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Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au
XIXe siècle
Lionel Dupuy
Annales de géographie / Volume 2013 / Issue 690 / March 2013, pp 131 - 150
DOI: 10.3917/ag.690.0131, Published online: 25 June 2013
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Lionel Dupuy (2013). Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle. Annales de
géographie, 2013, pp 131-150 doi:10.3917/ag.690.0131
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“Annales_690” (Col. : Revue de géographie) — 2013/3/24 — 16:58 — page 131 — #3
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ARTICLES
Les Voyages extraordinaires de Jules Verne
ou le roman géographique au XIXe siècle
Jules Verne’s Extraordinary Journeys or the geographical
novel of the XIXth Century
Lionel Dupuy
Docteur en Géographie – Chercheur associé – Laboratoire « SET » – UMR 5603 CNRS –
Université de Pau et des Pays de l’Adour – [email protected]
Résumé
Les Voyages Extraordinaires de Jules Verne (1828-1905) ont toujours été présentés
comme des romans géographiques par son auteur. Partant de ce constat, l’article
analyse, dans ces récits, les différentes composantes récurrentes qui permettent
de mieux cerner les contours d’un genre qui se dessine dans la deuxième
moitié du XIXe siècle et s’estompe après la Première Guerre mondiale. Il apparaît
notamment que l’intégration d’un puissant imaginaire dans le roman participe
activement à l’écriture et à la transmission du savoir géographique, en articulant
fondamentalement poésie, mythe et exotisme. Les récits de Jules Verne relèvent
ainsi d’un opérateur que nous définissons comme le merveilleux géographique.
Abstract
The Extraordinary Journeys by Jules Verne (1828-1905) have always been described
by the novelist himself as geographical novels. Consequently, this article provides
an analysis of the various recurring elements found in these narratives that enable
us to define better the borders of a genre which came into being during the
second half of the 19th century and then faded out after the First World War. It
appears in particular that the integration of a potent imagination in the novel is
active ingredient for writing and transmitting geographical knowledge, creating a
fundamental link between poetry, myth and exoticism. As a consequence, the
narratives of Jules Verne belong to an operator we can define as the geographically
marvellous.
Mots-clefs
imaginaire géographique ; Jules Verne ; merveilleux géographique ; roman géographique ; Voyages Extraordinaires
Keywords
geographical imagination ; Jules Verne ; geographically marvellous ; geographical
novel ; Extraordinary Journeys
L’œuvre de Jules Verne (1828-1905) est actuellement l’une des plus lues
et des plus traduites au monde (Dusseau, 2005, p. 9). Parmi les 80 romans et
autres nouvelles que l’auteur a publiés, 62 composent le corpus des Voyages
extraordinaires. En son temps déjà, l’écrivain revendique l’appellation de romans
géographiques pour qualifier ses écrits où l’imaginaire occupe une place essentielle
(Dupuy, 2010). Acteur majeur dans la transmission d’un savoir géographique grandissant à une époque marquée par les découvertes, les voyages, les explorations,
le récit vernien repose sur différentes composantes récurrentes qui permettent de
mieux cerner les contours d’un genre qui se dessine dans la deuxième moitié du
XIXe siècle.
Le roman géographique repose sur une inversion chronotopique qui assure le
passage des fictions romanesques basées sur l’ici-autrefois (roman historique) vers
Ann. Géo., n° 690, 2013, pages 131-150,  Armand Colin
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ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 690 • 2013
l’ailleurs-maintenant et l’ailleurs-autrefois (Seillan, 2008 ; Dupuy, 2009). C’est par
l’intermédiaire d’un opérateur que nous qualifions de « merveilleux géographique »
(Dupuy, 2009, p. 117) que le romancier articule notamment ce passage du réel
vers l’imaginaire, et son retour. Figure de rhétorique récurrente, la métaphore —
déclinée dans de nombreux registres — assure au romancier la possibilité d’écrire
autrement cet ailleurs géographique qui cristallise de nombreux mythes, symboles
et éléments exotiques. Le roman géographique au XIXe siècle procède enfin d’un
discours essentiellement possibiliste – dans une période fortement marquée par
le colonialisme – où l’homme, grâce à ses efforts, à ses initiatives, apparaît en
mesure de transformer et de s’adapter à une nature parfois très hostile.
L’importance de l’œuvre de Jules Verne dans l’histoire de la géographie,
si elle a déjà été évoquée (Giblin, 1978 ; Ferras, 1989 ; Tissier, 1996), n’a
pourtant jamais fait l’objet d’une véritable analyse systématique. Poursuivant et
approfondissant le travail que nous avions précédemment présenté dans cette
revue (Dupuy, 2011a), nous souhaiterions ainsi, avec cette nouvelle contribution,
revenir sur la dimension fondamentalement géographique de cette œuvre littéraire
qui a su donner en son temps ses lettres de noblesse à un genre où l’imaginaire
constitue le support privilégié de la transmission du savoir géographique. Nous
rejoignons à ce titre ici l’analyse d’Henri Desbois qui rappelle que « nous savons
combien il est important de s’adresser aussi à l’imagination. [...] Ce miracle anodin
qui n’est certes pas le but dernier de la géographie, mais sans lequel, probablement,
un bon nombre d’entre nous ne seraient pas géographes aujourd’hui, la littérature
ne l’accomplit-elle pas en permanence ? [...] S’intéresser en géographe à la
littérature, c’est aussi imaginer pouvoir écrire autrement la géographie, quitte à
s’écarter un peu des canons de l’écriture académique » (Desbois, 2002, p. 3-4).
L’œuvre de Jules Verne illustre justement comment imaginaire et géographie
peuvent cohabiter au sein du récit dans le cadre d’un genre qui se constitue à un
moment clef de l’histoire de notre discipline.
1
L’imaginaire au cœur du récit vernien : Jules Verne, auteur
de « romans géographiques »
Dans une lettre adressée en 1888 à son éditeur, Jules Verne déclare : « Le but
poursuivi par l’auteur des Voyages extraordinaires est de dépeindre le Monde
entier sous la forme du roman géographique et scientifique » (Dumas et al., 2004,
p. 88). Deux ans plus tard, en 1890, dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse,
il revendique une nouvelle fois ce positionnement littéraire, rappelant à quelles
circonstances il doit l’écriture de cette longue « série de romans géographiques »,
une expression qui revient souvent dans les différents entretiens qu’il a accordés.
Et de poursuivre : « Cette tâche, c’est de peindre la terre entière, le monde entier,
sous la forme du roman, en imaginant des aventures spéciales à chaque pays,
en créant des personnages spéciaux aux milieux où ils agissent » (Verne, 1974,
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p. 62). Cinq ans plus tard, à l’occasion d’une interview avec Marie A. Belloc, le
romancier insiste une nouvelle fois sur la vocation géographique de ses écrits :
« On m’a souvent demandé d’où m’est venue l’idée d’écrire ce qu’on peut
appeler, faute d’un meilleur terme, des romans scientifiques. Eh bien, je
me suis toujours attaché à l’étude de la géographie, comme d’autres pour
l’histoire ou les recherches historiques. Je crois vraiment que c’est ma passion
des cartes et des grands explorateurs du monde entier qui m’a amené à
rédiger le premier de ma longue série de romans géographiques » (Compère,
Margot, 1998, p. 101).
L’ambition géographique des Voyages extraordinaires est une évidence pour
le romancier. Elle constitue la clef de voûte d’un édifice qu’il construit depuis les
années 1860. L’auteur veut « dépeindre la terre », faire œuvre de géographe. Il
l’exprime particulièrement en 1894 avec Robert Sherard :
« [Au lycée] Ma matière préférée a toujours été la géographie [...] vous
remarquerez que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude.
[...] Mon but a été de dépeindre la Terre, et pas seulement la Terre, mais
l’univers, car j’ai quelques fois transporté mes lecteurs loin de la Terre dans
mes romans »(Compère, Margot, 1998, p. 88 et 92).
Pour autant, il ne faut pas oublier le caractère romanesque de cette géographie
vernienne. Membre de la Société de géographie de 1865 à 1898 (Dupuy, 2011a),
Jules Verne offre parfois à ses membres la lecture en avant-première d’un chapitre
d’un roman non encore publié. En 1902, à la toute fin de sa vie, l’auteur revient
sur la part d’imaginaire (géographique et scientifique) qu’il intègre dans son
œuvre : « [...] mon objet n’était pas de prophétiser, mais d’apporter aux jeunes
des connaissances géographiques en les enrobant d’une manière aussi intéressante
que possible » (Compère, Margot, 1998, p. 179). La même année, il confirme sa
passion pour la géographie à A. J. Park, et précise que tous ses récits sont campés
dans le plausible, le vraisemblable :
« [depuis mon premier roman] j’ai continué régulièrement à produire des
histoires romanesques essentiellement basées sur des faits scientifiques. C’està-dire tous les domaines de la science, mes principaux objets d’étude étant
la géographie et bien sûr la nature humaine, la science la plus importante
de toutes » (Compère, Margot, 1998, p. 187-188).
Contrairement à l’idée répandue, Jules Verne n’est donc pas un auteur de
science-fiction, quand bien même de nombreux romanciers du genre s’identifient
pourtant directement à lui. Une nouvelle fois c’est l’auteur lui-même qui clôt
le débat. Interrogé sur la proximité de son œuvre avec celle de H. G. Wells, il
déclare avec véhémence :
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« Mais je ne vois pas de comparaison possible entre son œuvre et la mienne.
Nous ne procédons pas de la même manière. Je trouve que ses romans ne
reposent pas sur des bases scientifiques. Non, il n’y a pas de rapport entre
son travail et le mien. J’utilise la physique, lui, invente. Je vais sur la lune
dans un boulet de canon, lancé par un canon. Là, il n’y a pas d’invention.
Il va sur Mars dans un aéronef qu’il construit dans un métal qui abolit les
lois de la gravitation. Ça, c’est très joli, [s’écria Monsieur Verne sur un ton
animé], mais montrez-le moi ce métal. Qu’il me le fabrique » (Compère,
Margot, 1998, p. 199).
L’ambition de Jules Verne est ainsi de composer avec ses Voyages extraordinaires une véritable « géographie universelle pittoresque » :
« Je voudrais, si Dieu me prête vie, achever en quelque sorte ma « géographie universelle pittoresque » en donnant pour emplacement à chacun de
mes romans prochains une contrée non encore visitée par mes lecteurs »
(Compère, Margot, 1998, p. 123).
Si le projet affirmé ici par le romancier est une fois de plus explicitement
géographique, remarquons cependant au passage l’introduction du qualificatif
« pittoresque » qui permet à l’écrivain de se démarquer des géographes universelles
officielles, notamment celle d’Élisée Reclus, qu’il consulte régulièrement avant
d’entreprendre l’écriture d’un nouveau volume (Dupuy, 2011a, p. 230 sqq.).
Or, pour rendre une géographie littéralement pittoresque (et qui a donc
également pour vocation de transmettre autrement un savoir géographique), il
est nécessaire de faire appel à l’imagination. Peut-être Jules Verne a-t-il alors
en tête, lors de la composition de ses récits, la célèbre citation de Bernardin de
Saint-Pierre, où ce dernier déplore la difficulté de trouver les mots justes pour
dire la beauté d’une nature qui ne cesse d’émerveiller le voyageur audacieux :
« L’art de rendre la nature est si nouveau, que les termes même n’en sont pas
inventés » (De Saint-Pierre, 1818, p. 96).
Jules Verne revendique d’ailleurs très clairement la part d’imaginaire qu’il
insère dans ses aventures, son ambition étant d’instruire tout en divertissant :
« Évidemment, je me tiendrai toujours et le plus possible dans le géographique et le scientifique, puisque c’est le but de l’œuvre entière ; mais, que
ce soit l’instinct du théâtre qui m’y pousse, ou que ce soit pour prendre
davantage notre public, je tends à corser le plus possible ce qui me reste à
faire de romans et en employant tous les moyens que me fournit mon imagination dans le milieu assez restreint où je suis condamné à me mouvoir. »
(Lettre de Jules Verne à son éditeur, 2 décembre 1883 ; Dumas ; Gondolo
Della Riva ; Dehs, 2002, p. 202).
Mais face à un parterre de géographes patentés, l’écrivain semble quelque peu
gêné d’intégrer une telle part d’imaginaire dans ses récits. Ainsi est-il possible
de lire dans le Compte-rendu de la séance du 17 mars 1865 à la Société de
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Géographie de Paris (relatif à la présentation de Cinq semaines en ballon et Voyage
au centre de la Terre) : « M. Verne, présent à la séance, s’excuse auprès de la
Société du rôle que l’imaginaire joue dans ses ouvrages » (Dupuy, 2011a, p. 227).
Pour autant, afin de pallier cette sécheresse du récit (décrite par Bernardin de Saint Pierre), l’imaginaire constitue ainsi un atout considérable que le
romancier ne manque pas d’utiliser car il doit rendre ses Voyages littéralement
extraordinaires : ils doivent sortir de l’ordinaire, du quotidien. Et c’est parce
que l’on prend de la distance avec l’ordinaire, le quotidien, que l’on peut mieux
appréhender la réalité et la complexité du monde dans lequel nous évoluons.
Nous rejoignons notamment ici l’analyse de Gilles Sénécal lors qu’il explique
que « L’imaginaire est non seulement réel, au sens le plus trivial du terme, mais
aussi la clé obligée pour parvenir à l’idée de réel : il permet d’affronter un environnement chaotique, souvent hostile, dépourvu de toutes significations a priori.
En conséquence, il n’est pas la part affective de la réalité objective ou sa face
cachée, mais bien sa construction signifiante » (Sénécal, 1992, p. 33).
L’imaginaire est ainsi un biais qui permet de dire autrement la complexité de
certains lieux, territoires, régions alors mal ou méconnus par le lecteur. Vincent
Berdoulay explique parfaitement cette relation complexe qui s’opère alors entre
les sujets et les lieux :
« [...] on peut avancer que l’imaginaire constitue un matériau à partir duquel
s’élaborent les récits qui servent à fonder réciproquement les sujets et les
lieux. En d’autres termes, la co-construction du sujet et du lieu passe par la
médiation d’imaginaires géographiques. [...] [L’imaginaire géographique]
doit plutôt être vu comme une médiation entre le sujet et son lieu, par
laquelle le sujet recombine, de façon créative dans de nouveaux récits, des
formes, des symboles, des signes et autres structures ou éléments chargés
de sens » (Berdoulay, à paraître).
Véritable écrivain géographe, Jules Verne est ainsi l’auteur de fictions romanesques qui reposent sur deux éléments fondamentaux et complémentaires : la
géographie et l’imaginaire. Parce qu’il revendique l’appellation de roman géographique, il est donc possible et légitime d’essayer d’appréhender ce genre peu
étudié par le truchement de cette œuvre littéraire qui se construit à partir des
années 1860.
Michel Tournier, pour qui le « plus grand écrivain géographe de notre littérature est à coup sûr Jules Verne » (Tournier, 2005), considère que l’« on pourrait
définir l’invention essentielle de Verne comme celle du roman géographique
par opposition au roman historique d’un Alexandre Dumas » (Tournier, 1991).
C’est ainsi qu’au XIXe siècle le roman géographique accompagne et succède au
roman historique. Telle est également la thèse que défend Jean-Marie Seillan
(Seillan, 2008). L’auteur développe son propos en précisant particulièrement ce
qui distingue les deux genres :
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« [...] le roman historique et le roman géographique reposent sur des
chronotopes inversés [...] Le roman historique et le roman géographique
[se] distinguent en ce que leur chronotope propre résulte de la variation
d’un seul des deux paramètres. Le premier fait jouer la variable temporelle
et répond à la formule ici-autrefois ; il suppose un recul chronologique et
n’a pas coutume de délocaliser l’action. Le second explore les ressources de
la variable spatiale et obéit au couple diagonalement opposé de l’ailleurs et
du maintenant ; il propose des histoires contemporaines se déroulant dans
des lieux lointains » (Seillan, 2008, p. 202).
Tab. 1
L’inversion du chronotope romanesque
The inversion of the novelistic chronotope
Espace/Temps
Maintenant
Eugénie Grandet
L’Assommoir
Ici
Ailleurs
Cinq semaines en ballon
La Vénus noire
Roman géographique
Autrefois
Notre-Dame de Paris
Les Trois Mousquetaires
Roman historique
Salammbô
Le Roman de la momie
L’écriture du roman géographique, telle qu’elle est réalisée par Jules Verne,
procède donc d’une inversion chronotopique (tableau 1)1 . Or, et toujours selon
le même auteur, le passage du roman historique vers le roman géographique se
ferait justement à partir de la publication des Voyages extraordinaires, c’est-à-dire
au tout début des années 1860. L’on assiste alors à une « captation de l’héritage
d’Alexandre Dumas par Jules Verne », pour reprendre le titre de l’article de
Jean-Marie Seillan. Et c’est donc en déplaçant le curseur de l’ici vers l’ailleurs
(et parfois aussi du maintenant vers l’autrefois) que Jules Verne compose ses
romans géographiques.
Disposant alors d’un, voire de deux, curseur(s) chronotopique(s), le romancier
français est désormais en mesure de faire basculer son récit du réel vers l’imaginaire.
L’extrapolation, à la limite de l’anticipation, constitue à ce titre un des leviers
majeurs de l’œuvre vernienne. Finalement, Jules Verne ne fait qu’imaginer
légèrement au-delà, de l’espace et du temps, ce que peut ou pourrait être le
monde, dans sa configuration physique, sociale et humaine (Dupuy, 2010, p. 179).
Agissant de la sorte, il est en mesure alors de proposer un récit où l’intégration
de l’imaginaire se fond efficacement dans une trame romanesque qui multiplie
les effets de réel.
1
Ce tableau est tiré de l’article de Jean-Marie Seillan (p. 201-202). Nous y avons rajouté les références
aux romans historique et géographique.
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2
Un imaginaire géographique ancré dans l’exotisme
et le colonialisme
La série des Voyages extraordinaires de Jules Verne paraît à partir de 1863, en
pleine période d’expansion coloniale. Or ce contexte colonial favorise l’émergence
et le développement d’un exotisme (géographique) propre à enchanter un auteur
qui doit écrire sur des ailleurs souvent idéalisés, fantasmés, mais aussi stéréotypés.
Lorsqu’il pense et écrit sur ces territoires lointains dont il souhaite faire le cadre
de ses romans, l’auteur projette sur ces espaces les représentations de son époque.
Pour Jean-François Staszak, l’exotisme « relève d’un imaginaire géographique » (Staszak, 2008, p. 7-8) susceptible de déclencher des décisions de
voyage ; il peut également être envisagé comme une « catégorie géographique »
(Staszak, 2008, p. 7). L’exotisme se caractérise par rapport à son écart à la norme
et à la situation du locuteur, dans le cas présent, l’écrivain. Or il faut souligner
ici qu’aucun roman de Jules Verne n’a pour cadre principal la France. Si cette
dernière est parfois présente, ce n’est que comme point de départ et/ou d’arrivée d’un très petit nombre de romans (sur les 62 qui composent le corpus) : Le
Chemin de France, Le Superbe Orénoque, César Cascabel, Mirifiques aventures de
Maître Antifer, Clovis Dardentor, Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin et Le
Secret de Wilhelm Storitz.
L’imaginaire géographique dans les Voyages Extraordinaires se développe ainsi
systématiquement dans des territoires, des lieux qui ont la particularité de se
situer toujours à la marge, à la périphérie des régions qui ont été alors parcourues
par les explorateurs et les aventuriers de la période considérée. Et Jules Verne,
au sein de ces espaces inconnus, a toujours soin de faire explorer à ses héros –
imaginaires – ces territoires afin de pousser encore plus loin les limites du monde
connu. Dans le récit, la description de ces terrains exotiques et inconnus ne
peut dès lors passer que par la convocation d’un imaginaire géographique qui se
développe évidemment au-delà des limites réellement explorées. Et c’est donc à
ce niveau qu’intervient le merveilleux géographique, en permettant ce basculement
d’une marge à l’autre, l’une réelle, l’autre imaginaire2 . L’exotisme est ainsi un
cadre, un filtre qui permet à Jules Verne de penser, de se représenter les mondes
lointains : il est aussi « [...] une forme de nostalgie ; le voyage dans l’espace, un
déplacement dans le temps » (Staszak, 2008, p. 15).
Dans les Voyages extraordinaires, les déclinaisons de l’exotisme sont également
multiples, elles peuvent recouvrir différents domaines (géographique, culturel,
artistique, culinaire, etc.) :
« [...] des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à
doubles valves, qu’un souffle eût dissipées comme une bulle de savon »
(Vingt mille lieues sous les Mers, chapitre XI, première partie).
2
Cf. infra : « Le merveilleux géographique : le passage du réel vers l’imaginaire, et son retour ».
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ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 690 • 2013
« Celle-ci, loin de tout bruit, semblait perdue dans une forêt d’arbres
exotiques » (Les Enfants du capitaine Grant, chapitre XVII, seconde partie).
« Celui-ci était ce personnage exotique, de physionomie farouche, d’allure
inquiétante, auquel le notaire avait fait un signe imperceptible, au moment
où maître Antifer et lui causaient à l’extrémité du port » (Mirifiques aventures
de Maître Antifer, chapitre VII)
« Quel plaisir éprouva notre négociant en herbe à voir ce superbe arrimage :
des balles de coton, des boucauts de sucre, des sacs de café, des caisses de
toutes sortes renfermant les produits exotiques du Nouveau-Continent »
(P’tit Bonhomme, chapitre VIII)
« À la description du salon dans lequel ce repas a été donné, au menu
exotique qui le composait, à l’habillement des convives, à leur manière de
s’exprimer, peut-être aussi à la singularité de leurs théories, le lecteur a
deviné qu’il s’agissait de Chinois [...] » (Les Tribulations d’un chinois en
Chine, chapitre I).
L’exotisme est ainsi l’expression d’espaces lointains, mais il est moins « la
description du réel que la formulation d’un idéal » (Fléchet, 2007, p. 22). Or,
avec Jules Verne, cette « formulation d’un idéal » peut aussi se manifester dans
des lieux hautement symboliques : le fond des océans, le centre de la terre, les
pôles, etc3 .
S’appuyant sur les travaux de Lise Quéffelec (Quéffelec, 1988, p. 362), Anaïs
Fléchet souligne également que « [...] dans les romans d’aventure, l’exotisme
relève de visées différentes : une visée poétique, une visée imaginaire et une
visée idéologique. Poétique, car l’exotisme procède de l’idée du beau comme
étranger ; imaginaire, car l’exotisme autorise l’invention. L’espace exotique est
par excellence le lieu de déploiement de l’intrigue [...]. Aventures et fantasmes
expliquant que l’espace exotique soit celui de tous les excès » (Fléchet, p. 23).
En effet, l’exotisme dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne relève
justement des trois visées décrites ici, et plus particulièrement des deux premières
(poétique et imaginaire). Cette « idée du beau » est une constante dans l’œuvre
vernienne, les héros ne cessant pas d’ailleurs de s’émerveiller devant une nature
– au sens large du terme – extraordinaire (Dupuy, 2010 et 2011c)4 . De même,
l’exotisme autorise effectivement chez le romancier l’invention, la création d’un
imaginaire géographique propre à « extraordinariser », à « exotiser » des territoires
lointains, cadres où se déploient et se résolvent les intrigues romanesques.
Dans son Essai sur l’Exotisme, Victor Segalen rappelle que « l’exotisme n’est
pas seulement donné dans l’espace, mais également en fonction du temps »
(Segalen, 1994, p. 23). Il y remarque surtout qu’« [...] il y a, parmi le monde,
3
4
Pour Victor Segalan « La sphère est la Monotonie. Les pôles ne sont que fiction. Le centre seul ? avec
son absence de pesanteur. » Segalen V. (1994). Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers (notes).
ýMontpellier : Fata Morgana, p. 52.
Cf. infra : « La métaphore, ou les mots pour dire l’ailleurs ».
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Articles Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle • 139
des voyages-nés ; des exotes » (Segalen, 1994, p. 24)5 . L’Exote serait ainsi celui
qui « [...] Voyageur-né, dans les mondes aux diversités merveilleuses, sent toute
la saveur du divers » (Segalen, 1994, p. 29). Comment ne pas reconnaître ici ce
qui pourrait être considéré comme une définition du héros vernien évoluant dans
un roman fondamentalement géographique ?
3
Le merveilleux géographique : le passage du réel
vers l’imaginaire, et son retour
Dans les Voyages extraordinaires, le passage du réel vers l’imaginaire (et son
retour) est favorisé par l’émergence d’un merveilleux que nous pouvons qualifier
de géographique (Dupuy, 2009, p. 117). Nous rejoignons et approfondissons ici
l’analyse de Jean-Luc Steinmetz – qui a notamment coordonné l’édition des deux
premiers volumes de Jules Verne dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade
(mai 2012)6 :
« Les livres de Verne, qui croit aux conquêtes de la science et s’emploie à
prospecter les marges de l’univers connu, entretiennent avec le fantastique
une relation savamment différée. Son « extraordinaire » participe davantage,
en fait, d’un merveilleux (souvent géographique) bientôt expliqué, mais qui,
le temps d’une longue attente, provoque l’étonnement des explorateurslecteurs » (Steinmetz, 1997, p. 82).
Grâce à cet opérateur principal l’auteur peut intégrer de l’imaginaire (géographique) dans ses fictions romanesques, tout en restant cependant dans le vraisemblable, le plausible, comme nous le soulignions précédemment. Ce merveilleux
géographique permet ainsi au romancier de déplacer son récit de l’ici-maintenant
vers l’ailleurs-maintenant et/ou parfois l’ailleurs-autrefois. Il est en mesure alors
d’évoquer, de décrire ces « mondes connus et inconnus », à la base du contrat
qu’il a signé avec son éditeur (Hetzel, 1866, p. 2).
Il est intéressant de remarquer comment Jules Verne, dans le cadre de ses
romans, a réactivé et s’est réapproprié un type de récit ancien, à caractère
poético-mythique (Berdoulay, 1988, p. 18 ; Dupuy, 2009, p. 102 sqq.). Associé
directement au merveilleux, dans sa déclinaison exotique (Todorov, 1976, p. 60),
Jules Verne dispose ainsi d’un merveilleux géographique lui assurant l’écriture de
romans littéralement géographiques.
C’est Vincent Berdoulay qui, dans son ouvrage Des mots et des lieux. La
dynamique du discours géographique, rappelle « l’existence d’un genre, disparu
depuis longtemps dans le monde occidental, à caractère poético-mythique.
5
6
C’est nous qui soulignons.
Les quatre premiers romans publiés sont : Les Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieues sous
les Mers, L’Île Mystérieuse et Le Sphinx des glaces. L’analyse de J.-L. Steinmetz sur le merveilleux
géographique dans l’œuvre de Jules Verne se limite aux quelques lignes que nous reproduisons ici.
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140 • Lionel Dupuy
ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 690 • 2013
L’exemple le plus célèbre est fourni par l’Odyssée. Sept siècles environ avant JésusChrist, quand le mythe informait la connaissance scientifique, l’œuvre d’Homère
relevait d’un genre où le discours géographique prenait une facture poétique.
Comme il avait une valeur pédagogique reconnue, ce genre s’est perpétué pour
cette raison jusqu’au XVIIIe siècle » (Berdoulay, 1988, p. 18).
C’est donc par le biais de ce récit que Jules Verne peut intégrer dans ses
aventures le mythe et la poésie, autres sources de la création géographique. La
dimension exotique est quant à elle directement introduite par l’utilisation du
merveilleux exotique, tel qu’il est défini par Tzvetan Todorov. Dans sa typologie
sur le merveilleux, le second type de merveilleux « excusé » qu’il distingue est
le merveilleux exotique 7 . On « rapporte ici des événements surnaturels sans les
présenter comme tels ; le récepteur implicite de ces contes est censé ne pas
connaître les régions où se développent les événements [...] » (Todorov, 1976,
p. 60). Notons d’ailleurs que c’est dans ce merveilleux exotique que la dimension
géographique est la plus présente.
Le merveilleux géographique conjugue donc deux composantes : d’une part,
un récit à caractère poético-mythique, et d’autre part, un récit merveilleux
exotique. Et par ce procédé particulier, le romancier peut ainsi déplacer ses récits
dans l’espace (l’ailleurs) mais aussi dans le temps (l’autrefois).
Pour illustrer le fonctionnement du merveilleux géographique, prenons
l’exemple de la présentation faite par Jules Verne du territoire au sein duquel il a
installé une hypothétique et improbable Mission de Santa-Juana, aux sources du
fleuve Orénoque :
« C’était à une cinquantaine de kilomètres dans le nord-est des sources du
fleuve et de l’embouchure du rio Torrida que le missionnaire avait choisi
l’emplacement de la future bourgade. Choix heureux, s’il en fût, — un sol
d’une étonnante fertilité où croissaient les plus utiles essences, arbres et
arbrisseaux, entre autres ces marimas dont l’écorce forme une sorte de feutre
naturel, des bananiers, des platanes, des cafiers ou caféiers qui se couvrent à
l’ombre des grands arbres de fleurs écarlates, des bucares, des caoutchoucs,
des cacaoyers, puis des champs de cannes à sucre et de salsepareille, des
plantations de ce tabac d’où l’on tire le « cura nigra » pour la consommation
locale et le « cura seca » mélangé de salpêtre, pour l’exportation, les tonkas
dont les fèves sont extrêmement recherchées, les sarrapias dont les gousses
servent d’aromates. Un peu de travail, et ces champs défrichés, labourés,
ensemencés, allaient donner en abondance les racines de manioc, les cannes
à sucre, et cet inépuisable maïs, qui produit quatre récoltes annuelles avec
près de quatre cents grains pour le seul grain dont l’épi a germé » (Jules
Verne, Le Superbe Orénoque, chap. XI, 2e partie).
7
À la différence du merveilleux pur, qui ne suppose explication, dans le cadre du merveilleux excusé
« [...] le surnaturel reçoit encore une certaine justification » (Todorov, 1976, p. 59). Sur les multiples
déclinaisons et utilisations du merveilleux dans l’œuvre de Jules Verne, voir notre thèse : Dupuy, 2009,
p. 106 sqq. http://pagesperso-orange.fr/jules-verne/These_Lionel_Dupuy.pdf
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Articles Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle • 141
Le romancier procède dans ce paragraphe à une présentation du site de et
de la situation de la Mission de Santa-Juana. Or le rio Torrida est une pure
invention de Jules Verne. Il permet au romancier de relier hydrographiquement
et symboliquement deux territoires entre eux, l’un réellement exploré (par Jean
Chaffanjon, en 1886), l’autre inconnu, et qui devient donc le décor de l’intrigue
romanesque. L’auteur nous y présente un véritable Jardin d’Éden, utilisant pour
cela une rhétorique biblique, notamment lorsqu’il évoque la multiplication des
grains à partir d’un « seul grain dont l’épi à germé ». Le récit recouvre à la fois
un registre poétique (au sens étymologique du terme : faire, créer), mythique et
biblique (la multiplication des pains). L’extraordinaire biodiversité qui s’offre au
héros vernien est favorisée notamment par « un sol d’une étonnante fertilité ».
Le merveilleux est ici pédologique, botanique et agronomique. Procédé familier
à l’auteur, la longue énumération des différentes essences présentes autour de la
Mission de Santa-Juana doit convaincre le lecteur de cette invraisemblable diversité
bio-géographique qui se développe dans des contrées littéralement exotiques.
Cette « extraordinarisation » de l’espace géographique passe également par la
convocation d’un discours possibiliste où manifestement le milieu est propice à
l’établissement humain, à condition de savoir le mettre en valeur. L’articulation
entre réel et imaginaire est ainsi opérée par le truchement d’un merveilleux
géographique, qui articule fondamentalement poésie, mythe et exotisme.
4
Un discours essentiellement possibiliste ; la métaphore
ou les mots pour dire l’ailleurs
L’essentiel des Voyages extraordinaires met en scène des personnages, des héros
qui évoluent dans des milieux où la liberté de l’homme face à la nature
peut s’affirmer. Il ne dépend qu’à ces derniers de faire preuve d’initiative,
d’audace (Berdoulay, 1988, p. 76). Sans nier certaines contraintes géographiques,
climatiques, au-delà desquelles l’activité humaine relève de l’impossible (Dupuy,
2011c), les rapports homme/milieu dans les récits verniens sont souvent présentés
au travers d’un discours essentiellement possibiliste.
L’installation des colons sur l’île Lincoln est ainsi permise grâce à une nature
généreuse qu’un homme en particulier va savoir exploiter et transformer : « Mes
amis, ceci est du minerai de fer, ceci une pyrite, ceci de l’argile, ceci de la chaux,
ceci du charbon. Voilà ce que nous donne la nature, et voilà sa part dans le travail
commun ! – à demain la nôtre ! » (L’Île mystérieuse, chap. XII, 1re partie). Dans
ce roman, les colons vont accomplir en l’espace de deux années un à un tous
les gestes réalisés par l’homme depuis l’origine de l’humanité (Dupuy, 2011d) :
ils travaillent d’abord l’argile, le métal, le bois, puis l’osier, pour terminer par
la raffinerie afin d’élaborer le sucre. La seule exception qui est faite ici est celle
de la dynamite qui ne peut être découverte dans le roman en 1865, puisque sa
découverte date de 1866 — ce que signale d’ailleurs Jules Verne (chap. XXI, 1re
partie) :
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« Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien
être maçons, que diable ! » (chap. 16, 1re partie) ; « Mais les menuisiers
durent être bientôt remplacés par les charpentiers » (chap. 20, 1re partie) ;
« Puis, les menuisiers devinrent vanniers [...] » (chap. 22, 1re partie) ; « [...]
un jour Cyrus Smith annonça à ses compagnons qu’ils allaient se transformer
en raffineurs » (chap. 22, 1re partie).
Les naufragés disposent alors de tous les éléments nécessaires à la colonisation,
l’aménagement et la valorisation de l’île. Le projet géographique est évident, et
certaines contraintes de l’île sont ainsi contournées grâce au talent d’un homme
de science, l’ingénieur Cyrus Smith. Le héros vernien est alors cet homme
capable de transformer à son profit certains obstacles imposés par la nature pour
installer ici et là des établissements où il peut enfin vivre en harmonie avec son
environnement.
Le cas du roman Le Superbe Orénoque est également emblématique de ce
discours possibiliste qui repose ici sur une trame coloniale et une foi chrétienne
qui n’est pas sans rappeler les orientations religieuses du romancier :
« Pour tout personnel, en arrivant au milieu de ce désert, le Père Esperante
n’avait qu’un jeune compagnon nommé Angelos. Ce novice des missions
étrangères, alors âgé de vingt ans, était enflammé comme lui de ce zèle
apostolique qui accomplit des prodiges et des miracles. Tous les deux —
au prix de quelles difficultés et de quels dangers ! -, sans jamais faiblir,
sans jamais reculer, ils avaient créé, développé, organisé cette Mission de
Santa-Juana, ils avaient régénéré toute une tribu au double point de vue
moral et physique, constitué une population qui, à cette heure, se chiffrait
par un millier d’habitants, en y comprenant ceux des llanos du voisinage.
[...] Un peu de travail, et ces champs défrichés, labourés, ensemencés allaient
donner en abondance [...] » (Le Superbe Orénoque, chap. XI, 2e partie).
La progression du travail est soulignée dans le cas présent par la succession des
trois verbes utilisés par le romancier : « défrichés », « labourés », « ensemencés ».
C’est ainsi que dans les Voyages Extraordinaires la science et la technique,
mises entre les mains d’hommes responsables, assurent à celles et ceux qui le
veulent la possibilité de s’installer dans presque toutes les régions du monde. Mais
le roman géographique vernien montre cependant que cette prise de possession
se réalise avant tout par l’imaginaire.
Écrire l’ailleurs, c’est être également capable de trouver les mots justes
pour dire l’inconnu, l’extraordinaire, le merveilleux. Confronté à cette difficulté
rhétorique, Jules Verne emploie régulièrement dans ses récits une figure de style
propre à relier entre eux deux mondes parfois bien éloignés. La métaphore est
ainsi ce puissant trope qui caractérise aussi l’écriture du roman géographique.
Marc Brosseau, rappelant les travaux de Vincent Berdoulay sur la métaphore,
souligne que « [...] la question de la métaphore déborde du cadre de l’imagination
poétique. Elle est d’un intérêt épistémologique de premier plan. Les recherches
sur la métaphore organiciste menées par Vincent Berdoulay, rejoignent certaines
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Articles Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle • 143
de ces préoccupations en ce qu’il y décèle une source importante de créativité
pour la pensée géographique » (Brosseau, 1996, p. 83).
Étymologiquement, la métaphore est un « transport » (Rey, 2007, p. 2214).
Fondée sur l’analogie, la substitution, elle permet de mettre en relation un mot
ou un groupe de mots avec un champ lexical auquel ils n’appartiennent pas, tout
en créant du sens et en enrichissant la description qui est faite. Jules Verne use
régulièrement de cette puissante figure de rhétorique (souvent introduite par une
prétérition), particulièrement bien sûr lorsqu’il aborde des territoires qui n’ont
jamais été décrits au moment où il en parle (Dupuy, 2011b). Parfois, c’est le
roman tout entier qui constitue une métaphore spécifique (Dupuy, 2011d). Telle
l’image poétique, elle prend directement racine dans l’esprit du lecteur, sans que
ce dernier ait pourtant l’histoire de cette nouvelle image. La puissance d’évocation
de la métaphore constitue l’un des outils les plus adaptés à l’écriture de l’ailleurs
géographique, là où l’imaginaire prend place (Roux, 1999, p. 4 et 47). Et c’est
en évoquant cet ailleurs que l’auteur est amené à dire, à écrire autrement le savoir
géographique qui fait la richesse de son œuvre.
Il est possible d’établir une typologie des principales métaphores utilisées par
Jules Verne dans ses romans. Ainsi, la description des formes du relief, de la
géologie, des configurations topographiques que le héros vernien observe offre
au romancier l’opportunité d’employer des métaphores architecturales :
« La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sa section fort
inégale. Parfois une succession d’arceaux se déroulait devant nos pas comme
les contre-nefs d’une cathédrale gothique. Les artistes du Moyen Âge
auraient pu étudier là toutes les formes de cette architecture religieuse qui a
l’ogive pour générateur. Un mille plus loin, notre tête se courbait sous les
cintres surbaissés du style roman, et de gros piliers engagés dans le massif
pliaient sous la retombée des voûtes » (Voyage au centre de la Terre, chap.
XIX).
« Appuyée sur des espèces de pieds-droits latéraux, ici se surbaissant en
cintres, là s’élevant sur des nervures ogivales, se perdant sur des travées
obscures dont on entrevoyait les capricieux arceaux dans l’ombre, ornée à
profusion de saillies qui formaient comme autant de pendentifs, cette voûte
offrait un mélange pittoresque de tout ce que les architectures byzantine,
romane et gothique ont produit sous la main de l’homme. Et ici, pourtant,
ce n’était que l’œuvre de la nature ! » (L’Île mystérieuse, chap. XVIII, 1re
partie).
La complexité des formes et structures observées oblige ici le narrateur à
établir un pont avec l’architecture des cathédrales et son champ lexical spécifique
parfaitement compréhensible et identifiable par le lecteur de l’époque considérée.
La métaphore va cependant plus loin que la simple analogie : elle crée un sens
nouveau.
Si Jules Verne n’utilise pas ici le registre minéralogique et géologique pour
décrire les merveilles observées au centre de la terre ou sur cette île inconnue,
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144 • Lionel Dupuy
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inversement ce même registre permet cependant de dire plus efficacement les
spectaculaires paysages rencontrés par les hôtes-prisonniers du capitaine Nemo,
au sein du Nautilus. Décrivant des glaces flottantes, ou encore la banquise,
observées sous les eaux, le narrateur emprunte volontairement son vocabulaire
au champ lexical de la géologie, et plus particulièrement ici de la minéralogie :
elles « [...] montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eût tracé
les lignes ondulées. D’autres, semblables à d’énormes améthystes, se laissaient
pénétrer par la lumière. Celles-ci réverbéraient les rayons du jour sur les mille
facettes de leurs cristaux. Celles-là, nuancées des vifs reflets du calcaire, auraient
suffi à la construction de toute une ville de marbre » (Vingt mille lieues sous les
mers, chap. XIII, 2e partie) ; « C’est que la puissante réverbération des parois
de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindre
l’effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusement découpés, dont
chaque angle, chaque arête, chaque facette, jetait une lueur différente, suivant
la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine éblouissante de gemmes,
et particulièrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des
émeraudes. Çà et là des nuances opalines d’une douceur infinie couraient au
milieu de points ardents comme autant de diamants de feu dont l’œil ne pouvait
soutenir l’éclat » (Vingt mille lieues sous les mers, chap. XIV, 2e partie).
Les effets de lumière produisent des éclats que seul le champ lexical de la
minéralogie semble être en mesure de rendre compte. Il résulte aussi de cette
métaphore une intertextualité évidente qui renvoie à certaines descriptions faites
dans un des tout premiers romans de l’auteur : Voyage au centre de la Terre.
Des métaphores célestes, astronomiques ponctuent aussi le récit vernien,
notamment dans certains passages qui décrivent des personnages littéralement
hors du commun. À propos de Sir Francis Cromarty, le narrateur écrit : « Il ne
voyageait pas, il décrivait une circonférence. C’était un corps grave, parcourant
une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle »
(Le Tour du monde en quatre-vingts jours, chap. XI). Le héros de l’aventure,
le célèbre Phileas Fogg, a droit quant à lui à une métaphore filée, toujours
astronomique :
« Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et au-dessus
d’eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait
rationnellement son orbite autour du monde, sans s’inquiéter des astéroïdes
qui gravitaient autour de lui. Et, cependant, dans le voisinage, il y avait
— suivant l’expression des astronomes — un astre troublant qui aurait dû
produire certaines perturbations sur le cœur de ce gentleman. Mais non ! le
charme de Mrs Aouda n’agissait point, à la grande surprise de Passepartout,
et les perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à calculer
que celles d’Uranus qui ont amené à la découverte de Neptune » (Le Tour
du Monde en quatre-vingts jours, chap. XVII).
Ici la métaphore renseigne autant sur la psychologie complexe du personnage
que sur la finalité d’un roman où l’objectif est de faire le tour du monde en
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Articles Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle • 145
un temps donné. Et il est possible alors de parler dans le cas présent, comme
avec l’exemple de Nemo (cf. infra.), de métaphore métonymique : la métaphore
s’appuie ici sur une métonymie car, à partir de la description de la psychologie
et du comportement de Phileas Fogg, il est possible aussi de caractériser la
dynamique propre du roman (Genette, 1972, p. 45).
Les métaphores peuvent être déclinées également dans un registre organiciste
propre à l’époque considérée (Berdoulay, 1982). Jules Verne, géographe amateur,
ne manque pas d’en employer, afin de donner vie, de donner corps à certaines
portions de territoires alors encore inconnus :
« Pays tourmenté, où les arêtes se confondent, où les reliefs semblent
en désaccord avec les logiques lois de la nature, même dans ses caprices
hydrographiques et orographiques [...] » (Le Superbe Orénoque, chap. XI, 2e
partie).
« Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentée, enchevêtrée de blocs confus, avec tout ce pêle-mêle capricieux qui caractérise la
surface d’un fleuve quelque temps avant la débâcle des glaces, mais sur des
proportions gigantesques » (Vingt mille lieues sous les mers, chap. XIII, 2e
partie).
Agissant ainsi, l’écrivain est en mesure alors de ne pas sombrer dans l’aridité
d’une description physique qui pourrait amener certains lecteurs à renoncer à lire
la suite de l’aventure.
Il existe enfin un dernier type de métaphore, beaucoup plus rare, et qui est un
cas particulier du registre organiciste : la métaphore (métonymique) écologique
(Dupuy, 2011b). La plus emblématique que nous ayons analysée est présente dans
Vingt milles lieues sous les mers. Décrivant dans le chapitre XVIII de la première
partie une troupe d’argonautes naviguant sur l’océan, le professeur et narrateur
Aronnax explique ainsi qu’ « il est un charmant animal dont la rencontre, suivant
les Anciens, présageait des chances heureuses. Aristote, Athénée, Pline, Oppien,
avaient étudié ses goûts et épuisé à son égard toute la poétique des savants de
la Grèce et de l’Italie. Ils l’appelèrent Nautilus et Pompylius. Mais la science
moderne n’a pas ratifié leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu
sous le nom d’Argonaute. [...] L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je
à Conseil, mais il ne la quitte jamais. — Ainsi fait le capitaine Nemo, répondit
judicieusement Conseil. C’est pourquoi il eût mieux fait d’appeler son navire
l’Argonaute » (Vingt mille lieues sous les mers, chap. XVIII, 1re partie).
Le narrateur procède donc ici à une correspondance évidente et efficace entre
le style de vie de ces animaux et celui du capitaine Nemo, enfermé dans son
Nautilus. D’une écologie animale nous passons à une écologie véritablement
humaine de ce personnage mythique dans l’œuvre vernienne.
Les métaphores assurent ainsi à l’écrivain la possibilité d’intégrer une part
essentielle d’imaginaire dans le cadre de la mise en correspondance qui est
effectuée. Grâce à cette figure de rhétorique Jules Verne peut dire un ailleurs
exotique, extraordinaire, inattendu. Et par l’emploi régulier de ce trope il peut
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146 • Lionel Dupuy
ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 690 • 2013
également inscrire son récit dans le cadre d’un discours possibiliste qui sera
systématisé par la suite chez les géographes de l’École française de Géographie.
Le héros vernien apparaît alors comme un sujet libre qui a pour ambition de
s’implanter aussi au-delà des limites qui peuvent faire obstacle à son désir de
connaissance.
5
Des épigones de Jules Verne à Julien Gracq : la géographie
et l’imaginaire géographique au service du roman
L’œuvre – immense – de Jules Verne ne constitue dans la deuxième moitié du
siècle que la partie émergée d’un vaste iceberg littéraire où d’autres écrivains,
contemporains et/ou successeurs de l’auteur des Voyages Extraordinaires, ont
publié dans une veine similaire, associant géographie, science et imaginaire. Ces
épigones, fortement influencés par la figure de proue des éditions Hetzel, sont
ainsi pléthore. Il ne faut donc pas réduire le champ du roman géographique aux
uniques récits verniens. C’est ainsi que la grille d’analyse que nous avons élaborée
est par conséquent transférable à d’autres œuvres littéraires qui malheureusement
ne sont pas passées à la postérité (ou très faiblement, dans quelques cercles
d’initiés). Citons, par exemple – et parmi bien d’autres – Louis Boussenard
(1847-1910) ou encore Paul d’Ivoi (1856-1915)8 .
L’œuvre de Louis Boussenard est très proche de celle de Jules Verne (Rocambole, 2005b, p. 22 et suivantes), en témoigne son deuxième roman Le Tour du
monde d’un Gamin de Paris (1879), un écho évidemment direct au fameux, Tour
du monde en quatre-vingts jours (1873). Pour Jean-Yves Puyo – qui a co-dirigé
avec Vincent Berdoulay notre thèse doctorale dont l’article ici présent constitue
l’un des approfondissements – les 34 romans écrits par Boussenard peuvent être
légitimement qualifiés « de géographiques car reproduisant les codes d’écriture
[...] ayant assuré le succès universel de Jules Verne » (Puyo, 2011, p. 138)9 .
Comme son titre générique l’indique, la série des Voyages ecentriques de Paul
d’Ivoi (soit 21 volumes) emprunte quant à elle évidemment le chemin tracé par
les Voyages extraordinaires de Jules Verne10 . Citons notamment Les Cinq sous
de Lavarède où, comme le note Marie Palewska, « beaucoup d’emprunts à Jules
Verne peuvent être repérés dans ce roman » (Rocambole, 2005b, p. 35).
Mais, au-delà des cousins, des successeurs, des imitateurs de Jules Verne,
il est important de souligner l’influence que ce dernier a eue sur de grands
auteurs classiques du XXe siècle, au premier rang desquels l’on retrouve la
XIXe
8
Sur cette question, voir plus particulièrement :
– « Dans le sillage de Jules Verne » (2005). Le Rocambole, n° 30, Amiens, Encrage.
– « Cousins de Jules Verne » (2005). Le Rocambole, n° 32, Amiens, Encrage.
– Letourneux M. (2010). Le roman d’aventures. 1870-1930, Limoges, Pulim.
9 Le premier roman de Louis Boussenard est publié 16 ans après le premier roman de Jules Verne.
10 Ce premier roman de Paul d’Ivoi, de la série des Voyages excentriques, est publié en 1893.
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figure incontournable de Julien Gracq. Ce dernier n’a d’ailleurs jamais cessé
de reconnaître sa dette envers Jules Verne :
« Il y a eu pour moi, Poe, quand j’avais douze ans – Stendhal, quand j’en
avais quinze – Wagner, quand j’en avais dix-huit – Breton, quand j’en avais
vingt-deux. Mes seuls véritables intercesseurs et éveilleurs. Et auparavant,
pinçant une à une toutes ces cordes du bec grêle de son épinette avant
qu’elles ne résonnent sous le marteau du piano forte, il y a eu Jules Verne.
Je le vénère, un peu filialement. Je supporte mal qu’on me dise du mal
de lui. Ses défauts, son bâclage m’attendrissent. Je le vois toujours comme
un bloc que le temps patine sans l’effriter. C’est mon primitif à moi. Et
nul ne me donnera jamais honte de répéter que Les Aventures du capitaine
Hatteras sont un chef-d’œuvre » (Gracq, 1961, p. 42).
Il est en effet possible de souligner comment des éléments de la grille d’analyse
que nous avons développée ici s’appliquent parfaitement à l’œuvre gracquienne,
et particulièrement à son célèbre roman Le Rivage des Syrtes (1951).
Dans cet entre-deux géographique, sorte de tiers-espace, Gracq propose un
récit de l’attente (fortement prétéritif) où, au-delà de la limite à ne pas dépasser
(les côtes du Farghestan), s’ouvre un monde onirique, mystérieux, dangereux.
Le territoire décrit procède d’un véritable syncrétisme géographique reposant sur
une toponymie et des descriptions qui font écho à la fois à l’Asie centrale, la
Lybie, l’Italie, les mers Noire et Caspienne.
Le romancier use d’un merveilleux géographique évident qui lui permet
d’articuler poésie, mythe et exotisme. Les métaphores sont multiples dans ce
texte où le soin apporté à l’écriture n’est pas sans rappeler l’une des ambitions
de Verne : « [...] j’ai essayé d’atteindre un idéal de style » (Compère, Margot,
1998, p. 92). La géographie et l’imaginaire sont au cœur de ce récit déroutant
où l’on retrouve la figure du volcan si chère à Jules Verne (Dupuy, 2005, p. 1018) : « Très au-delà, prodigieux d’éloignement derrière cet interdit magique,
s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à
l’ombre du volcan Tängri [...] » (Gracq, 1951, p. 29). Mais, à la différence des
héros verniens, le héros gracquien ne dépassera jamais (ou si peu) cette limite
interdite.
La présentation et l’analyse des différentes composantes principales du récit
vernien permettent de dégager une première grille de lecture susceptible de
définir le roman géographique, tel qu’il apparaît notamment au travers des Voyages
extraordinaires. Géographie et imaginaire (géographique) sont ainsi au cœur
de ces aventures qui s’articulent fondamentalement autour du chronotope de
l’ailleurs-maintenant par opposition au chronotope de l’ici-autrefois du roman
historique. L’inversion chronotopique alors réalisée permet au romancier de faire
évoluer ses personnages dans des géographies où s’opère le passage du réel vers
l’imaginaire, et son retour.
Il apparaît également que Jules Verne a réactivé dans ses écrits un récit à
caractère poético-mythique, lui assurant l’inscription du mythe, de la poésie et
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ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 690 • 2013
des symboles. Associé au merveilleux exotique tel qu’il est défini par Tzvetan
Todorov, nous proposons alors l’appellation de merveilleux géographique pour
qualifier ce type de récit particulier qui permet à l’auteur de composer ses romans
géographiques.
Au niveau rhétorique, la métaphore constitue un outil privilégié du romancier
lorsqu’il doit décrire des ailleurs géographiques pour lesquels il ne dispose
d’aucune information. Elles assurent ce lien entre deux mondes parfois très
éloignés, à l’image de ces espaces géographiques réels et imaginaires que l’auteur
nous présente. Ce puissant trope permet également à l’auteur d’intégrer cette
part d’imaginaire qui rend ses Voyages littéralement Extraordinaires.
Enfin, un discours essentiellement possibiliste assure au romancier français
l’écriture d’aventures où le sujet (géographique) est en mesure d’affirmer un
certain degré de liberté face à une nature qui lui impose de nombreuses limites.
La dépendance relative de l’homme face à la terre, au milieu dans lequel il évolue,
est donc fonction de son degré d’initiative et des moyens qu’il va mettre en
œuvre pour assurer la réussite de son entreprise. Le roman géographique semble
donc couronner, dans le cas des Voyages extraordinaires, la modernité d’un sujet
de plus en plus émancipé de la terre qui l’a vu naître. Et c’est en appliquant cette
grille de lecture à tous ses romans que Jules Verne a pu en son temps écrire cette
« longue série de romans géographiques » (Compère, Margot, 1998, p. 101).
Jules Verne semble ainsi être, au XIXe siècle, le plus illustre représentant de ce
genre romanesque alors en train de se constituer. Mais nous savons que derrière
l’écrivain français se cache une multitude d’autres auteurs qui ont publié dans
la même veine romanesque. Lire et analyser plus profondément ces auteurs peu
connus ou totalement méconnus permettrait ainsi de voir si la grille de lecture
que nous avons constituée est également présente dans ces productions écrites
qui ont participé aussi à la transmission du savoir géographique il y a maintenant
150 ans.
Université de Pau et des Pays de l’Adour
Laboratoire « SET » – UMR 5603 CNRS
Institut Claude Laugénie (IRSAM)
Bureau 112 (CIEH)
Avenue du Doyen Poplawski – 64000 Pau
[email protected]
05 59 40 72 80
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Articles Les Voyages extraordinaires de Jules Verne ou le roman géographique au XIXe siècle • 149
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