resta là longtemps, insensible aux insultes, aux bras d'honneur
furieux. Elles finirent par en rire, son inertie payant. Plus grave fut l'abordage,
par un zodiac bondé, de jeunes italiens clairement avinés. Elles remirent tout
de suite leurs bas de maillot de bain et Lou même zozotant fut pourtant fort
limpide en imprécations anglaises, les jeunes garçons contrits quittèrent la
crique fissa.
Un jour où elles nageaient dans ce havre de paix, sous 4 mètres d’eau limpide
soudain le sol bougea : une raie couleur de sable de détacha du fond, fit
frissonner ses ailes, frôla Lou qui hurla et faillit se noyer.
Naxos
Il faut toujours un troisième homme. Ce fut un couple bordelais, rencontré
dans la fleurie Naxos. Elle était belle, lui insignifiant. Il la suivait sans doute
depuis déjà longtemps, avait arraché ces vacances communes par quelque ruse
sûrement, elle s'en foutait de lui, c'était visible, patent.
Elle tomba sur Lou comme par un fait exprès, elles en rirent
conjointement, vraiment elles étaient chou, et devinrent dans l'instant
meilleures amies du monde sous les yeux atterrés de leurs amis cocus.
Lou et la belle blonde marchaient bien devant eux, les laissant, ces gens
sombres, obligés d'être deux. Mais pas le deux du rêve, ni celui du voyage, non,
ces êtres deux qui crèvent du partenaire volage.
Si au moins il avait été possible à ces deux-là de s'entendre! Mais non, ils se
méprisaient en plus mutuellement. Laissés pour compte tous deux derrières les
reines du monde, ils nourrissaient pourtant la même gêne furibonde.
C’est dans la belle piscine à débordement du camping pourtant pauvre, celle
qui offrait la mer et ses îles satellites, celle qui donnait l’idée d’être en vraie
suspension, que l’abcès se creva entre les deux parties. Claire reprocha à Lou
son amour dévorant pour celle qui après tout n’était pas dans le plan, et Lou lui
rétorqua de s'occuper de son cul, que le couple royal irait ensemble à Ios, que
cela plaise ou pas et puis sinon adios !
Claire fulminait de rage, soutenue par Philippe : pourquoi ne voyaient-elles pas
l’abominable outrage ? Depuis leur rencontre, eux deux n’existaient plus, les
tristes laissés pour compte qu’on traînait par pitié entre deux messes basses,
deux gloussements de dindes, ne voyaient-elles donc pas comme elles les
traitaient, que leur mépris, leurs rires, tous deux les pourfendaient ? Des
choses sales furent dites, que l’on ne rapportera pas, la beauté de Chloé se
ternit ce jour-là.
Il est des amitiés nées comme d’un coup de foudre, au nom de quoi lutter,
vouloir les découdre ? Ils se rappelèrent tous qu’ils étaient en vacances, elles
furent un peu contrites, s’excusèrent et promirent, et loin d’être convaincus,
l’attention aux aguets, Philippe et Claire suivirent.
Ios
Lorsqu'ils arrivèrent à Ios, ce fut un peu étrange.
Personne ne criait "rooms " à l'embarcadère, comme dans les autres îles. Il n'y
avait âme qui vive. Seuls les passagers que le ferry crachait comme accouche
un poisson. Il n'y avait rien. Rien que ce pic en face, nu, vers lequel sans doute
ils devaient se diriger, sur une route en lacets à l’allure épuisante. A gauche se
dressait une plus haute montagne, pelée également, tandis qu'à droite la terre
plongeait droit dans la mer.
Ilss montèrent, les sacs lourds sur leurs dos, jusqu'au panneau bienvenu qui
promettait un lieu où dormir tous les quatre. Dans un silence étrange pour un
samedi midi, ils trouvèrent leurs places et tout leur sembla mort.
À 18 heures pourtant, lorsqu'ils refirent surface, c'était une vraie ruche qui
vrombissait autour. Ca parlait espagnol, anglais, allemand, italien, turc... De
toutes parts émergeaient des groupes de jeunes gens, visiblement enjoués et
qui se préparaient.
Ils comprirent que Ios ne vivait qu'en nocturne, que le jour n’y servait qu’à
charger les batteries pour des nuits endiablées brassant des jeunes d’Europe,
les mêmes qu’à Arpajon, à Dourdan à Berlin, avant Ibiza la vulgaire, la catin.
Claire avait déjà vu qu'il y avait une araignée, et une grosse, dans les sanitaires
d'un blanc immaculé comme passés à la chaux hier. Elle avait repéré cette
masse noire blottie dans un coin du plafond à droite des lavabos, comme une
mère repère un homme louche au parc. Elle la tenait à l'œil car rien n’est pire
qu’un insecte qui n’est plus là où il devrait rester.
Pour rejoindre Chora, le centre-ville de l’île, la route montait encore, c’était une
ascension, mais qui une fois en haut était récompensée par un panorama sur le
port qui laissait stupéfait.
Ils dînent et sympathisent avec quelques anglais qui leur indiquent la boîte au
meilleur son d’Ios.
Elles dansèrent, rirent, sautèrent. Elles bougèrent comme des sauvages, la
bouche jusqu'aux yeux. Qui en pleuraient presque de jouissance.
Lou alla au bar et dans la queue discuta avec un grand traveller, aux longues
dread roses. Elle rit, renversa la tête en arrière. Fit une bise rapide et sautilla
sur place, glissant rapidement quelque chose dans sa poche.
Claire vit l'échange.
Lou revint et proposa de sortir. Claire comprit et sourit.
Elles sont dehors, derrière la boîte, à droite. Elles jubilent. Lou donne un petit
buvard à Claire. Elles se sourient, avalent. Claire roule un joint. Elles disent des
conneries, elles fument en riant. Elles se sentent bien et s'allongent dans
l’herbe sèche.
Et Claire voit toutes les étoiles tomber. Elles chutent toutes d’un seul coup,
comme une pluie brutale, laissant dans le ciel sombre des trainées
scintillantes. Elles sont toutes tombées comme un feu d’artifice, Claire en
ressent le choc, la beauté le délice, mais le ciel n’est que noir, comme un vide,
un trou noir, une bouche géante. Une menace plane et Lou s’en inquiète,
maintenant qu’il n’y a plus une étoile dans le ciel.
Elles vont rejoindre les autres, mais ils ne les intéressent plus. La musique les
caresse et leur donne l’air béat.
Claire va aux toilettes et découvre que ses yeux sont devenus des appareils
photos munis de zooms. Elle mitraille les murs écaillés, y découvre des
paysages cachés. Elle mitraille le salpêtre qui suinte du plafond, zoome sur ses
micro concrétions, elle mitraille les couches de peinture qui se sont succédées
sur la porte et qui apparaissent au travers de griffures et de chocs, jusqu’au
bois initial.
A cinq heures la boîte ferma, pour une heure seulement car la loi l’exigeait. Ils
se retrouvèrent dehors alors que l’aube pointait et faisaient miroiter les eaux
lointaines du port. Ils décidèrent d’aller marcher un peu dans la campagne, le
mont pelé d’en face twistait comme un yéyé, la route se soulevait par vagues,
qu’à cela ne tienne, ils s’accrochèrent les uns aux autres et aux murets de pierre
mais Lou serrait les dents, paniquait légèrement.
Un passage au camping mena Claire aux sanitaires où l’araignée toujours en
son coin présidait. C'était étonnant comme elle, insectophobe dans sa vie
quotidienne, au point de ne pouvoir parfois pas approcher la bête, les
recherchait soudain quand elle était droguée. Comme si un cachet, un buvard,
la vie, lui intimait une réconciliation, comme s’ils lui murmuraient "vois, vois
et regarde bien, cet animal c'est toi, tu dois voir la leçon".
Dans les raves sauvages, elle en avait soulevé des pierres dans les clairières,
poussée par les produits à chercher le cloporte, le mille pattes, le coléoptère.
Et là avec ses zooms elle voit toute la toile, qui tapisse le plafond, qui couvre les
arêtes hautes des quatre coins de la salle. Elle voit son épaisseur, ses larges
zones brillantes et ses tunnels mats, ceux qui ne collent pas, les routes sûres
vers la viande. C’est un royaume blanc, un réseau agencé, avec ses boulevards,
ses ruelles, ses impasses.
Lou et Chloé sortirent Claire de sa rêverie en la rejoignant après s'être
changées, toujours flanquées du mou qui ne disait plus un mot et couvait du
regard l'objet de son amour en portant le sac de plage. La panique de Lou, bien
loin de se calmer, s'était même ravivée à la vue sur le sol de petites taches
sombres qu'elle prenait pour du sang. Le trip ne passait pas et il s'accentuait
même, comme si du jeune soleil il captait les rayons, les transformait en lave
qui courait dans leurs veines, explosant tous leurs sens, les trompant sans nulle
trêve.
Il fût évoqué une baignade salutaire, peut-être que l’eau calmerait
l’embrasement, qu’une fraîche caresse sur leurs muscles tendus réduiraient la
voilure des hallucinations.
Ils se mirent donc en route, ayant entendu dire qu’à la gauche du port se
trouvait une plage. Comme il était très tôt, les autres se couchaient, ils auraient
tout l'espace à cette heure déserté.
Ils marchèrent longtemps, du moins ils le crurent, traînant leurs sandales sur
un chemin pierreux. Pour ponctuer la marche, les gémissements de Lou
trahissait son effroi car elle voyait la mort. Elle répétait en boucle qu’elle
resterait coincée, voyait dans une falaise une pyramide de crâne, dans une
bâche au sol le cadavre d’un âne.
Claire la rassura, lui parla doucement, lui rappela la règle qui préside au bad
trip : je suis sous une substance qui se dissipera. Tant qu’elle est dans mon
corps je dois bien l’accepter, alors profitons-en et laissons-nous porter.
D’autant qu’elle-même sentait, partout à ses côtés, la vie régner en maître et
ses zooms filmaient : ils laissaient dans sa tête, pour toujours, à jamais, des
films de fleurs pointues qui gonflaient leurs pétales, des pierres qui respiraient,
des objets dits inertes inspirant expirant, grossissant dans un souffle et
devenant vivants.
Enfin ils débouchèrent sur une superbe plage, dont les falaises peintes de
grands symboles blancs, évoquant des oiseaux, des fleurs, le signe Paix,
trahissaient les hippies qui s’étaient attardés.
Ils se jetèrent à l’eau et Claire vit scintiller des myriades de paillettes et des
traits argentés. Lou enfin apaisée laissa flotter son corps.
De retour sur le sable soudain Claire tourna la tête et vit se saccader toutes les
images fixes de la réalité, comme un photomontage qui aurait un raté. Et puis
elle vit un point, lointain mais dense et noir, comme un défaut de l'œil qui ne
voulait pas passer. Elle cligna un peu, mais le point grossissait, grossissait,
grossissait. Il fonçait droit vers elle et elle ne savait pas ce qu'était cette balle
vers sa tête dirigée. Son cou était trop lent, ses épaules figées, et elle ne savait
pas s'il y avait danger. Juste ce point aperçu à l'autre bout de la plage et qui
fonçait sur elle, volait la rencontrer.
Un blanc, une suspension, comme des minutes perdues, et Claire voit face à
elle, en d'égales proportions, deux globes à mille facettes hexagonales, un
appendice nasal fini par une trompette, et des poils noirs soyeux ondulant sous
le vent. Elle vient de rencontrer, dans les yeux s'il vous plaît, un taon une
guêpe, une mouche, un insecte volant.
C’est sur cette note étrange qu’enfin l’effet cessa, comme s’il fallait un choc,
une secousse salutaire.
Ils quittèrent Ios le soir, retournèrent à Naxos, ne virent pas Santorin.
Dans l’avion de retour, Claire sourit au hublot en survolant l’Egée et ses petites
îles.
Bien des années plus tard, dans sa vie bien rangée, elle n’a rien oublié de cet
été magique où dans l’une d’elle elle vit, croit-elle, la vérité : que la vie est
partout et que les pierres respirent.
http://www.les4mainsderay.wordpress.com

Documents pareils