Après la bagarre

Transcription

Après la bagarre
tnemengiesnE Enseignement
Formation professionnelle suisse
Après la bagarre
En février 1998 éclatait dans la Cour d’un collège lausannois une bagarre au couteau entre élèves
étrangers. A l’origine, provocations et propos racistes. Comment l’école a-t-elle surmonté le traumatisme? Récit.
38
5 2000
FPS
1
Les classes de
perfectionnement
et d’accueil
(CASPO), créées
dans le cadre
de l’école postobligatoire vaudoise,
s’adressent à de
jeunes adultes de
15 à 20 ans qui
ont fui la guerre
ou viennent
rejoindre des
parents immigrés
en Suisse. Les
jeunes qui fréquentent ces classes
n’y sont pas obligés.
Ils le font de leur
plein gré, pour apprendre le français
et espérer commencer une formation.
J
anvier avait été calme. En partie à cause du
ramadan, qui concerne de près ou de loin
les élèves musulmans. En ce matin du 3 février, la tension accumulée depuis des mois
éclate au Collège de Béthusy à Lausanne dans
une classe d’accueil1. Comme cela s’était déjà
produit, trois Portugais du Cap Vert et quelques
Albanais du Kosovo échangent escarmouches
et injures. Un Capverdien frappe un Kosovar. Ce
dernier part chercher du renfort. Ils reviennent
à cinq, jeunes requérants d’asile exilés ici sans
leurs parents. C’est la récréation de dix heures.
Une dizaine de garçons règlent violemment
leur compte, à l’aide de petits couteaux, d’un
couteau de cuisine, de tournevis, dans la cour
de l’école, devant trois cents autres élèves médusés. La police, appelée par la direction, arrive
en trombe, sépare les assaillants et emprisonne
pour deux jours les Kosovars, majeurs. Malgré
les nombreux coups donnés, il n’y a pas de blessure grave, mais toute l’école est sous le choc.
Dans la classe du maître, Etienne Corbaz, c’est le
cours de français, et on parle de la rixe. «J’explique à Gazmend, l’un des deux, qui venait
d’arriver, qu’un autre camarade Kosovar n’y
avait pas participé parce que, disait-il, ses parents sont ici. Et je dis à Gazmend: Vous n’avez
pas vos parents, ça doit être dur. Et le gars
éclate en sanglots …»
D’anciens élèves kosovars téléphonent pour déplorer ce qui s’est passé. Certains maîtres souhaitent qu’on exclut de l’école les protagonistes
et font part de leur peur d’enseigner. Les parents d’élèves suisses continuent à faire confiance à l’école et seuls quelques-uns, inquiets,
appellent au téléphone.
E
Comment en est-on arrivé là et de quelle manière a-t-on surmonté ce grave conflit? Le responsable des classes d’accueil de Béthusy, Bernard Courvoisier, constate d’abord que le mélange des cultures peut être explosif: «Il n’y a
pas beaucoup d’endroits où se côtoient dans la
même classe des Albanais, des Capverdiens, des
Bosniaques, des Serbes. Les Kosovars rencontrent des Noirs pour la première fois. Les Portugais, dont deux jumeaux inséparables, nés à Lisbonne, mais originaires du Cap Vert, venus ici
au titre du regroupement familial, se montrent
provocateurs et manifestent une culture black
exacerbée. Aucune des deux communautés ne
s’attendait à trouver l’autre en Suisse.».
Pendant que nous parlons, le téléphone sonne,
c’est Gazmend, très inquiet, un jeune Albanais
du Kosovo qui a participé à la bagarre et qui
comme beaucoup de ses compatriotes, réfugiés
provisoires, venait de recevoir la décision de
quitter la Suisse.
Des jeunes loin de leurs parents
Après deux jours en prison, le jeudi, les deux
Kosovars reviennent directement à l’école.
Les jours suivants, de longues discussions ont
lieu dans l’école, pour faire mieux comprendre
ce que vivent les jeunes des classes d’accueil.
Auprès des jeunes étrangers, on tente de restaurer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Il y a de
l’autocritique du côté des responsables de ces
classes. «On aurait pu prévenir ce dérapage
stupide en observant certaines tensions avant,
en étant attentifs aux non-dits. Dans ce métier
de l’interculturel, j’ai l’impression qu’on apprend notre tâche tous les jours», raconte Bernard Courvoisier. «Nous tolérons peut-être
trop: absentéisme, travail non fait … Mais
quand on commence à comprendre leurs vies,
on tolère plus de choses.» «Nous sommes à la
fois des parents, des assistants sociaux et des
enseignants. Malgré ce qui s’est passé, je continue à dire que l’école joue un rôle de prévention.»
Finalement trois élèves ont été exclus du collège, que l’école tente de suivre malgré tout.
Ils regrettent ce qui s’est passé
Spock a rencontré cinq élèves de classe d’accueil. Teresa, Portugaise, 18 ans, Bruno, Brésilien, 19 ans, Iljasah, Albanais du Kosovo, 18 ans
et Paulo, 17_ ans, l’un des Portugais du Cap Vert
qui a participé à la bagarre, ainsi que Gazmend,
Albanais du Kosovo, 19 ans, qui s’est battu avec
Paulo.
D’emblée, Iljasah et Gazmend regrettent que
cette affaire ait fait la une des journaux. «On
n’a surtout pas apprécié qu’on nous traite
d’analphabètes («certains sont presque analphabètes», a écrit un journaliste). «Nous
sommes là pour apprendre le français, le lire et
l’écrire, mais dans notre langue on sait cela.»
(Bruno).
Suite à l’article incriminé, une rencontre a été organisée dans la classe avec d’autres journalistes,
et les jeunes leur ont dit ce qu’ils avaient sur le
cœur. «Ils ont compris que nous étions des étrangers, mais surtout des êtres humains, avec aussi
des qualités. On se voit tous les jours à l’école.
Avec les Albanais, les Africains, c’est la même
chose. Sauf que là-bas, il y a la guerre et chez moi
il n’y en a pas. Mais on s’entend très bien
(Bruno).» Ils pensent à leurs camarades exclus.
«Nous, on a l’aide des profs pour essayer de trouver un apprentissage. Eux, ils n’ont personne.»
Quand on fait une faute, ça reste
Avant tout, ils regrettent terriblement ce qui
s’est passé. «Quand on dit qu’on est à Béthusy
en CASPO, on est tout de suite catalogués.» (Teresa). «A cause d’un Capverdien comme moi, à
l’origine de la bagarre, on a tous été mis dans le
même sac.» Gazmend voudrait pouvoir effacer
ce qui s’est passé. «Il faut penser avant aux
conséquences d’une bagarre. Quand on s’est
trompé, ça reste pour toujours comme un mauvais souvenir et on le supporte toute la vie. Je
me demande comment corriger ça, mais cette
faute que j’ai faite est impossible à corriger.»
Ils insistent pour dire qu’ils sont ici sans l’avoir
vraiment voulu. Paulo est venu rejoindre ses pa-
Enseignement tnemengiesnE
rents, qui travaillent à Yverdon. «Si j’avais eu
l’âge de choisir je ne serais pas là».
5 2000
Formation professionnelle suisse
Pour les Albanais, la situation est différente.
«On est ici pour apprendre quelque chose de
bien, pour prendre une bonne route. Il n’y a pas
de bonnes routes chez moi, à cause de la situation politique.» (Gazmend).
Dans un chalet tous ensemble
Au printemps, toute la classe s’est retrouvée
pour une semaine à la montagne. Leur prof témoigne. Etienne Corbaz: «C’est très artificiel de
se retrouver 24 heures sur 24 ensemble. En plus
dans un chalet de montagne, avec des Kosovars
et des Capverdiens … Tout s’est très bien passé.
Il y a eu un sursaut d’honneur. Ils ont voulu
montrer qu’ils n’étaient pas comme l’image que
l’on donnait d’eux.» «Tout le travail que nous
avons fait avec ces jeunes après ce qui s’est produit a été de leur redonner confiance en eux,
d’éviter qu’ils soient trop stigmatisés par ça.
Qu’ils arrivent à reconnaître chez eux des éléments positifs utiles pour une future formation.
Outre la situation politique au Kosovo, sous domination serbe, les Albanais du Kosovo subissent une pression forte de leur famille restée au
pays, à qui ils doivent envoyer de l’argent», explique Etienne Corbaz. «Ce sont des facteurs de
stress qui permettent de comprendre pourquoi
certains pètent les plombs.»
Mais il y a aussi des gestes d’espoir. Ainsi, lorsqu’il a reçu la décision de quitter la Suisse, en
avril (par la suite, une nouvelle décision reportait encore son départ), Gazmend a tenu absolument à aller dire au revoir à Paulo le Capverdien, avec qui il s’était bagarré.
Spock:
une campagne de
la Commission
fédérale contre le
racisme (CFR) et
des partenairessociaux: Union
patronale suisse,
Union suisse
des arts et métiers (USAM),
Union syndicale
suisse (USS),
entre autres.
Publication
en français et en
italien.
39