Lettre à un ami allemand - Revue des sciences sociales
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Lettre à un ami allemand - Revue des sciences sociales
FREDDY RAPHAËL Lettre à un ami allemand Tu sollicites, toi « l'ami étranger » auquel me lient non seulement des préoccupations intellectuelles mais aussi des « affinités électives » fondées sur le sentiment de notre commune responsabilité à l'égard du passé proche comme du présent, mon sentiment devant un monde brutalement frappé d'obsolescence, celui de « feu la Bundesrepublik ». Mon métier de sociologue, l'exigence de prudence et de rigueur méthodologiques, le refus de rendre compte de l'événementiel sans le recul qui seul permet de construire un modèle interprétatif, m'incitent à la dérobade et à l'esquive. Et pourtant, ma relation complexe mais particulière à l'Allemagne, ma profonde implication de Français, d'Alsacien et de juif me contraignent à tenter de comprendre ce qu'a signifié la longue marche de l'Allemagne depuis le système totalitaire du national-socialisme jusqu'à la réunification. Freddy Raphaël Faculté des Sciences Sociales Laboratoire de Sociologie de la Culture Européenne K l Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est L'Allemagne, tu le sais, non seulement m'a volé mon enfance, mais a failli tuer en moi toute confiance en l'homme. Et lorsque, ayant survécu sans l'avoir mérité, j'ai réappris à vivre dans une Alsace où trop de grands gaillards, mes compagnons de classe bien malgré eux, gardaient une admiration fascinée pour le poignard de la Jeunesse Hitlérienne, l'absence de mon cousin « disparu » en costume marin élimé dans un camp a jeté une ombre sur mon adolescence. C'est grâce à tous mes amis allemands qui, comme toi, ont refusé de banaliser ce qui constitue la « catastrophe », la béance inintégrable de l'histoire et de la culture de l'Europe, que j'ai pu surmonter une angoisse tapie au plus pro- fond de moi, et retrouver, à travers un dialogue exigeant, le sens de notre commune responsabilité envers ce qui représente la marque de l'homme. Lorsque s'écroule un mur qui sépare et encastre les hommes, qui les maintient dans la pauvreté matérielle et l'indigence d'une pensée manichéenne, c'est la cause de l'homme, de sa valeur et de ses droits indestructibles, qui se renforce. Jusque là, les inscriptions bigarrées du Mur, l'éclat fulgurant des couleurs et des formes fantastiques, m'apparaissaient comme un cri hurlé contre la grisaille d'un régime totalitaire traversé par les éclairs des bottes luisantes et des baïonnettes défilant au pas de l'oie sur « Unterden Linden » à Berlin Est. Mais les croix de bois noir et les photos d'identité jaunies au pied du Mur montraient aussi les limites de cette protestation. Et voilà qu'elle a fini par fissurer le béton, que les poteaux des clôtures barbelées des camps de concentration qui semblaient s'être massés là, s'abattirent sous la pression d'un peuple affamé de liberté. Le Français, l'Alsacien, le Juif s'unissent en moi dans une même exigence vis-à-vis de l'Allemagne mais aussi à rencontre de mon pays et de ma communauté religieuse. Un passé proche, que nous avons partiellement occulté, les uns pour échapper à l'impératif catégorique de l'éthique, les autres pour réapprendre à vivre et à espérer, « nous » engage. Nous, enfants des bourreaux et enfants des victimes, mais aussi descendants des indifférents, des lâches et des égoïstes. Cette interpellation se situe non pas au niveau d'une culpabilité collective — notion que je récuse par son caractère globalisant, réducteur et injuste — mais à celui d'une responsabilité de chacun d'entre nous face au présent et à l'avenir. D'où ce mélange infini d'une joie grave et d'une angoisse sourde : le mur qui vient de s'écrouler signifie la fin d'un enfermement, et, au-delà, l'ébranlement des certitudes dogmatiques et de la violence au quotidien comme instrument d'Etat. Mais les victimes sauront-elles saisir cette chance donnée à la liberté, et, fuyant la tentation du culte du même, et du nationalisme qui n'en est que la forme hypostasiée, refuser de construire d'autres murs ? Celui de l'exclusion, celui du pouvoir de l'argent, celui des arrogants qui profitent du désordre organisé pour dénier toute dignité aux marginaux et aux rôdeurs de frontière ? Comment ne pas reconnaître notre inquiétude devant la brutalité et la profondeur de l'oubli. Là où nous espérions un travail de la mémoire pour faire émerger, comme une nécessaire anamnèse, une analyse des mécanismes par lesquels un Etat totalitaire assure son fonctionnement au quotidien, de l'intimidation aux gratifications, de la somme de petites lâchetés et démissions jusqu'à la complicité active, nous assistons à un « recouvrement » qui n'a rien à envier à l'esquive, à l'évitement, à la volonté d'éluder la véritable question : comment tout cela était-il possible, là, tout près de nous ? Et nous ? Avons-nous rien sû, avons-nous banalisé, voire légitimité un ordre inique ? N'y-a-t-il pas une perversion essentielle dans le culture du consumérisme, qui dénigre radicalement l'exigence socialiste, si proche de l'impératif éthique du judéo-christianisme ? Une chose est de disqualifier, jusqu'à la dérision et au mépris, le messianisme soustendu par le « principe espérance », une autre de dénoncer la perversion de cette aspiration par le totalitarisme de l'URSS et de ses satellites. Ma condition d'enseignant et de chercheur m'incitent également à m'interroger sur la responsabilité de l'intellectuel dans son rapport au politique, et plus particulièrement au pouvoir. Tout en sachant bien que dans la société démocratique contem- poraine la créativité du chercheur et de l'artiste est singulièrement dépendant des choix, souvent arbitraires, qu'opèrent les instances sociales et politiques, force est de constater qu'il y a une différence essentielle entre cette violence résiduelle et la violence institutionnelle sur laquelle reposent les dictatures. Quelle est la part de responsabilité de l'intellectuel qui compose avec un tel régime ? Il y a, il faut le souligner, des degrés dans le compromis, qui peut aller jusqu'à la compromission. Mais comment ne pas réfléchir à l'aliénation tragique des écrivains, des savants et des artistes, qui ont crû transformer le système de l'intérieur, et qui en ont dénoncé les travers : plus ou moins consciemment, en acceptant un statut privilégié lié à une prise de parole, ils ont servi de faire-valoir au régime et masqué son caractère profondément répressif et régressif. En n'exposant que les abus du pouvoir ils ont occulté sa perversion essentielle. En distinguant, je le répète, les formes diverses de la collaboration, il est licite que soient analysés avec lucidité et rigueur les mécanismes par lesquels un régime totalitaire corrompt ceux qui croient l'amadouer, ou l'amender, en composant avec lui. Pour ceux qui ont participé d'une histoire où, comme à l'époque de l'édification de la Tour de Babel, on a sacralisé la pierre — celle de l'escalier de la mort du K.Z. de Mauthausen comme celle de la carrière du Struthof — le Mur constituait, avec ses miradors, un prolongement de l'enceinte de barbelés des camps. « Ici s'arrête le pays de la liberté », et l'homme était sommé de renoncer à tout espoir. La brèche, qui s'est élargie jusqu'à devenir lieu de passage pour tout un peuple, a rompu le cercle de l'enfermement. Mais elle invalide par la même toute tentation de repli sur une prétention nationaliste fondée sur l'exaltation du même et l'exclusion de l'autre, porteur de différence. Elle disqualifie définitivement le recours à la violence comme instrument d'Etat, la mise au pas des corps et des esprits, la prégnance d'une idéologie qui entend définir « la » vérité et imposer l'ordre qui l'incarne dans son achèvement. La liberté recouvrée et la réunification de l'Allemagne obligent : elles condamnent toute exaltation d'un sentiment identitaire» clos », toute dérive vers la xénophobie et le racisme ; elles renvoient la nouvelle nation à sa responsabilité dans la construction de l'Europe. Une terre, une patrie se méritent et trouvent leur légitimité dans le projet de la société qui s'y édifie, avec ses réussites et ses échecs, mais en maintenant le cap vers le but que la communauté s'est assigné. Or, nombreux sont les habitants de l'ancien satellite de l'URSS qui, renonçant à toute interrogation critique, se comportent comme si le socialisme constituait en soi le mal absolu, et comme si la société de l'Allemagne fédérale représentait un modèle accompli. Comment ne pas être atterré devant l'absence d'une interrogation exigeante sur la finalité des retrouvailles et sur l'élaboration d'un projet commun qui irait au-delà du bien être matériel ? Les intellectuels qui se risquent à un tel questionnement apparaissent comme des gêneurs, des Ruhestôrer qui perturbent un triomphalisme parfois arrogant. Comment ne pas être inquiet devant l'absence apparente d'un véritable travail de mémoire et devant l'évacuation d'une interrogation sur la responsabilité partagée ? Celle-ci se trouve évacuée comme à l'époque de l'essor significatif du bien-être en République Fédérale, comme elle est occultée, de nos jours encore, par ceux qui ont participé de près ou de loin à l'enfermement des antifascistes, des Juifs et des Tsiganes dans les camps d'internement français. On veut nous faire croire, et se persuader soi-même, que nul n'a participé à l'encadrement de la population, à la réclusion des esprits critiques ou de ceux qui étaient « radicalement inférieurs » N'y-at-il pas une continuité certaine entre la soumission consentie des multiples relais de la dictature communiste et leur soudaine ardeur à dénigrer, voire à brûler ce qu'ils avaient adoré hier. Le système totalitaire a reposé non seulement sur des bases politiques, économiques et sociales spécifiques, mais aussi sur la réactivation de mythes anciens, sur l'esthétisation du politique, et sur cet étrange objet du désir où se conjuguent Eros et Thanatos. Que dire aussi de la bonne conscience de tous ceux qui, en Occident, ont été les thuriféraires sans faille de la République Démocratique Allemande, et qui, au nom de la « citadelle assiégée », ont tout justifié, y compris un socialisme de l'intimidation et de la terreur ? N°18 L'identité, un mythe refuge ? 87