Le temps d`Agathe - Revue des sciences sociales
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Le temps d`Agathe - Revue des sciences sociales
ISABELLE BIANQUIS-GASSER Le temps d'Agathe Un mythe européen de sang et de lait Sainte Agathe, fêtée le 5 février, est invoquée pour la protection des nourrices, des mères qui allaitent leur enfant. On la sollicite également pour la guérison dos maux de seins. Enfin elle joue un rôle de premier plan dans les rites de protection contre les incendies et elle est réputée avoir une influence sur la formation des orages. Isabelle Bianquis-Gasser Laboratoire de Sociologie de la culture européenne Institut d'ethnologie D ans certaines régions (Lorraine, Toulouse), elle est aussi la patronne des fileuses. Le jour de sa fête, il est interdit de filer et surtout de laver la lessive (Toulouse). Sainte Agathe est en effet liée au temps d'arrêt des veillées (fin de l'hiver, fin du filage). Une vieille coutume arlésienne(l) signale que le jour de la sainte, les enfants demandaient autrefois à une vieille femme qui personnifiait Agathe d'emporter le froid dans son sac(2). En fait elle est en tous points liée au changement de temps, consécutif au chan gement de saison et à l'interdiction de filer et de laver à ce moment-là. «La rotation du fuseau était considérée en vertu d'un prin cipe de magie imitative, comme pouvant en traver le cours de la nouvelle année... et par ailleurs agiter l'eau des fontaines risquait de provoquer des orages (voyez les rites des tempestaires) »(3). Sa fête apparaît à un moment tout à fait intéressant du calendrier populaire et elle semble s'intégrer parfaitement à l'ensemble des saints qui entament ce mois de février. Je voudrais proposer ici d'explorer les différents symboles qui font de cet ensemble de fêtes en ce début d'année une synthèse composée de sang et de lait, équivalents symboliques de la fécondité. La légende de sainte Agathe Vierge de race noble, elle naît à Catane, en Sicile, au pied de l'Etna au IIIe siècle. Le préfet Quintien «homme ignoble et volup Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1993 178 tueux, avare et adonné à l'idôlatrie, faisait tous ses efforts pour se rendre maître d'Agathe. Il n'arrive pas à la décider à sa crifier aux dieux et la livre entre les mains d'une femme de mauvaise vie, Aphrodisie, et à ses neuf filles débauchées comme leur mère, afin que dans l'espace de trente jours, elles la fissent changer de résolution »(4). Une autre version nous est donnée par L. Réau : «Quintianus la fait conduire, avant de l'envoyer au martyre, dans un lupanar tenu par la courtisane Aphrodisia pour être soumise au viol rituel »(5). Aphrodisia n'arrive pas à fléchir Agathe. Elle est jetée en prison. Le préfet « la fait at tacher à une colonne la tête en bas, lui fait tordre, puis arracher les seins ou la pointe des seins avec des tenailles. Guérie par saint Pierre qui lui apparaît dans son cachot, elle comparaît derechef devant le tyran qui la fait étendre complètement nue sur un lit de tes sons de verre et de charbons ardents dont il avait ordonné de joncher le sol de sa prison » (Réau). «Pendant que l'on faisait ceci, voici qu'il survient un affreux tremblement de terre; il ébranla tellement la ville entière que deux conseillers de Quintien furent écrasés sous les ruines du palais » (J. de Voragine). «Au moment de sa mort qui aurait eu lieu en 251 et chaque année le jour de son anniversaire, l'Etna vomit des torrents de lave» (L. Réau). «Un an après [sa mort], vers le jour de la fête de sainte Agathe, une montagne très haute qui est près de la ville fit irruption et vomit du feu qui descendait comme un tor rent de la montagne, mettait en fusion les ro- demi-nue dans des poses voluptueuses) se rait, suivant une origine (poèmes homé riques), née de l'union de Zeus et de Dioné. Suivant une seconde origine (Hésiode), elle serait née du sang qui tomba dans la mer quand Cronos eut mutilé Ouranos. «Ce sang féconda les flots et Aphrodite surgit du creux de la vague aussi blanche que l'écume». «Cronos trancha le sexe d'Ouranos, rejeta le sexe à la mer, le sperme divin s'écoula»; «il flotta à la surface des ondes comme une écume où se forma la déesse Aphrodite... ». Aphrodite est née de la séparation du ciel et de la terre et sa fonc tion première sera de favoriser, de pousser à la procréation(6). Née de l'union du blanc et du rouge, elle va par ailleurs aimer passionnément Adonis, symbole de la Végétation. Le mythe d'Adonis comme d'autres mythes (Narcisse par exemple) nous raconte la mort d'ado lescents, par hémorragie (Adonis est mor tellement blessé par un sanglier, d'un coup de boutoir à l'aine), et qui renaissent sous la forme de fleurs (anémone, fleur de prin temps). Aphrodite va tenter de sauver Adonis et le sang qui s'échappe des égratignures qu'elle s'est faite auprès des ronces va colorer les roses blanches en roses rouges(7). Sainte Agathe, peinture sous verre (Musée Alsacien) chers de la terre et venait avec impétuosité sur la ville» (J. de Voragine). De ces récits surgissent des informa tions qu'il nous paraît utile d'expliciter, car elles couvrent un réseau de relations sym boliques qui s'inscrivent dans une pensée mythologique, faisant intervenir probable ment les conceptions astronomiques à l'ori gine de ces histoires. Reprenons point par point les éléments que nous souhaitons dé coder. Agathe et Aphrodite : le viol rituel ou une affaire de roses Agathe est envoyée dans un lupanar tenu par la courtisane Aphrodisia. Or ce nom n'est pas sans évoquer celui d'Aphrodite, déesse aux pouvoirs immenses mais qui en particulier féconde les foyers et préside aux naissances. Cette déesse de l'Amour et de la Beauté (elle est représentée généralement nue ou 179 Des informations nous sont livrées ici : Aphrodite intervient à l'arrivée du prin temps et le mythe la met en rapport avec le rouge et le blanc. Mais arrêtons-nous un instant sur la troi sième donne de l'histoire: l'affaire des roses. Le mythe grec illustre en fait le pas sage de sainte Agathe chez Aphrodisia. La rose symbolise la vierge et la rose rouge les menstrues ou le sang. Etre envoyée chez une femme du nom d'Aphrodisia pour y subir un viol rituel est alors synonyme de faire pas ser les roses blanches en roses rouges. Aphrodisie a bien pour mission de déflorer la jeune Agathe. Superposer le mythe grec au martyre de la sainte éclaire manifeste ment certains éléments de l'histoire de sainte Agathe. La rose ici est la fleur rouge sang de la défloration. A propos du viol rituel, rappelons ce qu'en dit Hérodote : «Toutes les femmes se rendent une fois dans leur vie au temple d'Aphrodite pour s'y livrer à un in connu. .. » (8) . Hérodote a entendu parler des cultes orientaux d'après lesquels toute femme était tenue de faire à la déesse de la fécondité et de l'amour le sacrifice de sa vir- ginité. Il décrit cette coutume «honteuse», selon lui, des Babyloniens : «... La plupart agissent de cette façon : elles se tiennent as sises dans l'enceinte sacrée d'Aphrodite avec une couronne de corde autour de la tête ;... Lorsqu'une femme a pris place en ce lieu, elle ne retourne pas chez elle avant qu'un étranger lui ait jeté de l'argent sur les genoux et qu'elle se soit unie à lui à l'inté rieur du lieu saint... La somme peut être aussi modique qu'on veut; on n'a pas à craindre que la femme vous repousse ; elle n'en n'a pas le droit car cet argent devient sacré; elle suit le premier qui lui jette quelque chose, sans rebuter personne». On connaît l'importance du premier sang versé, considéré comme le plus dangereux de tous: «la défloration superpose les dan gers parce qu'elle est un acte accompli pour la première fois, parce que cet acte est san glant et parce qu'il met inévitablement en contact avec le sang le plus mauvais, celui qui vient du ventre de la femme »(9). Nous pouvons ainsi établir une filiation entre le culte d'Aphrodite et la légende de sainte Agathe. A propos de ce viol rituel, l'élément de la rose, qui apparaît dans l'ico nographie de sainte Agathe, nous rappelle la date charnière à laquelle on invoque la sainte. Car en cette fin d'hiver, ce passage à la renaissance du monde est matérialisé, précisément dans la culture de l'antiquité classique, en particulier par la rose. «Le sang enfante les roses, et des larmes sortent les anémones» dit un élégiaque grec. Les Grecs et les Latins associaient dans une même croyance l'éclat des fleurs éphémères et le mystère de la mort qui est le principe du renouvellement des existences. «Des textes fort explicites démontrent que les fleurs qui poussaient sur les tombes rendaient aux sur vivants la personnalité même de ceux qui y étaient enfermés »(10). Les rosalia ou rosaria, fêtes des roses, re vêtaient un caractère funèbre chez les Romains. Pour régénérer leurs morts, les an ciens déposaient des roses une fois par an, au mois de mai, sur les tombes. L.A. Roubin, dans une contribution sur la rose de mai(11), démontre à partir d'usages intégrés au ca lendrier agraire en Europe cette association roses-défunts-jeunes filles. Les liturgies printannières sont, dit-elle, dévolues au groupe des jeunes filles. Cette adéquation de la rose épineuse avec la jeune fille trouve son origine dans l'association jeune fille (non mariée) et nature inculte précédant l'état du mariage qui sera, lui, assimilé aux labours. Calendrier : les premiers jours de février Revenons à présent au calendrier chré tien et au calendrier populaire, après avoir tenté une explication des origines possibles de la légende de la sainte. L'approche des quatre jours qui précè dent le 5 février va nous aider à mieux ap préhender le sens profond dévolu aux attri butions de la sainte. Le 1er février est placé sous l'invocation de la sainte nationale des Irlandais, sainte Brigide d'Irlande, (ou Brigitte, Bridget), pa tronne des laitières, protectrice des vaches et des basses-cours. La tradition celtique d'où est issue sainte Brigitte fête également au 1er février l'un des quatre grands moments de l'année: l'Imbolc. La fête d'Imbolc marque le début du printemps: «c'est le temps où le lait vient aux brebis après qu'on les a traites»(12). Le 2 février est consacré à Notre-Damedu-Lait. Si le 2 février est la fête de la purification de la Vierge, c'est-à-dire du retour de couches ou relevailles de la Vierge, ce retour des règles de la femme amorce une nouvelle période de fécondité. Mais ce jour-là on fête aussi Notre-Dame-du-Lait. Si le retour phy siologique des règles annonce une fécondité à venir, il ne faut tout de même pas oublier qu'en France, l'interdit des relations sexuelles perdure jusqu'au sevrage. Il pourrait sembler antinomique de pré sider à la fois aux relevailles et à la bonne marche de l'allaitement. Car la pensée po pulaire a longtemps imaginé que le sang des règles, ne s'écoulant plus, se transformait en lait. Si le flux menstruel s'écoule à nouveau, le lait tarit. Pourtant la Vierge apparaît bien ici dotée d'une attribution de fécondité et de protec tion des nourrices, au nom d'un symbolisme global de régénération du monde humain et végétal. Cependant il faut noter la préémi nence du caractère purificatoire de la Vierge ce jour, au détriment de la fonction de nour rice réservée à sainte Agathe, trois jours plus tard. Le 3 février : saint Biaise associe sang et lait tout à fait explicitement. Saint Biaise vécut à l'époque de Dioclétien. Le gouver 180 neur ordonna de le suspendre à un arbre et de déchirer sa chair avec des peignes de fer, puis il le fit retourner en prison. «Or sept femmes qui le suivirent dans le trajet ramassaient les gouttes de son sang. On se saisit d'elles aus sitôt et on les força de sacrifier aux dieux. » Elles refusèrent et pour les punir d'adorer leur Dieu, le gouverneur ordonna de les suspendre et de réduire leurs chairs en lanières avec des peignes de fer. «Or leur chair avait la blan cheur éclatante de la neige et au lieu de sang il en coulait du lait »(13). Ce sang transformé en lait, en quelque sorte sacralisé, n'est pas sans rappeler un as pect de la légende de sainte Agathe qui s'écrie à un moment de son supplice: «Impie, cruel et affreux tyran, n'as-tu pas honte de mutiler dans une femme ce que tu as sucé toi-même dans ta mère? J'ai dans mon âme des mamelles toutes saines avec lesquelles je nourris tous mes sens et que j'ai consacré au Seigneur dès mon enfance. » Ce thème du lait sacré a été largement étudié par Lionetti dans son livre « El latte di padre»(14). Il existe un lait charnel et un lait spirituel, un lait qui nourrit l'homme de connais sance, un lait qui rapproche l'homme de Dieu. Le 4 février: sainte Véronique est invo quée. Si sainte Agathe et Notre-Dame-duLait sont patronnes des nourrices, entre elles s'intercale une sainte en rapport avec le sang. Son histoire est racontée par les évangélistes Marc et Matthieu, bien qu'elle ne soit jamais nommée. Réau, à nouveau, rapporte la légende de cette sainte «fictive» identi fiée par les Apocryphes à l'hémoroïsse. C'est seulement au XVe siècle, sous l'in fluence du théâtre des mystères, que sa lé gende fut associée à la Passion du Christ... Saisie de compassion en voyant le visage du Sauveur ruisselant de sueur et de sang, elle l'essuie avec un voile sur lequel les traits du Christ restèrent miraculeusement imprimés. Véronique est invoquée pour deux pa tronages bien complémentaires dans la pers pective que nous développons: en Normandie, les femmes avaient recours à sainte Vénisse (Vénice) pour leurs règles. On l'invoquait en cas d'excès ou d'insuffi sance de règles en attachant à son cou un ruban blanc ou rouge. Elle passait pour gué rir la stérilité. Enfin le 6 février, sainte Dorothée sera invoquée en particulier pour le soulagement des douleurs de l'enfantement (Réau), mais aussi pour guérir les rougeurs (érysipèle). Van Gennep raconte que quelques ins tants avant son supplice, sainte Dorothée au rait vu un messager céleste lui apporter une corbeille de fleurs et de fruits(15). Ce que l'on a appelé le miracle des roses du Paradis l'a rendue patronne des jardiniers et des fleuristes. Son attribut le plus person nel est une corbeille de roses. Elle porte une couronne de fleurs sur la tête et une branche de rose à la main. Voici à nouveau une sainte qui, suivant notre hypothèse première, associe un patro nage (douleurs de l'enfantement) et une rose (dans son nom, ne retrouvons-nous pas la ra cine «roth», rouge?), se place en parallèle avec des saints présentant des similitudes sur le plan des attributs et de la légende et tous à un moment clé du calendrier populaire, agri cole mais aussi religieux. Car n'oublions pas que le mois de février était le dernier mois du calendrier romain et qu'il était consacré aux morts, dont on pensait qu'ils présidaient à la régénération de la terre. Ces cinq jours du début du mois de fé vrier présentent à l'évidence un dénomina teur commun: liens de sang et de lait. Il semble cohérent de voir apparaître, en ce début de printemps du calendrier populaire, des liquides corporels qui symbolisent la fé condité. Fécondité humaine (le lait qui nour rit, le retour des règles qui annoncent une nouvelle période de fécondité, le sang de la défloration, le sang de l'accouchement) mais aussi comme nous l'avons vu, fécondité spirituelle. Le sang consacré à Dieu se trans forme en lait. Certains laits, et bien des lé gendes en témoignent, deviennent symbole d'union avec la divinité. Rappelons ici sim plement à titre d'exemple la légende de saint Bernard, très connue dans le domaine français. Saint Bernard verra sa bouche fé condée par un jet de lait exprimé du sein de la Vierge allaitant son enfant. Il deviendra l'un des meilleurs ambassadeurs de la parole du Christ. Agathe entre feu et lait Le lait et le sang: approche physiologique Rappelons-nous que sang et lait sont physiologiquement liés. Dans les croquis de Léonard de Vinci, une circulation veineuse imaginaire réunit le sein à l'utérus. Dans le langage courant on dit encore que la femme porte l'enfant dans son sein ou que l'enfant naît du sein de sa mère. Ainsi l'abstinence apparaissait-elle comme essentielle chez les anciens, car ils pensaient que les femmes qui allaitaient n'ayant plus leurs règles, ce sang était trans formé en lait. Avoir des rapports sexuels aurait fait réapparaître les règles et de ce fait stoppé la lactation. «J'avertis quiconque allaite de s'abstenir tout à fait de Vénus», proclamait Gallien, « car le commerce de l'homme provoque les mois et le lait change son odeur charmante en une mauvaise». De plus si une nouvelle conception survenait avant le sevrage de l'enfant,on pensait que la lactation risquerait de cesser totalement car l'embryon installé au fond de la matrice sucerait le sang et n'en laisserait pas arriver une goutte aux seins. Il y avait donc une impossibilité à nourrir en même temps un enfant avec du sang et du lait. «Le lait», dit Hippocras, «est frère des menstrues: par quoy il n'advient pas que dans un même temps les menstrues versent bien et que la femme allaite». Le premier traité de chirurgie, celui de Mondenville, écrit de 1306 à 1320, nous ap prend qu'une partie du sang, composé d'un mélange harmonieux des quatre humeurs, va nourrir et entretenir le corps, subissant à l'occasion des modifications spécifiques selon la nature des chairs où elle passe, et la blancheur de la chair «glanduleuse» des seins féminins donne au sang la couleur blanche de ce qui devient alors du lait. Le lait ne serait alors que du sang blanchi. On retrouvera d'ailleurs la même équivalence entre le sang et le sperme jusque chez les au teurs du XVIIe siècle. Ces équivalents physiologiques vont en gendrer de multiples associations entre le blanc et le rouge. Au XVIIe siècle, l'avis des médecins est catégorique : « les meilleures nourrices sont celles qui ont un tempérament sanguin et qui ont les cheveux noirs ou d'un châtain brun, les mauvaises sont celles qui sont d'un tempérament bilieux ou mélanco lique, qui ont les cheveux blonds ou roux et qui ont des tâches de rousseur répandues sur le visage»(l6). On mettra en cause chez la rousse son odeur qui corrompt le lait. Ceci devrait nous interpeller car cette incompati bilité entre la rousse et le lait va à l'encontre de cette association sang/lait sur laquelle nous reviendrons. 181 Par ailleurs, manger rouge donne du lait. Le filet de bœuf et le vin de Bourgogne ou le vin rouge en général feront du bon lait. Et le bon lait c'est du lait consistant qui donne des couleurs à l'enfant. Si la bière favorise la lactation, le vin rouge influe sur la qualité du lait... «Dans le vignoble de la région Saintongeaise, on assure qu'une bonne "rôtie" de vin rouge provoque la montée de lait chez la nouvelle accouchée »(17) Ainsi les couleurs de la vie sont le rouge et le blanc. Ceci sera merveilleusement illus tré par la littérature enfantine dans le conte de Blanche Neige par exemple. Le thème du sang sur la neige et de la jeune fille aux che veux noirs a été répertorié dans bon nombre de contes occidentaux(18). Du sein au sang Si sainte Agathe est la patronne des nour rices, elle est surtout invoquée aujourd'hui pour la protection des habitations et des étables contre le feu, en particulier en Alsace. Des éléments de sa légende la mettent en rapport avec le feu. On se souvient qu'au moment de sa mort, il y eut une irruption de l'Etna. Le volcan vomit du feu et descendit comme un torrent de la montagne, mettant en fusion les rochers et la terre et venant avec impétuosité sur la ville(19). «Un an après, vers le jour de sa fête, [l'Etna s'étant à nouveau réveillé] des païens descendirent de la montagne, coururent au sépulcre de la sainte, prirent le voile dont il était couvert et le placèrent devant le feu. Le jour du martyre de la sainte, le feu s'arrêta subitement et ne s'avança pas »(20). Le jour du 5 février, autrefois, mais cela se pratique encore aujourd'hui dans certaines lo calités, les habitants se rendent à l'église à la bénédiction des pains de sainte Agathe. Les pains achetés à la boulangerie, autrefois confectionnés à la maison, sont présentés soit accompagnés de l'image de la sainte, soit simplement garnis d'un nœud. «Cet emploi du pain se répandit tellement que les rituels en usage en Alsace aux XVIIe et XVIIIe siècles ne mentionnent plus, au 5 février, qu'une bé nédiction panis contra ignem (bénédiction du pain contre le feu). »(21) Le prêtre, après la for mule de bénédiction, asperge le pain et les images d'eau bénite. Le pain de sainte Agathe est réputé im putrescible. Il est mangé par les membres de la famille et l'on en donne aux animaux (bé tail, poules). Mais l'on en met aussi dans la maison. Un informateur de Séppois-le-Bas (Haut-Rhin) se souvient que sa mère coupait le pain béni, en faisait manger une partie à sa famille et mettait l'autre partie dans une soupière, placée à la maison, pour la proté ger contre les incendies. Et si l'on veut encore établir un rappro chement entre le rouge du feu et le blanc du lait, dans le territoire de Belfort on dit des vaches qui ont le pis malade qu'«elles ont le feu». Mais on parle tout aussi bien de l'in flammation des mamelles. De la protection contre les incendies dus à la foudre et à l'orage il n'y a qu'un pas. Les croyances po- Peinture, église de Winkel Le jour du 5 février les images peintes re présentant la sainte sont bénies puis accro chées à l'extérieur des maisons et des étables, ou encore glissées sous les poutres du toit, les planchers de la maison. On leur prête la vertu de protéger des incendies et de la foudre. Chaque année les images sont changées et de nouvelles succèdent aux images abîmées par les intempéries de l'année. Ce culte de protection contre les in cendies s'est développé à tel point que dans la région de Colmar, sainte Agathe a rem placé sainte Barbe comme patronne des pompiers (Gundolsheim, Kientzheim, Eguisheim, entre autres...) Sainte Agathe va surtout être invoquée contre le feu, même si par endroits elle continue en plus du feu à protéger des ma ladies des seins ou des problèmes de taris sement du lait. Les images sont accrochées aux étables, ne l'oublions pas, et le pain donné aux vaches les protège des maladies qui risqueraient de leur faire perdre leur lait. pulaires ont toujours associé le son des cloches à l'orage. Les cloches qui tintent chassent les orages. C'est ainsi que l'on a re trouvé la formule mentem sanctam sur des cloches. Celle de Gundolsheim, datée de 1890, porte la formule suivante rapportée par Joachim: «Heilige Agatha, meine Patronin, bitte fur uns vor ewigem und zeitlichen Feuer bewahre uns » (sainte Agathe, ma patronne, priez pour nous, préservez nous du feu dans le temps et l'éternité). En 1914, on signalait la formule du billet de sainte Agathe sur une trentaine de cloches en France et deux à Rome(22). Enfin, autre indice, un baume, l'«agathol », ou baume de sainte Agathe, est vendu en pharmacie contre les brûlures superfi cielles, les démangeaisons et autres inflam mations de la peau. Il est tout de même frap pant de rencontrer conjointement deux patronages qui a priori se présentent comme bien différents. Mais si en fait l'un et l'autre signifiaient la même chose ? Nous avons vu 182 que le feu caractérise le pis malade des vaches et les images de sainte Agathe sont accrochées dans les étables pour les protéger du feu et des problèmes de tarissement de lait. Or qu'est-ce que le feu, métaphorique ment, sinon un excès de sang chaud? Et dans le langage populaire, excès de feu trouble le lait. En témoigne la littérature sur le choix des nourrices que l'on ne veut pas rousses. On attribue aux rousses des ardeurs sexuelles qui ont pour effet de gâter le lait. Or on se souvient que la femme qui allaite ne doit pas avoir de relations sexuelles sous peine de causer une dégradation de son lait. Le tempérament incendiaire des rousses (dû à leur excès de sang) les met à l'écart du don de lait. La femme rousse qui allaite gâte le lait non parce que le sang y est mêlé, mais parce que le sang associé au feu fait tourner le lait, comme il fait tourner le vin. Quand le vin fermente, il cuit, et ce caractère de cha leur est prêté à la femme qui a ses règles et à la rousse, jugées toutes deux plus ardentes. Or la femme qui a ses règles ou la rousse sont en état de fermentation. Et ce tempéra ment de feu, n'est-il pas figuré sur certains agathazettel où l'on représente Agathe dotée d'une chevelure flamboyante ? La rousse est celle qui a été conçue durant les règles. Les sorcières sont rousses et sainte Agathe est présentée dans les textes sur la vie des saints comme étant une sorcière. Alors pour qu'il y ait lactation il faut ar rêter le feu. Dans le pays Charentais, il est interdit à une femme avant ses relevailles de demander du feu à une voisine nourrice car elle lui «prendrait» son lait. Evidemment ce thème énorme du rapport symbolique entre feu et lait renvoit au rapport entre lait, sang et sperme, probablement car le sperme comme le sang menstruel ont pendant des siècles eu la même origine: un excès de sang. On pourrait synthétiser ces données de la manière suivante : Agathe Feu Ferment Lait Agathe étend sa protection contre les in cendies et elle favorise la lactation. Pour se protéger dans l'un et l'autre cas, on utilise : - des images saintes que l'on met • dans la maison contre les incendies • dans les étables contre les incendies et l'inflammation des mamelles des vaches (liée au tarissement du lait); - du pain bénit le 5 février qui protège • des orages et incendies • des problèmes liés à l'allaitement. On donne à manger aux vaches un morceau de ce pain. Ce pain est dit imputrescible. - le baume de sainte Agathe. Alors Agathe serait-elle l'image tardive de Perséphone la Grecque ? De Brigitte la Celtique? A l'instar des autres saints, son histoire, ses attributs, la dévotion qui lui est portée, sa fête et les croyances qui l'entou rent, même en cette fin de XXe siècle, pré sentent une harmonie qui peut surprendre. L'agathol est toujours vendu en pharmacie, les petits pains bénis le 5 février et les images saintes vendues par des colporteurs dans les campagnes. Si la protection contre le feu est aujourd'hui dominante dans le culte de sainte Agathe, elle s'est vu attribuer deux origines, l'une historique (le feu est à mettre en rapport avec l'épisode de la lé gende concernant l'Etna), l'autre chrétienne (le feu est appréhendé par les gens d'Eglise comme un rempart destiné à faire triompher la foi). Il semble bien que l'approche ethno logique et symbolique d'Agathe lève un coin de voile supplémentaire en nous faisant découvrir une homologie peu évidente a priori entre le sang et le lait. Bibliographie Benoît (F.): «Les cloches de Sainte Agathe en Provence», Revue de folklore français et de folklore colonial, Paris, 1937, tome 7, n° 3. Bruxer (J.) : « Le jour de sainte Agathe », L'Alsace illustrée, Mulhouse, 1er février 1953, n° 3, 8e année. Chevalier et Gheerbrant : « Dictionnaire des symboles», Paris, Lafont, 1982, article "rose". Daremberg et Saglio : «Dictionnaire des antiquités gréco-romaines», Graz, Autriche, Akademische Druck-u-Verlagsanstalt, 1962. Delahaye (M.-C): «Tétons et tétines, Histoire de l'allaitement », Paris, Ed. Trame Way, 1990. Delcourt (M.): «Hermaphroditea, re cherches sur l'être double promoteur de la fertilité dans le monde classique», Bruxelles, Latomus, 1966, Revue d'études latines. «Dictionnaire des mythologies», Paris, Flammarion, 1981. 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Notes 1 Benoît (F.) : « Les cloches de sainte Agathe en Provence », Revue de folklore français et de folk lore colonial, tome VII, n° 3, 1937p. 143. 183 2 Rappelons ici que le culte de sainte Agathe est probablement issu du culte voué à Agathâ Théa, la bonne déesse,(héritière de Perséphone, divi nité qui remontait du séjour des morts sur la terre au moment du printemps). Vénérée en Sicile, le jour de sa fête on portait en procession deux ma melles gigantesques, symboles de fertilité et de maternité. 3 Vézian (J.): «Les coutumes relatives à sainte Agathe dans la région toulousaine», Revue de folklore français et de folklore colonial, tome VIII, Paris, 1937, pp. 147-152. 4 Voragine (J. de) : «La légende dorée», Paris, Garnier Flammarion, 1967, tome I, p. 200. 5 Réau (L.): «Iconographie de l'art chrétien», Paris, PUF, tome I, p. 27. 6 Rudhardt (J.): «Le rôle d'Eros et d'Aphrodite dans les cosmogonies grecques. Essais et confé rences», Collège de France, Paris, PUF, 1986. 7 Chevalier et Gheerbrant : « Dictionnaire des sym boles», Paris, Lafont, 1982, article "rose". 8 Hérodote : «Histoires », Paris, Les Belles Lettres, 1932, livre 1, texte établi et traduit par Ph. Legrand, p. 199. 9 Roux (J.-P.) : «Le sang, mythes, symboles et réa lités», Paris, Fayard, 1988, p. 109. 10 Daremberg et Saglio: «Dictionnaire des anti quités gréco-romaines», Graz, Autriche, Akademische Druck-u-Verlagsanstalt, 1962. 11 Roubin (LA.): «De l'églantier sauvage à la Rose de mai dans l'Autre et l'Ailleurs. Hommage à Roger Bastide», Paris, BergerLevrault, 1976 (pp. 190-201). 12 Glossaire de Cormac, cité par J. Markale, p. 191 (référence dans la bibliographie). 13 Jacques de Voragine, op. cit.(note 4). 14 Lionetti (R.): «Le lait du père», Paris, Imago, 1988, traduction de Castelain (A.M.), préface de Loux (F.). 15 Van Gennep (A.) : « Le folklore de la Flandres et du Hainault français», Paris, Maisonneuve, 1936, tomes I et II. 16 M.-C. Delahaye (référence dans la bibliogra phie). 17 Leproux (référence dans la bibliographie). 18 Revue des traditions populaires, 30e année, tome XXX, n° 9-10, septembre-octobre 1915. 19 J. de Voragine, op. cit.(note 4). 20 J. de Voragine, op. cit.(note 4). 21 Joachim (J.) (référence dans la bibliographie), p. 147. 22 Joachim, idem, p. 148.