MISE EN ABYME DE LA FEMME FATALE: RÉÉCRITURE DU LIVRE

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MISE EN ABYME DE LA FEMME FATALE: RÉÉCRITURE DU LIVRE
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MISE EN ABYME
DE LA FEMME FATALE:
RÉÉCRITURE DU LIVRE
DE JUDITH DANS SALAMMBÔ
par ATSUKO OGANE
Christofano Allori, Judith tenant la tête d’Holopherne. Florence, Palais des Offices,
Galerie imperiale et Royale, Galerie du palais Pitti, mai 1851. © Pacific Press Service 55-66 Atsuko Ogane:- 23/01/14 15:24 Pagina 56
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À la parution de Salammbô, l’analogie du chapitre XI “Sous la tente” avec
le récit biblique de Judith et Holopherne a été remarquée par la critique
contemporaine. Saint-René Taillandier et Alfred Cuviller-Fleury1 ont su
apercevoir cette ressemblance, et Edmond de Goncourt a noté “la parenté du
récit de Judith, allant trouver Holopherne, avec le récit de Salammbô allant
trouver Mathô2”. Comme Judith, Salammbô pénètre sous la tente de Mâtho
et est prise du désir de le tuer. La critique du XXe siècle a considéré
Salammbô comme l’une des premières figures de femme fatale3. Évoquer
l’histoire de Judith permet ainsi de voir qu’un autre récit de femme fatale se
trouve mis en abyme dans l’histoire de la jeune Carthaginoise. Certes,
contrairement à Judith, Salammbô est attirée par Mâtho et ne le décapite pas,
mais l’intérêt de l’auteur pour l’histoire de Judith est évident. Nous
aimerions voir quelle place tient la réécriture du récit de Judith au cours de
la rédaction du roman.
Dès sa jeunesse, l’histoire biblique de Judith et Holopherne a attiré
Flaubert, mais c’est d’abord sous forme picturale que nous en trouvons trace
chez lui. Durant son voyage en Italie, il a découvert en 1845 à Gênes le
tableau de Judith et Holopherne de Véronèse4 et celui de La Tentation de
saint Antoine de Bruegel, qui lui inspirera la Tentation de saint Antoine
(1846-1849) où figure le nom de Judith; dans cette œuvre, il fait dire à la
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A. Cuvillier-Fleury remarque que “ Salammbô sort de cette tente funeste, non pas avec la tête de l’Holpherne
africain dans un sac, mais avec le voile sacré sur ses blanches épaules, sans pouvoir dire comme la Judith des
livres saints : ‘Le Seigneur n’a point permis que sa servante fût souillée, mais il m’a fait revenir auprès de vous
sans aucune tache de péché, comblée de joie de le voir demeurer vainqueur, moi sauvée, et vous délivrés…’ ”,
Salammbô, par M. Gustave Flaubert, in Jounal des débats, 13 décembre 1862. S.-R. Taillandier signale aussi
la ressemblance avec le récit de Judith, citant la déclaration de Judith prononcée après le meurtre pour insister
sur la justification de l’envoi du Seigneur “ sans la salissure du péché ”, in Revue des Deux Mondes, 15 février
1863. http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/salammbo/
Lettre du 21 septembre 1879. G. Flaubert, Correspondance, t.V, édition présentée, établie et annotée par J.
Bruneau et Y. Leclerc, Paris, Gallimard (“Bibliothèque de la Pléiade”), 2007, p. 920.
M. Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du 19e siècle. Le romantisme noir (1930), traduit de
l’italien par Constance Thompson Pasquali, Editions Denoël, 1977 : “Mais dans Salammbô, le climat a changé :
c’est la femme qui devient frigide, insensible, fatale, c’est la femme qui se fait idole ” (p. 171).
G. Flaubert, Voyage en Italie, Œuvres de jeunesse, Œuvres complètes, I, Édition présentée, établie et annotée
par C. Gothot-Mersch et G. Sagnes, Paris, Gallimard (“Bibliothèque de la Pléiade”), 2001, p. 1097-1098.
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Logique: “À coup sûr! tel que l’homicide, l’adultère, l’idolâtrie, le vol, la
trahison et la rébellion contre la loi: c’est pour cela qu’il a ordonné à
Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d’égorger Holopherne
qui était son amant [...]”5. Flaubert ne décrit pas Judith comme une femme
héroïque se sacrifiant pour sa patrie, mais plutôt comme une femme adultère
égorgeant son amant. Le tableau de Véronèse lui a rappelé ceux de Charles
Steuben et d’Horace Vernet, et en 1851 il a vu successivement Judith coupe
la tête d’Holopherne du Caravaggio à Naples, Judith de Christofano Allori
et celle d’Artémise Lomi à Toscans6. Il analyse ces trois tableaux de Judith
et confie son rêve ancien : “Belle histoire que celle de Judith, et que dans des
temps plus audacieux, moi aussi, j’avais rêvée!”7. Effectivement, les
tableaux de Judith qui ont fait forte impression sur Flaubert et qu’il a
analysés sont principalement ceux qui centrent le mythe sur le geste
audacieux de la belle veuve juive et sur la tête coupée. Influencé par la
peinture, Flaubert s’est donc intéressé dès sa jeunesse à l’audace et à
l’horreur qui se mêlent dans ce personnage de femme fatale qu’incarne
Judith. Mythe de Judith “sous la tente”
Malgré l’étrange “parenté du récit de Judith” avec le chapitre “Sous la
tente”, Flaubert n’avait pas signalé le nom de la femme biblique au cours
de la rédaction de ce passage, comme il le fait souvent quand il intègre des
documents précis. À quel stade, dans ce cas-là, Flaubert a-t-il conçu ce
moment crucial où Salammbô, comme Judith, aurait envie de tuer Mâtho
endormi sous la tente? Dans les trois premiers scénarios (f°181r°; f°219r°220r°; g322 Av°)8 où figure le nom original de Pyra (ou Pyrra), Flaubert
signale simplement “Elle part pour le camp des Mercenaires” (f°219r°220r°) ou “Nuit dans le camp” (g322 Av°). Quant au f°181r°, qu’on classe
comme étant le premier scénario d’ensemble, on n’y trouve même pas la
scène du camp des Mercenaires, et seuls y figurent les vols du péplos à
Carthage, attribués uniquement à Mâtho. Dans les deux scénarios suivants,
où l’héroïne se nomme maintenant Hanna, la notice est toujours “vol;
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G. Flaubert, La Tentation de saint Antoine (1849), Œuvres complètes, I, Paris, Seuil (“L’intégrale”), 1964, p. 388.
G. Flaubert, Voyage en Orient, édition de S. Dord-Crouslé et C. Gothot-Mersch, Gallimard (“Folio classique”),
p. 482 ; p. 564-565.
G. Flaubert, Voyage en Italie, Op. cit., p. 1098.
Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Salammbô, t. 2, Paris, Club de l’Honnête Homme, 1971, p. 282-286.
Pour le manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Rouen, voir A. Green, Flaubert and the Historical
Novel, Salammbô reassessed, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, p. 34 ; voir aussi les scénarios
généraux dans G. Flaubert, Salammbô, édition de G. Séginger, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 447-450.
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résolution d’Hanna, H au camp” (f°238r°; f°182r°). Vient ensuite le premier
scénario où apparaît le nom éponyme “Sallambô”: “Résolution de
Sallammbô. Sallammbô au camp. Sous le péplos. Giscon apparaît9.”
(f°180r°). Or, le scénario d’ensemble suivant, le folio g322 B d’un grand
format, un des folios conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen,
présente le premier embryon de l’épisode qui nous rappelle le récit de
Judith. Sous le signe du chapitre “XIII”, en interligne “Sallambô au camp”
et “Baisade sous le peplos. Apparition de Giscon” apparaît en petits
caractères: “S. s’étonne de la faiblesse de M. qui pleure d’amour. Un
homme si terrible qui fait trembler Carth. / Elle a envie de le tuer. / Le
poign. lui tombe des mains de peur. / se réveille. / la ronde”. Flaubert
mentionne de nouveau l’étonnement et l’envie meurtrière chez la jeune fille
à partir de l’étape suivante10, en y ajoutant les rêves de Mâtho aux “Iles
Fortunées, Ophir Atlantide ou le Critias de Platon”, puis son sommeil: “Il
s’endort. Envie de le tuer. Poignard.” Alors qu’il renvoie ici à divers
exemples de lieux utopiques, en particulier à l’Atlantide que Platon évoque
dans le Critias, Flaubert n’indique toujours pas le nom de “Judith” comme
l’origine référentielle de l’épisode sous la tente dans tout le reste des
scénarios et des plans.
Flaubert ne le signale pas non plus dans les brouillons pour cette scène,
mais leur lecture révèle toutefois une étrange coïncidence avec le fameux
épisode biblique de Judith. Parmi dix-sept pages de brouillon qui concernent
la scène de l’essai meurtrier classées par Geneviève Mondon11, tous les
efforts de Flaubert semblent viser à rendre naturelle la psychologie de
l’envie du meurtre. Dans le premier brouillon (f°283), à la vue de “sa
chaînette brisée” naissent les “remords” et la “honte”, et Salammbô est saisie
par la “haine”, puis par l’“envie de tuer. - donner par le cou elle prend un
poignard”, avec un ajout du terme “tendu”12 en interligne. La pose de Mâtho
endormi, le cou tendu, où il apparaît “comme un homme ivre, étendu sur le
flanc, avec un bras allongé, dépassant le bord du lit” (f°281) rappelle bien le
tableau de Judith et Holopherne d’Horace Vernet13. Aux étapes suivantes, ce
“cou” devient “ce cou gonflé”, et Mathô a le sourire “heureux”(f°274) et
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Nous suivons ici le classement des premiers scénarios présenté par A. Green (Flaubert and the Historical
Novel : Salammbô reassessed, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 34)
Brouillons, Bnf, N.a.fr., f°188r°. Il s’agit du premier plan de la deuxième partie.
Nous sommes très redevables à la transcription et au classement établis par G. Mondon dans sa thèse: Genèse
du personnage de Salammbô d’après les manuscrits autographes de Gustave Flaubert, Doctorat d’Etat,
Université de Paris VII-Denis Diderot, 2002, p. 1602-1629. Il s’agit d’une micro-séquence “Envie de le tuer ”,
f°283, f°274, f°251v, f°281, f°273v, f°293, f°280, f°278, f°282v, f°284, f°272v, f°251, f°254, f°272, f°273,
f°292v, f°266, suivant l’ordre génétique qu’elle propose dans le volume du manuscrit conservé à la Bnf, N.a.fr,
23660.
Nous proposons ici une autre lecture pour la transcription de “tendre” : “tendu”.
G. Flaubert, Voyage en Italie, Op. cit., p. 1619.
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“d’extase”(f°251v) d’un homme endormi; chez la jeune fille, “un sentiment
de déchéance” et “une honte” (f°274) éveilleront l’instinct meurtrier: “-un
poignard & la vue de cette lame luisante & de ce cou gonflé, /éveilla dans
son cœur/, un instinct terrible s’éveilla.” (f°274). À partir du cinquième
brouillon (f°273v) s’amorce l’approfondissement du silence fatal et
meurtrier: “le tuer” est remplacé par “se venger”14 sous biffure, et “Ce fut
comme un chant de triomphe”, “un délire de joie”, “une aspiration à la
liberté”, “comme un chœur d’esprits qui l’appelaient”15. Mais ces sentiments
de vengeance, de triomphe, ce délire de joie, enfin cette aspiration à la liberté
ne semblent-ils pas excessifs et trop teintés de patriotisme pour la défloration
d’une vierge? L’évocation du mythe de Judith patriote se renforce, à la
lecture de l’étape suivante, le neuvième brouillon où “un délire (illis.)” est
remplacé par un “fureur (illis.) héroïsme” et “un emportement d’héroïsme”
en marge, avec “une aspiration vers la vengeance & de liberté”(f°282v). Cet
“héroïsme” se déplace ensuite vers le corps du texte (f°272) et subsiste, mais
dans le dernier brouillon, les phrases qui font référence de façon directe à
Judith (“C’était un emportement d’héroïsme, une aspiration vers la
vengeance & la liberté”, ainsi que “ce cou gonflé”) sont supprimées. Reste
la “vue de cette lame luisante” qui enflamme Salammbô d’un désir terrible.
Ce patriotisme correspond bien à la narration initiale du deuxième scénario
d’ensemble (f°219r°-220r°) où apparaissent une seule fois l’évocation de
cette dimension patriotique et l’initiative de la jeune fille: “La jeune fille
prend, après mille luttes, la résolution de sauver la ville, en reprenant le
voile”16. Dans la version définitive on ne peut percevoir dans l’héroïsme de
Salammbô une référence à celui de Judith17, mais Flaubert avait conçu dans
l’avant-texte une Salammbô fort patriote, sur le point de couper la tête d’un
homme endormi, comme Holopherne ivre, ce qui est confirmé par une
phrase au dernier chapitre: “car Salammbô par la restitution du voile ayant
sauvé la Patrie, le peuple faisait de ses noces une réjouissance nationale,
(...)”18. Les motivations de l’envie meurtrière de Salammbô dans l’avanttexte (l’héroïsme, un sentiment de déchéance, la vengeance, une aspiration à
la liberté) correspondent bien à celles qu’on trouve dans le Livre de Judith:
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La suppression est de la main de Flaubert.
Souligné par Flaubert.
Œuvres complètes de Gustave Flaubert, Op. cit., p. 285.
L. Czyba, Le mythe de Judith selon Flaubert, in Mythe et Littérature, Annales littéraires de l’Université de
Besançon, n. 620, Paris, Les Belles Lettres (“Literales”), 1997, p. 102. Elle montre précisément les écarts entre
le mythe original et Salammbô : “ La Judith biblique, on l’a vu, a les dimensions d’une héroïne nationale. Elle
représente son peuple et porte le destin d’Israël quand elle pénètre dans la tente d’Holopherne. Sa sagesse et son
intelligence supérieures, sa piété sans égale, sa décision qu’elle prend seule, font qu’elle domine ceux que le
texte biblique nomme les Anciens, responsables du sort de la ville de Béthulie. Rien de tout cela chez la
Salammbô de Flaubert ”.
G. Flaubert, Salammbô, Op. cit, p. 369.
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la vengeance du peuple (Judith, VIII, 20) et celle du viol d’une vierge
(Judith, IX, 2). De même, Salammbô a des sentiments de “triomphe”, de
“joie” et entend “un chœur” comme Judith qui chante le “cantique au
Seigneur” pour le peuple (Judith, XVI). Malgré l’absence du nom de Judith,
nous pouvons quand même entrevoir clairement la source d’inspiration de
l’auteur dans la rédaction de cet épisode sous la tente. En témoigne le grand
signet (marque-page) laissé à la première page et plusieurs marques au
crayons de la main de Flaubert dans Le Livre du Judith, que nous avons
trouvées à l’occasion de notre enquête de 2012 à la bibliothèque de
Flaubert19. La troisième marque au crayon indique justement le §. II, “Judith
est prise et conduite à Holopherne”.
La Bible de Le Maistre de Saci: l’aqueduc et les cilices
À part ce fameux épisode, Flaubert a relevé au moins cinq renvois au
Livre de Judith au cours de sa rédaction20. Il s’agit tout d’abord d’un renvoi
à “l’Aqueduc” signalé dans une note de “Source et méthode”, dossiers
préparés pour les justifications à destination de Froehner et Sainte-Beuve
pendant la fameuse querelle de Salammbô en 1863 : “J’ai eu soin d’avertir
que je ne prends pas pour puniques les ruines actuelles de l’aqueduc qui
traverse l’isthme de Carthage. L’aqueduc est une invention romaine.
(Cependant Holopherne coupe l’aqueduc. Judith, chap. VII, v, 6-9. Mais il
faut voir le mot dans le texte hébreu.) [...]”21. Claudine Gothot-Mersh signale
bien que Flaubert a non seulement inventé un aqueduc vraisemblable, mais
aussi qu’il a fabriqué son “texte hypocrite” “tiraillé entre la vérité et le
mensonge”22 sur la base des sources, notamment Recherches sur la
topographie de Carthage de Dureau de la Malle et Ruses de guerre de
Polyen, et Yvan Leclerc a remarqué “cette tournure d’esprit, constante chez
Flaubert, qui consiste à élaborer des événements fictionnels dans la
négativité des livres”23. Mais que signifie la dernière remarque, “il faut voir
19
20
21
22
23
Livre de Judith, in La Sainte Bible, contenant l’Ancien et le Nouveau Testament, traduite en français sur la
Vulgate par M. Le Maître de Saci, Paris, L’imprimerie de Didot Jeune, t. V, p. 87. La troisième marque va du v.
16 au v. 18 sur l’entrée de Judith sous la tente.
Lettre du 23-24 décembre 1862 à Sainte-Beuve. Flaubert reconnaît la parenté entre Judith et Salammbô: “ À
propos des parfums de Salammbô, vous m’attribuez plus d’imagination que je n’en ai. Sentez donc, humez, dans
la Bible, Judith et Esther ! On les pénétrait, on les empoisonnait de parfums littéralement. ” (Correspondance,
Op.cit., t. III, 1991, p. 281).
G. Flaubert, Sources et méthodes, manuscrit conservé à la Bnf, N. a. fr. 23662, f°165r°.
Voir C.Gothot-Mersch, “ Notes sur l’invention dans Salammbô ”, Flaubert, l’autre, textes réunis par F. Lecercle
et S. Messina, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989, p. 75-84.
Y. Leclerc, “ Salammbô, les styles de l’érudition ”, La mise en texte des savoirs, textes réunis par K. Matsuzawa
et G. Séginger, Paris, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010, p. 46-47.
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le mot dans le texte hébreu”? Ce dossier ayant pour l’objectif la préparation
de la discussion contre ses détracteurs, les lecteurs modernes risquent
d’interpréter cette phrase à contresens, pensant que Flaubert nous renvoie au
texte hébreu où il a déclaré manifestement avoir puisé pour Salammbô, c’està-dire à la Bible de Cahen24. On sait bien que la Bible dans la traduction de
Cahen est une des sources incontournables de Salammbô, et Flaubert a laissé
des notes de lecture sur cette Bible25. Mais il s’avère que rien ne concerne
Judith, qu’il n’existe même pas de Livre de Judith dans la Bible hébraïque26,
puisqu’il était rangé par les Juifs parmi les apocryphes. L’auteur ayant
préparé ces dossiers pour lui-même, l’indication pour la confirmation du mot
en hébreu doit être donc un mémorandum de Flaubert, qui pratiquait
quotidiennement la traduction faite par Le Maistre de Saci d’après le texte
latin de la Vulgate, douze volumes de la bibliothèque ancienne héritée de son
père Achille-Cléophas Flaubert.
Essayons donc de vérifier l’emploi du terme “aqueduc” en latin et en
hébreu (VII, v. 6), en suivant l’indication de Flaubert, dans le chapitre VII du
Livre de Judith. Dans la traduction de Le Maistre de Saci, conservée
aujourd’hui à la Bibliothèque de Flaubert à Canteleu, figure bien le terme
d’“acqueduc”: “6Holoferne faisant tout le tour de la montagne, trouva que la
fontaine dont les eaux couloient dans la ville, avoit du côté du midi un
aqueduc qui étoit hors des murailles; et il commanda qu’on coupât
l’aqueduc”27 (Dans Biblia Sacra28 qu’il possédait figure le même terme en
latin: “aquæductum”). Or, le v. 6 du chapitre VII dans la traduction
contemporaine, dite Œucuménique, n’utilise pas le terme “aqueduc”, mais dit
simplement: “les sources d’eau”: “6Le deuxième jour, Holopherne déploya
toute sa cavalerie sous les yeux des Israélites qui étaient à Béthulie. 7Il
explora les montées qui conduisaient à leur ville, reconnut les sources d’eau,
les occupa, y plaça des postes de soldats et revient lui-même à son armée29”.
Rien sur l’aqueduc ni sa coupure dans la traduction faite directement de
l’hébreu! Ce serait donc en raison de cette différence que Flaubert aurait
voulu vérifier le mot dans le texte hébreu. Étant donné que Le livre de Judith
n’appartenait pas à la Bible de Cahen, la source biblique de la coupure de
l’aqueduc pendant le siège de la ville, à part des principales données
24
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28
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G. Flaubert, Source et Méthodes, Op.cit., f°148r° : “ Ce qui manquait de précis sur Carthage, je l’ai pris dans la
Bible (traduction de Cahen). ”
Manuscrit conservé à la Pierpont Morgan Library de New York. Transcription d’A. Bouvier sur le site Flaubert.
http://flaubert.univ-rouen.fr/ressources/sal_cahen_bouvier.pdf
La Bible, traduction nouvelle avec l’hébreu en regard, accompagné des points-voyelles et des accents toniques
avec des notes philologiques, géographiques et littéraires, et les principales variantes de la version des Septante
et du texte samaritain par Samuel Cahen, Paris, L’auteur, 18 vol., 1831-51.
La Sainte Bible, Op. cit., p. 74 (conservée à Canteleu) Souligné par nous.
Le Livre de Judith, in Biblia Sacra, Lugduni, Lyon, Bruyset, 1727, p. 378.
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historiques, est notamment celle de la traduction de Maistre de Saci à laquelle
Flaubert a sans doute eu recours, et qui lui a donné l’idée de cet épisode dès
la lecture qu’il en a faite dans sa jeunesse, dans les années 184730.
L’importance accordée par Flaubert à la Bible de Le Maistre de Saci
s’avère d’autant plus évidente que nous trouvons en outre trois renvois à
Judith dans les scénarios, et une référence signalée dans “Source et
méthode”. Dans la rédaction des plans et scénarios du chapitre XIII sur le
siège de Carthage, Flaubert indique le Livre du Judith comme document
précis. Au f°202, plan intitulé “Siège de Carthage” pour les chapitres XIII et
XIV, Flaubert relève une note en bas de page : “Cilices: on en met même
autour des autels. (Judith, chap. IV).” Ce mot “cilices” se déplace dans le
corps du texte dans le second plan plus développé des chapitres XIII, XIV et
XV (f°204)31, pour la description des rues de Carthage remplies de cadavres
juste avant le décret du sacrifice d’enfants : “On met des cilices autour des
autels (Judith, IV)”. Dans un autre scénario du chapitre XIII (f°205), intitulé
“Le siège de Carthage. Le sacrifice à Moloch” se retrouve la même
expression avec la mention “Judith, IV” au même passage. Flaubert
s’intéressait au cilice, cette toile grossière fabriquée originellement en
Cilicie avec du poil de chèvre: “tunique, ceinture de crin ou d’étoffe rude,
garnie éventuellement de clous ou de pointes de fer à l’intérieur et portée sur
la chair par mortification”32 pour représenter la souffrance et l’esprit de
pénitence du peuple au moment de la prière pendant le siège de Carthage.
Mais pourquoi s’y attache-t-il tellement? Pour cette toile grossière que les
Hébreux portaient pour montrer leur fidélité à Dieu, deux termes sont utilisés
dans la Vulgate: “saccus” (“σακκος’’ en grec dans la Septante) est utilisé
dans Genèse, Samuel, Isai et Ester, tandis que le terme “cilicium” (“cilikion”
en grec romanisé) ne figure que dans le Livre de Judith. Dans l’édition de Le
Maistre de Saci que Flaubert a utilisée, le verset 9 du chapitre IV mentionne:
“Les prêtres se revêtirent de cilices, et les enfans se prosternèrent devant le
temple du Seigneur, et ils couvrirent d’un cilice l’autel même du Seigneur”33.
Si Flaubert n’utilise pas le terme “sac”, qui s’emploie plus fréquemment
dans la Bible, mais “cilices”, n’avait-il pas l’intention d’évoquer avec plus
d’intensité la souffrance de Carthage, en la superposant avec celle de la ville
de Béthulie dont le peuple avait souffert lui aussi de la soif à cause de la
coupure de l’aqueduc et du siège que menait Holopherne?
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33
La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Éditions du
Cerf, .2009, p. 687. Souligné par nous.
G. Sagnes, “ Flaubert Lecteur des Psaumes – d’après des notes inédites ”, Flaubert, l’autre, Op. cit., pp. 40-43.
Nous suivons le classement du Club de l’Honnête Homme, Op. cit., p. 333.
Le Trésor de la Langue française informatisé, Université de Lorraine : http://atilf.atilf.fr/
Édition complète de la Sainte Bible, Op.cit., p. 64.
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L’importance du Livre de Judith, et c’est toujours dans la traduction de Le
Maistre de Saci, est confirmée par l’auteur lui-même dans “Sources et
méthode”: “Afin que les peuples ne disent pas où: sont maintenant leurs
Dieux?” p. 362 est dans Judith”34. Il n’indique pas le numéro du chapitre,
mais dans la version définitive, se trouve exactement la même expression
pour décrire la préparation de l’autel de Moloch et des holocaustes d’enfants
pendant la famine de Carthage: “Afin de retenir dans la ville le génie des
Dieux, on avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des voiles noirs
sur les Patæques et des cilices autour des autels; on tâchait d’exciter l’orgueil
et la jalousie des Baals en leur chantant à l’oreille: – “ Tu vas te laisser
vaincre! les autres sont plus forts, peut-être? Montre-toi! aide-nous! afin que
les peuples ne disent pas: Où sont maintenant leurs Dieux?”35. Pour les cris
des Carthaginois souffrant de la soif, Flaubert emprunte manifestement les
cris des habitants de Béthulie qui veulent se rendre, au verset 21 du chapitre
VII du Livre de Judith, quand Holopherne coupe l’aqueduc: “Afin qu’on ne
dise pas parmi les nations: Où est leur Dieu?”36.
Malgré la reprise du Zaïmph par Salammbô dans le chapitre XI, la
situation militaire ne change pas dans l’immédiat et se prolonge entre les
Carthaginois et les Barbares. Cela est principalement dû aux tactiques et aux
résistances des antagonistes pour renverser la situation: Salammbô pénètre
seule la nuit dans la tente de Mâtho, Spendius de son côté entre la nuit dans
l’aqueduc, ce qui déclenche le siège de Carthage. Hamilcar organise le rite
des holocaustes d’enfants, lié à la croyance carthaginoise en Moloch, ce qui
cause l’averse et disperse les mercenaires. Enfin, les habitants de Carthage
font le sacrifice de leurs enfants, mettant les cilices autour des autels, à
l’instar des prêtres de Béthulie qui couvrirent d’un cilice l’autel même du
Seigneur pour sauver leur patrie qui semblait perdue. Du chapitre XI au
chapitre XIII, Flaubert tire profit manifestement des trois stratégies qu’il a
prises dans Le Livre du Judith (fausse capitulation d’une belle, coupure de
l’aqueduc, rite et holocaustes) pour présenter trois renversements successifs
au point culminant de la guerre inexpiable: Ch. XI “Sous la tente”, sur la
base du Ch. VIII. du Judith; Ch. XII “ l’Aqueduc”, sur la base du Ch. VII du
Judith; Ch. XIII “ Moloch”, sur la base du Ch. IV. du Judith. Plus on avance
dans la lecture des chapitres de Salammbô, plus on rencontre des chapitres
du Livre de Judith. Certes, la ville de Béthulie emporte la victoire grâce au
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G. Flaubert, Source et Méthodes, Op.cit., f°160v°. L’édition du Club de l’Honnête Homme signale “ p. 363 ”,
mais nous lisons plutôt “ p. 362 ” . Le numéro de la page ne correspond pas cependant à l’édition de Le Maistre
de Saci conservée à la bibliothèque de Flaubert à Canteleu, car les pages pour Le Livre de Judith vont de 56 à
106, t. 5, d’après nos enquêtes de 2012.
G. Flaubert, Salammbô, Op. cit., p. 305. Souligné par nous.
La Bible, traduction de Louis-Issac Lemaître de Sacy, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 589.
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Atsuko Ogane
MISE EN ABYME DE LA FEMME FATALE: RÉÉCRITURE…
seul geste de Judith; et dans la Bible, la narration de la guerre reste linéaire.
Flaubert ne respecte pas l’ordre des tactiques et des ruses puisées dans Le
Livre du Judith, mais inverse les moment des tactiques et rend la guerre plus
mouvementée. Si l’héroïne de son roman annonce le personnage de la
femme fatale, la fatalité ne provient pas seulement d’une image sadique sous
la tente: le caractère de femme fatale de Salammbô se renforce de son
emprunt au Livre de Judith, et de la mise en abyme d’un autre mythe de la
femme fatale.
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Bianca
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