Le temps d`Agathe - Revue des sciences sociales

Transcription

Le temps d`Agathe - Revue des sciences sociales
ISABELLE BIANQUIS-GASSER
Le temps d'Agathe
Un mythe européen
de sang et de lait
Sainte Agathe, fêtée le
5 février, est invoquée pour la
protection des nourrices, des
mères qui allaitent leur enfant.
On la sollicite également pour
la guérison dos maux de
seins. Enfin elle joue un rôle
de premier plan dans les rites
de protection contre les
incendies et elle est réputée
avoir une influence sur la
formation des orages.
Isabelle Bianquis-Gasser
Laboratoire de Sociologie de la culture
européenne
Institut d'ethnologie
D
ans certaines régions (Lorraine,
Toulouse), elle est aussi la patronne
des fileuses. Le jour de sa fête, il est
interdit de filer et surtout de laver la lessive
(Toulouse). Sainte Agathe est en effet liée au
temps d'arrêt des veillées (fin de l'hiver, fin
du filage). Une vieille coutume arlésienne(l)
signale que le jour de la sainte, les enfants
demandaient autrefois à une vieille femme
qui personnifiait Agathe d'emporter le froid
dans son sac(2).
En fait elle est en tous points liée au
changement de temps, consécutif au chan­
gement de saison et à l'interdiction de filer
et de laver à ce moment-là. «La rotation du
fuseau était considérée en vertu d'un prin­
cipe de magie imitative, comme pouvant en­
traver le cours de la nouvelle année... et par
ailleurs agiter l'eau des fontaines risquait de
provoquer des orages (voyez les rites des
tempestaires) »(3).
Sa fête apparaît à un moment tout à fait
intéressant du calendrier populaire et elle
semble s'intégrer parfaitement à l'ensemble
des saints qui entament ce mois de février.
Je voudrais proposer ici d'explorer les
différents symboles qui font de cet ensemble
de fêtes en ce début d'année une synthèse
composée de sang et de lait, équivalents
symboliques de la fécondité.
La légende de sainte Agathe
Vierge de race noble, elle naît à Catane,
en Sicile, au pied de l'Etna au IIIe siècle. Le
préfet Quintien «homme ignoble et volup­
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993
178
tueux, avare et adonné à l'idôlatrie, faisait
tous ses efforts pour se rendre maître
d'Agathe. Il n'arrive pas à la décider à sa­
crifier aux dieux et la livre entre les mains
d'une femme de mauvaise vie, Aphrodisie,
et à ses neuf filles débauchées comme leur
mère, afin que dans l'espace de trente jours,
elles la fissent changer de résolution »(4).
Une autre version nous est donnée par
L. Réau : «Quintianus la fait conduire, avant
de l'envoyer au martyre, dans un lupanar
tenu par la courtisane Aphrodisia pour être
soumise au viol rituel »(5).
Aphrodisia n'arrive pas à fléchir Agathe.
Elle est jetée en prison. Le préfet « la fait at­
tacher à une colonne la tête en bas, lui fait
tordre, puis arracher les seins ou la pointe
des seins avec des tenailles. Guérie par saint
Pierre qui lui apparaît dans son cachot, elle
comparaît derechef devant le tyran qui la fait
étendre complètement nue sur un lit de tes­
sons de verre et de charbons ardents dont il
avait ordonné de joncher le sol de sa prison »
(Réau).
«Pendant que l'on faisait ceci, voici qu'il
survient un affreux tremblement de terre; il
ébranla tellement la ville entière que deux
conseillers de Quintien furent écrasés sous
les ruines du palais » (J. de Voragine).
«Au moment de sa mort qui aurait eu
lieu en 251 et chaque année le jour de son
anniversaire, l'Etna vomit des torrents de
lave» (L. Réau).
«Un an après [sa mort], vers le jour de la
fête de sainte Agathe, une montagne très
haute qui est près de la ville fit irruption et
vomit du feu qui descendait comme un tor­
rent de la montagne, mettait en fusion les ro-
demi-nue dans des poses voluptueuses) se­
rait, suivant une origine (poèmes homé­
riques), née de l'union de Zeus et de Dioné.
Suivant une seconde origine (Hésiode), elle
serait née du sang qui tomba dans la mer
quand Cronos eut mutilé Ouranos. «Ce sang
féconda les flots et Aphrodite surgit du
creux de la vague aussi blanche que
l'écume». «Cronos trancha le sexe
d'Ouranos, rejeta le sexe à la mer, le sperme
divin s'écoula»; «il flotta à la surface des
ondes comme une écume où se forma la
déesse Aphrodite... ». Aphrodite est née de
la séparation du ciel et de la terre et sa fonc­
tion première sera de favoriser, de pousser à
la procréation(6).
Née de l'union du blanc et du rouge, elle
va par ailleurs aimer passionnément Adonis,
symbole de la Végétation. Le mythe
d'Adonis comme d'autres mythes (Narcisse
par exemple) nous raconte la mort d'ado­
lescents, par hémorragie (Adonis est mor­
tellement blessé par un sanglier, d'un coup
de boutoir à l'aine), et qui renaissent sous la
forme de fleurs (anémone, fleur de prin­
temps). Aphrodite va tenter de sauver
Adonis et le sang qui s'échappe des égratignures qu'elle s'est faite auprès des ronces
va colorer les roses blanches en roses
rouges(7).
Sainte Agathe, peinture sous verre (Musée Alsacien)
chers de la terre et venait avec impétuosité
sur la ville» (J. de Voragine).
De ces récits surgissent des informa­
tions qu'il nous paraît utile d'expliciter, car
elles couvrent un réseau de relations sym­
boliques qui s'inscrivent dans une pensée
mythologique, faisant intervenir probable­
ment les conceptions astronomiques à l'ori­
gine de ces histoires. Reprenons point par
point les éléments que nous souhaitons dé­
coder.
Agathe et Aphrodite : le viol
rituel ou une affaire de roses
Agathe est envoyée dans un lupanar tenu
par la courtisane Aphrodisia. Or ce nom
n'est pas sans évoquer celui d'Aphrodite,
déesse aux pouvoirs immenses mais qui en
particulier féconde les foyers et préside aux
naissances.
Cette déesse de l'Amour et de la Beauté
(elle est représentée généralement nue ou
179
Des informations nous sont livrées ici :
Aphrodite intervient à l'arrivée du prin­
temps et le mythe la met en rapport avec le
rouge et le blanc.
Mais arrêtons-nous un instant sur la troi­
sième donne de l'histoire: l'affaire des
roses. Le mythe grec illustre en fait le pas­
sage de sainte Agathe chez Aphrodisia. La
rose symbolise la vierge et la rose rouge les
menstrues ou le sang. Etre envoyée chez une
femme du nom d'Aphrodisia pour y subir un
viol rituel est alors synonyme de faire pas­
ser les roses blanches en roses rouges.
Aphrodisie a bien pour mission de déflorer
la jeune Agathe. Superposer le mythe grec
au martyre de la sainte éclaire manifeste­
ment certains éléments de l'histoire de sainte
Agathe. La rose ici est la fleur rouge sang de
la défloration.
A propos du viol rituel, rappelons ce
qu'en dit Hérodote : «Toutes les femmes se
rendent une fois dans leur vie au temple
d'Aphrodite pour s'y livrer à un in­
connu. .. » (8) . Hérodote a entendu parler des
cultes orientaux d'après lesquels toute
femme était tenue de faire à la déesse de la
fécondité et de l'amour le sacrifice de sa vir-
ginité. Il décrit cette coutume «honteuse»,
selon lui, des Babyloniens : «... La plupart
agissent de cette façon : elles se tiennent as­
sises dans l'enceinte sacrée d'Aphrodite
avec une couronne de corde autour de la
tête ;... Lorsqu'une femme a pris place en ce
lieu, elle ne retourne pas chez elle avant
qu'un étranger lui ait jeté de l'argent sur les
genoux et qu'elle se soit unie à lui à l'inté­
rieur du lieu saint... La somme peut être
aussi modique qu'on veut; on n'a pas à
craindre que la femme vous repousse ; elle
n'en n'a pas le droit car cet argent devient
sacré; elle suit le premier qui lui jette
quelque chose, sans rebuter personne».
On connaît l'importance du premier sang
versé, considéré comme le plus dangereux
de tous: «la défloration superpose les dan­
gers parce qu'elle est un acte accompli pour
la première fois, parce que cet acte est san­
glant et parce qu'il met inévitablement en
contact avec le sang le plus mauvais, celui
qui vient du ventre de la femme »(9).
Nous pouvons ainsi établir une filiation
entre le culte d'Aphrodite et la légende de
sainte Agathe. A propos de ce viol rituel,
l'élément de la rose, qui apparaît dans l'ico­
nographie de sainte Agathe, nous rappelle la
date charnière à laquelle on invoque la
sainte. Car en cette fin d'hiver, ce passage à
la renaissance du monde est matérialisé,
précisément dans la culture de l'antiquité
classique, en particulier par la rose. «Le
sang enfante les roses, et des larmes sortent
les anémones» dit un élégiaque grec. Les
Grecs et les Latins associaient dans une
même croyance l'éclat des fleurs éphémères
et le mystère de la mort qui est le principe du
renouvellement des existences. «Des textes
fort explicites démontrent que les fleurs qui
poussaient sur les tombes rendaient aux sur­
vivants la personnalité même de ceux qui y
étaient enfermés »(10).
Les rosalia ou rosaria, fêtes des roses, re­
vêtaient un caractère funèbre chez les
Romains. Pour régénérer leurs morts, les an­
ciens déposaient des roses une fois par an, au
mois de mai, sur les tombes. L.A. Roubin,
dans une contribution sur la rose de mai(11),
démontre à partir d'usages intégrés au ca­
lendrier agraire en Europe cette association
roses-défunts-jeunes filles. Les liturgies
printannières sont, dit-elle, dévolues au
groupe des jeunes filles. Cette adéquation de
la rose épineuse avec la jeune fille trouve
son origine dans l'association jeune fille
(non mariée) et nature inculte précédant
l'état du mariage qui sera, lui, assimilé aux
labours.
Calendrier :
les premiers jours de février
Revenons à présent au calendrier chré­
tien et au calendrier populaire, après avoir
tenté une explication des origines possibles
de la légende de la sainte.
L'approche des quatre jours qui précè­
dent le 5 février va nous aider à mieux ap­
préhender le sens profond dévolu aux attri­
butions de la sainte.
Le 1er février est placé sous l'invocation
de la sainte nationale des Irlandais, sainte
Brigide d'Irlande, (ou Brigitte, Bridget), pa­
tronne des laitières, protectrice des vaches et
des basses-cours. La tradition celtique d'où
est issue sainte Brigitte fête également au
1er février l'un des quatre grands moments
de l'année: l'Imbolc.
La fête d'Imbolc marque le début du
printemps: «c'est le temps où le lait vient
aux brebis après qu'on les a traites»(12).
Le 2 février est consacré à Notre-Damedu-Lait.
Si le 2 février est la fête de la purification
de la Vierge, c'est-à-dire du retour de
couches ou relevailles de la Vierge, ce retour
des règles de la femme amorce une nouvelle
période de fécondité. Mais ce jour-là on fête
aussi Notre-Dame-du-Lait. Si le retour phy­
siologique des règles annonce une fécondité
à venir, il ne faut tout de même pas oublier
qu'en France, l'interdit des relations
sexuelles perdure jusqu'au sevrage.
Il pourrait sembler antinomique de pré­
sider à la fois aux relevailles et à la bonne
marche de l'allaitement. Car la pensée po­
pulaire a longtemps imaginé que le sang des
règles, ne s'écoulant plus, se transformait en
lait. Si le flux menstruel s'écoule à nouveau,
le lait tarit.
Pourtant la Vierge apparaît bien ici dotée
d'une attribution de fécondité et de protec­
tion des nourrices, au nom d'un symbolisme
global de régénération du monde humain et
végétal. Cependant il faut noter la préémi­
nence du caractère purificatoire de la Vierge
ce jour, au détriment de la fonction de nour­
rice réservée à sainte Agathe, trois jours plus
tard.
Le 3 février : saint Biaise associe sang et
lait tout à fait explicitement. Saint Biaise
vécut à l'époque de Dioclétien. Le gouver­
180
neur ordonna de le suspendre à un arbre et de
déchirer sa chair avec des peignes de fer, puis
il le fit retourner en prison. «Or sept femmes
qui le suivirent dans le trajet ramassaient les
gouttes de son sang. On se saisit d'elles aus­
sitôt et on les força de sacrifier aux dieux. »
Elles refusèrent et pour les punir d'adorer leur
Dieu, le gouverneur ordonna de les suspendre
et de réduire leurs chairs en lanières avec des
peignes de fer. «Or leur chair avait la blan­
cheur éclatante de la neige et au lieu de sang
il en coulait du lait »(13).
Ce sang transformé en lait, en quelque
sorte sacralisé, n'est pas sans rappeler un as­
pect de la légende de sainte Agathe qui
s'écrie à un moment de son supplice:
«Impie, cruel et affreux tyran, n'as-tu pas
honte de mutiler dans une femme ce que tu
as sucé toi-même dans ta mère? J'ai dans
mon âme des mamelles toutes saines avec
lesquelles je nourris tous mes sens et que j'ai
consacré au Seigneur dès mon enfance. »
Ce thème du lait sacré a été largement
étudié par Lionetti dans son livre « El latte
di padre»(14).
Il existe un lait charnel et un lait spirituel,
un lait qui nourrit l'homme de connais­
sance, un lait qui rapproche l'homme de
Dieu.
Le 4 février: sainte Véronique est invo­
quée. Si sainte Agathe et Notre-Dame-duLait sont patronnes des nourrices, entre elles
s'intercale une sainte en rapport avec le
sang.
Son histoire est racontée par les évangélistes Marc et Matthieu, bien qu'elle ne soit
jamais nommée. Réau, à nouveau, rapporte
la légende de cette sainte «fictive» identi­
fiée par les Apocryphes à l'hémoroïsse.
C'est seulement au XVe siècle, sous l'in­
fluence du théâtre des mystères, que sa lé­
gende fut associée à la Passion du Christ...
Saisie de compassion en voyant le visage du
Sauveur ruisselant de sueur et de sang, elle
l'essuie avec un voile sur lequel les traits du
Christ restèrent miraculeusement imprimés.
Véronique est invoquée pour deux pa­
tronages bien complémentaires dans la pers­
pective que nous développons: en
Normandie, les femmes avaient recours à
sainte Vénisse (Vénice) pour leurs règles.
On l'invoquait en cas d'excès ou d'insuffi­
sance de règles en attachant à son cou un
ruban blanc ou rouge. Elle passait pour gué­
rir la stérilité.
Enfin le 6 février, sainte Dorothée sera
invoquée en particulier pour le soulagement
des douleurs de l'enfantement (Réau), mais
aussi pour guérir les rougeurs (érysipèle).
Van Gennep raconte que quelques ins­
tants avant son supplice, sainte Dorothée au­
rait vu un messager céleste lui apporter une
corbeille de fleurs et de fruits(15).
Ce que l'on a appelé le miracle des roses
du Paradis l'a rendue patronne des jardiniers
et des fleuristes. Son attribut le plus person­
nel est une corbeille de roses. Elle porte une
couronne de fleurs sur la tête et une branche
de rose à la main.
Voici à nouveau une sainte qui, suivant
notre hypothèse première, associe un patro­
nage (douleurs de l'enfantement) et une rose
(dans son nom, ne retrouvons-nous pas la ra­
cine «roth», rouge?), se place en parallèle
avec des saints présentant des similitudes sur
le plan des attributs et de la légende et tous à
un moment clé du calendrier populaire, agri­
cole mais aussi religieux. Car n'oublions pas
que le mois de février était le dernier mois du
calendrier romain et qu'il était consacré aux
morts, dont on pensait qu'ils présidaient à la
régénération de la terre.
Ces cinq jours du début du mois de fé­
vrier présentent à l'évidence un dénomina­
teur commun: liens de sang et de lait. Il
semble cohérent de voir apparaître, en ce
début de printemps du calendrier populaire,
des liquides corporels qui symbolisent la fé­
condité. Fécondité humaine (le lait qui nour­
rit, le retour des règles qui annoncent une
nouvelle période de fécondité, le sang de la
défloration, le sang de l'accouchement) mais
aussi comme nous l'avons vu, fécondité
spirituelle. Le sang consacré à Dieu se trans­
forme en lait. Certains laits, et bien des lé­
gendes en témoignent, deviennent symbole
d'union avec la divinité. Rappelons ici sim­
plement à titre d'exemple la légende de
saint Bernard, très connue dans le domaine
français. Saint Bernard verra sa bouche fé­
condée par un jet de lait exprimé du sein de
la Vierge allaitant son enfant. Il deviendra
l'un des meilleurs ambassadeurs de la parole
du Christ.
Agathe entre feu et lait
Le lait et le sang:
approche physiologique
Rappelons-nous que sang et lait sont
physiologiquement liés. Dans les croquis de
Léonard de Vinci, une circulation veineuse
imaginaire réunit le sein à l'utérus. Dans le
langage courant on dit encore que la femme
porte l'enfant dans son sein ou que l'enfant
naît du sein de sa mère.
Ainsi l'abstinence apparaissait-elle
comme essentielle chez les anciens, car ils
pensaient que les femmes qui allaitaient
n'ayant plus leurs règles, ce sang était trans­
formé en lait. Avoir des rapports sexuels
aurait fait réapparaître les règles et de ce fait
stoppé la lactation.
«J'avertis quiconque allaite de s'abstenir
tout à fait de Vénus», proclamait Gallien,
« car le commerce de l'homme provoque les
mois et le lait change son odeur charmante
en une mauvaise». De plus si une nouvelle
conception survenait avant le sevrage de
l'enfant,on pensait que la lactation risquerait
de cesser totalement car l'embryon installé
au fond de la matrice sucerait le sang et n'en
laisserait pas arriver une goutte aux seins. Il
y avait donc une impossibilité à nourrir en
même temps un enfant avec du sang et du
lait. «Le lait», dit Hippocras, «est frère des
menstrues: par quoy il n'advient pas que
dans un même temps les menstrues versent
bien et que la femme allaite».
Le premier traité de chirurgie, celui de
Mondenville, écrit de 1306 à 1320, nous ap­
prend qu'une partie du sang, composé d'un
mélange harmonieux des quatre humeurs, va
nourrir et entretenir le corps, subissant à
l'occasion des modifications spécifiques
selon la nature des chairs où elle passe, et la
blancheur de la chair «glanduleuse» des
seins féminins donne au sang la couleur
blanche de ce qui devient alors du lait. Le
lait ne serait alors que du sang blanchi. On
retrouvera d'ailleurs la même équivalence
entre le sang et le sperme jusque chez les au­
teurs du XVIIe siècle.
Ces équivalents physiologiques vont en­
gendrer de multiples associations entre le
blanc et le rouge. Au XVIIe siècle, l'avis des
médecins est catégorique : « les meilleures
nourrices sont celles qui ont un tempérament
sanguin et qui ont les cheveux noirs ou d'un
châtain brun, les mauvaises sont celles qui
sont d'un tempérament bilieux ou mélanco­
lique, qui ont les cheveux blonds ou roux et
qui ont des tâches de rousseur répandues sur
le visage»(l6). On mettra en cause chez la
rousse son odeur qui corrompt le lait. Ceci
devrait nous interpeller car cette incompati­
bilité entre la rousse et le lait va à l'encontre
de cette association sang/lait sur laquelle
nous reviendrons.
181
Par ailleurs, manger rouge donne du lait.
Le filet de bœuf et le vin de Bourgogne ou
le vin rouge en général feront du bon lait. Et
le bon lait c'est du lait consistant qui donne
des couleurs à l'enfant. Si la bière favorise
la lactation, le vin rouge influe sur la qualité
du lait... «Dans le vignoble de la région
Saintongeaise, on assure qu'une bonne
"rôtie" de vin rouge provoque la montée de
lait chez la nouvelle accouchée »(17)
Ainsi les couleurs de la vie sont le rouge
et le blanc. Ceci sera merveilleusement illus­
tré par la littérature enfantine dans le conte
de Blanche Neige par exemple. Le thème du
sang sur la neige et de la jeune fille aux che­
veux noirs a été répertorié dans bon nombre
de contes occidentaux(18).
Du sein au sang
Si sainte Agathe est la patronne des nour­
rices, elle est surtout invoquée aujourd'hui
pour la protection des habitations et des
étables contre le feu, en particulier en
Alsace.
Des éléments de sa légende la mettent en
rapport avec le feu. On se souvient qu'au
moment de sa mort, il y eut une irruption de
l'Etna. Le volcan vomit du feu et descendit
comme un torrent de la montagne, mettant
en fusion les rochers et la terre et venant
avec impétuosité sur la ville(19). «Un an
après, vers le jour de sa fête, [l'Etna s'étant
à nouveau réveillé] des païens descendirent
de la montagne, coururent au sépulcre de la
sainte, prirent le voile dont il était couvert et
le placèrent devant le feu. Le jour du martyre
de la sainte, le feu s'arrêta subitement et ne
s'avança pas »(20).
Le jour du 5 février, autrefois, mais cela se
pratique encore aujourd'hui dans certaines lo­
calités, les habitants se rendent à l'église à la
bénédiction des pains de sainte Agathe. Les
pains achetés à la boulangerie, autrefois
confectionnés à la maison, sont présentés soit
accompagnés de l'image de la sainte, soit
simplement garnis d'un nœud. «Cet emploi
du pain se répandit tellement que les rituels en
usage en Alsace aux XVIIe et XVIIIe siècles
ne mentionnent plus, au 5 février, qu'une bé­
nédiction panis contra ignem (bénédiction du
pain contre le feu). »(21) Le prêtre, après la for­
mule de bénédiction, asperge le pain et les
images d'eau bénite.
Le pain de sainte Agathe est réputé im­
putrescible. Il est mangé par les membres de
la famille et l'on en donne aux animaux (bé­
tail, poules). Mais l'on en met aussi dans la
maison. Un informateur de Séppois-le-Bas
(Haut-Rhin) se souvient que sa mère coupait
le pain béni, en faisait manger une partie à
sa famille et mettait l'autre partie dans une
soupière, placée à la maison, pour la proté­
ger contre les incendies.
Et si l'on veut encore établir un rappro­
chement entre le rouge du feu et le blanc du
lait, dans le territoire de Belfort on dit des
vaches qui ont le pis malade qu'«elles ont le
feu». Mais on parle tout aussi bien de l'in­
flammation des mamelles. De la protection
contre les incendies dus à la foudre et à
l'orage il n'y a qu'un pas. Les croyances po-
Peinture, église de Winkel
Le jour du 5 février les images peintes re­
présentant la sainte sont bénies puis accro­
chées à l'extérieur des maisons et des
étables, ou encore glissées sous les poutres
du toit, les planchers de la maison. On leur
prête la vertu de protéger des incendies et de
la foudre. Chaque année les images sont
changées et de nouvelles succèdent aux
images abîmées par les intempéries de
l'année. Ce culte de protection contre les in­
cendies s'est développé à tel point que dans
la région de Colmar, sainte Agathe a rem­
placé sainte Barbe comme patronne des
pompiers (Gundolsheim, Kientzheim,
Eguisheim, entre autres...)
Sainte Agathe va surtout être invoquée
contre le feu, même si par endroits elle
continue en plus du feu à protéger des ma­
ladies des seins ou des problèmes de taris­
sement du lait. Les images sont accrochées
aux étables, ne l'oublions pas, et le pain
donné aux vaches les protège des maladies
qui risqueraient de leur faire perdre leur lait.
pulaires ont toujours associé le son des
cloches à l'orage. Les cloches qui tintent
chassent les orages. C'est ainsi que l'on a re­
trouvé la formule mentem sanctam sur des
cloches. Celle de Gundolsheim, datée de
1890, porte la formule suivante rapportée
par Joachim: «Heilige Agatha, meine
Patronin, bitte fur uns vor ewigem und zeitlichen Feuer bewahre uns » (sainte Agathe,
ma patronne, priez pour nous, préservez
nous du feu dans le temps et l'éternité). En
1914, on signalait la formule du billet de
sainte Agathe sur une trentaine de cloches en
France et deux à Rome(22).
Enfin, autre indice, un baume, l'«agathol », ou baume de sainte Agathe, est vendu
en pharmacie contre les brûlures superfi­
cielles, les démangeaisons et autres inflam­
mations de la peau. Il est tout de même frap­
pant de rencontrer conjointement deux
patronages qui a priori se présentent comme
bien différents. Mais si en fait l'un et l'autre
signifiaient la même chose ? Nous avons vu
182
que le feu caractérise le pis malade des
vaches et les images de sainte Agathe sont
accrochées dans les étables pour les protéger
du feu et des problèmes de tarissement de
lait.
Or qu'est-ce que le feu, métaphorique­
ment, sinon un excès de sang chaud? Et
dans le langage populaire, excès de feu
trouble le lait. En témoigne la littérature sur
le choix des nourrices que l'on ne veut pas
rousses. On attribue aux rousses des ardeurs
sexuelles qui ont pour effet de gâter le lait.
Or on se souvient que la femme qui allaite
ne doit pas avoir de relations sexuelles sous
peine de causer une dégradation de son lait.
Le tempérament incendiaire des rousses (dû
à leur excès de sang) les met à l'écart du don
de lait. La femme rousse qui allaite gâte le
lait non parce que le sang y est mêlé, mais
parce que le sang associé au feu fait tourner
le lait, comme il fait tourner le vin. Quand le
vin fermente, il cuit, et ce caractère de cha­
leur est prêté à la femme qui a ses règles et
à la rousse, jugées toutes deux plus ardentes.
Or la femme qui a ses règles ou la rousse
sont en état de fermentation. Et ce tempéra­
ment de feu, n'est-il pas figuré sur certains
agathazettel où l'on représente Agathe dotée
d'une chevelure flamboyante ? La rousse est
celle qui a été conçue durant les règles. Les
sorcières sont rousses et sainte Agathe est
présentée dans les textes sur la vie des saints
comme étant une sorcière.
Alors pour qu'il y ait lactation il faut ar­
rêter le feu. Dans le pays Charentais, il est
interdit à une femme avant ses relevailles de
demander du feu à une voisine nourrice car
elle lui «prendrait» son lait. Evidemment ce
thème énorme du rapport symbolique entre
feu et lait renvoit au rapport entre lait, sang
et sperme, probablement car le sperme
comme le sang menstruel ont pendant des
siècles eu la même origine: un excès de
sang.
On pourrait synthétiser ces données de la
manière suivante :
Agathe
Feu
Ferment
Lait
Agathe étend sa protection contre les in­
cendies et elle favorise la lactation.
Pour se protéger dans l'un et l'autre cas,
on utilise :
- des images saintes que l'on met
• dans la maison contre les incendies
• dans les étables contre les incendies et
l'inflammation des mamelles des vaches
(liée au tarissement du lait);
- du pain bénit le 5 février qui protège
• des orages et incendies
• des problèmes liés à l'allaitement. On
donne à manger aux vaches un morceau
de ce pain. Ce pain est dit imputrescible.
- le baume de sainte Agathe.
Alors Agathe serait-elle l'image tardive
de Perséphone la Grecque ? De Brigitte la
Celtique? A l'instar des autres saints, son
histoire, ses attributs, la dévotion qui lui est
portée, sa fête et les croyances qui l'entou­
rent, même en cette fin de XXe siècle, pré­
sentent une harmonie qui peut surprendre.
L'agathol est toujours vendu en pharmacie,
les petits pains bénis le 5 février et les
images saintes vendues par des colporteurs
dans les campagnes. Si la protection contre
le feu est aujourd'hui dominante dans le
culte de sainte Agathe, elle s'est vu attribuer
deux origines, l'une historique (le feu est à
mettre en rapport avec l'épisode de la lé­
gende concernant l'Etna), l'autre chrétienne
(le feu est appréhendé par les gens d'Eglise
comme un rempart destiné à faire triompher
la foi). Il semble bien que l'approche ethno­
logique et symbolique d'Agathe lève un
coin de voile supplémentaire en nous faisant
découvrir une homologie peu évidente a
priori entre le sang et le lait.
Bibliographie
Benoît (F.): «Les cloches de Sainte
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Notes
1
Benoît (F.) : « Les cloches de sainte Agathe en
Provence », Revue de folklore français et de folk­
lore colonial, tome VII, n° 3, 1937p. 143.
183
2 Rappelons ici que le culte de sainte Agathe est
probablement issu du culte voué à Agathâ Théa,
la bonne déesse,(héritière de Perséphone, divi­
nité qui remontait du séjour des morts sur la terre
au moment du printemps). Vénérée en Sicile, le
jour de sa fête on portait en procession deux ma­
melles gigantesques, symboles de fertilité et de
maternité.
3 Vézian (J.): «Les coutumes relatives à sainte
Agathe dans la région toulousaine», Revue de
folklore français et de folklore colonial, tome
VIII, Paris, 1937, pp. 147-152.
4 Voragine (J. de) : «La légende dorée», Paris,
Garnier Flammarion, 1967, tome I, p. 200.
5 Réau (L.): «Iconographie de l'art chrétien»,
Paris, PUF, tome I, p. 27.
6 Rudhardt (J.): «Le rôle d'Eros et d'Aphrodite
dans les cosmogonies grecques. Essais et confé­
rences», Collège de France, Paris, PUF, 1986.
7 Chevalier et Gheerbrant : « Dictionnaire des sym­
boles», Paris, Lafont, 1982, article "rose".
8 Hérodote : «Histoires », Paris, Les Belles Lettres,
1932, livre 1, texte établi et traduit par Ph.
Legrand, p. 199.
9 Roux (J.-P.) : «Le sang, mythes, symboles et réa­
lités», Paris, Fayard, 1988, p. 109.
10 Daremberg et Saglio: «Dictionnaire des anti­
quités gréco-romaines», Graz, Autriche,
Akademische Druck-u-Verlagsanstalt, 1962.
11 Roubin (LA.): «De l'églantier sauvage à la
Rose de mai dans l'Autre et l'Ailleurs.
Hommage à Roger Bastide», Paris, BergerLevrault, 1976 (pp. 190-201).
12 Glossaire de Cormac, cité par J. Markale, p. 191
(référence dans la bibliographie).
13 Jacques de Voragine, op. cit.(note 4).
14 Lionetti (R.): «Le lait du père», Paris, Imago,
1988, traduction de Castelain (A.M.), préface de
Loux (F.).
15 Van Gennep (A.) : « Le folklore de la Flandres et
du Hainault français», Paris, Maisonneuve,
1936, tomes I et II.
16 M.-C. Delahaye (référence dans la bibliogra­
phie).
17 Leproux (référence dans la bibliographie).
18 Revue des traditions populaires, 30e année, tome
XXX, n° 9-10, septembre-octobre 1915.
19 J. de Voragine, op. cit.(note 4).
20 J. de Voragine, op. cit.(note 4).
21 Joachim (J.) (référence dans la bibliographie),
p. 147.
22 Joachim, idem, p. 148.

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