relire - l`Association des Sciences-Po

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relire - l`Association des Sciences-Po
TE
2015 15:01
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A-t-on le droit à la joie
dans un monde injuste ?
Cap sur
la COP 21
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48
Et si BlaBlaCar
lançait une OPA sur
la SNCF ?
Art : trois alumni
à l’avant-garde
MAGAZINE
débat I dissertation I point de vue I reportage I fiction I livres
DÉBAT
Cinq
regards sur
un pays qui
doute
Pour son premier déjeunerdébat, Émile a souhaité réunir
autour de la table cinq alumni
de générations et d’horizons
différents. Un des plus jeunes
maires de France, un énarque
reconverti avec succès
dans l’entrepreneuriat, une
financière de haute volée, un
chercheur de renom et une
grande dame du journalisme,
tous ont accepté de partager
le couvert, le temps d’un repas
riche en échanges et analyses.
Au menu ? L’avenir de la
France, que ces cinq regards
perçoivent en clair-obscur,
sans concession.
Qui aime bien, châtie bien.
ANIMÉ PA R É RIC FRE YSSE LINA RD (PROMO 9 0 ),DIR EC TEUR DES STA GES À L’EN A
AV EC L A PA RTIC IPATION DE JA SON WIE LS (PROMO 1 2 ) ET A NNE - SOPHIE BE A UVA IS (PROMO 0 1 )
PH OTOS M A NUE L BRA UN
magazine
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débat
MAGAZINE DÉBAT
Éric Freysselinard : On le sait, la situation du pays n’est pas forcément des plus réjouissantes. Chômage, immigration, état de la
planète, déclassement de la France... Les difficultés sont nombreuses, et la dépression généralisée semble parfois gagner les
esprits ! Partagez-vous ce constat, est-ce une réalité ou un sentiment ?
Qu’appelez-vous les fondamentaux ?
Pascal Perrineau. Peut-être faut-il partir des déclins objectifs avant d’en venir aux déclins subjectifs. Quand on regarde
les indicateurs économiques et sociaux comparatifs – chômage,
croissance, pouvoir d’achat –, on ne peut pas dire que la France
soit en très bonne santé par rapport à ses voisins, elle
est plutôt en dessous de la moyenne.
Mais où nous nous distinguons encore
plus, c’est quand on regarde le sentiment du déclin. Là, nous sommes
vraiment à part. Que les enquêtes
soient européennes ou mondiales,
nous avons le plus fort sentiment
de déclin. Ce pessimisme franco-français vient de loin et correspond à des caractéristiques
de notre histoire et de notre
société.
Longtemps première ou
une des premières puissances
du monde, la France n’est plus
qu’une puissance moyenne. Ce
passage de statut de grande puissance, porteuse de valeurs universelles – ce qui est un point très
important –, au statut de puissance
moyenne, est semblable à un deuil. Il
faut se séparer de l’être qu’on a aimé, de
cette France qu’on a aimée…
L’opinion publique est dans ce travail du deuil
depuis de nombreuses années. Il est long et douloureux. Il suffit de relire La Société de défiance pour constater à quel point
ce sentiment a des effets négatifs sur le terrain économique et
social.
Fatine Layt. Oui, mais c’est l’œuf et la poule, puisque l’état
de l’économie aussi a des conséquences sur le moral des Français. Les sentiments négatifs se renforcent parce qu’il n’y a pas
de visibilité. C’est le principal sujet pour les entrepreneurs, qui
créent les emplois, et pour les jeunes, qui sont l’avenir. Il n’y a
pas de perspectives ! Le taux de chômage atteint aujourd’hui
un niveau incompressible de 10 %, et même si la croissance
repart, beaucoup se disent qu’ils ne trouveront pas de travail.
Que fait-on de cette génération sans espoir ? Il ne peut y avoir
de confiance tant que les sujets de fond, les fondamentaux ne
seront pas traités.
émile boutmy magazine
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Fatine Layt. Le train de vie de l’État. Tant qu’on sera obligé
pour financer son budget d’augmenter les prélèvements sur les
individus comme les entreprises – ce qui revient au même ! –, le
pays ne pourra pas se libérer économiquement, créer des emplois
et, quelque part, rendre les gens heureux. Pour inverser la tendance, il faudrait des politiques qui acceptent le mandat unique
pour vraiment traiter le sujet et non pas simplement se préoccuper de leur réélection. Il faudra bien accepter de réduire le
nombre de nos fonctionnaires.
Cela étant dit, même si je pense que les Français sont un
peuple négatif, je ne suis pas sûre que le sentiment du
déclin soit plus fort que le déclin lui-même…
Pascal Perrineau. Si vous permettez,
sur ce point qui est essentiel pour saisir
la spécificité française, j’aimerais citer
François Furet. Il disait qu’en France
toute une partie de la population,
d’une culture révolutionnaire,
« déteste l’air qu’elle respire ».
Quand on déteste l’air que
l’on respire, qu’on reste persuadé qu’il y aura à terme une
rupture vers un monde meilleur mais qu’elle ne vient pas,
alors on sombre dans un pessimisme noir. C’est d’autant plus
vrai à l’heure du monde global
et ouvert.
Robin Reda. Je crois que François Furet n’a jamais mis de date
butoir à la révolution... Je pense que la
question centrale pour les familles, depuis
l’après-guerre, c’est comment faire pour que
nos enfants vivent mieux que leurs parents ? On
arrive aujourd’hui à la fin de la transition entre la troisième et la quatrième génération et, objectivement, nous n’arrivons plus à répondre à cette interrogation. Auront-ils de meilleurs
soins, une éducation plus élevée, un travail moins fatigant, voire
plus rémunérateur ? Le doute est tel que personne n’a la réponse.
La trajectoire ascendante de la deuxième moitié du XXe
siècle est terminée.
Sur le terrain, cela est particulièrement flagrant même si,
par définition, l’élu local rencontre surtout des personnes en difficulté, car ce sont elles qui poussent la porte de la permanence.
Je rencontre des gens représentatifs des classes populaires mais
aussi moyennes qui viennent parler emploi, logement, problèmes
de la vie quotidienne et qui ont le sentiment d’un abandon généralisé des pouvoirs publics. Que répondre à un homme de 48 ans
qui ne trouve pas de travail, a été à Pôle emploi des dizaines de
fois ou s’est rendu dans une structure locale financée par l’Union
numéro 3 / automne
PASCAL PERRINEAU (promo 74), politologue
C’est peut-être l’un des plus célèbres observateurs de la vie politique
française contemporaine. Le chercheur aux lunettes rondes est en effet
largement sollicité par les médias qui apprécient ses analyses précises
et sa capacité à synthétiser les enjeux qui animent notre démocratie.
Professeur des universités à Sciences Po, il a dirigé le Cevipof jusqu’en
décembre 2013. Ses recherches portent principalement sur la sociologie
électorale, l’analyse de l’extrême droite en France et en Europe ainsi que
sur l’interprétation des nouveaux clivages à l’œuvre dans les sociétés
européennes.
MICHÈLE COTTA (promo 59), journaliste Docteure en sciences
politiques, Michèle Cotta fait ses premières armes de journaliste à « Combat » où elle obtient la première un entretien avec François Mitterrand
après l’attentat de l’Observatoire. Suivent de nombreuses collaborations
(« L’Express », « Le Point », France Inter, RTL) et responsabilités, à la tête
de Radio France en 1981 puis de la Haute Autorité de la communication
audiovisuelle (ex-CSA. Elle a aussi été directrice de l’information à TF1
puis directrice générale de France 2. Auteure de nombreux essais, elle
baigne depuis toute petite dans la marmite politique, grâce à son père,
maire de Nice après-guerre.
FATINE LAYT (promo 88), directrice générale d’ACG Group
Née à Casablanca, cette franco-marocaine passionnée de violoncelle intègre
Sciences Po tout en suivant une formation d’analyste financière. Jean-Charles
Naouri l’engage au sein de la holding Euris. Elle créera ensuite Messier
Partners LLC avec le célèbre homme d’affaires, une entité spécialisée dans
les fusions-acquisitions. En 2007, elle fonde Partanea, une banque d’affaires
cédée au groupe Oddo & Cie, où elle a été jusque récemment associée-gérante
d’Oddo Corporate Finance. Présentée dans la presse comme la « banquière qui
parle cash », elle retourne chaque mois au Maroc, à l’ombre de ses oliviers.
NICOLAS COLIN (promo 02), fondateur de TheFamily
Âgé de 38 ans, cet ingénieur-énarque a déjà une longue carrière derrière
lui. Originaire du Havre, ce diplômé de Télécom Bretagne, de Sciences Po
et de l’ENA sort en haut de la botte et choisit l’Inspection des finances.
Il est le coauteur de rapports remarqués sur le développement de l’offre
légale de contenus culturels en ligne ou sur la fiscalité du numérique.
Serial-entrepreneur (1x1connect, Stand Alone Media), il est aujourd’hui
associé fondateur de TheFamily, qui investit sur le long terme dans des
start-up et qui a noué des liens privilégiés avec Facebook.
ROBIN REDA (promo 14), maire de Juvisy-sur-Orge
Il n’était même pas encore diplômé de Sciences Po que ce jeune homme de
24 ans étiqueté LR a pris la mairie de Juvisy-sur-Orge en mars 2014, devenant par la même occasion plus jeune premier édile d’une commune de plus
de 10 000 habitants. On le remarque tant à sa carrure qu’à ses ambitions,
puisqu’il est aussi un des porte-parole de Valérie Pécresse pour les élections
régionales. Pour imposer son autorité et s’assurer une pleine crédibilité dans
la gestion de ses dossiers, il se revendique bourreau de travail… un travail
qui le lui rend bien : pour Robin Reda, être maire, c’est faire « un job de rêve »
© PHOTOS : MANUEL BRAUN
ÉRIC FREYSSELINARD (PROMO 90), PRÉFET ET DIRECTEUR
DES STAGES À L’ENA
Formé Rue Saint-Guillaume et agrégé d’espagnol, Éric Freysselinard connaît d’abord une carrière dans l’enseignement. Il
passe ensuite par l’ENA (promo Antoine de Saint-Exupéry) et
travaille auprès de plusieurs ministres (Patrick Devedjian, Nicolas Sarkozy, Roger Karoutchi). Ce haut fonctionnaire, préfet
de l’Aude jusqu’en 2013, est aujourd’hui directeur des stages
à l’ENA. Membre du bureau de l’Association, Éric a accepté
d’animer pour Émile ce déjeuner-débat.
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MAGAZINE DÉBAT
européenne, à chaque fois sans résultat ? Cela nourrit sa défiance
vis-à-vis de l’Europe, de l’État et de la collectivité. Car je n’ai pas
de poste à lui offrir, si ce n’est gonfler les effectifs de ma mairie
sur des emplois que je n’ai pas besoin de créer.
L’élu local n’est plus épargné, lui non plus, par cette défiance visà-vis du politique ?
Robin Reda. Ce n’est pas tant les responsables politiques que le système tel qu’il est conçu. Au
contraire, une personne qui souffre est heureuse de recevoir une écoute de son élu
et on ne se quitte jamais en mauvais
terme. Au moins, elle a le sentiment
d’avoir eu un point de contact avec
la République. À nous de faire
remonter ce sentiment-là.
Michèle Cotta. Ce qui
me frappe beaucoup, c’est
cette contradiction totale des
Français, qui attendent tout de
l’État et disent, dans le même
temps, il y a trop d’État ! Il y
a encore une fascination pour
la centralisation du pouvoir…
preuve en est le succès des émissions consacrées à Louis XIV et
Versailles. Beaucoup de Français
associent d’ailleurs notre apogée, et
donc notre déclin, à cette période.
Il ne faut pas non plus oublier les inégalités qui se creusent et qui comptent beaucoup dans le désenchantement. Quand on lit tous les
matins qu’untel quitte son poste avec 15 millions d’euros, alors
qu’une famille de la classe moyenne débute à 3 000 euros… C’est
le signe pour eux que quelque chose ne va pas.
Nicolas Colin. Je pense effectivement que le sentiment de
déclin s’aggrave quand un écart se creuse. Si on reprend l’expression des « Trente Piteuses », qui nous ramène au début des
années soixante-dix, à une période où les économies développées formaient une communauté de destins, elles étaient toutes
en crise et confrontées au choc pétrolier, à la montée du chômage et à l’explosion des déficits publics.
Les Américains ont pris leur autonomie par rapport à cette
situation, dès les années quatre-vingt-dix. Ils ont commencé à
engranger les dividendes des investissements qu’ils avaient faits
dans la nouvelle économie. Aujourd’hui, ils en récupèrent les
fruits de manière spectaculaire. L’économie numérique, qui
demain sera toute l’économie, concentre la richesse en quelques
points du globe, là où sont les centres de décisions d’entreprises
qui opèrent sur des marchés mondiaux. En Europe, on commence
aujourd’hui à comprendre qu’on a raté le train.
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Certes, il y a beaucoup d’inégalités aux États-Unis, mais au
moins ils ont sécurisé beaucoup de richesses grâce à leurs géants
du numérique, et demain ils pourront mettre en place des institutions telles que la nouvelle assurance maladie d’Obama pour
commencer la redistribution à toute la population. Quant à nous,
nous avons l’impression que toute la valeur s’échappe de notre
territoire et les Français le ressentent de multiples manières. Ils
en veulent à leurs élites d’avoir raté le coche.
Fatine Layt. Dans un environnement difficile,
on se demande en effet, à raison, pourquoi certains s’en sortent et d’autres non. Cela veut
dire effectivement que les mauvais choix
ont été faits, qu’il y a, comme vous le
disiez, une faillite des élites.
L’économie est devenue de
plus en plus complexe. Il faudrait à la tête de l’État beaucoup plus de personnes qui ont,
dans leur vie, dirigé des entreprises. Bien sûr, le but n’est
pas que tous les dirigeants de
nos pays soient des anciens de
Goldman Sachs et que toutes les
banques centrales soient dirigées
par des anciens banquiers d’affaires. Mais nous sommes dans un
monde de plus en plus technique,
on ne peut plus accepter que la personne qui décide de l’avenir des entreprises en France n’ait jamais mis le pied
dans l’une d’elle. Ce n’est plus possible ! Comment fabrique-t-on de la confiance ? Avec de l’expertise et de la compétence.
Michèle Cotta. Sauf que les experts sont au moins aussi mis
en cause que les hommes politiques.
Robin Reda. La Boétie parlait de servitude volontaire pour
qualifier une obéissance acquise à une autorité. Aujourd’hui, l’individu se rebelle : « Je ne crois plus mon médecin car j’ai vu sur
doctissimo que j’allais mourir » ; ni le professeur, car Wikipédia
dit le contraire…
Fatine Layt. Certes, mais je n’ai pas dit expert, mais expertise, car il n’y a pour moi rien de pire que les experts ! Ils sont les
théoriciens du savoir. De ce point de vue, je suis très contente de
ne pas être énarque. Il faut valoriser l’expérience, c’est l’essentiel.
Face à ce sentiment de déclin et face à la défiance des autorités,
les valeurs ne seraient-elles pas finalement le premier socle sur
lequel reconstruire ?
Nicolas Colin. Les pays qui vont bien génèrent une extrême
tolérance à la différence, à la variété : ce n’est pas un problème
si la vie est belle pour tout le monde. C’est quand la situation se
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durcit qu’on se met à se regarder les uns les autres et à réfléchir
à un socle commun. Le retour des symboles est plus la manifestation d’un symptôme que de vraies solutions.
Pascal Perrineau. Il ne faut pas être totalement négatif.
J’ai créé il y a sept ans un baromètre qui mesure la confiance,
dans tous ses états et à tous les niveaux de la société française.
La grande conclusion, c’est qu’il y a de la confiance en bas de la
société. Les Français ont assez fortement confiance en eux, en
leurs proches (famille, voisins), dans le milieu associatif, dont il
suffit de constater la vigueur. Mais ce capital phénoménal n’est
pas exploité parce qu’il ne s’articule pas avec le monde des élites.
On retombe sur un très vieux problème français, repéré déjà
par Tocqueville : nous n’avons pas de vrais corps intermédiaires.
Regardez le taux de syndicalisme, c’est seulement 7 % de la population active. Quant aux partis politiques, ce sont des nains. Ils
ne représentent rien.
Robin Reda. Des machines à investiture.
Pascal Perrineau. Et complètement introverties. Les médias
fontégalement l’objet d’une défiance gigantesque ! Face à ce
phénomène, quelles sont les élites politiques, économiques et
intellectuelles capables de décrire un avenir dans lequel le lien
va se refaire entre la confiance d’en bas et le monde d’en
haut ? Si nous avions au moins des corps intermédiaires qui jouaient leur rôle, alors on pourrait plus facilement se passer de l’État.
Mais les Français le veulent-ils vraiment ?
Pascal Perrineau. Ça
bouge ! L’avis selon lequel
l’État n’est pas le meilleur vecteur pour s’adapter au monde
ouvert et global progresse,
au profit des entreprises. Les
Français sentent que leurs
élites sont des élites étatiques.
Quelle que soit la qualité de
leur formation, elles ne sont
pas perçues comme à l’échelle
des défis.
Fatine Layt. Mais y a-t-il vraiment plus de corps intermédiaires
partout ailleurs ?
Pascal Perrineau. Oui, en tout cas en
Grande-Bretagne, en Allemagne, aux ÉtatsUnis aussi. J’enseigne tous les étés dans une petite
ville américaine, la vie communautaire y est incroyable !
Quand on a envie de planter des fleurs en bas de chez soi, on ne
demande pas à la mairie de le faire, on va les planter soi-même.
Nicolas Colin. Toujours outre-Atlantique, une école ou une
église vont se forger des communautés de parents d’élèves ou
de pratiquants très fortes. Chez nous, en revanche, ces institutions ne jouent pas autant ce rôle.
Michèle Cotta. À vrai dire, tous les lieux de confiance sont
sujets à caution. Si l’individu se fait confiance, bizarrement il ne
le fait pas au-delà de son groupe d’appartenance. Même l’école,
en effet, ne joue plus son rôle. Le collège unique a été une catastrophe, les lycées surnagent à peine. Aucun des repères qui étaient
ceux de ma génération ne fonctionne maintenant et, en plus, il
n’y a plus de travail, sauf pour les personnes qualifiées. Et les
autres, veulent-elles vraiment réapprendre un métier ? Peut-être
qu’à 45 ans on ne peut pas devenir informaticien comme le ferait
un gamin de 16 ans…
Nicolas Colin. Il y a aussi des verrous juridiques très forts
qui empêchent la création d’emplois non qualifiés. Par exemple,
le conflit entre les taxis et les VTC, qui passionne tout le monde
dans le milieu des entrepreneurs, en est la preuve.
Michèle Cotta. On n’a pas encore parlé d’immigration.
Quitte à être politiquement incorrecte, je dirais que l’immigration a été vécue comme un bouleversement de l’univers français. Elle a été ressentie non pas comme une chance mais une
malchance. Je crois que c’est lié en partie à la guerre d’Algérie,
où l’on se sent coupable, ce qui entretient une relation difficile et conflictuelle à l’immigration.
Fatine Layt. C’est très juste de le dire
ainsi. Surtout quand on regarde ce qui se
passe ailleurs. En Grèce, par exemple,
les émigrés sont partis aux ÉtatsUnis et en Australie avant et aprèsguerre. Cela a donné une diaspora riche et un mélange des
cultures réussi.
Mais en France, l’immigration a, effectivement, une
connotation négative, et j’en
parle d’autant plus que je suis
franco-marocaine et qu’on
m’a appelé des années Fatima
et non Fatine ! On le voit, c’est
très difficilement réversible…
Sauf chez les plus jeunes que je
pense plus ouverts et prêts à mieux
accepter les différences. Non ? C’est
vous le sondeur...
Pascal Perrineau. Hélas, c’est vrai
dans les milieux favorisés, mais je regardais
encore hier les résultats des enquêtes de perception de l’immigration. Deux tiers des Français pensent qu’« il
y a trop d’immigrés en France ». Quand on va dans le détail des
classes d’âge, les jeunes sont encore plus nombreux à le penser.
Fatine Layt. Alors, c’est encore plus grave que je ne le pensais.
Robin Reda. Cela ne me surprend pas.
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Pascal Perrineau. Les fractures sociales et culturelles qui
traversent la jeunesse sont majeures. Ceux qui ont la perception
la plus négative sont en contrats aidés, parfois des jeunes euxmêmes issus de l’immigration ; « après moi je ferme la porte ».
Cette jeunesse dont on ne parle jamais, n’a aucune représentation, ni dans les films, ni à la TV. Plus ça va, plus elle se crispe.
Robin Reda. C’est justement le public avec lequel j’ai le
plus de mal à communiquer. Je suis en décalage par rapport
aux autres jeunes que je rencontre dans les villes de banlieue.
Ils se disent va-t-il nous comprendre ?, car nous avons des parcours complètement différents. La jeunesse est extrêmement
éparse par ses modes de vie, de pensées, ses valeurs. Cela pose
la question de la réunification par l’école. L’autorité, le respect,
sont des choses apprises une demi-heure par mois en éducation
civique, elles ne traversent plus les enseignements.
qu’éprouvait la société française. Au-delà du fond, l’expression
corporelle, les termes employés, la radicalité du propos entraient
en résonance avec le quotidien.
Michèle Cotta. C’est difficile pour un pays de s’aimer quand
les instruments de sa puissance deviennent ceux de sa faiblesse…
Prenez le code du travail, c’était un formidable acquis, aujourd’hui
on s’aperçoit qu’il repousse et enfonce. Ce qui nous servait d’alibi
hier pour nous déclarer puissants se retourne contre nous.
Robin Reda. Il y a effectivement une sorte de nostalgie à
l’échelle du pays. Je vais vous donner un exemple micro-local mais
significatif. Lors d’une journée des associations, le stand le plus
fréquenté faisait revivre le Concorde, ça attirait parents et enfants.
Cette nostalgie des fleurons qui ont fait la France ne trouve pas
aujourd’hui son pendant à travers des gens qui pensent la France
de demain. Où sont les « crapauds fous » qui sortent du rang ?
Pourtant, les lycées sont souvent perçus comme les derniers
remparts de la citoyenneté…
Est-ce vraiment et d’abord une question de personnes ?
Robin Reda. C’est de plus en plus compliqué ! Sur mon territoire, il y a un lycée privé pour lequel des familles, dans des
situations pourtant précaires, se saignent pour que leurs enfants
y aillent. C’est justement la barrière pour ne pas se rendre
à l’établissement public d’en face, où on trouve les
profs débutants et sous-payés… Sans réactiver une guerre privé contre public, il faudrait s’inspirer de ce qui marche dans
le privé, qui sont des choses simples :
les enfants qui se lèvent à l’entrée
du professeur, des enseignements
choisis, des réflexions sur l’actualité et pas des programmes bouclés par des profs inexpérimentés, catapultés là contre leur gré.
Pascal Perrineau. Sans
oublier la réhabilitation réelle
de l’enseignement professionnel. L’apprentissage est toujours considéré comme la voie
de garage ! Mon épouse a réalisé un documentaire sur le sujet.
Les apprentis rencontrent un mépris
absolu, « toi, tu n’es bon qu’à rentrer en
CFA », y entend-on. Sur cent apprentis rencontrés, la pénétration des idées de Marine Le
Pen est très importante. Deux figures, la sienne et un peu
celle de Nicolas Sarkozy, arrivent à les intéresser, le reste des
politiques n’existe pas. Car ce n’est plus de l’indifférence mais
une haine qu’ils ont de la politique…
Nicolas Colin. La violence, c’est le mot clé. Je me souviens
d’Emmanuel Todd qui pointait en 2007 que Sarkozy plaisait à
l’opinion car l’énergie de ses discours faisait écho à la violence
émile boutmy magazine
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Pascal Perrineau. Comme toujours, les politiques ont en
charge l’avenir collectif de nos sociétés et ont pour mission de
mettre en mots le roman national. Certains essaient, Obama a
cherché à le faire.
Nicolas Colin. Cameron aussi a un projet assez radical et cohérent intellectuellement.
Robin Reda. Là justement où les électeurs
en ont voulu à Sarkozy, c’est qu’en 2007 il a
parlé de la France et en 2012, il a parlé de
lui. Le storytelling de son retour prend,
hélas, le même chemin...
Nicolas Colin. Puissance dix.
Michèle Cotta. Je ne suis pas
sûre que ça tienne seulement
aux personnes. Il y a un monde
qui se transforme, et nous, nous
courons derrière. Sait-on seulement où nous mènera demain
l’économie numérique ?
Faut-il le principe de précaution pour l’innovation ?
Nicolas Colin. Encore faut-il
être capable d’innover. Or, quand
une société s’arrête d’innover, quand la
taille du gâteau se stabilise, comme actuellement en France, la seule manière pour ceux qui
sont forts de continuer à s’enrichir se fait forcément
au détriment des plus faibles. De là vient aussi le sentiment de
déclassement. C’est ce que montrent en tout cas les travaux de
l’économiste Edmund Phelps, qui pointe la corrélation entre
creusement des inégalités et faiblesse de l’innovation.
Robin Reda. Il y a aussi de plus en plus de partisans de la
décroissance également. Est-ce une démission face à ce monde
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nouveau ? Autant à gauche qu’à droite d’ailleurs. Un nouveau
clivage apparaît entre les partisans de ce monde qui vient et
ceux qui militent pour le retour à la cellule locale.
Nicolas Colin. Oui, mais les écologistes pensent toujours
que la croissance se fait au détriment de l’environnement, ce
qui n’est pas du tout le cas.
Robin Reda. Pas que les écologistes. Il y aussi un conservatisme de droite qui est pour la décroissance et la paysannerie à la française.
Les politiques seraient donc dépassés ? Ils
étaient pourtant là pour imaginer, ou au
moins préparer, la société de demain…
Nicolas Colin. Il y avait des dirigeants en avance sur leur temps,
je pense à Jimmy Carter, avec un
programme centriste, pragmatique, inspiré du secteur privé,
mais il était seul en rase campagne.
Michèle Cotta. Comme
Jean-Jacques Servan-Schreiber en France à la même
époque.
Nicolas Colin. Exactement, des leaders qui avaient
une vision cohérente avec le
monde, mais la technostructure
leur résistait. Il faut donc de la
persistance. Si on est élu trop tôt,
on n’y arrive pas du premier coup,
trop de corporations défendent le statu
quo… L’homme seul joue le rôle d’ouvreur
de portes, donne le mouvement, mais il faut aussi
le soutien des couches d’en bas.
Des leaders qui ont une vision, une technostructure qui
s’adapte et un peuple qui s’anime, serait-ce là le début d’une
bonne recette ?
Fatine Layt. Un autre ingrédient qui s’impose pour sortir du marasme est, je pense, un nouveau partage de la valeur
entre le capital et le travail, en faveur de ce dernier.
Michèle Cotta. On assiste plutôt à la situation inverse,
avec des fortunes aux mains de quelques pour cent…
Fatine Layt. Parce que l’argent est devenu l’étalon. Avant,
le savoir et la connaissance l’étaient. Les gens qui ont déjà
beaucoup, voire, disons-le, trop, doivent participer à une redistribution plus importante. C’est l’état d’esprit dans lequel il
faut être, en baissant l’écart-type des rémunérations, avec pour
guide le secteur public. Vous allez me dire « et si la boîte anglosaxonne recrute avec un salaire deux fois plus attractif ? » Eh
bien, oui vous avez raison, il faut créer un mouvement citoyen.
C’est un programme socialiste, non ?
Fatine Layt. Qui vous a dit que je ne l’étais pas ? (Sourire.)
En tout cas, un meilleur partage est indispensable.
Pascal Perrineau. Et ce n’est pas forcément les meilleurs
qui demandent à être payés le plus, il faut revenir sur cette idée.
Pour conclure, quels éléments vous donnent espoir en l’avenir ?
Fatine Layt. Un concept encore très limité mais porteur et très symbolique : le crowdfunding, qui
a, je pense, énormément de potentiel. Les
Français restent quand même un peuple
romantique et sentimental. Il faudrait
un déferlement de financements
participatifs, qui se conjuguerait
très bien avec mon « socialisme
moderne », avec une façon différente de valoriser l’argent, pour
le remettre à son juste niveau.
C’est un modèle qui pourrait,
de façon utopique, réellement
contrer les banques.
Michèle Cotta. Ce qui me
donne de l’espoir, c’est de voir
la réussite de jeunes issus de
l’immigration. On le voit d’ailleurs bien à Sciences Po, ou dans
des entreprises qui se créent en
Seine-Saint-Denis. Espérons que cela
dure et se prolonge.
Nicolas Colin. Dans la jeunesse, je
sens qu’il y a de la résignation car ils se disent
qu’ils ne peuvent pas compter sur leurs aînés. Paradoxalement, cela lui donne de l’énergie. Elle bouillonne et ne
demande qu’à transformer l’essai.
Robin Reda. Il y a quand même une génération politique au niveau local qui émerge. Je rencontre beaucoup
d’élus de moins de 40 ans avec qui nous partageons la même
vision et cette envie d’être des « faiseux », comme le dit si
bien Alexandre Jardin (EP 86). Le terrain contre la technostructure.
Pascal Perrineau. On a parlé longuement de la crise. Mais
qu’est-ce que la crise ? C’est quand le vieux meurt et que le
neuf hésite à naître, disait Gramsci. Notre vieux monde n’a
peut-être pas dit son dernier mot… Jamais le peuple de gauche
n’a autant bougé qu’aujourd’hui, par exemple en croyant
davantage à l’entreprise. C’est radicalement nouveau dans
notre histoire. Le neuf s’incarne peut-être dans cette nouvelle
génération que vous décrivez. Il ne faut donc pas désespérer
ni du neuf, bien sûr, ni du vieux non plus ! l
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