L`Histoire poèmes

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L`Histoire poèmes
Jacques Jouet
L’Histoire poèmes
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
I – R etour
1 – Partisans du chant
Le temps de se retourner, chanter
est à plusieurs tranchants quand on chante
aussi tranchons : ne chantons pas tout seul
et ni même d’une même voix
ne pas trancher dans le déjà mort vaudrait encore mieux
chanter ce chant qu’on chante et qui nous hante
c’est pour être ensemble et nous rassembler plus encore
avec ceux qui veulent, veulent parfois, veules certains
nous-même. Nous sommes appelés pour défendre notre patrie
surtout mentale, patrie de liberté hors frontières
patrie seulement de la connaissance, le reste est risible
même environné de poucettes, de goules et de goulags, je ris !
même désarmé de menaces, de chantages, d’enquêtes dans les coins, je
rigole !
même agressé de murs et de tortures, ha ha ha, je meurs de rire !
personne ne peut savoir combien je me meurs
personne ne peut savoir combien je me marre
combien je me meurs de rire
combien je me marre de mourir
de rire.
Mais d’abord, je chante. Patience. Laissez-moi commencer.
Puisque ce n’est d’aucun temps, donc de tous
d’aucun lieu sinon celui de l’utopie mais sans exclus :
pas de « Cy n’entrez pas… » que malheureusement Rabelais
à la porte de son abbaye « libre », inscrit…
puisque ce n’est d’aucune pensée, donc de toutes
c’est exactement sa place, au début du livre
chanter ce chant qu’on chante et qui nous hante
à la santé du chant comme au chantier du sans
au hanter du sang qui bouillonne hors de l’aorte et s’oublie par instinct
de conservation qui est la continuation de la conversation
par des moyens permutatoires.
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Ô soldats de mes deux, le chant coûte
plus que notre fatigue encore, plein les bottes.
Me laissera-t-on finir ?
Le vol noir chante flap flap des corbeaux beaux sur la plaine pleine
celle qui ne sera plus jamais rente pour les ci-devant d’en haut
pourvu qu’on ne déchante pas ! C’est au bord, on méchante
un faux pas : attention, nation avec restrictions, contradictions et contractions
aussi vrai que tout peut venir sur une mauvaise pente.
L’Histoire poèmes et sans la virgule.
Ça ne me va pas, le gargarisme du mal.
Assez déjà de travail à étudier les maux.
Les biens aussi existent, ils sont en regard. C’est ainsi.
Et le concret se manifeste toujours dans l’entre-deux.
Tant pis, et chante, pie, la seule religion qui vaille
est absolument immanente, plus immanente, tu es condamné
à l’éternité de l’absolu de la transcendance divinisée du seul dieu vrai, hou
là hou là
plus le droit de rire, alors…
« Nom d’amour que sopran’ il a tant déchanté »
chante Tristan Corbière, familier du déchant
qui est un chant de rire.
2 – Archéologie de demain
Après Jésus-Christ, en l’an 11964
on découvre le squelette d’un moine
tout nu, ignorant tout à fait qu’il s’agit d’un moine
on exhume encore à quatre
pas de lui (de quoi se gratter la tête faite pour penser)
un soldat
ignorant tout à fait qu’il s’agit d’un soldat
épaulette fossile, un anticlérical militant, statuette au côté de la Liberté de
penser.
Lequel des deux passera pour le plus religieux ?
D’où qu’il convient de prendre avec des pincettes le religieux
à coups de brosses douces et de mots qui effleurent
le futur de l’historicité
savonnette avalée par l’anguille historicité
de l’aval et de l’amont qui affleurent.
Sources : « Le xxi e siècle sera religieux ou ne sera pas », phrase qu’André Malraux nie avoir
prononcée. – André Leroi-Gourhan, Les Religions de la préhistoire, coll. « Quadrige », PUF,
1964.
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3 – Le choix des Belges
La Belgique était tout occupée à s’écarteler
et l’auditoire chinois, lui, entend qu’on le déplore.
La petite dimension du pays des Breughel plonge
les Pékinois, le Yunanais, le Cantonais dans la
réflexion la plus intense. Les yeux auraient de l’eau
à revendre, à déverser, à ravaler par la force
de l’appartenance et des ancêtres qui sont pléthore.
L’auteur de La Question humaine creuse les plis
de son visage. Il écoute Monsieur l’Ambassadeur
être confiant dans la raison des Belges, pas la peur
mais ajoute que lui-même est optimiste bien moins.
Je vois Monsieur l’Ambassadeur qui tord un peu la gueule
et dit dans sa barbe : « J’ai pas l’choix. » Il est dans son rôle.
Il décompte ses jours avec, devant, le signe moins.
Sources : Les Belles Étrangères – Vivre et écrire en Belgique, film de Dominique Rabourdin,
Paris, CNL, 1999. – François Emmanuel, La Question humaine, récit, Stock, 2000. – Voyage
en Chine pour Atelier de Littérature bipolaire (ALIBI), 2007.
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4 – Un rêve roumain
Je dois attraper l’avion pour Bucarest. Je suis à l’aéroport, mais je n’ai
pas pris mon passeport. La carte d’identité (que j’ai avec moi) suffirait si
seulement la Roumanie était dans l’Union européenne. Mais, au contrôle,
je vois tous les drapeaux officiellement reçus. Une pancarte :
L a Roumanie , refusée de l’Europe.
Impossible de passer. Je n’essaye même pas. Il y a une autre phrase dans
le rêve (lisible ? audible ?) :
L’H istoire , c’est bien fait pour les lépreux.
Je passe le reste du rêve à me dire qu’il faut que je prévienne mes invitants
roumains (pataquès en vue : billet non remboursable ; événement passé…).
Au réveil, je sais que la Roumanie est dans l’Union européenne depuis
le 1er janvier de cette année 2007 et je me rappelle qu’on m’a dit là-bas que,
couplée à la Saint-Sylvestre, ç’avait été une belle fête.
Source : Rêve du 10 août 2007 sur le West Highland Way, Écosse.
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5 – Partage des eaux en Palestine
À partager, la raréfaction des eaux
aussi vrai qu’il n’est pas très fier, le Jourdain
qui rend de plus en plus morte la mer Morte
(autant dire tirer sur un corbillard).
Le coût des fruits et des fleurs dans le désert
est très élevé en termes politiques.
Les guerres, qui continuent les politiques
captent les hommes et capturent les eaux.
Israël ne penche pas pour le désert
mais, de fait, conduit en chef le corbillard
qui roule et qui rôde autour de la mer Morte.
On parle de redonner à la mer Morte
l’eau qui lui manque, par une politique
de grandes canalisations : que les eaux
de la mer Rouge remontent le désert.
Jules Verne, déjà, mouilla le désert
sud-tunisien où des mers sont des mers mortes
et c’était un roman du retour des eaux.
Déshabiller Paul pour vêtir le désert ?
La Palestine a les yeux pleins de leurs eaux.
Partage des terres, partage des eaux.
Sources : « La mer Morte, ressource de vie », par Marion Touboul et Corinne Bensimon,
Libération des 24 et 25 février 2007. – Jacques Roubaud, Battement de Monge, La Bibliothèque
oulipienne n° 158, 2006. – Jules Verne, L’Invasion de la mer, 1905.
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6 – Un atelier d’écriture au centre pénitencier de Bapaume
C’était à la centrale de Bapaume. Au mois d’octobre 2006.
La bibliothèque ressemblait à un CDI
de collège. Je ne veux pas dire que le collège
est une prison. Justement pas.
Je parlais de l’Oulipo à des détenues
et de ma façon à moi d’être oulipien
libre, devant ma feuille. Chacune était tout autre
que la raison de sa présence ici. Nulle ne ressemblait
à sa condamnation, dont je ne savais rien.
La curiosité n’est pas de saine politique
dans ce genre de rencontres et de lieu. Je lus des poèmes
de métro. Des chronopoèmes. Des paysagers. On prit
du papier, ensuite de quoi. On se lança dans la composition
d’un poème à contrainte – je ne sais plus laquelle.
Certaines femmes étaient à l’aise, une Bulgare
une Espagnole, des Françaises. Élégantes, certaines
avec des bouts de ficelle.
Mises plus simplement, d’autres. Je pensais
aux enfants, dont l’absence crie
toujours très fort dans les quartiers des femmes
en détention. Des enfants
l’absence ou l’impossibilité d’en faire. On me racontera
qu’une naissance a eu lieu dans la prison
mais qu’au sevrage l’enfant fut retiré à la mère.
Dans l’assemblée, une femme semblait lutter. Ou renoncer
devant l’effort intellectuel. C’est souvent
le cas chez des détenues trop médicamentées.
Celle-ci, à la fin de la séance, vient me dire : « Autrefois
j’avais lu La Disparition, cela me revient
à présent. Et je savais de l’Oulipo, un peu. Je ne pourrais plus.
Trop de choses ont fui ma tête.
Ma mémoire est abîmée. »
J’attendrais d’être dehors, sur le parking
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pour apprendre le nom connu de cette femme
Nathalie Ménigon. Elle avait trempé dans l’assassinat
« révolutionnaire » de Georges Besse, PDG de Renault
mais surtout symbole de la France nucléaire.
Le groupe Action Directe lié aux FARL
(Fractions armées révolutionnaires libanaises)
roulait-il pour Khomeiny ? il semble bien.
La rébellion radicale roulée dans la farine
et dans la détention par les secrets d’État.
Sources : Souvenir. – Dominique Lorentz, Une guerre, Les Arènes, 1997. – Dominique
Lorentz, Affaires atomiques, Les Arènes, 2001.
7 – Un cinquantième anniversaire en 2006
(poème Historique d’actualité, quasi du jour)
« Prétendus noirs, soi-disant blancs »
dit, aujourd’hui, René Depestre à l’anniversaire
du 1er Congrès de 1956
« des écrivains et artistes noirs »
le cinquantième, donc, à l’Unesco, anniversaire pas congrès
(Picasso, bel Icare)
mais qu’ils sont loin, Historiques !
(adjectif avec capitale)
placés si déplacés !
Mais Depestre dit des choses fortes
(Marcelino Dos Santos, moins, bien qu’à voix plus forte)
« carnavalisation de l’Histoire », la fabrication du noir et du blanc
« nous faisons danser le christianisme »
(tout ça, ce sont mes notes, aujourd’hui 20 septembre 2006)
Peau noire, masques blancs
peaux noires, masque blanc.
« Le 2e congrès de 1959 était plus politique », dit Lilyan Kesteloot.
Frédéric Gakpara-Yawo, qui est, lui, au charbon de théâtre à Lomé
(les mots de « houille blanche »)
demande : « C’est ça [ce marasme que nous vivons, nous, là-bas] que vous
vouliez
en préparant les indépendances ? »
« Non, dit Amadou Mahtar M’Bow, la réponse serait longue
mais d’abord, non, c’est un résumé. »
Frédéric invente un mot français : « basculation ».
L’Afrique ne meurt pas plus qu’autre chose, pas moins, je le sais.
Source : Ma présence africaine.
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8 – Petits noms des famines
« Une suite de bonnes récoltes n’a pas à figurer dans les annales ; une mauvaise, oui. »
Raymond Queneau, Une histoire modèle, VII.
Younwa, c’est faim, c’est famine, en langue haoussa
au Niger où l’on sait de quoi il retourne
quand sont épuisés même les greniers de réserve, les greniers de soudure.
Les famines, la vox populi les nomme, quand elle en réchappe.
Ainsi younwar gadabaibai, celle de la chenille
dont le poil était toxique et qui pullulait
en 1973 et 74.
La cause en est le défaut de pluies à la saison des
et qu’aggrave encore une certaine incurie
comme celle de 2005 : il ne fallait pas
qu’il soit dit qu’il y eût famine au pays des Jeux de la Francophonie.
Alors, vint, dans les annales de la rue, younwar Tandja
du nom du président de la République Mamadou Tandja
dont fut ainsi dévoilé le voile pudique.
Celle de 1984 et 85
fut el Bouhari, celle de Bouhari
le président nigérian de l’époque qui, ayant une vieille dent contre son
homologue
nigérien Kountché
ferma ses frontières au passage des vivres.
Il se passe, cela dit, bien d’autres choses en Afrique.
Source : Conversations au Niger même, en octobre 2005.
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9 – Lycée Sainte-Pulchérie, Istanbul
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Dans la chapelle désaffectée
d’un lycée tranquille, français, privé
une inscription en arrondi
qui avait dû surmonter non Loti
mais Jésus le supplicié
vaut aujourd’hui pour Kemal le laïc Atatürk
dont le portrait en grand trône à la belle place.
Au cimetière, fez et turbans coiffent les stèles
plantées dans le cœur des tombes très terrassées.
Pourtant la terre tremble plus volontiers sous les pieds
que le ciel ne tombe sur les têtes.
Sources : Séjour à Istanbul en 2003. – Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kémal, la mort
d’un empire, Paris, Albin Michel, 1954.
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10 – Avril 2002, fondation de l’UMP
RPF UNR UDR RPR
au fin bout de la liste, il y a l’UMP
on voit bien la façon dont est tombé le R
disparue la notion de nation, c’est suspect.
*
Après l’Union pour la nouvelle République
après le Rassemblement du Peuple français
après que l’UDR eut deux sens comme on sait
l’Union pour la défense de la République
l’Union des démocrates pour la République
on rechange de nom pour de nouveaux succès
on cherche un peu et rebaptise après décès
le Rassemblement pour la République.
Avril 2002, mes yeux auront bien lu
sous la personne, meurt le concept, et vient l’Union pour une Majorité présidentielle
tout juste électorale avant, au mois de mai :
l’Union pour un Mouvement populaire, mais
couleur populisme à l’odeur pestilentielle.
Sources : Souvenirs amers et documentation française.
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11 – À qui perd gagne, 1989
Si l’URSS perd la guerre froide
le tiers monde n’a rien à perdre, même pas une guerre.
Le Vietnam en gagne une.
mais le Biafra perd tout.
Tout le monde perd la guerre
et tôt ou tard la retrouve
tant il s’y sent acculé
la guerre avec ses tentacules
ses viols, ses grossesses redoutées
sous les coups des saiseigneurs de la guéguerre
que je ne sais comment orthographier.
Rommel perdit sa guerre
et les pertes sèches des déserts
font du caillou, des roses de sable
des concrétions de combattants
cadavres ensablés par tous les trous
et la ferraille
pas une goutte d’eau pour qu’elle rouille
sauf la rosée du petit matin.
Gagné, perdu, gagnée la paix qu’on croit tenir.
Beaucoup parviennent même à vivre en temps de guerre
à y gagner leur vie
sachant, ou non, ce qu’ils perdent.
Source : Éric J. Hobsbawm L’Âge des extrêmes (1994), Bruxelles, éditions Complexe, 1999.
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