Le théâtre dans Looking on Darkness d`André Brink : le - E-rea

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Le théâtre dans Looking on Darkness d`André Brink : le - E-rea
Le théâtre dans Looking on Darkness d’André Brink : le roman d’un acteur
Mélanie Joseph-Vilain
But, you may well ask, is this not the true destiny of the comedian, to play whatever
role is written for him, however humble, to the best of his ability? Isn’t that his
greatness, the real laying down of the self? His professionalism is not in becoming
another character, but in being the perfect vehicle for the written page-thin
projection or reflection or image of a person, or even of a fleeting feeling in a
universe where heaven and earth are words. The veritable actor stinks of ink and
sawdust. (Breyten Breytenbach, Memories of Snow and of Dust, 257)
À l’époque de l’apartheid, on a souvent eu tendance à réduire Looking on Darkness à un roman
engagé, dans lequel André Brink dénonçait l’absurdité de l’apartheid à travers le destin tragique de
son héros, Joseph Malan, un acteur métis condamné à mort pour le meurtre de Jessica, sa maîtresse
blanche, que l’Immorality Act lui interdisait d’aimer.
Pourtant le roman fourmille littéralement de jeux métafictionnels et de références
intertextuelles, comme le montrent aussi bien la profusion d’épigraphes (il n’y en a pas moins de sept)
que les treize sonnets de Shakespeare qui figurent en annexe du roman, sans parler des citations
extraites des pièces dans lesquelles joue Joseph, et qu’il commente abondamment.
“Roman d’un acteur”, Looking on Darkness est traversé par le théâtre du début à la fin. Je
voudrais donc examiner ici la façon dont la citation, théâtrale ou non, travaille le roman de Brink. Je
m’intéresserai, dans un premier temps, à la façon dont le texte est habité par le théâtre, qui constitue
un véritable réservoir de citations et de comparaisons pour le narrateur, mais qui détermine aussi la
structure même du roman. Dans un deuxième temps, je m’intéresserai au personnage de Joseph, qui
est lui aussi hanté par le théâtre au point d’en devenir prisonnier, et dans un troisième temps,
j’examinerai la place que tient l’histoire de ses ancêtres dans ces phénomènes de citation et de
répétition.
Sous le signe de Shakespeare
Le titre même place le roman sous le signe du théâtre, même si c’est d’une façon indirecte. Il
s’agit en effet d’une citation empruntée à l’un des sonnets de Shakespeare qui figurent en annexe du
roman, et s’il ne s’agit pas d’une citation théâtrale, elle renvoie tout de même au théâtre à travers la
référence shakespearienne. Sur le modèle de l’“effet-épigraphe” défini par Gérard Genette (Seuils,
161-162), selon lequel c’est davantage le nom de l’auteur de l’épigraphe que son contenu proprement
dit qui importe, on pourrait parler ici d’un “effet-titre”. Bien sûr, le vers choisi met en évidence le
paradigme de l’obscurité, qui sera primordial dans le roman, mais il renvoie aussi au corpus
shakespearien in extenso. La référence à Shakespeare vaut donc tout autant pour la connexion qu’elle
permet d’établir avec l’univers du théâtre que pour son contenu proprement dit.
L’hypotexte shakespearien a en effet une importance considérable dans le roman, car il donne
des clés au narrateur pour raconter son histoire. Par exemple, quand il décrit sa relation avec Fatima,
une actrice appartenant à la troupe dans laquelle il débute, le narrateur explique que la jeune femme
maintient toujours une distance entre eux ; à l’en croire, l’échec de leur relation est lié aux rôles qu’ils
jouent dans Hamlet : “I felt convinced that it had been like that only because I played Osrick. If I had
acted Hamlet to her Ophelia, it would have turned out differently” (134). Le théâtre fournit ici une
excuse toute trouvée, évitant à Joseph une remise en question plus profonde.
Devenu metteur en scène, il montera lui-même deux pièces de Shakespeare. La première,
c’est Roméo et Juliette : un jeu de miroirs s’établit alors entre la pièce et son histoire d’amour avec
Jessica. De nombreux indices suggèrent le parallèle, par exemple les allusions répétées au rôle que
joue le balcon de l’appartement de Jessica dans leur relation. De plus, si Joseph monte Roméo et
Juliette avec sa troupe, il l’adapte : “All we kept of the original was the outline of the plot. Our Romeo,
Renier, was a Couloured boy ; our Juliet, Lucy, was white” (245). On peut voir là un commentaire
ludique sur le roman lui-même, qui correspond lui aussi à cette description ; mais dans Roméo et
Juliette, Roméo se suicide le premier, croyant Juliette morte, et celle-ci le suivra finalement dans la
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mort. Dans Looking on Darkness, les deux amants choisissent de se suicider, mais finalement, Joseph
tue Jessica, et doit en subir les conséquences.
De ce point de vue, la fin de l’histoire rappelle davantage Othello ; or, Joseph monte
également cette pièce avec sa troupe, un Othello interprété, dit-il, “à la façon de Kott, Hugo et
Artaud”, “as personification of the night, ‘an immense, fatal Night’, infatuated with Desdemona,
incarnation of dawn and day : and the natural union of these two seasons scandalises the world
which, threatened by it and refusing to accept beauty on its own terms, reduces everything to a beast
with two backs, to sordidness and infernal darkness” (349-50).
Le parallélisme entre cette lecture d’Othello et l’histoire de Joseph est évident, puisqu’il trouve
lui aussi son identité dans la nuit, l’obscurité de la prison et la mort. Jessica, à l’inverse, est souvent
décrite en termes de lumière : dès leur première rencontre, lorsqu’elle adresse la parole à Joseph pour
la première fois, il mentionne “her dark eyes glowing with light” (273). Tout en elle est pureté,
innocence, blancheur, bien qu’elle ait traversé de nombreuses épreuves : “through all that she’d come
unscathed, with that radiant smile and that unassailable serenity” (276).
Mais si Joseph tue Jessica, comme Othello tuait Desdémone, c’est pour une raison tout à fait
différente : pas de Iago pour l’y inciter en lui faisant croire qu’elle le trompe (encore que Jessica ait en
effet une liaison avec Richard), juste une société qui refuse leur amour. Le seul point commun, c’est
l’issue fatale de cet amour, le meurtre de la femme par l’homme.
La première fonction de la citation théâtrale dans le roman est donc de suggérer une lecture
de l’histoire au fur et à mesure qu’elle est racontée, de créer des échos intertextuels entre Looking on
Darkness et les pièces évoquées – peut-être devrait-on dire invoquées.
Et ce n’est pas non plus un hasard si les pièces montées par Joseph sont des tragédies :
Looking on Darkness se veut un hypertexte des grandes tragédies shakespeariennes. En effet,
l’hypertextualité n'implique en aucune manière le respect du genre du texte d’origine, comme le
rappellent dans leur préface Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier :
Bien entendu, du texte-source au texte récepteur, il n’y a pas toujours identité générique ;
d’une imitation à l’autre, à chaque nouvelle adaptation, un motif circule, et peut ici transiter,
pour ne citer qu’un exemple, de la nouvelle au mélodrame... Plus généralement, le
palimpseste des références et des emprunts se projette au-delà des limites génériques
puisqu'il a pour substrat fondamental la formation et l’itinéraire de l'écrivain, son horizon
socio-culturel, son univers intellectuel et esthétique. (9)
Le roman est divisé en sept chapitres ; mais à y regarder de plus près, ces sept chapitres,
ainsi que les sonnets de Shakespeare qui figurent en annexe, peuvent se lire comme les éléments
d’une pièce de théâtre. Le chapitre I en serait le prologue, dans lequel le “chœur” (ici, un récitant
solitaire) annonce la tragédie, inexorable : le lecteur, qui tient ici lieu de spectateur, apprend
quasiment immédiatement que Joseph va mourir : “I’m not writing this for them but only for myself,
here, now, in the days or weeks before I’m taken by the deep, dark lady, death” (8). Les chapitres II,
III, IV, V et VI seraient les cinq actes de la tragédie. D’ailleurs, le chapitre VI, le dernier de cet
ensemble, est décrit comme “the last act” (377). Le chapitre VII serait l’épilogue, dans lequel le héros
monologue une dernière fois, récapitulant ce qui lui est arrivé, et ce qui l’attend, avant de disparaître.
On pourrait le résumer par les mots célèbres d’Auguste : “Plaudite: Acta est fabula”. Enfin, les sonnets
de Shakespeare qui figurent en annexe pourraient être une afterpiece, qui, bien que distincte de la
pièce principale, en éclaire certains aspects.
Écrit à la première personne, le roman se rapproche du “monodrame”, que Dorrit Cohn définit
comme “une pièce qui se réduirait à un unique soliloque” (290). Roman d’un acteur, Looking on
Darkness épouse le plus possible la forme théâtrale.
L’intrigue aussi est celle d’une tragédie. Étymologiquement, en effet, le mot “tragédie” renvoie
à l’idée de sacrifice. Dans le roman, c’est sur l’autel de l’apartheid que Joseph est sacrifié.
Par ailleurs, la notion de catharsis, qui est au fondement même du genre tragique, le sacrifice
ayant pour but de purger la société de ses maux, est évoquée à diverses reprises dans le roman. Par
exemple, quand Joseph rencontre Jessica, il dit : “I wanted to talk and rid myself of everything in
order to be purged, so that I could start again, naked and new, like somewhere on a beach, washed
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clean” (275). Jessica est celle qui permettra à Joseph d’accomplir son destin tragique : en ce sens, elle
est le déclencheur de la catharsis.
Le fait qu’après le chapitre I, qui tient lieu de prologue, Joseph commence par raconter
l’histoire de ses ancêtres, souligne également la parenté entre ce roman et la tragédie : comme les
Atrides ou les Labdacides, Joseph se présente comme le descendant d’une lignée maudite, non par les
dieux, mais par la société sud-africaine. Tous ses ancêtres sont morts de mort violente, son destin est
donc de les suivre. L’atavisme le condamne dès le départ.
La “tragédie” retrace son chemin vers cette mort annoncée. Dès le prologue, d’ailleurs, Joseph
fait allusion à l’Antigone d’Anouilh lorsqu’il décrit son procès et souligne que l’issue en est connue
d’avance : “There was an air of satisfaction about it all, not unlike the atmosphere in a theatre where
Shakespeare is performed: the play was familiar, each phrase could be anticipated, each new moment
expected – hence the ‘tranquillity’ Anouilh speaks of, the calm resignation to the fate slowly fulfilling
itself” (17). Le passage de la pièce d’Anouilh auquel Joseph fait allusion est celui où le chœur
commente l’inexorable déroulement de la tragédie, une fois qu’Antigone a été prise en train d’essayer
d’enterrer son frère :
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela
qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre
(…). C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul.
C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout
prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences. (…)
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr…(…) Dans la tragédie on est tranquille.
D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a
un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. (53-54)
Dans Antigone, les destins de chaque personnage, victime ou bourreau, sont désignés comme
des rôles à jouer. L’héroïne elle-même affirme : “A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et
nous, nous devons aller enterrer notre frère. C’est comme cela que ç’a été distribué. Qu’est-ce que tu
veux que nous y fassions ?” (24) Et Créon, à la fin, ajoutera : “Je le comprends maintenant, Antigone
était faite pour être morte” (100).
De même, dans Looking on Darkness, Joseph était “fait pour être mort”. Comme les héros de
tragédie, il ne fuit pas son destin, et refuse d’émigrer une deuxième fois. Or, rester en Afrique du Sud,
c’est se condamner. Mais il le fait les yeux ouverts, pour accomplir son destin. Tous ceux qui l’ont
poussé vers cette mort n’ont fait que jouer le rôle assigné par la tragédie de l’apartheid. Dans les
tragédies antiques ou classiques, ce sont les dieux qui décident du destin des personnages : ceux-ci
sont punis pour avoir dépassé les limites prescrites aux humains ; dans Looking on Darkness , c’est la
société sud-africaine qui les condamne : l’esclavage d’abord, puis les inégalités qui en ont découlé, et
pour finir, bien sûr, l’apartheid, incarné par them, ces bourreaux anonymes qui torturent Joseph au
chapitre V. Comme Créon dans Antigone, leur seule fonction possible est de faire mourir Joseph et
d’endosser la culpabilité, et le seul rôle possible pour Joseph est de devenir leur victime. Mourir lui
permettra de trouver sa place dans la société.
Le théâtre, refuge ou prison ?
L’identité est définie tout le long du roman en termes de “place”, et la quête identitaire de
Joseph prend la forme d’un voyage, géographique bien sûr, avec l’exil en Europe dans un premier
temps, mais aussi identitaire, grâce au théâtre et aux rôles divers qu’il lui permet d’endosser.
Dans tout le roman, Joseph se définit comme “restless”, incapable de trouver sa place. Ce
paradigme du dé-placement, de la quête d’identité, est lié tout le long du roman au théâtre et à son
rôle dans la vie de Joseph. En effet, le sentiment de dé-placement, de décalage, qu’il éprouve va de
pair avec une distance impossible à combler entre lui et les événements, distance perçue en termes
de théâtre. A diverses reprises, de la mort de sa mère à la scène où il apprend que Jessica le trompe,
il se décrit comme le spectateur de sa propre vie.
Pourtant, à la fin du roman, Joseph affirme à plusieurs reprises avoir enfin trouvé sa place,
dans la souffrance et dans la mort qu’il sait imminente, et avoir surmonté ce sentiment de décalage,
ce qui explique le “I was there. (…) I was present” (255) qui définit son attitude pendant qu’il est
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torturé, ainsi que son sentiment d’avoir trouvé “not a hereafter, but a hereness” (392) au moment de
mourir : la mort, “the innermost circle” (392), lui permettra d’être enfin au cœur des événements, et
non plus à leur périphérie. Il trouvera ainsi sa place au bout de la chaîne familiale, aux côtés de sa
mère : “My place is with her and the others. I’m not alone tonight, they are all with me, the long dark
row. I am not the victim of my history. What happens, has been chosen by myself. I do not undergo
it, I create it. I abandon myself to them” (393).
Paradoxalement, c’est le théâtre qui lui a, semble-t-il, permis de trouver sa place, c’est-à-dire
son identité. Pourtant, s’il a choisi le théâtre, et l’exil, c’était initialement parce qu’il offrait la possibilité
d’être toujours en mouvement, de ne pas être figé dans un lieu précis : “What I’d chosen was the
theatre, here tonight and gone tomorrow, this month Ibsen, next month Molière – or nothing. What
I’d chosen was uncertainty and unfulfilment, insecurity, change ; what I’d chosen was possibility
rather than certainty, hope rather than consummation ; and wandering rather than any chance of
arriving at a destination” (167).
Le théâtre permet en effet d’endosser de nombreuses identités, de ne pas chercher à savoir
qui l’on est. Dès l’enfance, le jeu de rôles est un refuge pour Joseph : fasciné par le pouvoir du
langage, la magie des mots, il répète, comme une incantation : “I am Hermien. I am Sophie. I am
duck. I am water” (78), endossant l’identité de ce(ux) qui l’entourent. Quand sa mère lui raconte
l’histoire de ses ancêtres, il se l’approprie également en jouant à être chacun d’entre eux : “I am
Adam. I am Moses. I am Dlamini-Daniel” (80). Les mots ont pour lui un pouvoir magique : ils
permettent à la fois de mettre le monde à distance et de se l’approprier ; ils consolent (“The only way
to exorcise my loneliness would be to lie whispering words to myself, until it ebbed away in their
soothing sound”, 90), ils permettent de comprendre et d’exorciser le malheur :
In those years my only defence against such events was to withdraw ever more deeply into
the imaginary world I’d created for myself behind the bank of the irrigation dam, either
alone or with friends. For instance I acted out the whole story of Oom Koot with Willem and
Thys and a few others. (…) All that mattered to me was that, in a curious way, the play
provided me with a grasp on what had happened. By transforming myself into that same
toothless Oom Koot, I could exorcise his desecration: and that already meant something
more than merely sitting on the bank with closed eyes and repeating to the ducks: “I am
Joseph. I am Hermien. I am Sophie. I am my father.” (91-92)
Le théâtre est donc bien un refuge pour Joseph, par exemple lorsqu’il rentre d’exil : il ne se
sent plus à sa place en Afrique du Sud, il ne reconnaît plus le pays qu’il a quitté, ni le quartier où il a
vécu, District Six, dont les métis sont chassés pour laisser la place aux blancs. Il s’y sent doublement
exclu, en tant que métis et en tant qu’exilé qui vient de rentrer. Le monde qui l’entoure lui semble
lointain et irréel, comme un décor de théâtre. Mais le personnage de Sigismond, dans La Vie est un
songe, de Calderon, lui vient immédiatement à l’esprit : le simple fait d’avoir établi un parallèle entre
Sigismond et lui-même offre à Joseph une solution, une explication qui lui permet de s’adapter à cette
nouvelle réalité et d’accepter son sentiment de décalage, d’aliénation : “And from within the theatre,
my only reliable reality, I could begin to redefine my world” (199).
Mais si le théâtre constitue apparemment un refuge pour Joseph, c’est aussi une prison dont il
ne peut s’extraire. En effet, il a du mal à appréhender la vie réelle sans passer par le filtre rassurant
du théâtre, même à Bain’s Kloof, où il affirme éprouver un sentiment de complétude, être devenu
enfin lui-même à travers la mort de Jessica : “Everything was rounded off, everything had come home
to me. It wasn’t even necessary to act any more, I’d abandoned my last role : now I’d been peeled off
like Peer Gynt’s onion, now only the pure emptiness of my heart was left. It was very beautiful” (386).
Au moment où il affirme qu’il n’a plus besoin de jouer un rôle, qu’il a trouvé sa place, paradoxalement
il utilise encore une comparaison littéraire (Peer Gynt). On ne sait plus s’il pense vraiment ce qu’il dit,
ou si le fait d’affirmer qu’il est lui-même est encore un rôle qu’il joue. Pour se tenir chaud, il récite des
passages de ses rôles, et ajoute : “Only it wasn’t as if I was acting : their words seemed to have
become my own, and I was my own audience. I recited poetry, Shakespeare’s sonnets, Rilke, Donne,
anything I could recall. St John of the Cross : For no one saw it, / Neither did Evil appear ; / and the
siege was lifted, / and the horsemen / Came down at the sight of the waters” (387-388).
Il est donc devenu à la fois metteur en scène, spectateur et acteur de sa vie. Il semble
finalement encore plus en dehors de la vie qu’avant, comme si trouver son identité voulait dire sortir
définitivement de la vie réelle pour entrer dans l’illusion théâtrale où il restera jusqu’au bout : sa vie
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ne se résume donc qu’à une succession de rôles, qu’il endosse les uns après les autres sans jamais
pouvoir en sortir, si bien qu’il ne sait plus vraiment qui il est : “I sometimes get the impression that
my whole life can be summarised in terms of the plays I’ve acted in : and then I’m not quite sure
which of the two worlds is the paradigm of the other” (361). Joseph est acteur, il ne peut y échapper.
Même dans la vie il joue des rôles, illustrant parfaitement la définition que donne Camus de l’acteur,
“s’appliquer de tout son cœur à n’être rien ou à être plusieurs” (160).
C’est pourquoi il est particulièrement significatif que, parmi les pièces qui lui tiennent à cœur
figure celle de Pirandello, Six Personnages en quête d’auteur. Dans cette pièce, les personnages
jouent leur propre rôle devant les acteurs qui sont censés les incarner par la suite, mais le drame final
(la noyade de la Fillette et le suicide du Garçonnet) est bien réel – en tout cas sur scène. L’auteur
multiplie les “couches” d’existence : la “vraie” réalité (celle des spectateurs) ; la “fausse” réalité (celle
du directeur et de sa troupe) ; la “fiction dans la fausse réalité” (le monde des six personnages, et le
drame final) ; la pièce qu’ils jouent devant le directeur à partir de leur propre vie.
Dans Looking on Darkness Brink multiplie aussi les couches d’existence : la réalité (celle du
lecteur) ; la “fausse réalité” (celle des personnages) ; le théâtre (les pièces de Joseph) ; le récit que
fait Joseph de sa propre vie. Mais comme chez Pirandello, ces couches sont perméables : Joseph vit le
théâtre. Et comme dans les Six Personnages, le drame final (la mort de Joseph) est bien réel pour lui.
C’est en cela qu’il est proche des Six Personnages, et en particulier du Fils. En effet, Joseph analyse sa
propre situation en fonction de ce personnage, qu’il a joué à Londres. Le parallélisme est renforcé par
la formulation même de la question qu’il pose : “What about the Son ? What about me ?” (249) Selon
Joseph, le Fils se suicide “on the crossing of imagination and reality” (249), pour échapper au destin
tout tracé que l’auteur de la pièce dans laquelle il joue veut lui faire endosser :
“He isn’t ‘human’, he isn’t even an ‘actor’ capable of choosing his roles : he is nothing but a
character from the mind of a writer who, like God, has turned his back on his creation. His
only raison d’être is precisely that melodrama he wished to deny: if it hadn’t been for that,
he wouldn’t even have existed. And so he turns against himself” (249).
On peut interpréter l’identification de Joseph au Fils de plusieurs façons ; d’abord, il s’agit d’un
clin d’œil au lecteur, pour lui signaler que Joseph n’est, lui aussi, qu’un personnage sorti de
l’imagination d’André Brink. Mais l’intertexte convoqué donne aussi une clé pour comprendre le
personnage. En effet, lui aussi se trouve prisonnier d’une pièce dans laquelle il n’a pas demandé à
jouer.
“Fils du texte” : le roman d’un acteur.
Sa vie entière est en effet pour lui une pièce, comme le montre sa réaction en rentrant en
Afrique du Sud : énumérant les vicissitudes de ses ancêtres, qui ont fait de lui ce qu’il est, un artiste
et un Sud-africain, il ajoute : “now it was my turn, with my exits and my entrances. For their sake I
couldn’t just turn back and flee : that was the illogical passion which kept me here. That, and the old
stubbornness, which refused to be mastered” (205). On trouve là une allusion au paradigme
shakespearien de la vie comme théâtre, emprunté au monologue de Jaques sur les sept âges de
l’homme dans As You Like It (II-7, v. 139-143), mais surtout, et c’est le plus important, la vie de
Joseph est clairement mise en parallèle avec celle de ses ancêtres.
J’ai déjà évoqué cette question pour montrer que c’est l’appartenance de Joseph à cette
lignée maudite qui fait de lui un personnage tragique. Mais il est ici nécessaire de revenir sur la façon
dont l’histoire a été transmise à Joseph, et sur la façon dont il l’a reçue : elle lui a été racontée par sa
mère, pour qu’il connaisse quand même un peu son père, mort lorsqu’il n’était qu’un tout jeune
enfant. Les circonstances de la mort du père, Jacob, ont également leur importance : parti avec son
maître faire la guerre en Europe, il est fait prisonnier par les Allemands. Passionné de lecture et de
théâtre, il ne peut s’empêcher de recourir à ses dons d’imitateur pour faire rire ses compagnons
d’infortune, jusqu’au jour fatidique où il est surpris en train d’imiter le commandant du camp ; celui-ci,
vexé, le torturera jusqu’à ce que mort s’ensuive. Jacob est donc mort pour avoir joué…
La première fois que la mère de Joseph voit son fils sur scène, dans le spectacle de fin
d’année de l’école, elle prend peur :
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“You look’ so just like yo’ fa’rer tonight, Joseph, I got a fright.”
“But I’m his child.”
“You his chile, awright. God knows. You his chile en’ I don’ know if I mus’ be gled o’
sed.” (109)
Tout de suite après, elle s’inquiète pour lui, et lui demande ce qu’il compte faire plus tard ; il
lui répond alors qu’il veut être acteur, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle pense. Mais ce choix, qu’il fera
effectivement une fois adulte, lui a en fait été dicté : c’est l’histoire de ses ancêtres qui l’a poussé à
adopter ce métier.
Joseph insiste en effet en permanence sur son désir d’identification avec ses ancêtres, sur sa
fonction de porte-parole de la lignée, de “dernier des Malan”. S’il commence par retracer l’histoire de
la famille, c’est parce qu’elle annonce la sienne de bien des façons, parce que le texte généalogique a
donné forme à son propre texte, à sa propre vie. Il a été l’instrument du “roman parental”, que Pierre
Bayard définit dans Il était deux fois Romain Gary comme les “rêveries faites par nos parents euxmêmes à notre sujet. Ces rêveries peuvent n’avoir qu’une structure assez vague, mais il est
vraisemblable qu’elles prennent parfois la forme d’un véritable roman, tant du point de vue de
l’intensité dramatique que du schéma narratif (rappelons que le fantasme a toujours la forme d’un
scénario). Dans ce cas de figure, l’‘infans’, avant même sa naissance parfois, se retrouve avoir le
statut d’un personnage de roman, acteur d’un texte que d’autres ont écrit et qui risque de le
déterminer à son insu” (30, je souligne).
Cette nécessité de se conformer à un texte écrit par avance explique la décision de Joseph de
rester en Afrique du Sud et d’y mourir, alors qu’il a le choix de l’exil. Il est littéralement “parlé” par son
roman parental, qui prend même la dimension d’un roman généalogique puisqu’il se joue sur de
nombreuses générations. L’histoire de ses ancêtres est prescriptive, il n’a d’autre choix que de s’y
conformer, de venir prendre ce que Bayard appelle “la place du mort” : “Si l’on veut situer en nous
l’influence du roman parental et en évaluer la force, il est indispensable de repérer ‘la place du mort’.
Qui ne sait en remplacement de qui il est venu, qui ne connaît son fantôme, n’a guère de chance de
comprendre un jour le rôle de personnage qu’on lui fait jouer dans la littérature familiale” (“Le roman
parental” 50).
Dans le cas de Joseph, le mort dont il prend la place, c’est son père, trop tôt disparu, dont il
rejoue l’histoire. La ressemblance qui trouble tant Sophie et le destin tragique de Joseph, s’expliquent
alors, car comme l’écrit Bayard, dans le cas où l’on remplace un mort, l’accomplissement ultime du
roman parental est la mort : “Prétendument voué à l’épiphanie du sujet, il ne lui permet de l’atteindre
qu’en le contraignant à se détruire. Force éminemment contradictoire, il inscrit l’être, avant même son
origine et pour toute sa vie, au cœur d’une impasse mortelle” (58)
C’est pour cela que le métier d’acteur était le seul qui puisse convenir à Joseph : c’est le seul
où l’on doit donner vie aux mots des autres, comme il l’explique lui-même à propos des sonnets qu’il
décide de laisser derrière lui comme leurre : “Everything is summarised in them after all. What they
were waiting for, like the advocate, was ‘my own words’. But as an actor it has always been my
function to give life to the words of others. That it should be Shakespeare’s, now, gives me a unique
sense of satisfaction. Theatrical to the very end, they’ll say. To thine own self be true!” (389)
Pour lui, donc, sa vraie nature, c’est la théâtralité. Il est acteur, et rien d’autre, c’est pourquoi
il ne peut s’arrêter de jouer, même dans la solitude de la prison : Joseph est l’être intertextuel par
excellence, qui ne peut que répéter sans fin les mots des autres sans jamais parvenir à l’originalité.
Contrairement à ce qu’il affirme sans arrêt, les mots qui l’habitent ne sont pas ceux du théâtre, mais
ceux du roman généalogique que lui a transmis sa mère, et qui ont fait de lui le fantôme de ses pères.
Si le théâtre était donc bien une prison pour lui, c’était avant tout parce qu’il faisait de lui le
fils du texte parental, le fantôme de son père. Le personnage qui donne la clé de Joseph, finalement,
c’est Hamlet, qui obéit au fantôme de son père comme Joseph obéit au fantôme du sien, qui lui dicte
sa conduite à travers l’histoire des ancêtres telle qu’elle est racontée par la mère.
Joseph est donc un “fantasmophore”, un porteur de fantôme, comme Hamlet, chez qui il y a,
selon Marie-Ange Depierre, “un travail de mémoire transférée” du père au fils, un “passage d’un
logos, le discours du fantôme, à l’écriture du fils sans aucune résistance” (49). Pour elle, l’écriture
d’Hamlet “ne peut être qu’une copie sous la dictée du fantôme, l’arrangement d’un autre texte déjà
écrit (…) ou la falsification. (…) Au niveau de l’écriture, Hamlet fantasmophore ne crée rien. Il use, de
Joseph-Vilain, Mélanie. “Le théâtre dans Looking on Darkness d’André Brink : le roman d’un acteur”. EREA 2.1
(printemps 2004): 41-6.<www.e-rea.org>
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manière détournée, de ce qui est déjà écrit, inscrit, pour aboutir à la vérité de son propre fantôme. En
fait, l’écriture d’Hamlet est une écriture fantôme” (50).
L’écriture de Joseph est elle aussi une écriture fantôme. Mais chez Brink les fantômes se
multiplient et se dédoublent dans un jeu de miroirs sans fin, car au fantôme du texte familial
répondent les fantômes du théâtre, les pièces de Shakespeare ou de Pirandello, les sonnets qui
figurent en annexe ou encore, les textes de Saint Jean de la Croix.
Le roman est ainsi placé sous le signe de la hantise, et donc de la répétition. Au “caractère
coercitif, répétitif de la narration” (Depierre, 131), répond le caractère répétitif de la citation telle que
la définit Antoine Compagnon : “Une ‘bonne’ définition de la citation, c’est-à-dire une base acceptable,
provisoire de travail, sera : un énoncé répété et une énonciation répétante ; il ne faut jamais cesser
de l’envisager dans cette ambivalence, la collusion, la confusion en elle de l’actif et du passif” (56).
Au personnage de l’acteur, qui “répète” non seulement les pièces qu’il joue, mais aussi le
roman généalogique que lui a transmis sa mère, répond l’objet romanesque lui-même, qui lui aussi
répète des textes antérieurs pour en faire un nouveau.
Looking on Darkness nous montre bien “la citation à l’œuvre”, le personnage travaillé par le
texte, à la fois victime passive d’un “effet spectral” dont Joanny Moulin écrit qu’il est aussi “effet fatal,
puisque les individus se prennent au fatum de destinées déjà écrites” (156), et auteur actif d’un
roman qui, lui, est bien un texte original.
Nous voici donc bien en présence du “roman d’un acteur”, marqué à la fois par la répétition,
la relecture, et par la création. Car, en bout de course, si Joseph est bien “fils du texte”, c’est du texte
de Brink qu’il naît, et tous ces phénomènes de hantise et de création ne font que brouiller les pistes,
créant un écran derrière lequel se cache la figure de l’auteur, “présent partout et visible nulle part”,
pour reprendre la célèbre formule de Flaubert.
Ouvrages cités :
Anouilh, Jean. Antigone. Paris: La Table Ronde, 1946.
Bayard, Pierre. Il était deux fois Romain Gary. Paris: PUF, coll. “Le texte rêve”, 1990.
Bayard, Pierre. “Le roman parental”, in Henk HILENAAR and Walter SCHONAU, eds. Fathers and
Mothers in Literature. Amsterdam and Atlanta: Rodopi, 1994.
Breytenbach, Breyten. Memories of Snow and of Dust. London and Boston: Faber and Faber, 1989.
Brink, André. Looking on Darkness. London: Minerva Paperbacks, 1993 (1974).
Camus, Albert. Le Mythe de Sisyphe in Essais , Paris: Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”,
1965.
Cohn, Dorrit. La transparence intérieure. Modes de présentation de la vie psychique dans le roman.
Paris: Seuil, Collection “Poétique”, 1981. Trad. Alain Bony.
Compagnon, Antoine. La Seconde main ou le travail de la citation. Paris: Seuil, 1979.
Depierre, Marie-Ange. Paroles fantomatiques et cryptes textuelles . Seyssel: Champ Vallon, coll. “L’Or
d’Atalante”, 1993.
Genette ,Gérard. Seuils. Paris: Seuil, coll. “Points essais”, 1987.
Limat-Letellier, Nathalie et Marie MIGUET-OLLAGNIER, dir. L’intertextualité. Besançon: Annales
Littéraires de l’Université de Franche-Comté n°637, 1998.
Moulin, Joanny. “Disparition de l’inapparent : Sylvia Plath et Ted Hugues”, in Marie-Jeanne
ORTEMANN, dir. Ecritures différées. Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal,
2002, 147-156.
Joseph-Vilain, Mélanie. “Le théâtre dans Looking on Darkness d’André Brink : le roman d’un acteur”. EREA 2.1
(printemps 2004): 41-6.<www.e-rea.org>
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