ON NE RETROUVE JAMAIS LE TEMPS PERDU

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ON NE RETROUVE JAMAIS LE TEMPS PERDU
ON NE RETROUVE JAMAIS LE TEMPS PERDU
18h45 Le hall qui s’ouvre à nous, majestueuse nef de cathédrale en béton dédiée à la
Culture, est aux couleurs de la Grèce, pays mis à l’honneur de cette édition 2016 du Festival
Reims Scènes d’Europe. À l’entrée de la Grande Salle de la Comédie de Reims, un ouvreur
nous tend, à moi et à une amie qui m’accompagne, une « bible », précieux carnet de voyage
pour la grande traversée : le spectacle Les Français de Krzysztof Warlikowski. Le jeune
homme nous glisse un conseil avisé : repérer les personnages avec la bible. Le spectacle
est en polonais surtitré français et le texte est tiré d’À la recherche du temps perdu de
Proust. Nous nous installons au balcon.
19h00 La traversée commence. Devant nous, la grande salle d’un night club. Un vaste
espace coloré, épuré, très propre. Le comptoir, chromé, ponctué régulièrement de hauts
tabourets, s’étend en fond scène ; au dessus, un large écran vidéo. Au milieu de la scène,
une longue boîte en verre s’étire sur des rails. À la fois piste de danse, balcon de théâtre,
scène de cabaret, chambre, salon, cage de ces zoos humains des Expositions Coloniales
du XIXème siècle… Le décor fait penser au bar d’un lupanar de luxe et à un tableau
d’Edward Hopper. Le spectacle est chargé de cette même énergie violente et sexuelle
dégagée par la scénographie. Un appel aux passions, aux confessions et à l’abandon.
Décors et costumes rappellent les années 60, le cœur des Trente Glorieuses, sorte d’âge
d’or idéalisé par nos contemporains, comme une Belle Époque. Se rappeler de se méfier de
la hantise des âges d’or…
19h30 Je suis perdu. Suivre les surtitres et les comédiens n’est pas facile. Je m’accroche,
captivé par le jeu des comédiens. Je découvre les personnages, et notamment Marcel,
accoudé au bar, dos au public, qui se lance dans un long monologue. J’apprendrai plus tard
que c’est un clone de K. Warlikowski jeune. Mise en scène de soi vertigineuse. Krzysztof est
Marcel et il nous fait visiter les méandres de sa cathédrale intérieure. Le dialogue artistique
entre Proust et Warlikowski commence.
20h15 Fin de la première partie. Nous allons manger. Nous sortons de la salle mais nous ne
sortons pas du spectacle. Entre deux bouchées, on se replonge dans la bible pour
s'éclaircir les idées. On mastique les quelques éléments d’informations et on fait passer le
tout avec une délicieuse clémentine sucrée.
20h30 Deuxième partie. Les enjeux des scènes et des personnages se précisent. Mon
esprit s’éclaircit. Homosexualité, antisémitisme, sentiments partagés, déchirures
amoureuses et tourments, manipulation et dominations… On retrouve l’essence de la «
comédie humaine » de Proust. C’est magistral. Derrière moi, les connaisseurs de Proust
râlent. Ils ne retrouvent pas assez Proust… C’est normal, Proust n’est qu’un prétexte.
L’artiste polonais utilise le matériau proustien pour parler de lui, de nous, de notre époque.
Warlikowski nous donne à voir la part française, ambiguë, de l’identité européenne. Car il
sait qu’à l’origine de l’Europe il y a les mythologies. Réactiver le mythe proustien dans un
beau geste artistique est un geste politique fort, d’une grande noblesse.
Comme dans les tragédies grecques, la musique est très présente. Musiques d’ambiance
de ce night club sulfureux et concerts soutiennent le spectacle d’une tension permanente.
Warlikowski offre même au personnage de Morel, artiste de violoncelle, une demi-heure de
concert. Moment de transe.
Le rythme est aussi parfaitement maîtrisé. Le temps indiqué par l’horloge au dessus du bar
est l’heure de notre vie, à nous, spectateurs. Or Warlikowski sait qu’en soirée le temps
s’étire lentement, il se déploie sans contrainte et laisse place à des rapports intenses et
puissants entre les Hommes. Alors, il donne du temps à ces comédiens pour exprimer les
tourments de leur personnage, comme Proust dans ses longues phrases. C’est génial et
cela offre à ces seize excellents comédiens les moyens de déployer l’envergure de leurs
jeux, de leurs talents et de leur travail avec une puissance et une présence inouïe dans
chacun des neuf tableaux qui composent le spectacle.
22h30 Troisième partie. Un long réquisitoire contre la médiocrité des hommes politiques au
pouvoir nous remet en place. Un personnage, attablé, filmé en gros plan et retransmis en
direct sur l’écran du fond, s’adresse à la classe politique, frontalement. Mais les politiques
ne sont pas dans la salle... Ils ne vont plus au théâtre. Charge à nous, spectateurs-citoyens,
de faire passer le message.
À tous les responsables politiques : allez voir ce spectacle !
Enfin, vient Le Temps Retrouvé, la dernière partie de la Recherche. La déchéance physique
s’est emparée de tous les personnages encore vivants. Un personnage est sous perfusion, il
a pris les traits d’un clone de Karl Lagerfeld… Pompéi n’a pas connu cette période de
déchéance. Elle reste figée à jamais sous la lave d’un volcan. Mais pendant la guerre 14-18,
la civilisation européenne s’est écroulée sur elle-même. Elle a sombré dans un délire de feu,
d’acier et de sang, ensevelie sous la lave du volcan des Hommes. Le temps perdu par la
futilité des Hommes a tout emporté. Or, on ne retrouve jamais le temps perdu. Mais il reste
les œuvres d’art véritables. Celles qui ont des ombres vivantes. Or Warlikowski et son
équipe savent agiter les ombres comme personne. Enfin, il reste l’énergie, ici une énergie
électrique, celle d’une Culture qui n’est pas séparée de la Vie. Et grâce à elle, pendant 4h30,
on ne débranche pas !
01h00 Au Bar de la Comédie, la DJ repasse des vieux tubes électro. Les comédiens se
détendent et dansent avec majesté avec les jeunes Européens du réseau des Young
Performing Arts Lovers, sous les regards heureux du directeur de la Comédie, Ludovic
Lagarde, et d’Anne Goalard, la déléguée générale du Festival. C’est le temps suspendu du
Festival Reims Scènes d’Europe. Parenthèse enchantée.
Auteur : Pierre-Yves. Crédit photo © Tal Bitton

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