cria cuervos - ACAP Cinéma

Transcription

cria cuervos - ACAP Cinéma
AU COLLÈGE
Collège au cinéma
Auteur
Aurore Renaut
Date
2008
Descriptif
« CRIA CUERVOS »
DE CARLOS SAURA (1976)
Ce document propose une synthèse de la formation organisée dans le cadre de "Collège au cinéma". Différents thèmes y
sont développés : l'enfance au cinéma, la représentation de l'imaginaire enfantin, la mise en scène du temps, la critique de
la société franquiste...
Cinéma et Franquisme
- Les Franquistes, vainqueurs en 1939, instaurent un système de censure pour contrôler le cinéma. Les films doivent
refléter l’idéologie du régime.
- Fin des années 1960, début des années 1970 : Franco est vieux et malade, la censure morale s’assouplit
progressivement mais les sujets politiques donnant une vision négative des vainqueurs de la Guerre Civile sont toujours
interdits. Pour être critique, il faut ruser, contourner la censure.
- Franco meurt le 20 novembre 1975. Cria Cuervos sort sur les écrans quelques mois plus tard et sera fraîchement
accueilli par la critique espagnole. Il part à Cannes et obtient le Prix du Jury en 1976.
Carlos Saura et Cria Cuervos
La genèse du film s’explique en partie par la biographie du cinéaste. Né en 1932, Carlos Saura a 7 ans lorsque les
franquistes gagnent la guerre :
« Politiquement, je considère mes parents comme des libéraux plutôt qu’autre chose. Ils ont toujours été tolérants et
compréhensifs… [Après la guerre] j’ai été envoyé à Huesca avec ma grand-mère et mes tantes. Je crois que mon père a
eu pas mal de difficultés comme bien d’autres dans les mêmes conditions. Ma famille aragonaise était de droite, très
religieuse et c’est pourquoi j’étais réellement un exilé à Huesca… Éloigné de mes parents et de mes frères, et malgré toute
l’affection que ma famille essayait de me donner, je me rappelle ces années là avec tristesse. Je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi du soir au lendemain les bons étaient devenus les méchants et les méchants les bons. »
L’enfant qu’il était alors partage avec son personnage la douloureuse expérience d’avoir été séparé des siens et de l’avoir
vécue comme un traumatisme.
Cria Cuervos est un grand film sur l’enfance. Tout le récit est centré sur la perception d’événements dramatiques par une
petite fille. Saura choisit les enfants car à travers leur regard différent, il peut critiquer le monde des adultes et la société
espagnole franquiste : bourgeoise, militaire et religieuse.
Mais c’est aussi un grand film sur la mort qui est omniprésente pendant tout le film. Sur la mort au sens propre : une petite
fille perd ses parents. Mais aussi au sens figuré : film qui annonce symboliquement la mort du franquisme.
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Les traumatismes de l’enfance
Ana est le personnage principal du film mais aussi le personnage créateur du récit : c’est sa perception troublée du monde
que le film restitue.
Les traumatismes auxquels l’enfance est confrontée sont de trois ordres :
La sexualité
Dans la première séquence, Ana est partiellement témoin (importance du son et du hors champ) d’une scène sexuelle. Il ne
s’agit pas de la sexualité parentale (« scène originelle ») mais d’une sexualité adultérine : le personnage d’Amelia s’enfuit.
De la même manière, Ana sera plusieurs fois témoin (voyeur) de scènes où les adultes pensaient être seuls : lorsqu’elle
surprend son père et Amelia puis Nicolas et Paulina en train de s’embrasser.
La mort
Ana sera présente, voire témoin :
- De la mort de son père, au début du film. Elle entre dans la chambre quelques instants après sa mort mais elle l’entend
mourir, de derrière la porte.
- De l’agonie de sa mère. Comme pour le père, Ana et les spectateurs ne verront pas la mort. Mais la petite fille assiste à
ses souffrances, seule, alors que Rosa appelle le docteur. Elle la voit se tordre de douleur et l’entend exprimer ses peurs.
- De la mort du petit cochon d’Inde. C’est la première mort que l’enfant voit de ses yeux et c’est la seule fois que nous
verrons à la fois la mort et l’enterrement. La boîte à chaussures dans lequel Roni est déposé est évidemment une image
des cercueils des parents. Ana s’appliquant de la terre sur le visage fait de toute évidence référence aux enterrements de
ses parents auxquels nous n’avons pas assisté.
Ana est à chaque fois sinon témoin, en tout cas au centre de ces événements, tout comme des disputes parentales. Bien
qu’étant la cadette, elle est celle des trois sœurs qui en sait le plus. Les informations qu’elle détient ne sont pas celles
d’une enfant mais d’une adulte, ce qui participe de son traumatisme : elle sait et voit des choses qui ne sont pas de son
âge.
Le deuil
Il s’agit d’un double deuil même si le plus difficile à faire est celui de la mère. Saura montre la force des rapports qui liaient
la mère et la fille, dès les premières images du film. Et c’est parce qu’elles étaient très liées que le deuil est d’autant plus
difficile à faire. Dans le générique du film, composé de l’album de famille d’Ana, les photos montrent une image de la petite
fille bien plus expressive que dans le film : sur certaines elle sourit. Ce visage ouvert nous le retrouverons toutefois quand
Ana sera en présence de l’image fantasmée de sa mère (scène du miroir). Ce qui contraste avec la première scène du film
où Ana apparaît de nuit, dans sa chemise de nuit blanche, descendant les escaliers, le visage fermé, impassible, comme un
fantôme ou un somnambule. Mais entre le générique et la première scène, la mère est morte.
La tante Paulina est l’exact opposé de la mère. Bien qu’elles soient sœurs, tout sépare les deux personnages. La tante est
sévère, stricte (chignon impeccable du début), elle s’adresse aux petites filles comme à des adultes, loin de la complicité et
de la tendresse dont faisait preuve la mère. Elle est la représentante de la société bourgeoise dont elle véhicule les codes
(scène où elle tente d’apprendre à ses nièces comment se tenir à table). Elle est l’équivalent féminin de l’ordre militaire
(elle passe ses « troupes » en revue avant la veillée funèbre, s’exprime par ordres).
Ana témoigne à sa tante de l’antipathie car elle « usurpe », selon le propre mot de Paulina, la place de la mère.
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La scène du conte Almendrita raconté par la mère puis par Paulina montre bien l’opposition que le cinéaste établit entre les
deux personnages.
Si le film est raconté à travers les yeux d’Ana, le deuil est aussi une épreuve que les trois petites filles accomplissent
ensemble à travers :
- La partie de cache-cache : rejouer la mort des parents pour l’exorciser.
- Le cauchemar raconté par Irene : à la fin du film, Saura nous montre comment la disparition des parents trouble
également la sœur aînée.
- La scène de la dispute : rejouer la scène de ménage des parents pour faire vivre leur souvenir.
Scène emblématique : le souvenir des petites filles s’est cristallisé sur un événement récurrent de la vie familiale : la
dispute.
Les petites filles se lancent les répliques à toute allure comme si elles connaissaient « par cœur » leur texte. De toute
évidence, ce sont des scènes auxquelles elles ont souvent assisté.
Saura nous dit que la scène de ménage n’est pas fantasmée par les trois sœurs en nous montrant « l’original » à travers un
souvenir-fanstasme d’Ana.
Ana s’empare du rôle de la mère, Irene celui du père, identifiable par la casquette militaire qu’Irene cachera de la censure
(Paulina) pour ne pas laisser voir que leur jeu n’était pas seulement enfantin.
Avec cette scène, les petites filles transforment la réalité : Ana, « interprétant » sa mère, en fait un personnage fort,
s’opposant au père et lui demandant des comptes, une adulte alors que la mère sera au contraire infantilisée dans la scène
« originale ».
Le personnage de la mère réinventé par Ana serait plus proche de la force d’une femme comme Amelia, nom qu’emploiera
d’ailleurs Irene jouant le rôle du père, sans qu’on sache clairement s’il s’agit d’un lapsus ou d’un glissement de sens.
Cette scène reste malgré tout du théâtre enfantin : la mise en scène est visible (clin d’œil d’Irene qui déclenche la sonnette
jouée par Maite), les petites filles prises de fous rire sur des répliques pourtant très dures.
La puissance de l’imaginaire enfantin
A travers l’imagination, le fantasme, Ana trouve un refuge, une manière de faire face à ce qui lui arrive. C’est la solution
qu’elle trouve inconsciemment pour surmonter son deuil douloureux. Dans le film, Saura fait de l’imaginaire enfantin une
puissance sans limite et quelque peu monstrueuse : Ana croit avoir le pouvoir de faire revenir quand elle le désire l’image
de sa mère disparue, tuer ceux qui la dérangent, se dédoubler, se lancer dans les airs et voler comme un oiseau.
Ce pouvoir d’Ana passe par ses yeux. Son regard est très impressionnant d’autant plus que son visage est souvent
inexpressif. Ses grands yeux noirs sont comme deux trous noirs qui absorbent la réalité et la transforment. De plus, Ana est
insomniaque : elle n’arrive pas à fermer les yeux, ou plutôt elle a toujours les yeux ouverts.
Ce regard a une grande capacité créatrice : c’est en fixant intensément un miroir ou une vitre qu’elle convoque l’image de
sa mère ou de son père défunts. Ce regard créateur se porte souvent vers nous : par des regards caméra, le cinéaste nous
montre que la petite fille quitte le monde de la réalité pour basculer dans un monde imaginaire, celui du souvenir-refuge
(scène de la mère au miroir, scène du père à la vitre).
La technique varie : Ana peut convoquer l’image de sa mère en fermant les yeux ou en les clignant plusieurs fois de suite.
Ce n’est qu’après l’empoisonnement raté de la tante Paulina que la réalité bute sur son imaginaire. Le film est alors
presque fini. Ana comprend qu’elle ne peut plier la réalité à ses fantasmes. Le final montrant les trois sœurs sortir de la
maison et reprendre le chemin de l’école est comme le signe d’un nouveau départ.
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La construction temporelle
Le découpage temporel est une construction originale et complexe. Trois temps se mêlent tout au long du film : un présent
à partir du début du film et de la mort du père (présent de la production du film, 1975), un passé à travers les souvenirs
d’Ana avec sa mère et son père et un futur où Ana adulte revient sur son enfance.
Mais il est aussi possible d’imaginer un autre découpage : un présent (Ana adulte, qui se situe dans un avenir inconnu au
moment du tournage, en 1995) et deux strates différentes de passé (les souvenirs d’enfance d’Ana adulte, ceux d’avant la
mort de la mère et ceux d’après la mort du père).
L’impression de complexité tient à l’énonciation du film : c’est Ana qui est la narratrice du récit, qui nous guide à travers
ses souvenirs, c’est pourquoi le film n’est pas un récit linéaire mais suit les mouvements de sa pensée, comme si la
chronologie suivait les chaos de l’esprit d’Ana.
Mais si Ana est enfant en 1975, comme nous l’indique sans erreur la diégèse du film (vêtements, décors, etc.), son
personnage d’adulte n’appartient pas à un temps connu au moment de la production du film, il est achronique. C’est
d’ailleurs pour cette raison que la mise en scène de ces séquences est minimaliste : Ana apparaît cadrée mi-poitrine sur un
fond neutre : aucun décor, aucun indice ne nous aident à dater ces séquences.
Cette construction temporelle exclut la linéarité et les transitions du cinéma classique : Saura enchaîne les passages
temporels, sans coupure (même pas vestimentaire).
Le procédé est proustien : comme pour la madeleine du petit Marcel, il suffit le plus souvent à Ana d’un détail, d’une
sensation du passé pour que son esprit et le récit du film soient projetés en arrière. Ainsi, les pattes de poulet déclenchent
un souvenir, jouer dans le jardin d’Amelia et Nicolas également. Le zoom sur les pattes de poulet apporte au film un aspect
incongru, surréaliste, presque bunuelien. Souvent considérées comme un objet magique, elles font ici basculer Ana de la
réalité au fantasme. Saura rappelle que dans sa petite enfance, il avait été marqué par ces pattes de poulet dont sa mère
aimait à faire des bouillons et établit encore une fois une passerelle entre son personnage et lui.
La critique de la société franquiste
La bourgeoisie
Le film se déroule à l’intérieur d’une propriété bourgeoise madrilène dont les petites filles ne sortent jamais ; de hauts
murs, comme ceux d’une forteresse, les séparent de la vie extérieure. C’est bien sûr par conventions sociales qu’elles sont
confinées chez elle : dans la bourgeoisie, on porte le deuil chez soi. Mais plus loin, il apparaît évident que Saura montre
cette maison comme le symptôme de quelque chose de plus grand et ne pouvant critiquer directement le gouvernement
franquiste, il utilise de nombreuses métaphores et symboles pour la critiquer par voies détournées. Ainsi, la maison
renfermée sur elle-même représente-t-elle l’Espagne franquiste qui refuse de s’ouvrir et vit repliée sur elle-même. Ce n’est
qu’à la fin du film que les petites filles sortent enfin de la maison et reprennent le chemin de l’école. Saura nous les montre
marchant dans la rue. Il y a un espoir de changements pour ses personnages et pour le pays qui, comme nous le montre
les grands panneaux publicitaires, n’est pas loin d’intégrer lui aussi la société de consommation. La fin du franquisme n’est
plus très loin.
De la même manière, l’opposition entre le père et la mère peut être lue comme une confrontation entre l’Espagne
franquiste militaire et la République vaincue et assassinée.
Cria Cuervos est un grand film sur les femmes. Dans la société franquiste, ce sont les hommes qui ont le pouvoir. Faire un
film sur les femmes, c’est une manière de ne pas se positionner du côté du pouvoir, de faire de la résistance passive, de
s’intéresser aux personnages qui ont été mis de côté par la société.
Trois générations sont représentées dans le film. La plus ancienne est la grand-mère : muette et paralytique, elle est très
clairement une image de la République, d’une Espagne contrainte au silence et à l’inaction (qui ne peut pas bouger) ; mais
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elle est aussi une image de l’Espagne historique, l’ancienne Espagne, celle d’avant la Guerre Civile, d’un temps où il n’y
avait pas de clivage entre les deux camps. C’est pour cette raison qu’elle a cessé de vivre au présent et préfère se réfugier
dans le passé de ses photos souvenirs.
La mère d’Ana, Maria, est l’image d’une République, cultivée (pianiste) et sacrifiée alors qu’Ana serait celle de l’Espagne
future, d’une Espagne libre, fière mais aussi traumatisée par le passé.
Trois générations de femmes mais aussi trois thèmes musicaux : à la grand-mère et l’Espagne historique correspond la
chanson d’amour des années 1930 Ay Mari Cruz, Mari Cruz interprétée par Imperio Argentina ; à la mère et l’Espagne
Républicaine, La Cancion y Danza n°5 de Federico Mompou, un thème triste et mélancolique et enfin celui d’Ana et de
l’Espagne en devenir sera la chanson contemporaine Porque te vas ? composée par José Luis Perales, interprétée par
Jeannette qui est aussi une chanson sur la séparation (Car tu t’en vas, je me suis réveillée la nuit, pensant à toi. Toutes les
promesses d’amour s’envolent avec toi…).
Les militaires
Les seuls personnages masculins du film sont des militaires. Plusieurs d’entre eux apparaissent à la veillée funèbre, en
uniformes, certains en lunettes noires. Saura prend soin de les filmer en contre-plongée de façon à les rendre à la fois
grotesques et inquiétants. Lorsque le film sortira début 1976, les Espagnols ne pourront s’empêcher de voir dans cette
séquence l’annonce de la mort de Franco.
Si ce groupe reste anonyme, deux hommes seront dans le film plus individualisés : Anselmo, le père et Nicolas, son
camarade de promotion. Saura ne donne pas de réelle épaisseur psychologique au personnage du père : c’est un homme
macho, très antipathique, ce qui suffit à comprendre que pour le cinéaste, Anselmo est le représentant des militaires, d’un
gouvernement illégitime et violent. A travers lui, il peut également rappeler, même rapidement, le souvenir de la Guerre
Civile (Rosa raconte aux petites filles les faits de guerre de leur père : il a fait partie de la division Azul qui avait rejoint
Hitler).
Nicolas est un personnage plus doux mais lui comme Anselmo se rejoignent dans l’analyse que fait Saura de l’institution du
mariage. L’échec conjugal des deux hommes renvoie à la faillite de la société franquiste. Aucun adulte n’est heureux dans
le film : Maria est malheureuse, abandonnée par un mari qui la trompe avec Amelia, dont le mariage avec Nicolas est lui
aussi un échec.
La religion
La religion est peu présente dans le film et en cela Saura fait œuvre critique : pas de prêtre auprès de la mère agonisante,
pas de représentations des enterrements qui auraient été bien sûr religieux. La religion est évoquée à travers les prières
d’Ana et à la mort du petit cochon d’Inde lorsque Maite apporte une image pieuse. Le rituel religieux est dérisoire pour ces
petites filles, il ne s’agit pas d’une foi ressentie mais d’une pratique sociale, voire d’une pratique magique. Aucun des
personnages n’est présenté comme un vrai croyant, et Saura va plus loin en plaçant dans la bouche de la mère mourante
une profession de foi d’athéisme radicale : « Tout est mensonge. Il n’y a rien. On m’a trompée ».
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