Texte Olivier Cadiot, mise en scène Ludovic Lagarde

Transcription

Texte Olivier Cadiot, mise en scène Ludovic Lagarde
Retour
définitif et
durable
de l’être
aimé
Texte Olivier Cadiot, mise en scène
Ludovic Lagarde
THÉÂTRE NATIONAL DE LA COLLINE – DOSSIER PÉDAGOGIQUE
RETOUR DÉFINITIF ET DURABLE DE
L’ÊTRE AIMÉ
du 20 novembre au 20 décembre 2002
Grand Théâtre
texte Olivier Cadiot
mise en scène Ludovic Lagarde
musique Gilles Grand
lumière Sébastien Michaud
costumes Virginie et Jean-Jacques Weil
dramaturgie Anita Kerzmann
avec la participation artistique d’Odile Duboc, chorégraphe
dispositif informatique réalisé dans les studios de l’Ircam
assistant musical Manuel Poletti
ingénieur du son David Bichindaritz
avec
Valérie Dashwood, Philippe Duquesne, Laurent
Poitrenaux
coproduction
compagnie Ludovic Lagarde, Théâtre National de la
Colline, Théâtre de la Manufacture – centre dramatique
national Nancy Lorraine, Théâtre National de Bretagne –
Rennes, La Comédie de Clermont-Ferrand – scène
nationale, Ircam – Centre Pompidou
Retour définitif et durable de l’être aimé bénéficie de l’aide à
la création d’œuvres dramatiques du ministère de la Culture
et de la Communication (DMDTS)
La compagnie Ludovic Lagarde est subventionnée par le
ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Ile-deFrance.
Dossier Pédagogique
Retour définitif et durable de l’être aimé
I. DE LA COMPOSITION ET DU COMPOSITEUR
1. Dans les rouages de la machine
Michel Gauthier, « Dernières informations sur le mélange »
p.9
Pierre Kuentz, « La poupée, la prairie et le petit lapin »
p.16
Christian Prigent, « La grammaire d’Olivier Cadiot »
p.19
2. Passages Éclairants
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXè siècle : quelques éclats
p.27
3. Vertiges de la lecture : Revue de presse
« L’objectif émotionnel », La Quinzaine littéraire, 16/1/2002
p.31
« Tentation du sublime », Le Matricule des anges, 15/3/2002
p.33
« Page en bas de notes », Libération, 14/2/2002
p.34
« Arts et métiers », Les Inrockuptibles, 15/2/2002
p.35
« La Colline inspirée », Libération, 14/2/2002
p.37
« Je ne sais pas lire les pièces », Libération, 25/5/2002
p.37
II. « UNE FICTION CONSTRUITE PAR BRIBES DE POÉSIE/UNE
SENSATION DE POÈME PRODUITE PAR LA FICTION »
1. De nouveaux objets
Pierre Alféri & Olivier Cadiot, « La Mécanique lyrique »
p.43
2. Retour au temps présent
Belinda Cannone,
« Éléments d’une poétique du roman au XXè siècle »
p.57
Jérôme Game, « Actualité du Moderne
p.61
3. Table d’opération
Jacques Roubaud, « Hypothèse du compact »
p.65
Éric Chevillard, « Conte merveilleux suivi de sa mise à plat »
p.71
ANNEXES
Le projet/texte par Olivier Cadiot
p.75
Le projet/méthode par Ludovic Lagarde
p.76
L’équipe artistique
p.77
DE LA
COMPOSITI
ON
ET DU
COMPOSITE
UR
Annexes
DERNIÈRES
INFORMATION
S SUR LE
MÉLANGE
MICHEL GAUTHIER
²
parole de marabout
Si le titre est, pour reprendre les termes de Mallarmé, ce
qui parle « trop haut », celui qu’Olivier Cadiot a donné à
son cinquième livre, Retour définitif et durable de l’être
aimé, résonne si fort qu’il est inconcevable pour le
commentaire de ne pas tout d’abord s’y arrêter. En
empruntant – à l’instar du « difficultés en amour » par
lequel débutent les trois lignes de la quatrième de
couverture1 – son vocabulaire et son tour aux prédictions
des marabouts que consultent les âmes en peine, il se
donne comme un augure auquel croire absolument, mais il
se donne aussi comme un énoncé que la raison
recommande de considérer avec précaution. En d’autres
termes, ce titre, que ne sous-tend au surplus aucune
indication générique2, nous fait la promesse d’un futur
heureux, nous garantit des pages à venir pleines de félicité,
mais il fait aussi peser un doute sur la qualité de cette
promesse, sur l’honnêteté du devin.
Soit. Nous sommes prévenus. Mais cette vaticination
douteuse, de qui ou de quoi nous parle-t-elle si haut, de si
vive voix ? Et tout d’abord quel est l’être aimé ? Quand, où
et pour quelle raison était-il parti ? Que signifie son retour
non seulement définitif mais encore durable ? C’est
notamment à tenter de répondre à ces questions que les
pages qui suivent vont s’employer. Le premier livre de
Cadiot, il faut s’en souvenir, s’intitulait L’Art poétic’. Il n’est
pas impossible que la formule « retour définitif et durable
de l’être aimé » soit, à sa façon, un art poétique – dont il
importe maintenant de dégager l’argument.
je suis en morceaux
Une fois passée la couverture et son titre prometteur, l’œil est immédiatement
frappé par telle disposition : le caractère fragmentaire du texte. Le rapide
feuilletage de l’entier volume confirmera l’observation initiale. Retour définitif et
durable de l’être aimé troue son texte de nombreux blancs – moins certes que
L’art poétic’ et Futur, ancien, fugitif, mais plus que Le Colonel des Zouaves.
Davantage cependant que la quantité, c’est la qualité de ces interruptions qui
distingue ce cinquième ouvrage des premier et troisième. Ceux-ci ne sont pas, à
proprement parler, des livres fragmentaires. Le texte y espace volontiers ses
composants, mais de façon si diversifiée qu’aucun sentiment de régularité dans
la constitution d’entités discrètes ne se dégage. En d’autres termes, Retour
définitif et durable de l’être aimé ne se présente pas comme un écrit jouant de la
disposition des corps lettrés qui le composent dans l’espace paginal, mais
comme un texte fragmentaire en bonne et due forme, pour autant que la formule
ait quelque sens. D’ailleurs, quand la fiction, ou ce qui en tient lieu, l’y autorise,
l’ouvrage ne se prive pas de le déclarer : « je suis en morceaux. »
En morceaux, l’œuvre l’est en effet puisque seuls quatre blocs de texte
dépassent les vingt lignes, le plus long d’entre eux en comportant trente. Et
nombreuses, très nombreuses sont les lignes se réduisant à un mot, parfois
purement onomatopéique3. Ici et là, au mot se substitue un pur signe de
ponctuation pour constituer une unité textuelle : (...) . Et comme, de surcroît,
certains de ces vocables et ce signe de ponctuation reviennent à plusieurs
reprises pour occuper à eux seuls une ligne, le phénomène fragmentaire prend
une envergure appréciable. Tous sont suivis du point qui les instituent sans
conteste en entités indépendantes, en isolats. L’ultime fragment du livre se dit
d’ailleurs d’un seul vocable que suit un point : « Maintenant. », bien sûr. Bref,
avec Retour définitif et durable de l’être aimé, Cadiot s’adonne, pour la première
fois d’aussi franche façon, à l’art du fragment – un art chargé d’histoire et lourd
de signification pour le moderne.
On le sait en effet : s’il est un motif qui, par excellence, appartient au romantisme
d’Iéna, l’emblématise même, c’est bien celui du fragment. Aussi, en recourant au
fragment Cadiot se place-t-il délibérément dans la perspective de ce premier
romantisme ou romantisme théorique. Pourquoi souhaite-t-il ainsi s’inscrire dans
cette histoire, se réclamer de cette ascendance, déclencher cette « explosion du
passé dans le présent », pour reprendre les termes de la quatrième de
couverture ? Les raisons sont probablement plurielles. Il en est une toutefois qui
a l’avantage de contribuer à éclairer un peu ce titre sur lequel nous nous
interrogions.
Dans leur ouvrage L’Absolu littéraire, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy4 ont montré comment le romantisme d’Iéna inventait la littérature,
comment il inaugurait la littérature comme absolu. Cet absolu littéraire, les
Romantiques l’auront pointé sous les espèces d’un genre inédit, par delà les
distributions de la poétique, en débordement des frontières génériques de la
production livresque. Ce genre nouveau que le romantisme se donne comme
projet est celui de la littérature ; il se veut le genre du non-genre, c’est-à-dire,
plus pratiquement, le genre du mélange des genres. Et c’est en ce point que le
motif du fragment trouve à entrer en jeu. En effet, pour mélanger les genres,
l’écriture fragmentaire est assurément la plus commode des formules.
Pourquoi ? Parce qu’elle va de pair avec une administration parataxique des
rapports entre les différentes unités, les différents fragments qui composent le
texte. Or, la parataxe permet aux éléments les plus divers de cohabiter, de se
succéder les uns aux autres sans que les menées d’un souci intégrateur
viennent attenter à cette diversité. Comme le disent magnifiquement LacoueLabarthe et Nancy : avec le recueil de fragments, l’entité intégratrice est
« constituée, en quelque sorte, hors de l’œuvre »5, et ce ne peut être que le Sujet
– d’où le tendanciel tropisme autobiographique du discours fragmentaire.
Puisque nul travail cimentaire n’est par conséquent requis, il est aisé de faire se
suivre des fragments ressortissant à des genres différents. Un intégrateur, qu’on
imagine mal venu de nulle part, dépourvu de toute origine générique, risquerait
de donner son genre à l’ensemble. Mieux sans doute que n’importe quel autre,
un ouvrage illustre la manœuvre fragmentaire : Le Pas au-delà de Maurice
Blanchot6. Dans ce livre alternent, plus ou moins régulièrement, des fragments
en romain, qui paraissent dévolus à une écriture conceptuelle, et d’autres, en
italique, qui semblent, eux, plutôt réservés à une écriture fictionnelle – non sans
d’ailleurs qu’ici ou là tel régime contamine l’autre, certains fragments s’écrivant,
du reste, tout à la fois en romain et en italique. Ainsi, en romain, du côté d’une
prose d’idées, s’énonce ce fragment-ci : « Le passé (vide), le futur (vide), sous
le faux jour du présent : seuls épisodes à inscrire dans et par l’absence de
livre. » Et en italique, sous l’empire d’une narration romanesque, à tout le moins
récitative, celui-là, qui suit d’ailleurs immédiatement le précédent : « La pièce
était sombre, non pas qu’elle fût obscure : la lumière était presque trop visible,
elle n’éclairait pas. » Ce pas au-delà de la frontière générique, ce mélange de la
« théorie » et de la « fiction » trouve à se pratiquer grâce, non à la fusion des
deux éléments concernés, mais à la succession rapide de leurs représentants.
la comédie du remariage
Que Cadiot en appelle au fragmentaire avec Retour définitif et durable de l’être
aimé, n’est-ce donc pas parce que, lui aussi, entend donner à un mélange, à un
mariage, les chances de s’opérer ? La conjugaison d’une écriture fragmentaire et
du titre ne laisse effectivement guère de doute à ce sujet. Le cinquième livre de
Cadiot est bien celui des noces, de l’union des genres dissemblables. Et il est
sans doute permis de déclarer l’identité des mariés, des deux genres promis l’un
à l’autre : le roman et la poésie. Le texte ne manque pas de fournir à ce propos
quelques indications plus ou moins claires selon les occurrences. D’un côté, la
poésie, à travers la référence à Mallarmé et une citation qui superbement se
cherche, s’ânonne, se commente et finit par se mettre en question : « Temps ? /
(...) / Temps que mettent choses ? non c’est pas ça. / Temps / – que met corps /
Avec un tiret, crac, comme ça, rythmique, temps – que met corps, oui. / C’est
ça : à s’oblitérer en terre, temps que met corps à s’oblitérer en terre, c’est beau,
c’est mon poème préféré. / Qui parle ? » – souvenir ému du bouleversant
Tombeau d’Anatole7. De l’autre côté, le roman, via des évocations de Dickens ou
Dostoïevski, parmi d’autres, et la production de savoureux résumés comme celui
donné des Grandes Espérances8. Mais lequel, de la poésie ou du roman, revient,
après s’être absenté ? Si l’on considère le précédent ouvrage de Cadiot, Le
Colonel des Zouaves, qui incline plutôt aux plaisirs de la gouvernance
romanesque (malgré quelques passages où le blanc ronge poétiquement la ligne
d’écriture), l’être aimé, et lettré, dont le retour est annoncé doit avoir les traits de
la poésie. Et si l’on prend en compte, le pénultième livre, Futur, ancien, fugitif, la
réponse à la question posée gagnera en assurance : la couverture dudit livre
n’affiche-t-elle, comme on l’a déjà dit, son affiliation générique, le roman ? (Il
fallait d’ailleurs qu’elle l’affichât, car, à la différence de ce qu’il advient avec Le
Colonel des Zouaves, l’incertitude eût pu légitimement exister.) Mais voilà, après
cette séparation réelle ou feinte, l’être aimé, la poésie, est de retour. Il est des
lapalissades qu’il ne faut pas craindre d’énoncer : si l’être aimé revient, c’est qu’il
a déjà été là, avant que chacun des deux partenaire n’aille mener sa propre vie,
dans un moderne, ou moderniste, souci d’indépendance, de spécificité. En
d’autres termes, le mélange des genres annoncé est une reprise ; le mariage, un
remariage.
Dans un livre désormais fameux, Stanley Cavell s’est attaché à pointer
l’émergence, dans le Hollywood des années 30 et 40, d’un genre
cinématographique nouveau, celui de la « comédie du remariage »9. À travers
sept films notamment10, le philosophe cinéphile signale comment la fiction n’a
plus pour tâche, comme dans la comédie classique, d’unir deux jeunes gens et
de les mener au bonheur en dépit de maints obstacles, mais de réunir une
femme et un homme après une séparation, dans la perspective d’une félicité
nouvelle et différente. Il se pourrait bien que, au regard de la problématique du
mélange des genres que Iéna a ouverte, il y ait quelque intérêt à voir le Retour
définitif et durable de l’être aimé comme une manière de comédie du
remariage11. Le roman et la poésie se remarieraient donc, non pas chacun de
leur côté après s’être séparés, mais à nouveau ensemble. Qu’il s’agisse ainsi de
secondes épousailles, de la répétition de ce qui a déjà eu lieu, rappellera au
lecteur de Karl Marx telle réflexion formulée dans Le Dix-huit Brumaire de LouisNapoléon Bonaparte : « Hegel fait quelque part la remarque que tous les grands
événements et personnages de l’histoire mondiale surgissent, pour ainsi dire,
deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la deuxième fois
comme farce. » Le mélange des genres prôné par les Schlegel, quand il revient,
avec le Retour définitif et durable de l’être aimé, ce ne peut donc plus être, en
bonne logique marxiste, que comme une farce : à travers la voix suspecte d’un
marabout. Le remariage ne peut donc se jouer que comme une comédie. Peutêtre est-ce pour cela que le livre de Cadiot arrache aussi souvent à son lecteur
de francs éclats de rire, comme quand d’ailleurs il cite précisément, en
l’inversant, le fameux propos de Marx : « ... et maintenant ça y est, les choses se
répètent, la première fois en farce, la deuxième en tragédie, le ridicule tue. »
Mais si le lecteur fidèle de Marx est enclin à voir le remariage de la poésie et du
roman comme une farce, celui de Freud aura tendance à prédire un meilleur
avenir à cette seconde conjugalité qu’à la première. En effet, dans son essai Sur
la sexualité féminine, on lit : « Il est de règle que les seconds mariages soient
bien meilleurs. »12 Il n’est pas certain qu’il soit possible de tirer parti, dans le cas
de la poésie et du roman, de l’argument avancé par Freud, dans Le Tabou de la
virginité, à savoir « la réaction paradoxale de la femme à la défloration. »13 pour
expliquer la supériorité des secondes noces. Retenons simplement ici de Marx et
de Freud que le remariage est tout à la fois une comédie et meilleur que le
mariage ; et citons, pour clore sur ce point, tel propos de Cavell : « Pour dire les
choses de façon un peu plus métaphysique : seuls ceux qui sont déjà mariés
peuvent authentiquement se marier. Comme si vous saviez que vous êtes
mariés seulement quand vous vous rendez compte qu’il vous est impossible de
divorcer, c’est-à-dire quand vous découvrez que vous n’arrivez pas à démêler
vos vies l’une de l’autre. Si votre amour est heureux, c’est un éclat de rire qui
saluera cette découverte14.» Si l’on en croit Cavell, il est donc normal de rire à la
lecture du Retour définitif et durable de l’être aimé – de rire au spectacle des
retrouvailles définitives d’une poésie et d’un roman qui découvrent que leur
divorce est désormais impossible.
Mais pourquoi la qualité de la nouvelle union serait-elle supérieure à celle de la
précédente ? Quand, dans The Awful Truth, Jerry Warriner (Cary Grant) propose
à Lucy Warriner (Irene Dunne) de reprendre une vie commune, il ajoute : « sauf
que ce sera un peu différent cette fois-ci. » Que le lecteur se rassure, l’objet des
présentes pages n’est pas d’éclaircir définitivement les nouvelles bases sur
lesquelles va se refonder le couple que constituent Jerry et Lucy ; il est de
déterminer en quoi le retour définitif et durable de la poésie auprès du roman, le
remariage des deux genres, va donner lieu à un mélange un peu différent du
mélange selon Schlegel, du mélange auquel donne habituellement lieu l’écriture
fragmentaire ; il est de déterminer quel est le moteur de ces fragments de
discours amoureux.
du hérisson au lapin
On se le rappelle sans doute, Friedrich Schlegel pour tenter de délivrer une
image suggestive de ce qu’est le fragment a recours aux vertus d’une métaphore
animalière : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement
détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson 15 ».
Recouvert de piquants érectiles, le fragment romantique, que taraude
constitutivement une angoisse obsidionale, protège son individualité contre les
dangers ambiants, ceux, par exemple, d’une syntaxe qui voudrait l’articuler à son
voisinage et, par là même, remettre en cause le caractère absolu de sa position
scripturale. Les fragments de Retour définitif et durable de l’être aimé sont-ils des
hérissons ? Savent-ils, pour reprendre la formule de Buffon à propos de notre
petit mammifère insectivore, « se défendre sans combattre » ? Le bestiaire du
livre de Cadiot est relativement bien fourni : cerfs, chat cheval, chiens, écureuils,
élans, lapin, loup, mouton, ours, ragondin, rennes, tigre, vache, zèbre ; oiseaux
en tous genres – aigle, bécasse, buse, épervier, faucon, grouses, hirondelles,
perdreaux, perdrix, pie, pivert –, mais aussi poules et poulets ; poissons –
brochets et saumon, notamment ; sans oublier araignées, cigales, éphémères,
mouches, moucherons, iguane et autres serpents. Pourtant on n’hésitera pas
trop longtemps pour choisir l’animal qui pourrait y servir d’emblème au fragment :
le lapin – ce lapin fluo qui se donne pour titre à la section qui ouvre le livre et qui,
dès la première page, entre brillamment autant qu’énigmatiquement en scène.
En se faisant fragmentaire, le texte du Retour définitif et durable de l’être aimé
s’est donc mis sans ambages sous l’égide de l’Athenaeum et a fait sienne la
problématique du mélange des genres. Mais, de l’un à l’autre, quelque chose
s’est produit : le hérisson s’est changé en lapin fluo. Délaissons la couleur pour
ne considérer que l’animal. Que fait un lapin ? Il court. Il détale. Il file. Bref, il va
vite. En d’autres termes, le fragment selon Schlegel a pour stratégie, face au
péril intégrateur, de faire du sur-place et de se hérisser d’armes de défense ; le
fragment de Cadiot, quant à lui, s’il est bien « l’animal léger » dont parle La
Fontaine, se déplacera, fendra l’air. Le hérisson et le lapin – ce pourrait être la
fable du mélange des genres ; sa morale : il est deux façons de mélanger les
genres (faire se succéder l’un et l’autre ou soumettre l’un à une vitesse de
défilement telle qu’il devienne autre sinon l’autre).
La méthode mise au point par Cadiot ne consiste donc pas à alterner les genres,
à entremêler fragments poétiques et fragments romanesques. Elle se fonde sur
un tout autre principe : accélérer, grâce précisément à l’écriture fragmentaire, le
débit romanesque pour le poétiser. Retour définitif et durable de l’être aimé fait le
pari que, écrit presto, voire prestissimo, le roman devient poétique et que
l’économie fragmentaire est de nature à permettre cette accélération.
un textodrome pour le mixage
Quels sont les atouts dont dispose le fragment dans la course de vitesse
engagée par Cadiot pour remarier roman et poésie ? Ceux-ci sont de deux
ordres. Ils tiennent, d’une part, au jeu des fragments entre eux, d’autre part, au
corps même du fragment.
Est fragmentaire une écriture qui, premièrement, a la pluralité pour principe,
secondement, la brièveté de ses composants pour règle. En effet, un texte
composé d’un seul et long morceau d’une entité, au moins virtuelle, de plus
vaste amplitude ne sera pas dit fragmentaire. Un texte fragmentaire ne saurait
être composé d’un seul fragment, il doit en comporter plusieurs et, si possible
même, de nombreux. Ces fragments seront brefs. Aussi le texte fragmentaire
donnera-t-il à son lecteur le sentiment, parfois faux d’ailleurs, de passer
constamment d’une chose à l’autre. Évitant la constitution de longues plages
textuelles, grâce au déploiement d’une batterie de blancs typographiques, il
impose, à l’œil tout d’abord, à l’esprit ensuite, un rythme – rythme rapide puisque
chaque entité scripturale est courte et qu’en conséquence le retour de ce repère
qu’est le blanc est fréquent.
Ce blanc est d’ailleurs d’autant plus sensible qu’il ne sépare pas des êtres
officiellement distincts. Dans Le Pas au-delà par exemple, quand il éloigne un
fragment en italique d’un fragment en romain, le blanc est en quelque mesure
naturel, car il vient sanctionner une différence de nature, de statut, rendue
publique par la discrimination typographique. Quand, comme dans Retour
définitif et durable de l’être aimé, le blanc disjoint des fractions de texte qui
relèvent d’un même registre d’écriture, il apparaît en certaine mesure arbitraire et
jouit en conséquence pleinement de sa vertu morcelante, ruptrice. Il peut donc
devenir le véritable acteur d’une organisation rythmique de l’écrit. Il peut aussi,
dans ces conditions, rendre plus flagrante l’option parataxique. Que les bonnes
œuvres de la syntaxe ne bénéficient pas à des objets hétérogènes peut
s’entendre ; mais, si lesdits objets ne sont pas hétérogènes, le parti pris
antisyntaxique éclate. Dans bien des cas, il paraîtrait possible d’abouter deux
fragments successifs du livre de Cadiot. Qu’un blanc les écarte signale la pure
volonté d’une césure, l’insensé désir de hacher le flux textuel. S’affiche de la
sorte l’ambition de se dispenser d’instruments de liaison pour ne pas ralentir la
vitesse du texte. La parataxe permet d’éviter nombre de ces mots-outils, de ces
conjoncteurs qui lestent la phrase, tout d’abord, très matériellement, de leurs
corps lettrés, ensuite, à hauteur idéelle, de l’armature d’une logique.
Mais cette vitesse structurelle du texte de Cadiot est aussi entretenue à hauteur
thématique. En effet, le champ lexical de la vitesse est sans doute l’un des plus
insistants dans le livre. Quelques chiffres l’établiront : des mots de la famille de
« vitesse » apparaissent quarante-cinq fois ; pour « rapidité », le compte se fixe à
neuf ; pour « brusque », à neuf également ; pour « filer », à quinze ; pour
« courir », à quatorze ; pour « accélérer », à douze ; et pour « rythme » à six.
Par-delà les statistiques lexicales, ce sont nombre de séquences qui relatent des
actions concernées, d’une façon ou d’une autre, par la vitesse. Ainsi une réelle et
efficace synergie s’installe-t-elle entre le découpage du texte, son phrasé et le
lexique qu’il mobilise. Parfois même la vitesse de l’écrit devient le thème de la
fiction : « je fais des lettres à la vitesse du son avec mon corps » – dans les
ultimes lignes du livre.
Avec ce découpage, ce morcellement du texte, un phénomène marquant se
produit d’ailleurs dans Retour définitif et durable de l’être aimé. Maints de ces
innombrables blancs se remplissent d’un ou quelques mots pour mieux préciser
leur rôle. Dit autrement, beaucoup de ces césures s’énoncent comme telles sous
différents avatars et, par là même du reste, se multiplient. En effet, dès lors que
le blanc se désigne par l’entremise d’un mot-phrase-ligne, il se dédouble. Là où
ne serait advenu qu’un seul blanc, il en est maintenant deux, un avant le mot qui
dit le blanc, un autre après. Ainsi la fonction ruptrice dans le texte – mais on
pourrait aussi bien dire la section rythmique du texte – est-elle assumée à la fois
par les blancs entre les fragments et par des intercalaires qui expriment le blanc.
parole au blanc
On s’en rend vite compte en parcourant le livre de Cadiot, cette singulière
éloquence, les blancs interfragmentaires l’assument de diverses façons.
Par deux fois seulement, la vacance typographique semble se dire sans feinte :
« Blanc. » Ces deux occurrences sont d’autant plus patentes que la blancheur
déclarée ne saurait être franchement intégrée aux péripéties de la fiction
environnante – ni en amont, ni en aval. Pourtant, à se dire, le vide, qui, par l’écart
qu’il provoque dans le texte, fonde deux fragments, se trouve cesser d’en être
un ; à se désigner, la couleur fondatrice du fragmentaire donne lieu à son
antonyme, le noir des caractères d’imprimerie sur le papier. Aussi, quelques
pages auparavant, des fragments, deux plus précisément (ainsi le compte est
bon), auront pris soin, pour dire la béance, d’énoncer : « Noir. » Le jeu en miroir
du blanc et du noir pour déclarer les césures instillées dans le flux du texte
atteste manifestement le goût de l’auteur pour tels plaisants paradoxes de
l’autoréflexivité, pour ces phénomènes qui, en se désignant, cessent d’être.
Souvent, comme c’est le cas avec « Nuit. », possible équivalent du « Noir. », la
désignation de l’interruption se fait de façon biaise. Tel élément de la fiction se
charge de l’emblématiser. N’est-ce pas ainsi qu’il faut lire les nombreux
intercalaires, dix au total, qui, choisissant, eux aussi, le parti d’une certaine
naïveté chromatique, se contentent de nous dire : « Il neige ? ». Certes, l’histoire
narrée met en scène son narrateur sur un balcon alors qu’il neige. Pourtant, il
n’est pas permis au lecteur d’ignorer la capacité de ces deux mots, en pareille
position intercalaire, à représenter, non la fameuse neige de l’écran télévisé en
mal de programme, mais la neige typographique qui troue le texte fragmentaire.
Toutefois, comme, on le sait maintenant, la neige en s’écrivant devient noire,
Cadiot aura la finesse, en tel fragment, de faire suivre le pronom et le verbe d’un
point d’interrogation : « Il neige ? » Est-il licite de dire qu’il neige quand du noir
vient s’inscrire sur du blanc ? Mais ce point d’interrogation, tout autant que le
paradoxe de l’activité spéculaire, trahit peut-être la nature emblématique de la
mention : s’agit-il des flocons qui transissent le narrateur sur son balcon ? ou
s’agit-il des blancs entre les fragments ?
Ces interruptions de l’écrit, si la couleur, avec les subtilités que l’on vient de voir,
est apte à les signifier, d’autres notions, guère moins directement, savent les
pointer. « Silence. », explicite, en trois endroits, le texte. Ailleurs, sur le même
thème, il se plaît à une variante : « Sans un bruit. ». L’espace entre les fragments
est définissable par la blancheur, il l’est non moins par le mutisme. Une nouvelle
fois pointe la contradiction qui amuse manifestement Cadiot : en se disant
silencieux, l’intervalle ne l’est plus vraiment. Mais, d’une part, la fiction, ou son
simulacre, y suspend son cours ; d’autre part, une nouvelle ligne,
hyperfragmentaire car monovocable, est née – et, consécutivement, deux
nouvelles béances typographiques. En tel moment, le texte, non sans ironie du
reste, va, sur une seule ligne, empiler les désignations de ses récurrentes
relâches : « Rien, silence, nuit d’un coup, noir.» – dans une grande séquence
autoréflexive, que renforcent encore les trois points entre parenthèses qui
suivent à la ligne : le rien, qui ne l’est pas, finit, après deux reformulations, par
échanger ses quatre lettres contre celles du noir en un presque parfait
palindrome. Le mot tout désigné, on vient de l’entrapercevoir, pour nommer cette
régulière suspension de la ligne d’écriture est bien sûr « rien ». Aussi, par deux
fois, le texte remplit-il un vide interfragmentaire d’un « Rien. ». En certain
passage, le sens qu’il convient de prêter au vocable s’éclaire même
décisivement. Entre deux lignes qu’occupent ces contagieux trois points de
suspension entre parenthèses peut en tel endroit se lire la phrase suivante : « Je
ne dis rien, je ne dis plus rien .»
Mieux que tout vocable, un double signe de ponctuation sait remarquablement
emblématiser la vacance entre les fragments : « (…) ». À vingt-neuf occasions,
avec ces trois points de suspension entre parenthèses, l’élision absolue du mot
est choisie. Ainsi la fiction s’éclipse-t-elle, se virtualise-t-elle pour laisser le
champ libre à la motion rythmique. Entre ces parenthèses, la fiction met aussi en
scène la censure de sa pornographie latente ; tel passage le rend manifeste :
« (...) / Sexe 2, inconnu. / (...) / Oui. / (...) / Sexe 3, inconnu. / (...) / Pause. / (...) /
Noir. » ; ou tel autre : « Regarde-moi dans les yeux. / (...) / Déshabille-toi, oui toi.
/ (...) / Complètement. / (...) / Enlève ça aussi / (...) » – avec en outre, ici, un
troublant double sens : le narrateur invite celle qu’il désire à se dévêtir, le striptease se virtualisant à l’intérieur des parenthèses, mais il invite également le récit
à se dépouiller de lui-même pour n’être plus que la seule pulsation de sa
vacance. Avec ce signe, c’est comme si la fiction, pour différentes raisons, se
sténographiait jusqu'à n’être plus qu’une palpitation, un pouls. Une « sténo
hyper-rapide » pour obtenir l’insensée géniture, l’enfant désiré du roman et de la
poésie, qui nous remet en mémoire la formule de Maurice Roche : « Connaître
un jour la joie d’écrire par la méthode sténographique. »16 Il faut également n’être
pas insensible à la puissance figurale de ce double signe de ponctuation : il s’agit
effectivement pour le discours de se mettre en parenthèses (il se développait
avant cette interruption, il reprendra après elle), il s’agit effectivement pour la
diégèse de se convertir en beats (sinon en bits) ; mais il y a sans doute en prime
une impeccable petite mise en abyme : les trois points dénombrent sans erreur
le chiffre de ce suspens du récit – trois (un blanc littéral, un blanc figuré, un blanc
littéral.) Ce signe permet aussi au texte – ces vertus sont décidément multiples –
de s’accorder une licence au regard de la règle qu’il s’est imposée : que jamais
deux intercalaires ne se suivent, car ils ne le seraient plus. Si l’on tient ces trois
points entre parenthèses pour un elliptique condensé de fiction, dès lors un
intercalaire peut le précéder et un autre le suivre – et le texte, tout en respectant
le code de sa route, d’atteindre sa vitesse maximale avec cette mise en
séquence d’unités minimales.
Toutefois, quand le blanc entre les fragments prend ainsi la parole, qu’il
s’énonce, mais ne renonce pas à le faire avec les ressources du lexique, lorsque
la rythmique devient éloquente pour être sûre d’assurer pleinement son office, le
mot qui revient le plus souvent, rien moins que quatorze fois, est « Pause. ».
Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Probablement parce que son faisceau
dénotatif est le plus approprié aux circonstances. D’une part, il dit exactement ce
qui se passe : le cours récitatif s’interrompt ; il marque une pause, qui, ici, vaut
trois temps – un blanc, un mot qui ébruite le blanc, un blanc. D’autre part, avec
lui, le vocabulaire se fait délibérément musical – ce qui n’est pas pour surprendre
dans la mesure où ces notations interfragmentaires ont une fonction rythmique,
qu’elles scandent le texte, y introduisent des ruptures de façon que, même à un
rythme élevé, celui-ci ne se mette pas à ronronner, conjurant ainsi le risque d’un
effet de nappé que peut engendrer l’écrit visuellement monolithique, fût-il l’objet
d’une régie parataxique. On le sait, un disque sur lequel sont distribuées les
couleurs de l’arc-en-ciel, s’il tourne très vite, donnera à son spectateur le
sentiment d’un blanc immobile. C’est un peu, mutatis mutandis, ce qui advient
dans le Paradis17 de Philippe Sollers, ce long texte monobloc de deux-centquarante-huit pages, sans ponctuation, ni paragraphes : la masse finit par l’y
emporter sur le mouvement ; l’effet de vitesse, de halètement obtenu par une
écriture foncièrement parataxique18 – comme en témoigne un nombre
drastiquement réduit de conjonctions – va se diluer progressivement en
l’absence de blancs au profit de la perception d’un bloc. De la même façon qu’un
vaisseau intergalactique, disons l’Enterprise, paraît immobile, malgré sa
prodigieuse vitesse, compte tenu de l’uniformité de l’espace qu’il parcourt, le
phrasé de Sollers, malgré son objectif allant rythmique, semble statique en
raison de l’absence de relief du milieu textuel où il progresse. La leçon a été tirée
par Cadiot : une écriture qui ne met pas en scène typographiquement le défaut
syntaxique de son mot à mot tend à le gommer, car s’éprouvent alors moins les
saccades du flux que l’unicité de l’intégrateur matériel – la prouesse n’étant plus
la rapidité du tempo mais l’implacabilité de la concaténation.
Le texte, on le constate, sait de multiples manières rendre compte de sa
fragmentation. Sont ainsi désignés la réserve de papier blanc entre les
fragments, le mutisme périodique de la narration, la récurrente mise entre
parenthèses de la fiction ou les temps d’arrêt du flux scriptural. Avec les huit
occurrences de « C’est loin. », l’accent est mis, avec l’emphase nécessaire, sur
ce constant processus d’éloignement des unités de la fiction qui est le propre de
l’écriture fragmentaire. Une béance advient entre deux fragments qui les éloigne,
qui les écarte irrémédiablement l’un de l’autre. Avec la fragmentation, les
différentes parties du texte sont mises à distance les unes des autres. Et si le
texte sait trouver de multiples et justes mots pour déclarer sa fragmentation, il
sait également trouver plus d’un lieu pour les placer : la désignation des blancs
n’est pas confiée à ces seuls beats interfragmentaires. Si le discours gagne les
blancs, le blanc contamine en retour la fiction. Des blancs se font mots pour se
rendre encore plus visibles, lisibles ; la fiction narrée, comme par en dessous,
sournoisement, parle des blancs qui mutilent son corps.
Mais l’activité autoréflexive est inflationniste, elle crée chez le lecteur une
manière de réflexe qui va lui faire saisir la moindre occasion de détecter ces
effets spéculaires. Et comme Ferdinand de Saussure pouvait détecter des
anagrammes autant qu’il le voulait chez les poètes grecs et latins19, le lecteur du
Retour définitif et durable de l’être aimé va progressivement être atteint de cette
singulière paranoïa qui lui fera prêter valeur autoréférentielle à un nombre
toujours croissant d’événements textuels. « Blanc. », « Noir. », « Silence. »,
« Rien. », « (...) », « Pause. » et autres « C’est loin. » provoquent une véritable
pandémie de l’autoréflexivité. La lecture se fait obsessionnelle, elle traque le
spéculaire, oubliant ainsi les méandres de l’histoire. Soucieuse de ne pas rater
les multiples expressions du blanc, elle contribue à accroître encore le trouble de
la fiction (« C’est flou. »).
Au fond, il est peut-être une notion qui, à être sortie de son champ d’origine,
permettrait d’assez bien dire la nature de ces mots ou locutions qui, entre les
fragments narratifs, verbalisent le blanc, la pause, qui désignent l’incessant
travail de la césure : la didascalie. Certes les notations en cause n’ont pas ici
pour mission de délivrer, comme dans le texte théâtral, des informations sur le
cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’action représentée. Néanmoins,
elles font songer aux didascalies dans la mesure où, à l’instar de ces dernières,
elles semblent occuper dans la fiction la position d’une manière de métalangage,
dans la mesure où elles paraissent ne pas se situer sur le même plan que les
fragments narratifs. Avec le mot « pause », l’effet didascalique est patent. Le
texte semble préciser la façon dont il convient de le lire. Bien sûr, nombre de ces
notations peuvent trouver à s’intégrer au récit qui les entoure (« pause »
marquera alors l’arrêt d’une action narrée), et c’est d’ailleurs l’un des plaisirs de
l’auteur que de souvent faire d’elles des zones amphibologiques où le lecteur ne
sait plus très bien s’il est encore dans le récit ou s’il en est sorti – après la
paranoïa, la schizophrénie. En d’autres termes, ces didascalies ne sont pas
franches, leur statut est souvent incertain, équivoque. Pour autant, même
biaises, elles n’en sont pas moins des didascalies. Mais qu’indiquent-elles ? On
vient de le voir, plusieurs d’entre elles disent l’écart, l’espacement, la césure, bref
expriment le blanc. Aussi serait-on fondé à parler d’elles comme de didascalies
rythmiques. Il faut en être sûr : ces didascalies d’un nouveau genre, composées
d’un ou quelques mots qui, ici et là, prennent place entre les fragments,
constituent la grande trouvaille du Retour définitif et durable de l’être aimé. Si
elles peuvent désigner la fragmentation de l’écriture, l’éventail de leurs emplois
rythmiques est toutefois plus large.
boîte à rythmes
Les notations didascaliques telles « Blanc. », « Il neige. », « Noir. », « Nuit. »,
« Silence. », « Rien. » ou « Pause. » sont porteuses en quelque sorte, d’une
double charge, spéculaire – elles pointent les blancs – et rythmique – elles
scandent le cours narratif. D’autres, on va le découvrir se contentent d’endosser
un pur rôle rythmique, de participer d’une manière de « ponctuation élargie »,
pour reprendre la belle formule de Maurice Roche20.
C’est sans doute le cas avec les trois occurrences où la ligne se réduit à
« Souffle. ». La narration, là, suspend son souffle et le narrateur reprend le sien.
Il est aussi permis d’entendre dans ce vocable la désignation d’une émission
d’air sans parole, juste pour marquer le temps. Après la pause, le soupir, en
quelque mesure. Et si, entre les fragments, il s’agit de pas faire sens, ou le moins
possible en tout cas, mais d’impulser un rythme, le texte ne saurait manquer
d’emprunter la voie de l’onomatopée ou, du moins, de l’interjection. C’est ce qu’il
fait, à plusieurs reprises, « Boum. », « Vrrrr. », « Crac. », « Ah. », sans oublier
tel « Allez zou. » – battement, vrombissement, émotion ou vitesse, comme les
données cardinales d’une strate du texte où s’absentent la mélodie, la logique, le
discernement, le sens peut-être tout simplement. Certes, les onomatopées de la
langue française passent généralement pour être plus proches de mots que de
véritables sons, pour être moins effervescentes que celles que l’anglais a
léguées au monde, à travers la bande dessinée américaine ou certaines grandes
peintures d’un Roy Lichtenstein qui les ont élevées au rang d’icônes. Il n’en
demeure pas moins que ces sous-mots, de faible charge sémantique, que Cadiot
sait disséminer dans son livre entre deux fragments révèlent exemplairement la
fonction de ces intercalaires : émettre des sons, fussent-ils insignifiants, pour
donner le rythme.
Dans un orchestre de jazz, par exemple, deux grandes catégories d’instruments
se laissent distinguer : les instruments mélodiques (les vents principalement) et
les instruments rythmiques (basse et batterie, avant tout) – certains, tel le piano,
pouvant être, selon les moments, ou mélodiques ou rythmiques. De toute
évidence, les didascalies interfragmentaires appartiennent à la parti rythmique de
l’orchestre. Et si l’on considère que cinq cent quatre groupes de mots situés
entre deux blancs font moins d’une ligne et que l’immense majorité d’entre eux (il
y a bien évidemment des incertitudes sur la nature de certains) ressortit
clairement à cette section rythmique, on mesure à quel point le texte de Cadiot
est rythmé, à quel point batterie (« Friselis de cymbales et caisse claire. ») et
basse y jouent un rôle déterminant. Le jazz est à coup sûr un modèle intéressant
pour rendre compte de l’écriture déployée dans Retour définitif et durable de
l’être aimé, tant les fragments de plein statut, ceux dépassant les limites d’une
ligne, se laissent assimiler à des manières de riffs, ces courtes phrases
mélodico-rythmiques caractéristiques du style Kansas City. Cependant une
présence aussi insistante de la rythmique conduirait peut-être également vers la
musique techno. La référence sera d’autant plus facile que le texte lui-même
l’invoque. En effet, la fiction de la première partie est celle d’une soirée mondaine
qu’inondent des flots d’une musique que beaucoup de caractéristiques
permettent d’identifier sinon comme techno, du moins comme électronique. C’est
même telle précise chanson qui est, plusieurs fois, évoquée : One more time de
Daft Punk21, incontournable hit de l’année 2001 – titre que le texte cite quatre
fois, deux fois de sage façon (« one-more-time »), deux autres d’une manière
plus plaisamment suggestive (« ouin’mor’taï-m’ ») qui rappellera aux amateurs le
timbre électronique de la voix qui, comme le texte de Cadiot, fait ce qu’elle dit et
dit ce qu’elle fait en répétant à n’en plus finir « une fois de plus ». Mais sans
doute n’est-il pas, en ce stade, inutile de citer tel extrait de l’un des riffs les plus
somptueux de la première partie :« […] des embryons de piano, des débuts de
romance sans paroles remixée avec des bruits de tronçonneuse ou le son sourd
d’une clouteuse qui traverse une planche de chêne toutes les deux secondes, la
musique avance, petits modules tendres en travaux, cinq bluettes sur dynamite
obligée, une mélodie sort, ça se danse, sonate pour Travaux publics, je glisse, je
suis dans le rythme […] ». Bien sûr, il est difficile au commentateur de faire des
fragments du Retour définitif et durable de l’être aimé des romances sans
paroles ou des bluettes. En revanche, il l’est beaucoup moins, s’agissant des
interjections didascaliques et de nombre des autres intercalaires lettrés, de
renvoyer aux bruits de tronçonneuse (le mixage de « boum », « vrrrr » et « crac »
à la fois ?) ou au son sourd d’une clouteuse (la possible synthèse de « boum » et
de « crac » ?).
Affirmons-le : si l’écriture fragmentaire, telle qu’elle se manifeste dans Retour
définitif et durable de l’être aimé, est l’instrument d’une accélération, c’est que
non seulement les blancs constitutifs du genre hachent la narration, mais
qu’encore les notations didascaliques qui en sont comme la verbalisation
viennent redoubler, étoffer, épaissir, grossir, approfondir, expliciter ces saccades,
donnant à la lecture le sentiment d’une série de sprints effrénés, d’accélérations
et de décélérations brutales. « Je m’appuie sur les basses profondes au fond de
la musique » – le narrateur, aux prises avec les aléas d’une party qu’il traverse
tel un Peter Sellers hölderlinien22, est parfaitement lucide ; il expose, dans toute
sa simplicité, l’une des dominantes du régime textuel dont il a la responsabilité.
L’écriture du livre repose dans une large mesure sur ces « basses profondes qui
font vibrer les parois », ces basses qui lui confèrent son assise (mais le mot est
probablement mal choisi) rythmique, qui fonctionnent comme autant de tremplins
où la narration peut rebondir, reprendre sans cesse son élan (« plier-déplier :
tremplin, hop. »).
Bien évidemment, toutes les inserts à vocation rythmique, toutes ces didascalies,
à vertu autoréflexive ou non, n’ont pas le même volume, ni le même timbre.
Toutes ne font pas vibrer les parois. Car, si certaines sont massives,
s’apparentent au vrombissement d’une basse électrique ou au martèlement du
tambour – « Boum. », d’autres sont plus proches du frottement du balai sur la
caisse claire ou de la sécheresse cuivrée du charleston – « Il neige. 23. » Cadiot
sait que sur ce paramètre-là comme sur celui de l’espacement typographique, la
réussite de son projet réside dans la variation, la différence. D’une part, le beat
n’est pas toujours marqué par les mêmes instruments ; d’autre part, la pulsation
rythmique change, le mètre s’altère. C’est que le rythme est un curieux
phénomène : il suppose tout à la fois la régularité, la périodicité et la
métamorphose, la perturbation. Le rythme signifie certes le retour périodique
repérable de temps forts et de temps faibles. Mais le rythme implique, tout
autant, le changement de rythme. Retour définitif et durable de l’être aimé montre
une réelle science de cette complexité, de ce paradoxe. Et l’écriture qui s’y
déploie est un bel exercice de fine tuning : de l’imposition d’une cadence à sa
mutation.
flicker script
Le beat n’est toutefois pas qu’un accompagnement d’une mélodie même floue, il
peut aussi être parasite. Le texte de Cadiot le laisse entendre lorsqu’il évoque
ces « films de famille aux bords brûlés, où tressautent des visages dans le
vrombissement d’avion du petit projecteur maison » et qu’il met de la sorte
significativement en rapport l’imparfaite projection cinématographique, aux
images tressautantes, avec la scansion du texte fragmentaire, avec le motif du
battement.
On sait quel destin théorique Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss ont accordé au
battement. Le premier a ainsi pu écrire : « ce que le battement dénote est une
pulsation sans finalité qui déchire l’assurance désincarnée de la pure visualité et
y précipite l’irruption du charnel 24.»
Parmi les œuvres mobilisées par
Bois et Krauss au titre du battement, celles qui retiennent davantage le
commentaire du Retour définitif et durable de l’être aimé ressortissent au genre
singulier du flicker film, parfois aussi appelé film structuraliste, dont le maître est
sans conteste Paul Sharits, avec des œuvres comme N : O : T : H :I :N : G ou
T,O,U,C,H,I,N,G25. Ces deux films montrent des images, mais par flashes. En
effet, le flicker film fait alterner à grande vitesse des photogrammes avec image,
en positif ou en négatif, et des photogrammes sans image. L’illusion d’un
mouvement continu que les vingt-quatre images par seconde entretiennent est
ici battue en brèche. Mais, plus que l’opération anti-illusionniste, c’est maintenant
le pur phénomène du battement, du papillotement qui retient en tant qu’il
désublime l’image par son effet traumatique. T,O,U,C,H,I,N,G montre « les
flashes d’une automutilation (un jeune homme porte des ciseaux à sa propre
bouche), d’agression contre l’œil humain (la référence à Dalí et Buñuel est
indubitable), ou d’un coït 26.» La thèse ici soutenue est, on l’a deviné, qu’il y a
lieu de considérer Retour définitif et durable de l’être aimé comme une manière
de flicker script. Les blancs entre les fragments sont comme les photogrammes
sans image. Le phrasé parataxique est l’équivalent d’une alternance de
photogrammes dont certaine altérité radicale (par exemple, chromatique :
noir/blanc) interdit la naturalisation de l’enchaînement ; il ne s’autorise pas cette
illusion de progression sans à-coups dont rêve la syntaxe. Le battement dans le
livre de Cadiot, c’est bien sûr le retour perpétuel du blanc, mais c’est non moins
la répétition de ces didascalies, et, plus précisément, la répétition de nombre
d’entre elles, entre les fragments et à l’intérieur même de ceux-ci. La répétition
est, de toute évidence, une des dimensions cardinales du Retour définitif et
durable de l’être aimé. Elle donne à sa lecture ce côté tout à la fois hypnotique et
traumatique, en tout cas machinique – le texte est lui aussi, à sa manière, un
vrombissant projecteur d’images qui tressautent. Chez Cadiot comme chez
Sharits, la dimension corporelle du battement est tellement prégnante qu’elle finit
par se thématiser : scènes de sexe ou mutilations du narrateur par un serial killer
(« le héros se sent vraiment mieux, juste après le sérieux tabassage de la veille,
avec quelle main tu joues au billard mon coco ? tu crois que tu vas continuer à
boxer ? la gauche, très bien, coups de marteau, sur chaque phalange comme
ça » ; « c’est à qui ce doigt de pied ? » ; « je suis en morceaux »). De la même
façon que, dans cette autre grande référence du flicker film, le Box
(ahhareturnabout) de James Coleman27, il est patent que les quelques chapelets
d’images, entrecoupées de noir, de l’historique combat de boxe ayant opposé
Jack Dempsey à Gene Tunney en 1927 sont au service de la structure
cinématographique adoptée bien plus que celle-ci n’est au leur. La fiction qui est
celle du Retour définitif et durable de l’être aimé est l’outil du rythme fragmentaire
davantage que l’inverse. Basses flatulentes de musique électronique,
mouvements de danse post-disco, gestes sportifs, images tressautantes des
films de famille se déduisent de la fragmentation du texte plutôt qu’ils ne la
réclament à des fins expressives. Aussi comprend-on que la teneur dominante
« pop », « low » de la fiction est, dans une certaine mesure, la conséquence du
battement fragmentaire, du flicker script. À forme battue, à forme bâtarde,
contenus vulgaires – « possibilité de chanson » : même le plus haut lyrisme,
l’énigmatique En bleu adorable de Hölderlin y devient exemplairement matière à
ritournelle.
Mais, par-delà les analogies frappantes avec le flicker film, c’est le cinéma dans
toute sa généralité qui semble servir de référence constante au Retour définitif et
durable de l’être aimé. Le mot « film » n’y apparaît pas moins de vingt-sept fois.
Les allusions cinématographiques abondent. The Deer Hunter de Michael
Cimino28 : « Ça me fait penser à chose, là, oui, vous savez, le film, qu’ils ont
traduit par Voyage au bout de l’enfer, titre idiot [...] ce titre loupe toute une partie
du film, justement la chasse au daim où le gars, revenu du Vietnam, décide au
dernier moment de ne pas descendre l’animal qui le fixe dans un plan magnifique
de montagne » ; The Third Man de Carol Reed29 : « Harry Lime, Henri Citron […]
c’est moins chic, hein, surtout si on veut jouer le troisième homme dans un film
alors qu’on est déjà un grand cinéaste encore jeune » (on se souvient que le
personnage interprété par Orson Welles dans le film de Reed se nomme Harry
Lime) ; Thin Red Line de Terrence Mallick30 : « Si on est dans un film de guerre
romantique de propagande. / Les gars à force en on marre, ils lèvent le nez pour
suivre les oiseaux, ça file vers le haut à toute vitesse, arbres si hauts, oh les
arbres si hauts, regarde, regarde de tous tes yeux, regarde, c’est loin, cimes en
fuite, lumière, froid, hauteur, c’est loin, oh l’œil grimpe entre les lignes-vers-leciel, trou bleu en l’air entre les arbres, on peut réciter un psaume » ; The Misfits
de John Huston31 : « la scène militante où Marilyn, en larmes, supplie qu’on
relâche un mustang capturé en dehors des règles de l’Ouest par ses
compagnons, vous vous souvenez, elle se retrouve tirée en arrière, toute
petite, en larmes petit point blanc sur fond désert de sel » (au titre de la
double problématique du remariage et de la vitesse la référence au film de
Huston est particulièrement bienvenue : son histoire ne se déroule-t-elle pas
à Reno, la ville où l’on se marie le plus rapidement ?) ; Bad Lieutenant d’Abel
Ferrara32 : « moi je ferais la scène du flic qui se branle sous la pluie en regardant
deux filles par la vitre d’une voiture qui miment une pipe les yeux fermés » ; The
Hustler de Robert Rossen33 : « avec quelle main tu joues au billard mon coco ?
[...] la gauche, très bien, coups de marteau, sur chaque phalange comme ça ».
Soyons-en sûrs : il est d’autres allusions au cinéma disséminées dans le livre,
d’accès plus ou moins aisé.
Cinématographique, l’est aussi l’une des didascalies les plus singulières, en
même temps que les plus réussies du livre : « Action. » - trois fois énoncée, deux
en position absolue, une autre en fin de fragment : « Elle de déplie, elle se
sépare de son décor d’avant, elle s’avance en accéléré hors de l’image d’avant,
cigarette, marronniers en fleur, allez respire, elle se déplie, bouche, parle, matin,
action ». Mais plutôt qu’énoncée cette didascalie devrait sans doute être dite
criée si l’on s’en réfère à tel passage : « il mime un travelling terminé par une
grue, porte-voix du réalisateur hurlant ; action. » S’il y a réussite, c’est que le
statut est limpide : il n’est pas possible d’ignorer la posture métalangagière et de
prendre cet énoncé pour autre chose qu’une intervention directe du narrateur
métamorphosé en réalisateur dans le récit. Mais l’efficacité n’exclut pas la
subtilité car, que la didascalie signifie l’ellipse de l’action ou la désignation de
celle qui se déroule dans les parages textuels, elle en marque de toute façon
l’interruption, la mise à l’écart – à moins que l’action en question soit celle de
l’écriture fragmentaire, du battement. Le narrateur du Retour définitif et durable
de l’être aimé se veut décidément sur un plateau de tournage. Aussi ne faut-il
pas s’étonner de le voir, tel un ingénieur du son, dire à deux reprises : « Ça
tourne. », ni de retrouver telle injonction à la clausule d’un fragment ; « Je suis
l’eau, je suis d’un bloc, je n’ai pas peur, c’est fini, je reviens, j’arrive, poussière de
nymphes, fleurs des haies, pellicule cendrée des minuscules morts abandonnées
au courant, je chante, toute petite sur ciel blanc à l’envers, bras pliés, hop,
dépliés, moteur. » Pour Cadiot, le moteur de l’action, c’est l’action du moteur.
34
Avec ces trois formules (« action », « ça tourne », « moteur »), et là réside
aussi leur importance, la narration se reconnaît explicitement comme modèle le
cinéma. Et pourquoi cet aveu ? Parce que la référence cinématographique ancre
mieux que toute autre l’écriture dans le temps. Avec Retour définitif et durable de
l’être aimé certaine tentation tabulaire de l’écrit moderniste, que consacre
notamment l’art d’un Maurice Roche35 et qui affleure dans certaines pièces de
L’Art poétic’ (Delenda est Carthago ; la Dame du Lac) et, par endroits, dans
Futur, ancien, fugitif, semble définitivement oubliée. Une stricte linéarité impose
son régime. Malgré les ruptures, les saccades, les blancs, la course de l’œil
s’effectue toujours dans la même direction, la bobine du film se dévide en
tournant toujours dans le même sens. Ainsi le remariage du roman et de la
poésie suppose la renonciation aux aspirations tabulaires de la seconde, c’est-àdire à sa prétention à se muer en art de l’espace. On le sait, c’est dans le
Laocoon de Lessing que s’est fixée la dichotomie entre les arts du temps
(littérature ou musique) et les arts de l’espace (peinture principalement), une
dichotomie endossée par le modernisme qui a exclu la temporalité du champ
visuel36. Avec la mise en cause des dogmes modernistes, le temporel a réinvesti
la visualité et l’on comprend que le mélange de la poésie et du roman ne puisse
désormais plus se penser comme la spatialisation de celui-ci par celle-là, dès
lors que l’espace n’est plus libre du temps. C’est au contraire la temporalisation
de la poésie par le roman qui devient requise. Autrement dit le mélange de nos
deux genres ne saurait plus avoir lieu sous les auspices de la peinture, mais
sous celles d’un incontestable art du temps : le cinéma. Le livre de Cadiot, par
son tropisme cinématographique, témoigne de son intelligence historique. Il se
permet toutefois de donner un tour de vis supplémentaire à l’affaire et de tordre
un peu la conjoncture. En effet, si ce n’est plus la poésie qui spatialise le roman,
il ne serait pas tout à fait juste d’affirmer que la première s’y voit temporalisée par
le second. Les choses se passent un peu différemment : la poésie y
surtemporalise le roman ; ou plutôt, sur le temps avec finalité du roman (le sens
du récit) vient se greffer le temps sans finalité de la poésie (le battement du blanc
typographique et des didascalies interfragmentaires). La surtemporalisation du
roman par la poésie, ce pourrait bien être, en fin de compte, l’algorithme gagnant
du Retour définitif et durable de l’être aimé, la formule permettant au mélange
des deux genres d’aujourd’hui s’effectuer à nouveau.
Mai 2002
In LEXI/textes 6, Théâtre national de la Colline/L’Arche Éditeur, septembre 2002
Ces pages sont extraites d’un essai à paraître, Le Facteur Vitesse, consacré au Retour définitif et
durable de l’être aimé d’Olivier Cadiot.
LA POUPÉE, LA
PRAIRIE ET LE
PETIT LAPIN
PIERRE KUENTZ
Notes sur Retour définitif et durable de l’être aimé.
« C’est dans la campagne sans lune, noir total, que j’ai vu pour la première fois le
lapin fluo, vert intense dans son champ abandonné, menant sa vie, indifférent à
l’idée de son étrangeté, dans un halo brûlant, comme quand on ferme les yeux
sur le souvenir de quelqu’un, signal dans la nuit noire, petit point. » (p. 9)
Appelons « fond » ; ce qui est le milieu, le séjour d’une apparition. Le séjour de
Lapin fluo c’est le noir. Ainsi commence le roman, sur fond noir. « Noir total. »
Pas de lune. Du noir pur. Trou noir. Chaos cosmogonique. Origine dont on ne
peut rien dire : « c’est si loin. / il faudrait un baobab. » Trou noir, comme on le
dirait pour une amnésie (une perte de mémoire traumatique qui pourrait être le
contre-coup d’une autre perte.) Dès lors qu’on l’envisage ainsi, le fond est un peu
plus qu’un fond. Il noie, cache, en même temps qu’il fait surgir, qu’il montre. Il fait
apparaître des apparitions, des choses étranges « indifférent[e] à leur
étrangeté » (des symptômes ?) : des choses comme lapin fluo. Pareil à une eau
noire de vase, de boue, de limon, le fond est susceptible de faire « remonter »
des choses à la surface. Le fond, c’est la matière même de ce qu’il donne à voir,
c’est la matière même du roman. Le fond, c’est le fond de l’histoire.
Car il y a une histoire. On peut pointer, par endroit, par intervalle quelque chose
comme une Odyssée, l’Odyssée d’un Robinson : fête avec séjour sur le balcon,
danse, séance chez un psychothérapeute (Robinson ne va pas fort), visite de
ferme de santé en ferme de mise en forme (du frère au frère, de nièce à oncle),
jusqu’à la cure radicale, la mise en pièce, le démembrement final sur la table
d’opération. Il y a donc un « cours de l’histoire » comme on dirait un « cours
d’eau. » Une course sur l’eau, une Odyssée. Imaginons que l’on plonge dans le
cours de sa propre histoire et... c’est là où le cours de l’histoire nous emmène,
c’est le terme de l’Odyssée de Robinson : la fin de la course : « [...] vite plonge
ici, viens pas peur, vite urgent, off sous l’eau, allez plonge. / Maintenant. »
Robinson, c’est un Ulysse plongeur. Retour définitif et durable à la source.
L’Odyssée s’arrête là. « Fin de l’affaire. »
Mais cette histoire, ce cours de l’histoire, c’est un fond, comme le trou noir du
début. C’est un cours d’eau : vase, boue, limon et tourbillons. C’est le milieu et le
séjour des apparitions où surgissent (font surface), par intervalle, souvenirs,
hallucinations, scènes de cinéma... autres sortes de lapins fluos. Là encore, et
c’est le propre du fond, ça génère de l’intervalle. L’écoulement, la course ou
discours narratif n’est jamais continu.
Arrêtons-nous un peu sur le cinéma, car à nouveau se trouve mis en question le
fond et l’intervalle. Le cinéma de surcroît, en faisant revenir sur fond blanc des
êtres du passé, lève la question des spectres et des hantises. Pour commencer,
premier paradoxe : le cinéma c’est de l’image discontinue. Bien sûr, ça
ressemble à de l’écoulement, à une course continue. Mais ce qui s’est passé
n’est restitué là, sur un écran, que d’avoir été fixé, mémorisé, photographié,
« fossilisé. » Le cinéma c’est des « fossiles en mouvement ». Le cinéma projette
des images sur un écran : fond blanc. Mais les intervalles entre les images, ce
sont des trous noirs. Ainsi, les trous noirs, intervalles entre les images, cachent
la surface blanche qui est aussi leur lieu d’apparition, leur séjour. La surface est
sous le fond. L’un est la hantise de l’autre. Il n’y a pas de trou noir qui ne soit
hanté par une surface blanche, qui elle-même devient fond, c’est-à-dire milieu
d’apparition des trous noirs, des intervalles. Pas étonnant donc que le cinéma
fasse si souvent apparition dans le cours de l’histoire de Robinson, dans sa
course. Le cinéma hante le roman. Des blocs, des scènes entières reviennent,
font surface par intervalle. Peut-être que se sont des souvenirs : des souvenirs
d’écrans ou des souvenirs-écran. Le souvenir-écran, c’est un souvenir qu’on met
(inconsciemment) à la place d’un autre (refoulé.) Quelque chose de monstrueux
est caché par quelque chose qui se montre. La « dialectique du monstre » disait
Aby Warburg. Une image hantée par une autre image. Une surface blanche qui
cache un trou noir et qui montre une image. Trou blanc (troublant) ? Là encore,
c’est affaire d’amnésie mais aussi d’aphasie : « avoir un blanc », « un blanc dans
la conversation. » Noir total dans la campagne sans lune, mais aussi noir de
cinéma, souvenir d’écran sur fond de trou blanc.
Des scènes de cinéma reviennent, mais aussi reviennent des revenants,
fantômes du cinéma égarés dans le roman : ainsi Peter Sellers. Revenant
d’entre les morts, car le vrai Peter Sellers, acteur professionnel, est mort en
1980. L’acteur célèbre fait un retour (définitif et durable ?) dans un roman
contemporain. Dans le roman lui-même, Peter Sellers est ce personnage
exaspérant, éternellement revenant (toujours de retour, comme le refoulé),
polymorphe, chaque fois en travers de la course de Robinson. Tout laisse penser
(justement par ses caractéristiques : survenance répétitive, polymorphologie)
qu’il est le fantôme du personnage de l’écrivain Clare Quilty joué par Peter
Sellers dans le film Lolita. Lolita, souvenir d’écran. Le film hante le roman. Peter
Sellers, souvenir-écran de Lolita. Mais Lolita elle-même, celle de Nabokov (puis
celle de Kubrick) est une revenante : retour tragique de l’expérience érotique
infantile de Humbert Humbert avec une enfant nommée Annabel, mais aussi
retour, réminiscence littéraire de l’Annabel Lee de Poe. Annabel Lee, que le
poète pleure en étreignant la terre : la jeune fille (ou petite fille, « she was a
child ») perdue, mise en terre, dans son royaume près de la mer :
« [...] I lie down by the side
Of my darling, my darling
My life and my bride
In her sepulchre
there by the sea
In her tomb
by the sounding sea »
Lolita donc est la revenante d’une petite fille enterrée. Lolita c’est aussi le
diminutif de Dolores : « she was Dolores on the dotted line (ligne pointillée.) »
Traduction approximative : Lolita = douleur en pointillé, qui apparaît, qui
disparaît ; douleur toujours de retour, retour durable de douleur. Lolita/Annabel,
la petite fille enterrée est peut-être bien la hantise du roman : nous appelons
hantise cet être aimé (et perdu) qui fait « retour. » Laissons là Lolita, en latence,
comme une pierre d’attente (une stèle qui attend son fantôme), prenons la
comme un « signal dans la nuit noire, petit point. » Songeons cependant, dans
cet intervalle où nous laissons Lolita pour lui laisser le temps de faire retour, que
les historiens, les archéologues lorsqu’ils fouillent le sol, déterrent le passé
(comme d’ailleurs le personnage « frère jumeau » qui « fait des fouilles », qui
« creuse » et qui doit remettre Robinson « en forme »), ne peuvent pas toujours
faire la distinction entre petites statues funéraires et jouets d’enfants. Pensant à
cette confusion ou association, nous appellerons « pupille », la petite fille
enterrée : c’est-à-dire à la fois poupée et petite fille.
Nous avons tenté d’explorer le fond, nous avons voulu aller dans le noir au fond
du tableau, aller au plus près du séjour des apparitions, visiter le milieu d’où les
choses apparaissent. Qu’est-ce qu’il y a autour de lapin fluo. D’où vient-il ? Nous
nous sommes aperçus que séjourner dans le fond, c’est séjourner dans
l’intervalle. Dans l’intervalle, il n’y a pas de figure, il n’y a plus de figure. C’est le
lieu de la perte : perte des objets, pertes des figures, perte des repères, perte de
connaissance. « (...) il suffit d’une fois, on plie les genoux une fois ça suffit,
terminé, sans retour, fini, retour maison, costume noir, yeux absents, frère loin,
angle mort, trou, il neige. » Si l’intervalle est le lieu de la perte, il est le cœur du
roman, le séjour du retour définitif. Pas de retour sans deuil, sans intervalle, sans
pointillé...
Qu’avons-nous trouvé d’ailleurs en allant vers le fond : des souvenirs d’écran,
trous blancs dans trou noir, fantômes de cinéma, petite fille enterrée. Cependant
nous n’avons fait la visite que dans un sens. À plusieurs reprises le roman
indique une traversée inverse :
« Dans le halo brûlant qu’on se fait au fond des yeux, dans l’autre sens, sur
l’écran noir en soi qu’on regarde dans l’autre sens, j’ai vu le lapin fluo, acide dans
noir total, faisant ses affaires, comme une étoile sur un champ cosmos [...] » (p.
19)
« Comme quand on regarde dans l’écran au fond de ses yeux des visages que
l’on reconstruit à partir de vagues taches de lumière » (p. 22)
Le fond, c’est aussi le fond des yeux, « dans l’autre sens. » Lorsque l’œil est
devant le tableau, aller vers le fond, c’est aussi aller au fond de l’œil. Quand le
fond de l’œil est devant le fond du tableau, c’est un fond qui regarde un fond. Or
si le fond du tableau est au fond de mon œil, le fond de mon œil (ou d’un œil)
n’est-il pas au fond du tableau ? Angoisse. Le fond n’est-il pas en train de me
regarder, au fond des yeux ? Le fond n’est-il pas hanté par un œil : une
« pupille » ? Cette hantise du fond, hantise des fonds est aussi un désir : désir
de plonger, désir de rejoindre la « pupille. » «S’endormir au volant et rentrer dans
le décor comme un imbécile » : aller vers ce qui me regarde au fond du tableau,
« fée », « point brillant. »
« Pour ne pas s’endormir il y a une méthode imparable, éviter de se faire
embarquer dans une seule histoire, danger, on ferme les yeux et il n’y a
désespérément qu’un seul chemin qui s’enfonce tout seul dans la forêt obscure,
on file vers le fond aspiré direction fée, point brillant au fond, nocturne à sens
unique, fin de l’affaire » (p. 40)
Le fond est un piège, une fée. Il y a du poison, derrière, un narcotique sans
doute. « Point brillant » : il y pousse peut-être une sorte de fleur qui nous attire et
nous endort. Dans le monde grec, cette fleur désirable porteuse de narkê
(engourdissement qui rappelle pétrification, fossilisation dans le roman), c’est le
narcisse. Une fleur qui crée la stupeur admirative des dieux eux-même, tout
comme Pandora, la première femme. Femme poison : « Belle au bois dormant
par voie orale » écrit Robinson à propos de médicament (pharmakôn : « poison
et remède. ») L’histoire de Narcisse, c’est aussi l’histoire d’une pupille (« Point
brillant », « petit point vert au fond des yeux ») qui me regarde quand je regarde
au fond de l’eau. Regard, sidération, plongeon fatal ?
Au fond du tableau, il y a du poison, mais aussi du charme de fée, de
l’enchantement : le chant fatal de l’histoire qui nous embarque. La mise en garde
de Robinson pour ne pas s’endormir, se laisser engourdir, fossiliser, rappelle une
autre mise en garde. Revenance, réminiscence, retour littéraire. C’est la mise en
garde de Circé lorsqu’elle libère enfin Ulysse et autorise son retour, après –
notons le - un séjour sous la terre :
« Puis Circé la royale m’adressa ces mots :
“Voilà donc une chose faite. Écoute maintenant
ce que je dis ; un dieu d’ailleurs te le rappellera.
D’abord, tu croiseras les Sirènes qui ensorcellent
tous les hommes, quiconque arrive à leurs parages ;
L’imprudent qui s’approche et prête l’oreille à la voix
de ces sirènes, son épouse et ses enfants
ne pourront l’entourer ni fêter son retour chez lui.
Car les Sirènes l’ensorcellent d’un chant clair,
assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles
les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent.
Passe devant sans t’arrêter ; bouche l’oreille de tes gens
d’une cire de miel pétrie, afin qu’aucun
d’entre eux n’entende ; écoute, toi, si tu le veux,
mais que dans le navire ils te lient les pieds et les mains
debout sur l’emplanture, en t’y attachant avec cordes,
et tu pourras goûter la joie d’entendre les Sirènes.
Mais, si tu les enjoins, les presse de te détacher,
qu’ils resserrent alors l’emprise de tes liens ! »
Plus loin Ulysse s’adresse à ses compagnons :
« Amis, je ne veux pas qu’un ou deux de nous seulement
connaissent les oracles de Circé la merveilleuse :
je vous parlerai donc, que nous sachions tout ce qui peut
nous perdre et ce qui peut nous éviter la mort fatale.
Circé nous donne pour premier conseil de fuir
des Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons ;
moi seul puis écouter leur voix ; mais liez-moi
par des liens douloureux, que je ne puisse pas bouger,
debout, sur l’emplanture, attachez-y-moi par des cordes,
et si je vous enjoins, vous presse de me détacher,
il faudra redoubler l’emprise de mes liens ! »
Il faut donc « fuir [les] Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons. » Filer
vers le fond, se laisser « aspire[r] direction fée », « suivre le chemin qui
s’enfonce tout seul dans la forêt obscure », ce serait se perdre dans l’herbe en
fleur et les chansons. De la même façon, filer vers le fond c’est avancer dans
« un lierre noir humide », pour tomber sur des « chanteuses assises autour d’une
nappe blanche, faisans, fruits, sorbets, vue fixe de forêt. » L’obsession du fond
recoupe celle du « déjeuner sur l’herbe. » Le fond, noir total de la campagne
sans lune est peut-être une prairie, un pré : « les Sirènes ensorcellent [...] /
assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles / les os des corps
décomposés dont les chairs se réduisent. » Herbe, pré : séjour de choix pour un
pique-nique, mais aussi site de fouille, champs de bataille, charnier. C’est peutêtre sur une île, un royaume près de la mer (« a kingdom by the sea », « trente
hectares d’un seul tenant autour de la Liffey »), à la fois séjour de la nymphe
chantante et ossuaire : ossuaire d’Annabel ? Peut-être. Mais peut-être aussi
ossuaire des voyageurs qui, comme le poète, pris par le chant de la petite fille
enterrée, noyés dans la « pupille », « embarqu[és] dans une seule histoire »,
étreignent la terre, rejoignent le fond, s’endorment, deviennent des fossiles.
Nous l’avons perçu en filant la piste de la nymphe chantante et des sirènes, - il
est temps d’en faire cas maintenant - le fond que nous avons d’abord appelé trou
noir, est un pré. Herbe, prairie, forêt, lierre... Fleur aussi peut-être. Le fond est
donc un fond vert : « vert clair sur vert foncé recouvert d’un dégradé de vert. »
N’ignorons pas cette permanence du vert, du fond vert, tout au long du roman.
Règne végétal. Que s’est-il passé ? Pourquoi la couleur du noir du
commencement est-elle le vert ? Lapin fluo, « vert intense », « signal dans la nuit
noire, petit point » est peut-être quelque chose comme l’intensification du vert,
concentration, saturation du végétal, jusqu’au surnaturel. Il est comme l’inversion
du fond, son envers, son versant figural. Il est la figure que prend pour cette fois
la hantise du fond : « point brillant », « pupille. » Fond et « petit point »
s’inversent, comme trou noir et trou blanc, comme fond de l’œil et fond du
tableau. Le fond est un lieu paradoxal, à la fois aire de pique-nique et ossuaire,
accueillant et inquiétant, lieu où paraissent se tenir à la fois la jeune fille et la
mort, la fleur et le poison. Le fond, c’est un seuil : à la fois prairie et gouffre.
La prairie : il y a un mot grec pour dire la prairie, c’est leimôn. Parlons de ce mot,
parlons un peu de prairie, du pré des Sirènes. Mettons-nous au vert. Dans
leimôn, on entend le mot français limon, le latin limus. Ainsi la « prairie humide »
que désigne le mot grec devient « boue, vase » mais aussi « lichen », « aubier. »
« Quant au leimôn, comment dire son ambiguïté ? Captivant et doux, il est le lieu
des jeunes filles et les nymphes y ont leur séjour, telle Calypso, mais aussi ces
dangereuses parthenoï que sont les Sirènes. Or les prairies sont souvent
inviolables et interdites, comme le sexe de la femme ou de la jeune fille, dont
leimôn est un nom parmi d’autres. Désir et interdit : on ne s’étonnera pas que les
prairies abritent les amours des dieux, parfois légitimes, souvent violentes,
toujours furtives. Mais le leimôn est aussi le lieu éminemment. [...] Une prairie
bien plane, odorante et fleurie, entourée de précipites abrupts : tel est le site
d’Henna en Sicile qui se flatte d’avoir vu l’enlèvement de Korê (Perséphone.)
Mais point n’est besoin de précipices visibles. Les gouffres qu’on ne voit pas sont
les plus redoutables, et il n’est pas de leimôn qui ne “dissimule sous sa surface
verdoyante des profondeurs obscures“ (André Motte in Prairies et Jardins de la
Grèce antique, p. 243.) À la fois ici et toujours ailleurs, la prairie est tout entière
piège. Sans doute Perséphone l’ignorait-elle... »
« Dans la plaine nysienne, il est une tendre prairie (leimôn malakos) où poussent
les fleurs : rose, crocus et violettes, iris, jacinthes et surtout unique en son genre,
le narcisse, “piège pour la jeune fille au visage de fleur que fit croître Gaia“. [...]
L’enfant pouvait-elle résister à l’invite ? Elle le saisit et la terre s’ouvre devant le
char d’Hadès. Ainsi comme Europe, comme Oreithuia, comme Créuse, comme
Hélène, Perséphone est enlevée dans une prairie lors d’une cueillette (prélude
au mariage ? ou prélude à la mort ? Perséphone ressemble trop à une fleur. Il
est de dangereuses ressemblances. »
(Nicole Loraux, Perséphone la jeune fille et la mort)
Perséphone, c’est « La belle enfant souveraine des morts » (Euripide.) C’est la
jeune fille en fleur et c’est la prisonnière. Enlevée par Hadès (Dieu du dessous
de la terre), elle est séquestrée sous la terre, un tiers de l’année. Les deux autres
tiers, elle revient vers sa mère Demeter (Déesse de la terre fertile, la terre du
dessus.) Ainsi Perséphone reste éternellement Korê : enfant (Kouros), petite fille.
Vierge. Pas de descendance. Bloquée dans le passage de la mère à l’époux, de
la petite fille à la jeune fille. Éternelle revenante, éternelle passante du passage,
« fossile en mouvement », « enfant en panoplie de fée, adulte bloquée », « exenfant dans adulte pas encore, yeux noirs placés au milieu des arcades à
l’endroit pile où vous dites : oui c’est exactement là […] ». Oui, c’est exactement
là, le « petit point brillant », « signal dans la nuit », l’endroit que les Grecs
appellent du nom de Korê : « la pupille. »
Le fond est une prairie, la prairie est un gouffre : le fond est une petite fille qui me
regarde en chantant.
Comment continuer sa course, sans filer vers le fond, sans risquer
l’endormissement de la femme poison, le charme de Narcisse, l’enchantement
des Sirènes, le regard de la poupée ? Comment rester en mouvement, continuer
de « glisser », passer d’une histoire à l’autre, poursuivre son retour et malgré tout
« prêter l’oreille à la voix » ? Comment voir la nymphe sans perdre la raison ou
du moins, voir la nymphe et revenir à la raison, retourner au foyer ? « Avoir vu la
nymphe » est une expression grecque pour dire de quelqu’un qu’il est devenu
fou. On se souvient qu’Ulysse, sur les conseils de Circé, avait bricolé une
solution.
« Ils me lièrent pieds et mains dans le bateau,
debout sur l’emplanture, en m’y attachant avec cordes ;
puis, aux bancs, on battit des rames les eaux grises.
Mais quand on s’en trouva à la portée du cri,
passant en toute hâte, ce navire bondissant
ne leur échappa point, qui entonnèrent un chant clair [...] »
Robinson, au terme de sa course, trouve aussi une solution, quelque chose
comme une opération chirurgicale. Il devient Orphée dépecé, démembré,
morcelé : retour durable et définitif d’Eurydice, disparue deux fois, chantée pour
l’éternité, retrouvée enfin aux enfers. Mais Robinson demeure un Ulysse : Ulysse
définitivement et durablement lié à une table d’opération, prêt au plongeon, pris
dans le mouvement de rejoindre le chant de la nymphe, mais cloué sur place :
fossile en mouvement vers sa « super-sœur », autre « fossile en mouvement »,
la poupée, la pupille sous la terre, la petite fille enterrée (pour mine « déterrée »)
qui nous regarde quand nous regardons le fond du tableau. Retrouvailles
définitives et durables. Mais ces retrouvailles sont aussi un mouvement, un
mouvement bloqué qui est mouvement de retour. Retour à la source :
mouvement vers l’appel de la nymphe divinité des sources, des forêts des
prairies. Retour à la source de l’égarement, à la source de la fuite en avant (« fuir
[les] Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons. ») Retour à la source de
la course, la source du cours noir, boueux, limoneux de l’histoire.
Rester pour toujours « à la portée du cri », à la portée du chant de la nymphe.
Maintenir sa présence, dans un « maintenant », présent pour toujours. « Main
tenant le vide » aurait ajouté Giacometti. Saut dans le vide ? Plongeon ? Le vide,
maintenant ? Maintenant le blanc de la page. Trou blanc ? Fin du roman.
Document de travail, 2002.
LA
GRAMMAIR
E
D’OLIVIER
CADIOT
( à propos de L’Art poetic’)
CHRISTIAN PRIGENT
Poésie pour rire
Il y a souvent, dans les diverses
« réponses » que la poésie peut apporter à
la situation que nous vivons aujourd’hui, une
dimension comique (cela frappe aussi bien
chez Novarina que chez Verheggen ou chez
Grangaud.) C’est peut-être qu’il est plus que
jamais difficile pour les « modernes » de
croire sans distance à la mission de la
littérature et d’accepter sans ironie le sérieux
un peu fat, la componction compassée, la
pathos porteur de « vérité » du langage
poétique (cela surtout parce que la
mauvaise littérature est toujours, dans ses
variations talentueuses et son
assujettissement ahuri à la demande
culturelle d’époque, de l’ordre d’une
adhésion a-critique à ces leurres).
Mais peut-être y a-t-il plus là qu’un fait
d’époque. Ce que constate la passion de
l’arbitraire qui est celle du langage poétique
c’est que la dynamique d’un continuum tend
à s’imposer, dès que quelque chose s’écrit,
à la vérité du discontinu (la confusion de
l’expérience, le corps insaisissable, les
choses « étrangement informes », comme
disait Hölderlin.) Sauf à en rester dupe (ou à
accepter sans réticence cette retombée
homogénéisante comme une incontournable
butée de la littérature), il n’y a guère d’autre
solution que de renoncer radicalement à ce
« mensonge » (le silence de Rimbaud a
quelque chose à voir avec cela) ou de
surcharger ironiquement son processus. La
poésie a souvent le sens de cette surcharge
de continu : tout en elle est d’abord gestion
du discontinu (la ligne coupée du vers – libre
ou non -, les césures, les cadences comme
logique des chutes, l’éclatement
typographique sur l’espace de la page)37 ; sa
forme est une vaste allégorie (un graphique)
de la fonction de coupure du langage dans
l’afflux du réel (alors que la prose s’expose
comme le graphique d’un continuum, d’un
plein, d’une coextension du langage au réel :
ce pourquoi peuvent y consister du récit – un
continuum de temps – et du discours – un
continuum de pensée). C’est la raison pour
laquelle la question des rythmes, la question
de la prosodie reste toujours, en poésie, la
question formelle essentielle.
Mais c’est pour cette raison aussi que la
poésie est hantée par la nécessité de
recomposer un continuum ; elle surenchérit
sur les processus nappants : « l’harmonie »
des Grecs, l’unification sonore – rimes,
assonances, allitérations – la liaison du son
et du sens – les paronomases -, le réseau
écholalique des métaphores, etc. Dans ses
moments de rage contre sa propre fatalité,
elle peut donc être tentée de radicaliser ce
processus : en silhouettant violemment des
rythmes concentrés (Artaud, parfois
Michaux) : en se développant comme une
arabesque entrelacée (les Cantos de
Pound) ; en poussant au bout de son
essouflement la portée vocale du continu
(les versets de Claudel ) ; en exagérant donc
la pose formelle du continu.
Au bout de cette exagération, il y a
forcément son renversement parodique. Ce
pourquoi la poésie est spontanément
comique (le dire semble un paradoxe mais
c’est précisément parce que le pseudo-
sérieux du ronron poétique se nourrit du déni
de ses excès) : le geste d’humour
(glissements du Witz, évidemment
parodique) y est rhétorique, il est inscrit dans
le traitement verbal du surplus de continu.
Ainsi dans les poèmes de Bataille, toujours
au bord, au plus fort de leur macération
morbide, d’un effondrement comique et
trivial. Ainsi dans les textes d’Artaud, où la
souffrance crispée en martèlement
rythmique se troue toujours, à un moment ou
à un autre, de l’irruption d’un gag bouffon.
Ainsi dans l’essentiel de la poésie de
Queneau où la scansion mirlitonesque tire la
drôlerie d’un surenchère sur le nappé
prosodique. Ce pourquoi le maniérisme
stylistique sophistiqué de la poésie peut,
sans solution de continuité, se convertir en
une sorte de simplicité délibérément
insignifiante et drôle. De cette « cure
d’idiotie » (comme dirait Novarina) qui fait
« merder » le bon goût poétique témoignent
entre autres le Hareng saur, le Théâtre de
Valvins, la Chanson du décervelage, la
mécanique rousselienne, la Complainte de
Fantômas, Chêne et Chien, les comptines
verheggéniennes, etc.
Au titre du poétique
Le travail du poétique d’Olivier Cadiot
est à mon sens à lire dans cette
perspective. Ce travail est à son
début. Mais déjà il marque et son
originalité frappe. Un livre a imposé
cette frappe : L’Art poetic’ ( Éditions
P.O.L, 1988). Le parcourir est
d’abord faire l’épreuve de la fraîcheur
et du charme d’une écriture qui
ressemble à tout (le lexique y est
plat, la syntaxe sans surprise, la
clarté absolue), tout en ne
ressemblant à rien de ce qui a pu
être donné comme poésie (encore
moins à ce qui se publie ici et là sous
ce label). Tout au plus peut-on
penser parfois à l’écriture répétitive et
atone de Gertrude Stein.
L’impression d’assister à la
naissance de quelque chose d’à la
fois banal (chaque fragment
provoque une forte impression de
déjà-vu) et de tout à fait nouveau est
forte (et savoureuse). Cadiot semble
reprendre la question-de-la-poésie à
la base, à son degré zéro : « Ah/on
sent que quelque chose/se prépare
de grave/quoi/tout/ah/tout va mal/ici
de A à Z/tout est à
recommencer/courir en avant en
arrière/recommencer bâtir une
seconde fois connaître de
nouveau »38 Rien de pesant,
pourtant, dans cette gravité, rien de
furibond dans cette table rase, mais
au contraire une étonnante légèreté,
quelque chose d’à la fois distancié et
souverain, d’aisé et de sourdement
inquiet, de souriant et d’un peu
absent : « vivre ici/vivre ici ça
jamais/jamais jamais je ne m’y
résoudrai. »
Même s’il recueille des textes
relativement autonomes et, pour
certains, déjà publiés séparément
dans des revues L’Art poetic’ est
un livre (un livre épais, pour un
livre « de poésie ») et non une
plaquette ou un recueil : d’une
section à l’autre reviennent des
éléments, des scènes, des
couleurs, des personnages. Et
c’est peut-être d’abord en prêtant
attention à ce que Cadiot fait des
codes mêmes de l’objet dit «livre
de poésie » qu’on peut
commencer à comprendre ce qui,
dans cette curieuse « poésie »,
répond de la difficulté «moderne »
à faire et à publier de la poésie.
Sur la page 1 de couverture, il y a
bien sûr le titre. A priori, rien que
de fort banal : si la poésie est,
n’est que la question-de-la-poésie,
toute œuvre poétique est une
œuvre métapoétique, tout livre de
poésie est un art poétique. Tout
commence par cette évidence
tautologique : pas d’autre sujet,
pour un livre de poésie, que la
poésie. « Il faut simplement
renoncer à/d’autres mobiles/que
celui d’être simplement. » Le sujet
du livre, c’est : comment faire de
la poésie comment faire pour que
la poésie, tout simplement, soit.
Tout se complique cependant du
fait que le titre, s’il est
ostensiblement simple et
classique, est aussi parodique.
D’abord parce qu’il reprend celui
de ce modèle du classicisme
scolaire (de l’académisme, au
sens le plus strict du terme) qu’est
l’Art poétique de Boileau.
Queneau l’avait déjà fait dans son
Pour un art poétique. Mais
Boileau écrivait non pas « l ‘art
poétique » mais « art poétique »
et Queneau parlait d’ « un art
poétique ». Imposant l’article
défini, Cadiot généralise l’intitulé,
comme s’il s’agissait de proposer
en soi l’art (omnivalent et
totalitaire) de faire de la poésie –
ce qui, dans un temps où la nature
même de la poésie, sa définition, ses
techniques et ses fonctions sont plus
que jamais en question, ne manque
pas d’être quelque peu provocant (au
regard du contenu du livre, j’y
reviendrai, cette provocation est
encore plus flagrante).
Tout se fissure ensuite du fait que
Cadiot n’écrit pas poétique mais
poetic’ (je veux dire par là non
seulement qu’il écrit ainsi ce mot
mais que l’écrivant ainsi il annonce
que son écriture ne sera pas
poétique mais poetic ‘,L’ironique
italique est l’indice de la suspicion
jetée sur le poétique et sur son
acceptation non critique par tous
ceux qui, justement, croient pouvoir
faire de la poésie sans poser la
question-de-la-poésie. Poetic’ est
alors ce qui nous vient d’une sorte de
snobisme anglomane (toute une
section du livre a effectivement
beaucoup recours à l’anglais). C’est
peut-être aussi ce qui allude
discrètement à ces poètes
américains auxquels Cadiot doit sans
doute beaucoup. Mais c’est
certainement surtout ce qui force à
prononcer le mot sacré de
« poétique » en une sorte de grimace
sarcastique qui interdit qu’on y
identifie sans distance ce que soi on
tente de proposer comme « poésie ».
L’effet oxymorique qui fait chuter
l’emphase du mot « art » dans la
dérision du mot « poetic » est de
l’ordre de ce sarcasme.
Poetic’, plutôt que poétique, c’est
l’indice de la crise (crise de rire) qui
prend quand on entend des tablées
de poètes prononcer ce mot avec
l’exquise fatuité requise en la
matière. L’apostrophe finale laisse le
mot en suspens sur une apocope
(cette apocope qui frappe
implicitement le e dit muet dans la
prosodie classique et dont les poètes
modernes comme Verheggen usent
systématiquement). Elle est alors le
signe du suspens qui frappe le
poétique, l’indice d’un doute sur ce
qui peut s’y accomplir, le dessin
d’une béance moqueuse dans sa
plénitude clôturée (non critique). Ce
qui surgit en définitive au bout du
titre, c’est le mot tic (on y entend
résonner le fameux « tics, tics, tics »
de Lautréamont) : l’art poetic’ c’est
l’ironie sur les tics de la poétique, le
congé sardoniquement donné à toute
adhésion leurrée au poétique, la
définition de la poésie comme
accumulation de tics (ce que Denis
Roche suggérait aussi quand il
définissait la poésie comme « une
convention de genre à l’intérieur
d’une convention de
communication »). Et ce que ce titre
annonce, c’est donc une poésie qui
sera faite de l’accumulation
moqueuse de ces tics, une
défiguration de la poésie, par abus
simple du tic de la figure poétique.
Ce titre, autrement dit, est stricto
sensu « tout un programme » (et en
même temps le pastiche d’un
programme) – un programme qui
peut nous inviter d’ailleurs à relire
systématiquement ce que nous
annoncent les titres des œuvres de
poésie et ce que chacun d’eux doit à
l’idéologie de son temps.
L’Homme poetic
Sous le titre, la couverture du livre
nous présente une vignette. C’est
suffisamment exceptionnel dans la
collection littéraire où ce livre paraît
pour prendre une signification
exemplaire. Ce dessin nous montre
un buste radiographié vu de dos
(celui du poète ?). La colonne
vertébrale souffre d’une scoliose
carabinée. On remarque d’abord qu’il
s’agit manifestement d’une illustration
extraite d’un ouvrage scolaire façon
« leçon de chose » ou « petite
anatomie illustrée ». Les textes inclus
dans le volume seront effectivement
eux aussi composés (ou
décomposés) à partir de
prélèvements dans les manuels
scolaires. Ils seront le montage de
bribes extraites d’ouvrages destinés
à l’apprentissage élémentaire de la
correction grammaticale. Ils seront la
torsion stylistique (la poésie ?) de
cette langue minimale, faite des
clichés les plus usés et toute entière
préoccupée de traquer les écarts :
« qu’il pleuve/inusité/inusité/inusité ».
Ils seront donc l’os scolaire que tord
la scoliose du langage poĕtic’. Ils
seront une anatomie ironique et
pathologique, une dissection pincesans-rire de la norme verbale. Ils
feront passer le corps académique
de la langue derrière un écran à
rayons X sur lequel apparaîtra, à plat
et réduit à sa plus simple
« expression », son squelette
comique (ce squelette d’eux-mêmes
qui effraie les Duponts dans Objectif
Lune).
Sur la vignette, l’homme poetic’ est
vu de dos et se contorsionne
douloureusement. Un déhanchement
démantibulé lui surélève l’épaule
gauche. C’est que le travail poetic’ de
Cadiot se fait effectivement, dirait-on,
dans le dos de la poésie : l’homme
poetic’ en a plein le dos du poétique
et du poète « aux yeux exhorbités »
(Cadiot dixit) en proie à la Fureur
sacrée (Rabelais s’en moquait déjà) ;
il veut faire à la poésie des enfants
dans le dos. Pour cela, il
contorsionne le corps des vocables
et secoue son carcan39 Par exemple,
il le désarticule (dans la section
intitulée Le Passaic, et les chutes,
Cadiot ôte ses articles au texte
d’Atala : « A l’instant-chaleur
abandonne-membres-vierge
victorieuse ; ses paupières se
ferment, elle demeure suspenduebras de son époux, ainsi qu’un
flocon-neige-rameaux d’un pin ») ; ou
alors il le fait chuter et le coupe (« Allez où vous voudrez, et ne/me
rompez pas davantage la tête ») ; ou
encore il le fait exploser, façon Coup
de dé, sur tout l’espace de la page
(dans la section significativement
intitulée Delenda est Carthago) ; ou
enfin il le fait tressauter d’une sorte
de tremblement parkinsonnien : « Tu
acceptes ? – je n’accepte pas
⇑Non/Tu acceptes.- Je n’accepte
absolument pas ⇑.absolument pas »
En somme, il le congédie d’un
haussement d’épaule, la gauche, la
maladroite, celle qui merde.
Autrement dit : le dispositif de la
couverture (titre et vignette) annonce
toute la dimension défigurante de
l’entreprise, en couvre les valeurs, en
annonce démonstrativement la
couleur critique et comique.
Complément du nom
Un livre comporte en principe, en 4
de couverture, un petit texte, souvent
apologétique, destiné à allécher le
lecteur. A cette place, L’art poetic ‘
propose six lignes manifestement
extraites d’un manuel de grammaire
(à moins qu’elles n’en soient
l’imitation). Il s’agit d’un fragment de
cours sur le complément du nom :
« L’expression le livre désigne un
livre quelconque, un livre en général.
Au contraire, dans : le livre de Pierre,
la signification que possédait tout à
l’heure le mot livre se trouve
modifiée » (etc.). Ce petit texte
poursuit donc la mise en place du
dispositif « titre » : en tant que
citation (exacte ou apocryphe, peu
importe), il programme le caractère
de part en part citationnel d’un livre
qui ne se pose pas face au réel mais
face au langage, un livre qui ne
s’écrit pas mais se mécrit à partir du
découpage et du remontage d’autres
textes ; en tant que prélèvement
dans une grammaire, il annonce un
travail sur une sorte d’état minimal de
la langue (sa norme, son « bon
usage ») ; en tant que citation non
explicitement donnée comme telle
(pas de guillemets, pas de signature,
aucune trace d’énonciation sinon elle
de la bouche neutre de la règle ), il
soulève la question de la place
qu’occupe l’auteur dans ce mécrit où
il s’exprime moins qu’il ne fait
s’exprimer du citron de la langue
normée un jus un peu acide :
« quelles sont les causes qui peuvent
nous rendre gais ? quelles sont les
causes qui peuvent nous rendre
tristes ? » ; en tant que phrase
consacrée au « livre » il radicalise
ironiquement la position
mallarméenne : de quoi parle un livre
sinon du Livre ? qu’exprime
« l’expression le livre » sinon ce que
l’auteur (il faudrait dire ici plutôt
l’ôteur) exprime du livre (du Livre des
livres qu’est la Bible
grammaticale) ? ; en tant qu’il
introduit un certain « Pierre » ; il joue
parodiquement le jeu des 4 de
couverture des romans et présente le
personnage qui effectivement va
apparaître tout au long du livre : « Il
est certain que Pierre est venu »;
mais ce Pierre est un héros
essentiellement absent (« Et Pierre
qui n’est pas là ! ») : c’est le vide nom
propre que sa blancheur
ecclésiastique (Petrus/Petra) défend ;
c’est, dans la pure formalité des
exemples grammaticaux, un petit
caillou neutre que roule la bouche de
l’usage désaffecté : Pierre est le nom
de l’auteur absent et du personnage
déshabillé de tout effet de réel.
La citation est donc bien l’annonce
d’une réflexion sur le livre comme
complément de nom (ou comme
complément de non ) : Si pierre a la
« propriété » du livre, s’il y a
« rapport entre livre et Pierre », cette
propriété et ce rapport viennent
comme question, afflux de
questions : quelle est l’étrange
« propriété » de cette langue où
l’auteur n’exprime à peu près rien qui
lui soit propre (puisqu’il prélève et
cite) ? quel est cet étrange
propriétaire qui s’approprie une
norme linguistique pour en exproprier
le bon usage en le faisant tourner à
vide dans des saynètes flottantes et
impalpables où on ne sait jamais qui
parle (un « personnage » ? l’auteur ?
l’ôteur ? la grammaire ?) : « Pierre/Tu
viens ? (je ne viens pas) 1 (je ne
viens pas) 2/(l’eau est transparente ⇑
la transparence de
l’eau/froufrou/glou-glou » ; le livre de
Pierre est-il de Pierre ? Cadiot est-il
l’auteur de L’Art poetic’ ? quel
complément la signature (le nom)
apporte-t-elle au livre ? quel
complément un livre apporte-t-il au
nom (de son auteur) ? quel
complément de non l’ôteur (le
« poète ») apporte-t-il au livre qui
défait le poétique par le poetic ‘?
qu’est-ce qu’un livre de poésie ? estce un livre appartenant à la poésie
(et pas « un livre quelconque », « un
livre en général ») ? un livre « modifié
considérablement » par son
appartenance à la « poésie » ? Tu as
compris, oui ? – À quelles
dépréciations le poetic’ livre-t-il le
livre « de poésie ? »Tu as compris,
non ? » (etc. ! etc. !). Cette quatrième
de couverture, autrement dit, met en
crise le livre et la poésie, emballe le
livre dans la question-de-la-poésie,
dans la crise de la poésie.
Mise en boîte du livre
Le livre a ensuite deux exergues. Il
se conforme en cela au code qui veut
qu’un livre s’ouvre sur telle ou telle
citation bien sonnée qui voue le livre
à un saint patron du panthéon
littéraire et le donne comme
respectueux dialogue avec cette
autorité et comme illustration de ce
que la citation, souvent un peu
énigmatiquement, annonce. En en
donnant deux, sur deux pages
successives, Cadiot surenchérit
d’abord un peu sur le code. Le
premier exergue est une phrase de
Flaubert (l’un des Dieux de la
modernité effectivement). Mais c’est
un extrait, sans doute, de la
correspondance de Flaubert, une
phrase délibérément choisie d’un
côté pour son pathos athlétique
(caractéristique effectivement,
souvent, des lettres de Flaubert), de
l’autre, surtout, pour son
insignifiance : « la vie que j’ai menée
cet hiver est faite pour tuer trois
rhinocéros ».
L’exergue, du coup, se trouve vidé de
tout sens « profond », de toute
intention « cryptique » (sauf à
« interpréter » mordicus et à y voir
une allusion fine, quoique parodique,
à cette saison dans l’enfer hivernal
de la tuante grammaire qu’est L’Art
poetic’ !). Il programme alors le rôle
des citations poétiques dans le livre :
elles y abondent (et plus encore,
dans Romeo & Juliette ) ; mais elles
viennent à chaque fois comme des
cheveux sur la soupe, comme des
incursions immotivées, tombées par
hasard d’une mémoire ahurie qui
jugerait bon (parce que ça fait bien,
ça fait « poétique ») de dispatcher ici
et là quelques alexandrins bien
sentis, sortis de ce que le corpus
littéraire a de plus
lagardémichardesque, de plus
« pages roses », de plus « readerdigest » : « Songe,/ songe,/ Céphi/
/se à cette nuit/ cruelle » , « Légère
et court vêtue, elle allait à grands pas
« (etc.) Ces citations, à leur tour,
sont donc moins poétiques que
poetic : tics somnambuliques de
notre petite bibliothèque crânienne.
Le deuxième exergue se donne
comme un rappel d’histoire : « Au
lieu de graver sur un seul bloc les
lettres de l’alphabet, toutes tenant
ensemble, se dit Gutenberg, on
pourrait graver chaque lettre à part,
sur un petit morceau de bois ou de
métal séparé. » Il s’agit sans doute
encore d’un prélèvement dans un
manuel du genre L’Histoire racontée
aux petits. Le « dit-il » qui troue la
citation la fait ressembler à ces
phrases, extraites d’une fiction, qui
servent de cartouches sous les
illustrations des romans populaires
du début du siècle 40 (le dessinateur
Glen Baxter en a donné de
désopilants pastiches). C’est donc
poursuivre la mise en place du travail
sur son socle verbal minimaliste (le
corpus Julesferryque, le savoir façon
Tour de France de deux enfants).
C’est annoncer qu’on trouvera dans
le livre les matières linguistiques de
base : l’anglais basic genre My tailor
is rich (dans la section The West of
England – qui cite sur le même plan
William Blake et des manuels de
conversation élémentaire) et le latin
de cuisine rosa-rosae-rosam (dans la
section Delenda est Carthago – qui
disperse calligraphiquement sur la
page des exemples –latin en gras,
français en maigre ! – manière
grammaire élémentaire Cayrou).
Mais c’est aussi, dirait-on, radicaliser
parodiquement la question
(mallarméenne, blanchotienne) du
livre, en la faisant remonter au
déluge : aux origines les plus
matérielles de l’objet livre (l’invention
de l’imprimerie). C’est donc continuer
à mettre le livre dans sa boîte
formalisée, poursuivre la mise en
boîte poetic’ (moqueuse) du Livre
que vénère la modernité poétique. Et
là aussi, les questions affluent : que
pouvons-nous faire de ce Livre, nous
– les « poètes » - qui ne sommes
plus au temps de Mallarmé mais qui
sommes sortis, nous a-t-on dit il n’y a
guère, de « la galaxie Gutenberg »,
nous que les odieux médias
audiovisuels poussent gentiment sur
la touche ? Que pouvons nous faire
de cette Grammaire, nous qui
savons, depuis Nietzshe, qu’on ne
s’est pas « débarrassé de Dieu tant
qu’on ne s’est pas débarrassé de la
grammaire » et qui enrageons,
comme Bataille, d’avoir notre
« grand-mère » grammaticale
toujours « nouée dans la gorge » ?
Que pouvons-nous faire du poétique,
nous qui voyons qu’à peu près tout
ce qui se donne pour tel est
désormais de l’ordre du tic et que la
vie qu’on mène quand on s’avise
d’affronter cet hiver de la pensée est
bien faite pour tuer et cocufier en
nous le sauvage rhinocéros, l’Eros
renifleur à la corne érigée et
aphrodisiaque qui réclame de nous
tantôt un hard poétique (Verheggen),
tantôt un art poetic’ (Cadiot) ?
Une extraordinaire aventure /une
aventure extraordinaire
La poésie d’Olivier Cadiot n’est pas
le traitement de ces intraitables
questions : elle est leur mise à plat
ironique. Les textes donnent à
chaque fois corps au questionnement
poetic’ disposé par l’enveloppe du
livre. Le premier texte, intitulé une
extraordinaire aventure/une aventure
extraordinaire situe d’entrée
l’aventure d’écriture dans le système
des variations grammaticales
minimales dont le chiasme annule la
progression. Ce sur-place rentre la
langue en elle-même, sans issue
figurative ou expressive :
l’extraordinaire de l’aventure est dans
l’exploitation de l’ordinaire verbal le
plus immédiat. La matière travaillée
par le texte est celle de l’exemple de
grammaire : « Je pense à un jardin –
j’y pense. Je pense à des jardins – j’y
pense. » Le personnage est ce
« Pierre » sans visage dont j’ai parlé :
« Je vois Pierre – Je vois qu’il est
là. » L’espace et le temps où
l’aventure (?) se déroule ne relèvent
que de la généralisation
grammaticale : « Ici (lieu proche) et là
(lieu éloigné) » ; « il fait nuit, il fait
jour, il y a du vent ». On ne sait pas
qui parle, le « je » et le « tu » sont de
purs pronoms de recensement
morphologique : « Viens que je te
parle/Aussi est-il venu. » Le dialogue
est arbitraire, flottant et déconnecté.
C’est une sorte de « Bal-bla-bla »
désarticulé, des paroles jetées à la
cantonade, avec des didascalies
parodiques : « TOUT LE MONDE
(stupéfait) : Oh ! ». Il a du coup une
curieuse allure de pastiche des
pièces de Beckett et plus encore des
films de Marguerite Duras : « Quand
est-ce qu’il viendra ,/Qui ? Moi ?
C’est absurde ? – Complètement.
Venez-vous ? – Non » (on pense
souvent aussi aux réponses
comiquement décalées du professeur
Tournesol, reclus dans sa surdité).
Des petits (a) attendent
désespérément des petits (b) qui ne
viennent pas. Des renvois de notes
restent suspendus sur un « pied »
absent. Des citations prestigieuses
surgissent d’on ne sait où pour
illustrer on ne sait quoi.
Faire de la poésie avec cela est bien
une « aventure extraordinaire ».
Pourtant, cet espace flottant et
archipélisé produit effectivement
quelque chose qu’il faut bien appeler
« poésie ». D’abord parce que ses
rythmes décrochés et
somnanbuliques (un peu Pierrot
lunaire) font entendre quelque chose
qui n’est pas si loin de l’effet de
certains textes de Verlaine (Colloque
sentimental, par exemple) ou des
« poèmes-conversation »
d’Apollinaire. Ensuite parce que le
sens (si sens il y a) n’est pas dans le
détail des fragments sémantiques
que le texte organise en « poème ».
Le sens est dans le geste formel
global qui empoigne et déhanche la
matière verbale. Le sens et le plaisir
sont dans l’affirmation d’une scansion
propre, c’est-à-dire dans cette
démarche mentale de lutin à la fois
fébrile et détaché qui est, comme on
dit, « tout Cadiot ». Le sens insensé
de cette poetic’ poésie est dans ce
sautillement de ludion moqueur qui
passe du cut-up en citations, de
lapalissades grammaticales en
énoncés absurdes, avec une vitesse
souple qui aère les blocs figuratifs et
décomplexe l’expression subjective :
« inexplicablement cela ravit ».
Ce rythme relève la poésie, relève la
poésie. Il en relève de part en part :
d’abord parce qu’il joue de ce que
Vico appelait la dimension
« hiéroglyphique » de la langue (sa
mutité tracée, inscrite, gravée) en
disposant sur la page un « spectacle
typographique » (Denis Roche) qui
doit, même si c’est pour la parodier, à
la tradition du Coup de dé et à celle
des décrochements en escalier façon
Maïakovski, Charles Olson, etc . : ce
graphique suspend sporadiquement
la lecture et donc la scande, lui
impose son rythme artificiel (son
rythme d’art). Il est joué partout dans
le livre (textes troués, versets cassés
et redistribués). Mais il trouve peutêtre sa version plus ostensiblement
formelle dans cette sorte de
« dripping » qu’est le texte Delenda
est Carthago, où s’étale pleine page
la projection mouchetée des citations
latines (en gras) et de leurs
traductions (en romain et en
italique) : c’est, certes, un pastiche
de l’étalage de la culture ; mais cela
peint aussi, typographiquement, une
sorte de tapisserie à patterns comme
dans l’œuvre de plusieurs peintres
contemporains (Toroni, Rouan,
Viallat).
Ce rythme est « poétique », ensuite,
parce que, sans en passer
aucunement pourtant (sinon comme
gag : « le bleu c’est ce qui me va le
mieux ») par les échos sonores, il
organise sa propre musique (ce que
Vico appelait la dimension
« symbolique » - vocalisée,
psalmodiée – de la langue) : Cadiot,
qui travaille régulièrement avec le
musicien Pascal Dusapin41, fait naître
du déhanchement rythmique de
brèves séquences une musicalité
une musicalité ironique et légère, un
peu rêveuse, un peu cassée, un peu
répétitive, alanguie et parfois
discordante. On peut penser au jazz
savant, syncopé et lacunaire d’un
Anthony Braxton. Mais la référence
qui s’impose sans doute est plutôt
celle des Gymnopédies de Satie
(l’éléatisme de son humour
rapproche d’ailleurs souvent Cadiot
de ce musicien). La poésie de Cadiot
a ce côté basique, citationnel et
humoristique qu’a souvent aussi la
musique de Satie (dès les titres de
ses morceaux, « en forme de poire »
ou autres). Évitant la stase du sens
dans le « bloc gris » (Céline) du
continuum prosaïque, secouant le
langage poétique entre ce qu’en voit
typographiquement l’œil et les
rythmes qui y alertent l’oreille42, elle
danse légèrement et comme un peu
distraite dans un paysage récusé (le
poétique symphonique et
expressionniste). C’est un
formalisme, oui. Mais un formalisme
qui fait naître la beauté d’un
allègement, d’une décomplexion,
d’un dénouage des nœuds hystérisés
qui crispent souvent le poète sur la
rage de porter la croix suppliciante de
l’arbitraire du signe.
L’Histoire reprend
L’évidement léger des paroles, la
porosité du flottement général
dessinent un puzzle, un récit
disloqué. Mais les lacunes de cette
histoire non explicite reconstituent
forcément des histoires dans l’esprit
du lecteur. Des paysages
archétypiques se dessinent. « la
jeune fille rougit – L’acier bleuit –
Mes vêtements sèchent – L’arbuste
plie. » Pierre prend vaguement corps
sous les yeux de qui, lisant, refait des
visions au fil de son désir : « Pierre,
retrouvant/ou Retrouvant ce qu’il
cherchait, Pierre est heureux » (« Les
yeux 1 étaient tournés vers lui, Les
yeux 2 étaient tournés vers lui…Les
yeux n étaient tournées vers lui Ζ Les
yeux étaient tournés vers lui » ) La
grammaire produit d’elle-même ses
écarts poétiques et amorce la fiction :
« C’est lui que je pleure » / »c’est
maintenant que je pleure » (on se
demande qui est cet énigmatique
« maintenant » avec lequel on
rencontre comme spontanément ce
que produisait Mallarmé avec son
« bel aujourd’hui », Gertrude Stein et
Cummings avec leur façon de traiter
comme des substantifs les outils
grammaticaux) ; ou bien : « il fait
nuit/Il fait une nuit
merveilleusement » (on s’interroge
sur cet « Il » rechargé d’identité :
Verlaine fabriquait de l’impersonnel
avec son fameux « Il pleure dans
mon cœur » ; la grammaire de Cadiot
fait du personnel avec de
l’impersonnel.
Une sorte de lyrisme en creux renaît
alors sur l’impersonnalisation
affectée de l’auteur, un lyrisme à la
fois désabusé et allègre qui, comme
l’a bien noté Alain Bideau, nous
renvoie sans cesse, à force de faire
dans l’archétype, « à nous-mêmes, à
nos troubles et à nos manques, à nos
amours »43. L’immotivation radicale
(l’arbitraire de la norme
grammaticale), acceptée et jouée
comme telle, fait implacablement
ressurgir un « réel » et réamorce
drôlement la pompe représentative.
Là où l’hard poétique de Verheggen
tentait une remotivation forcenée des
signes (par un expressionnisme
somatisé), l’art poetic’ de Cadiot
choisit l’immotivation absolument
démotivée du formalisme. Mais l’un
et l’autre maintiennent une sorte de
distance goguenarde qui fait du
comique leur point commun44.
Dans le formalisme poetic’, le réel
revient en sourdine, imprécis mais
invincible, invoqué par le trou
comique des formes apparemment
vidées d’implications subjective. Le
méticuleux coup de doigt que Cadiot
frappe sur le tambour de la langue
accroche la pensée et la tire vers des
visions que pourtant il ne dessine
jamais. Le charme qu’exerce ce petit
coup de main poetic’ tient sans doute
au fait qu’il laisse, dirait-on, l’initiative
d’un côté à la langue elle-même
(déchargée de l’injonction d’avoir à
dire), de l’autre au lecteur (qui y
touche quelque chose de sa propre
liberté). Les rythmes poétiques
donnent leur homogénéité à ces
initiatives. Une couleur dominante, la
couleur propre à cette liberté nappe
l’ensemble. Cette couleur est un bleu
acidulé, ce bleu qui revient (comme
un leitmotiv musical, justement) tout
au long du livre : « le bleu, c’est ce
qui me va le mieux » (début du livre) ;
Le ciel est bleu ⇑ le bleu du ciel/Il
devient bleu ⇑ Il bleuit/Il a bleui/ Le
ciel est bleu » (fin du livre). C’est le
bleu de l’éblouissement, un passage
au bleu généralisé des bariolages
luxurieux et ostentatoires du
poétique. Avec la petite musique
poetic’ de Cadiot, on n’y a vu que du
bleu et la poésie, en douce, en ellemême encore une fois s’est changée.
Ceux qui merdRent, Éditions P.O.L, Paris,
1991.
Passages
éclairants
PARIS,
CAPITALE DU
XIX SIÈCLE, LE
LIVRE DES
PASSAGES,
NOTES & MATERIAUX
WALTER BENJAMIN
Toute négation n’a de
valeur que parce qu’elle
sert d’arrière-plan aux
linéaments du vivant, du
positif. Il est donc d’une
importance décisive
d’appliquer de nouveau une
division à cette partie
négative, d’abord détachée,
de sorte qu’en déplaçant
l’angle de vue (sans
modifier l’échelle !) on
fasse surgir en elle, de
nouveau, un élément positif
différent de celui qui a été
préalablement dégagé. Et
ainsi de suite, à l’infini,
jusqu’à ce que la totalité du
passé soit, dans une
apocatastase historique,
introduite dans le présent.
(p. 476)
Il ne faut pas dire que le
passé éclaire le présent ou
que le présent éclaire le
passé. Une image, au
contraire, est ce en quoi
l’Autrefois rencontre le
Maintenant dans un éclair
pour former une
constellation. En d’autres
termes, l’image est la
dialectique à l’arrêt. Car,
tandis que la relation du
présent avec le passé est
purement temporelle,
continue, la relation de
l’Autrefois avec le
Maintenant présent est
dialectique : ce n’est pas
quelque chose qui se
déroule, mais l’image
saccadée. Seules des
images dialectiques sont
des images authentiques
(c’est-à-dire non
archaïques) ; et l’endroit où
on les rencontre est le
langage. (p. 479)
Pour qu’un fragment de
passé puisse être touché
par l’actualité, il ne doit y
avoir aucune continuité
entre eux. (p. 487)
Le passé télescopé par le
présent. (p. 488)
C’est le présent qui polarise
l’évènement en histoire
antérieure et histoire
postérieure. (p. 488)
L’image dialectique est une
image fulgurante. C’est
donc comme image
fulgurante dans le
Maintenant de la
connaissabilité qu’il faut
retenir l’Autrefois. Le
sauvetage qui est accompli
de cette façon –et
uniquement de cette façonne peut jamais s’accomplir
qu’avec ce qui sera perdu
sans espoir de salut à la
seconde qui suit. (p. 491)
Le présent détermine dans
l’objet du passé l’endroit où
divergent son histoire
antérieure et son histoire
ultérieure, de façon à
circonscrire son noyau. (p.
494)
Texte français Jean Lacoste, d’après
l’édition originale établie par Rolf
Tiedermann,
Éditions du Cerf, Paris, 1993.
Tab
le
d’o
pér
atio
n
Revue de presse
OLIVIER
CADIOT :
« L’OBJECTIF
ÉMOTIONNEL »
« Si on croit aux
esprits, si l’on croit que
les gens s’impriment
dans les choses,
souvenirs bloqués
dans les murs,
neutrons dans un
peigne, ADN sur une
robe, chromosome sur
les moeurs.
Souvenirs dans le
bronze.
Si on croit que les
sons restent au fond
gravés dans les
choses.
Cri dans la cire. »
Cette citation devrait
suffire, au fond. Elle
est extraite de la page
15 d’un livre qui en
compte 250, divisé en
chapitres inégaux,
chacun découpé selon
une typographie
rigoureuse faisant
alterner des versets de
longueur variable et
des paragraphes d’une
ligne, parfois réduite à
un mot.
Comme le précise
d’emblée Olivier
Cadiot, « cette page
particulièrement
autobiographique est
aussi le programme, le
parti-pris du livre : "si
l’on croit que ", si l’on
croit que les sons
restent gravés au fond
des choses, si l’on
croit donc, à la
littérature. » Ajoutons :
si l’on y croit, mais que
l’on mesure le risque
de la superstition,
menacé d’y croire
jusqu’au point limite où
la littérature s’enferme
d’elle-même dans le
temple dévolu aux faux
mages, et leurs lots de
talismans, d’amulettes,
de tout ce bataclan
avec lequel ils
prétendent par
exemple vous consoler
de la perte d’un être
cher – qu’il s’agisse
d’un amour parti
chercher la vie ailleurs,
comme ceux
qu’évoquent les petits
cartons distribués par
les marabouts
africains aux bouches
de métro, ou d’une
sœur disparue,
qu’aucune « supersœur » imaginaire ne
sera jamais capable
de venir subsumer,
serait-elle « grande,
pull-over blanc serré à
torsades, joue au
tennis en fumant, exenfant dans adulte pas
encore, yeux noirs
placés au milieu des
arcades à l’endroit pile
où vous vous dîtes :
oui c’est exactement
là.»
Le titre « vient
effectivement d’une de
ces cartes de
marabout, mais c’est
un lapsus », une forme
de « collage »
involontaire, et qui n’a
pas seulement une
visée ironique : « le
personnage lui-même
est sans cesse à la
frontière entre la
littérature et le
bataclan. Il y a là aussi
quelque chose de
tendre, de vrai, ce
n’est pas une
dénonciation à laquelle
j’opposerais une
bonne méthode, la
méthode puritaine ou
positiviste. »
D’ailleurs, et quelle
que soit sa charge
ironique, le titre n’en
dit pas moins « deux
choses. Un retour
définitif, c’est un retour
fini, il est mort, tandis
qu’un retour durable,
c’est un retour qui va
durer, se répéter sans
cesse. Entre ces deux
termes, le titre, qui est
aussi un écho à Futur,
ancien, fugitif (publié
en 1993, Ndlr)
fonctionne comme une
pince. Et puis, c’est
déjà l’histoire ellemême », puisque l’on
peut effectivement lire
le livre comme la quête
irrationnelle d’un être
perdu, quête frisant le
grotesque quand elle
fait osciller le narrateur
entre sa très ancienne
« maladie Robinson »
(du nom du héros de
Defoë), maladie
commune à tous les
héros précédents
d’Olivier Cadiot, et un
nouveau « syndrome
de Stockholm » (du
nom de ce syndrome
qui pousse les otages
à épouser le point de
vue de leurs
ravisseurs). Comme le
narrateur l’explique au
psychanalyste chez
qui commence ses
aventures, à l’issue
d’une fête
désastreuse, « je suis
otage passé à
l’ennemi, je suis
conquis par les
paroles des autres, ffft,
je disparais, avalé,
disparu, terminé ».
Cette scène
psychanalytique est
hilarante. Elle fait
partie de celles où la
disposition formelle sur
la page est la plus
efficace. On y voit l’exRobinson s’enferrer
dans son discours
solitaire au rythme des
versets écrits d’un seul
souffle, tandis que les
phrases isolées
indiquent brutalement
un point de vue tout à
la fois extérieur et
intime, comme des
didascalies ou des
bandes de soustitrage : « Pas de
réponse du docteur
barbu », « Yeux de
hibou mort ». Ici avec
évidence (et peut-être
même facilité), ailleurs
dans d’autres types de
décalages et
d’écartèlements de la
narration, on pourrait
dire de cette
disposition formelle à
double niveau qu’elle
crée à la manière de
deux électrodes un
courant électrique
permanent, et c’est ce
courant qui donne au
roman son énergie et
le fait avancer dans un
perpétuel présent de
l’action. Ce dispositif
bi-polaire introduit en
effet dans la narration
elle-même une tension
qui rappelle le jeu
romanesque le plus
ancestral tel que peut
par exemple le
provoquer la
confrontation de Don
Quichotte et de
Sancho Pança : de la
poésie (ou de
l’idéalisme) et du
réalisme. La référence
a d’ailleurs cela de
juste que la poésie et
le grotesque sont
souvent liés, et que
l’on n’est pas si loin du
roman picaresque,
dans cette descente
aux enfers parapsychologiques d’un
narrateur qui finira par
chercher un gourou
« new age » pour
apprendre à devenir
ermite (le grotesque
hélas ne s’enferme
pas dans les livres :
« depuis, j’ai été sidéré
de voir dans le Monde
un article évoquant au
comble de la folie
contemporaine un
stage collectif de vie
érémitique ! »
« THÉORIES
JETABLES »
Le professeur
d’ermites se révélera
un serial-killer de la
pire espèce (un
bourreau intelligent et
cultivé). On se doute,
pourtant, que cette
trame narrative n’est
pas l’enjeu du livre,
même si, au roman,
« il faut toujours une
fiction de cet ordre, il
faut le serial-killer qui
coupe le personnage à
la tronçonneuse : c’est
ce qui fait tenir, c’est
ce qui donne du bord,
un premier degré à
partir duquel on peut
esquiver un
questionnement
théorique sans
sombrer dans la
mauvaise philosophie,
et faire advenir une
matériologie purement
littéraire, une
matériologie que seule
la littérature peut
produire. »
Elle n’est pas l’enjeu
du livre, mais elle
témoigne de
l’aboutissement d’un
long processus dans le
travail de Cadiot, qui
ne cesse de s’ouvrir,
de se desserrer de
livre en livre. On
pourrait dire qu’en
s’autorisant pour la
première fois le plaisir
romanesque (à
l’époque du Colonel
des zouaves, il
décrivait encore le
roman comme une
« forme molle » dans
laquelle « fourrer en
contre-bande de la
poésie »), il parvient à
libérer une expression
intime qui était
jusqu’alors interdite
littéralement (au point
que son premier livre,
L’Art poétic’ (1988)
était entièrement
constitué de collages :
des citations prélevées
dans des exemples de
grammaires pour y
« sauver de la
poésie » et atteindre
une expression lyrique
sans laisser prise au
sentimentalisme).
Il faudrait pour le
montrer en passer par
quelques-unes des
« théories jetables »
qu’il a lui-même
multipliées, en
particulier dans les
deux énormes
numéros de la Revue
de littérature générale
qu’il dirigeait avec
Pierre Alferi, et dont le
programme affiché
était d’en finir avec
l’opposition stérile
partout pratiquée entre
« le formalisme » et
l’illusion d’une écriture
contemporaine qui se
prétend « en prise
directe avec le réel. »
« C’était le programme
de la revue, mais il se
trouvait toujours,
comme dans l’histoire
des croissants de
Fernand Raynaud, des
gens pour nous dire
que notre démarche
était intéressante,
mais est-ce qu’elle
n’est pas un
peu…Formaliste ? »,
précise-t-il sans
cacher l’agacement
accumulé ces annéeslà, qui explique aussi
la suspension de la
revue (malgré son
succès), revue dont le
principe était
d’accueillir des
matériaux extérieurs
au domaine littéraire,
qu’ils viennent des arts
plastiques, de la
musique ou de
l’architecture, et que le
passage de la poésie
à la prose permet,
justement, d’utiliser.
Au sentiment qu’on
exprime que le texte
n’a pu devenir fluide
qu’à force d’être
concassé, redisposé et
concassé à nouveau
jusqu’à libérer une
matière poétique
suffisamment infime
pour se disperser
partout sans
provoquer de calculs
intimes (on pourrait
dire aussi bien : sans
que cette quête de
l’être aimé qu’il nous
raconte sombre dans
« l’écriture poétique »,
les fleurs bleues et
l’exposition sirupeuse
d’un narcissisme
sentimental), Cadiot
répond en citant
Walter Benjamin, qui
proposait pour
méthode de travail,
dans ses Passages,
de « faire rentrer
systématiquement tout
ce qui est dans les
marges à l’intérieur »,
y compris
l’échafaudage
théorique grâce auquel
le roman a pu être
écrit, mais qu’il faut
bien, dans un second
temps,
méthodiquement
défaire – non pas pour
s’en débarrasser, mais
pour le réduire et
l’incorporer à la
matière elle-même. Au
bout du compte, c’est
sans doute ce qui
donne son grain
singulier à la langue
de Cadiot, et c’est
aussi ce qui justifie
son recours au genre
par définition impur et
hybride qu’est le
roman. À rebours de
tous les producteurs
d’histoires certifiées
conformes aux
nouveaux canons
esthétiques du genre,
dans la sclérose du
romanesque réduit à la
fiction (autant alors
faire du cinéma).
« UN PRÉSENT
ACTIF »
La grande réussite de
Retour définitif et
durable de l’être aimé,
que l’on peut aussi lire
comme un roman de
formation – ou de
déformation ? –
poétique (on repasse
discrètement par
toutes les étapes
qu’ont constituées les
précédents livres de
Cadiot), provient bien
de son refus de la
facilité romanesque,
qui n’est plus un refus
du roman. Il maintient
de bout en bout une
tension vive entre les
principaux électrodes
de la création littéraire
(disons pour aller
vitre : l’opposition
lyrisme/formalisme),
dans l’inconfort de ce
centre vide où passe
le courant, où se joue
la « mécanique
lyrique » (titre du
premier volume de la
Revue de littérature
générale). Rien de
plus vulgaire que les
idées, comme disait
Céline, mais le
paradoxe reste qu’on
ne peut se passer de
l’intelligence pour
atteindre au non-savoir
romanesque et à la
« visée émotionnelle »,
via, en l’occurrence, ce
que Cadiot appelle un
« présent actif » : « Au
départ, quand je
commence à écrire,
tout est déjà au
présent dans la forme,
mais c’est un présent
mort, inactif, avalé par
la littérature, comme
on en rencontre tant
dans les livres qui
nous tombent des
mains : c’est un
présent de l’exécution
qui du coup, à la
lecture, relève du
passé. Ce présent doit
être hautement
machiné, contenir de
nombreuses couches
de passé, pour devenir
actif » : pour qu’il
devienne possible de
provoquer « l’explosion
du passé dans le
présent ». Les
métaphores et les
références (« Un livre
doit être conçu comme
une robe et préparé
comme une guerre,
disait Proust »)
pleuvent comme
autant d’esquisses de
théories jetables,
lorsqu’Olivier Cadiot
tente d’expliquer ce
travail aveugle, qui
n’est pas sans rapport
avec sa rencontre du
théâtre et la nécessité
de toujours rester
« dicible » qu’implique
le « contrat d’écoute »
théâtral
« Je crois que dans un
grand livre, il y a
toujours deux lignes :
la parole et le guide de
la parole ; une
deuxième voix colle à
la première, quoiqu’on
ne sache jamais
exactement où elle
est. C’est un
phénomène proche de
celui qu’on éprouve
lorsqu’on parle à une
femme aimée, et que
dans le même temps
on s’entend parler,
dans l’ivresse de
savoir qu’on s’entend
parler et qu’elle nous
entend nous entendre.
La plénitude et la
légère diffraction de
tout, voilà ce qui
procure la sensation
du présent, la
sensation que ça
pulse. » Alors, le
roman peut approcher
la banalité au sens
existentiel, « au sens
mystérieux du terme :
celle qui est à
conquérir dans une
terreur immense. »
Quelque chose qui a
rapport avec le
lyrisme, mais aussi
avec les fantômes, les
talismans, l’écriture :
« j’ai visité un jour une
corderie maritime.
C’est un spectacle
intéressant, voir ces
bras mécaniques qui
tressent les fils rouges,
blancs et bleus autour
de ce qui s’appelle
"l’âme", un mince filon
blanc. Tout le
problème de l’écriture
d’un livre, c’est qu’on
s’y prend de la même
façon sans avoir cette
âme ». Mais pour
l’éprouver enfin, peutêtre – en attendant
son retour définitif et
durable ?
Bertrand Leclerc, La
Quinzaine littéraire, janvier
2002.
TENTATION
DU SUBLIME
Olivier Cadiot pose un
lapin sur la première
page de Retour
définitif et durable de
l’être aimé. Un lapin
fluo, d’un vert intense.
On savait depuis
Lewis Carrol que les
lapins ont un problème
avec le temps. On sait
depuis son magnifique
et indispensable Futur,
ancien, fugitif d’Olivier
Cadiot capable de
distorsions spatiales et
temporelles
effarantes ?. On l’a vu
trafiquer sa prose avec
d’hallucinants
mélanges poétiques.
Alors on attache sa
ceinture. On se dit que
les virages vont
encore une fois se
négocier dans les plis.
Bienvenue dans le
monde virtuel. On
s’attend à un puissant
démarrage et que voiton pour commencer ?
Un lapin. On attendait
l’explosion du moteur,
on se retrouve dans
les champs, verts
pâturages, retour à la
nature, se mettre au
vert, etc… Colorier des
images. On se
retrouve ? On retrouve
le lapin à la page 16,
dont on nous dit qu’il
pourrait avoir un nom
de rose, « Green
fluorescent.» On veut
bien coloriser le lapin,
mais si le lapin est une
rose et s’il disparaît
dans « la campagne
transparente »,
« gibier 4D pour
nouveau chasseur »…
Tout le monde peut se
tromper. Erreur de la
nature. Il y a bien un
lapin, mais cela fait
plutôt comme un effet
de persistance
rétinienne, sensation
lumineuse quand
l’écriture compresse
ses phrases,
condense ses images,
fermant les paupières
de son récit sur le noir
où il ne reste rien à
voir qu’un film en
accéléré, plus de
vingt-quatre images
par seconde, vingtquatre fois vingtquatre, lorsqu’on dort
ou lorsqu’on meurt,
quand tout défile, tout
va très vite et c’est
trop tard. On est mort.
On ne voit plus rien.
On n’y comprend rien.
Tout est allé trop vite.
On voudrait que
revienne l’amour, on
est seul, on s’est
laissé piégé, on est
dans la vase, on
s’enfonce dans la
mort. On n’a pas tout
compris. Tout remonte
à la surface, tout se
résorbe dans la
surface. Il n’y a plus de
fond. Plus de relief.
Tout dans le récit se
mélange au même
niveau. Phosphènes.
Fondu enchaîné,
déchaîné. Tout se
mêle dans une même
luminosité, cela
s’accélère. On est
sous acide ou quelque
chose d’approchant :
« j’ai froid, les
anciennes choses se
mélangent à l’infini aux
nouvelles, chaque
souvenir se divise en
un point qui ouvre une
nouvelle porte. » Et en
plus il neige. On
glisse. Boum.
On s’imaginait tenir un
lapin, un peu comme
Joseph Beuys portait
dans ses bras le
cadavre d’un lièvre
auquel il expliquait l’art
contemporain. On se
retrouve enfermé dans
une cage avec un
coyote ou un loup. On
croyait avec les outils
de la poésie inventer
une prose fulgurante,
phrases compactées,
profil aérodynamique
ne s’avançant que de
profil, circulations
maximale, objets
fictionnels non
identifiés, fabrications
stroboscopiques d’un
espace littéraire en 4
ou 5D… on se
retrouve sur un balcon,
il neige, on doit pour
ne pas s’endormir
continuer de se
raconter des histoires,
on sait que tout est
faux mais on continue,
car « le vrai est un
moment du faux », car
rien n’existe en fait et
on se sent vraiment
fatigué. On croyait au
sublime. On aurait pu
devenir un saint et
s’en sortir, ascension
vers le très haut.
Cela aurait pu
commencer comme un
poème d’Hölderlin.
Mais dans le « bleu
adorable » ne
fleurissent que les
fleurs des nénuphars,
dans la mare sombre
où flotte un cadavre.
On se serait
transformé dans le flux
d’une conscience
survoltée en quelque
chose comme un
poisson virevoltant
dans les labyrinthes du
cerveau, on se
retrouve « poisson
dévitalisé » : « dans
l’aquarium en panne
d’une maison plongée
dans le noir, décor de
tournage abandonné,
studio fantôme, je n’ai
plus de pression,
arêtes sous peau
transparente, et. » On
allait pour devenir un
poète se livrer à
quelques exercices
spirituels
d’assouplissements,
on se retrouve assez
rétréci, entre les mains
d’un serial killer
sérieusement
schizophrène. De
l’éternel azur etc …
Ce livre est triste au
fond. Alain Bashung
d’une voix grave y
chanterait un poème
de Stéphane
Mallarmé. Le lapin
n’écouterait pas, il
skierait au fond des
trous du récit. La
guerre quelque part
fait rage.
Déjà, Futur, ancien,
fugitif s’achevait sur un
constat définitif. Il n’y
avait joyeusement plus
rien. « Zéro sum. »
Déjà, se prenant pour
Robinson, le narrateur
s’imaginait trouver
quelque asile, mais les
symptômes étaient
clairs : pensées en
pièces détachées,
délires, discordances
syntaxiques,
énumérations
irraisonnées,
« amnésie lacunaire »,
« mutisme de type
lucide », « états
crépusculaires »,
« des réponses à côté
de la question », etc
Pas facile d’arrêter le
cheval. Déjà, l’ancien
ne rejoignait le futur
que sous la figure
d’une explosion du
présent. L’asile était
sans doute
psychiatrique. Le
naufrage était
jubilatoire, mais réel.
Le langage n’était plus
naturel à celui qui,
bégayant, se retrouvait
à balbutier,
chantonnant dans une
langue qui lui était
devenue étrangère.
Dans un semblable
vertige, Retour définitif
et durable de l’être
aimé nous fait
entr’apercevoir des
images plus figuratives
que dans les livres
précédents, mais
glissant sur un versant
plus sombre.
Comment dire ? Des
phrases fluorescentes
disparaîtraient à
mesure de leur
apparition sur la page.
Des histoires
bifurqueraient à
vitesse grand V. On
croirait lire parfois une
histoire d’amour, mais
les histoires d’amour
existent-elles ? on
voudrait juste dire au
lapin, « je t’aime ». Un
point, c’est tout. On ne
lirait pas le livre qu’on
croyait être en train de
lire, on lirait quoi ? Un
livre nous aurait posé
un lapin, on s’y
retrouverait seul à
glisser dans la neige.
Ce serait très beau et
parfois on entendrait
une chanson triste,
puis plus rien. On
glisserait. La surface
du livre n’aurait
vraiment pas de fond.
Xavier Person, Le Matricule
des anges, 15 mars-15 mai
2002 .
PAGES EN
BAS DE
NOTES
Comme le fait remarquer le compositeur Pascal Dusapin,
« les moyens de la littérature se suffisent à eux-mêmes »,
ce n’est donc pas la peine, pour en parler de recourir à des
métaphores (harmonie, mélodie (…) qui feraient de la
musique une sorte de valeur « ajoutée ». Du coup, disons
simplement que le travail sur la vitesse est essentiel dans
l’écriture de Cadiot, à l’instar des manipulations rythmiques
dans la musique contemporaine, mobiles, en invention
permanente. C’est une sorte de tectonique où glissent les
unes sur les autres différentes cadences de parole,
puisque ses textes sont tissés de textes empruntés au
réel : Ça vous fait rire ? eh bien mon petit coco ça existe
vraiment, j’ai connu une famille des montagnes totalement
amoureuse de ses vaches, ils leur chantaient des
chansons, concert privé dans l’étable pour améliorer le lait,
on fait ça aussi pour les plantes, mon yucca adore
Brückner, je plaisante, ce n’est pas du cœur c’est du pâté
de tête, je fais mariner dans une vinaigrette à l’échalote,
mangez ça avec des cornichons nom de Dieu, s’adressant
à moi, resté seul debout, n’osant pas m’asseoir. »
De fait, les livres d’Olivier Cadiot se lisent comme des
partitions, mais qui seraient suffisamment souples pour
supporter de multiples interprétations. « Un roman
traditionnel, poursuit Dusapin, bon ou mauvais, peut se lire
à n’importe quelle vitesse. Olivier a, quant à lui, une sorte
de rapport organologique à son texte, il connaît la
résistance, l’inertie de son matériau, il sait les mots qui
freinent et ceux qui font avancer. Il y a un jeu d’arrêts, de
vitesse, de compression et je peux le lire sans entrer
d’abord dans un réseau de sens, de la même façon que
j’écoute de la musique. Il est proche de la partition, mais il
n’en accepte pas toutes les contraintes, ce qui lui permet
de nourrir des échappées, tout en se gardant de la
dérive. » Ce qui est sûr, c’est que Cadiot entretient un
rapport avec la musique tout court, puisqu’il travaille
régulièrement avec ses amis Rodolphe Burger, le leader de
Kat Onoma, et Pascal Dusapin, son ancien colocataire des
ateliers de la rue Oberkampf. Du rock au contemporain,
l’écart n’est pas si grand qu’on pourrait le croire puisqu’en
juin dernier on pouvait voir les trois compères dans un
bœuf privé. Peut-être parce que, comme le résume Burger,
« ce qui se fait de mieux en musique procède d’une
résistance à la musique » ?
Cadiot a cependant une conception un peu particulière de
ce que sont une chanson ou un opéra. Rodolphe Burger,
qu’il a rencontré par le truchement de Pierre Alferi, se
souvient : « Un jour, il m’a envoyé un fax de huit pages,
qu’il me présentait comme une chanson. C’était tellement
barge, tellement impossible, que j’ai voulu en faire quelque
chose. C’est devenu Cheval-mouvement sur l’album du
même nom. Puis on a fait d’autres titres pour Kat Onoma et
Samuel Hall pour Bashung. » Avis aux fans, Burger
possède d’ailleurs dans ses tiroirs une bande de trentecinq minutes du Cantique des cantiques version Cadiot,
chantée live par Bashung et sa femme le jour de leur
mariage. De la même façon, après avoir charcuté la
Bohême pour en tirer un cut-up intitulé Mimi, Cadiot écrivit
pour l’opéra Roméo et Juliette un livret qui ne laissait guère
de marge à Dusapin : « J’ai écrit le texte tel qu’on peut le
voir dans la pochette du CD, disposé en plusieurs colonnes
avec son propre rythme. C’était un objet déjà digéré par un
musicien – que je ne suis pas. Pascal l’a accepté tel quel. »
Parmi les autres collaborations de Cadiot, on peut citer
encore Tourbillons en 1994 avec Georges Aperghis et,
bien sûr, ses performances de lecteurs auprès du pianiste
Benoît Delbecq l’an passé, dans le cadre d’Ambitronix.
Avec tout ça, les manettes ont fini par le démanger et lui
qui ne se reconnaît d’autre formation musicale que les
leçons de piano données par sa mère à d’autres, est passé
depuis l’album On n’est pas indiens c’est dommage (réalisé
avec Rodolphe Burger en 1999) à une pratique assidue du
mixage. Ce CD retranscrit une expérience quasi
ethnologique menée dans la vallée de Sainte-Marie-auxMines, dans le Haut-Rhin, d’où Burger est originaire. Partis
avec un Caméscope et du matériel d’enregistrement, les
deux amis ont rencontré les derniers locuteurs de la langue
welche, un patois roman en voie de disparition. Le résultat,
qui ne se veut « absolument pas patrimonial », a été plié
en huit jours. On y retrouve la musique de Burger, des
samples de Jack Spicer et de Cadiot, et surtout la voix et
les chants des habitants de la vallée, échantillonnés par le
poète lui-même : « J’adore l’idée de faire partie d’un
groupe, de donner des concerts et d’être non plus écrivain
mais enfin mixeur, musicien ou plutôt "technicien en
mots" .»
Éric Loret, Libération, 14 février 2002.
ARTS ET
METIERS
Entretien avec Olivier Cadiot
- On a l’impression que vous détestez toute forme de
clivage, que tout votre travail va contre l’idée d’une
séparation entre poésie et roman.
– Au contraire, je n’aime que ça : je ne travaille que sur
cette tension entre la poésie et le roman ou la poésie et le
théâtre. Négociation, séparation, mélange, etc. Mais dans
ce livre, c’est moins des genres qui s’opposent strictement,
en termes d’histoire littéraire ou d’école, que des manières,
des points de vue sur le livre. Maintenant, il faudrait
redéfinir tous ces termes : par exemple, qu’est-ce que la
poésie aujourd’hui ? C’est ce qui ressemble plutôt à une
installation sonore, ou à une performance, qui va
davantage vers le conceptuel, alors que le « roman » fait
semblant de l’ignorer. L’un affiche ses moyens , l’autre feint
de ne pas les voir. Aujourd’hui, la poésie peut prendre
toutes les formes. Ce qui m’amusait jusqu’ici, c’était de
faire sentir dans le livre les différences de genres, les
passages de l’un à l’autre. Avec Retour définitif…, j’ai
l’impression que les genres se mélangent de façon plus
homogène. Ce qui ne veut pas dire que je cherche avec ce
livre un compromis, un roman « poétique » (qui serait plus
« écrit ») ou un poème fictionnel (plus facile à suivre), mais
plutôt un livre dont la fiction est construite par bribes de
poésie, et une sensation de poème produite par la fiction.
- Comment avez-vous travaillé pour obtenir ce résultat ?
Par la voix. J’ai cherché à traduire tout l’écrit en parlé,
comme si j’avais des scènes mortes qu’il fallait à tout prix
passer à l’oral. À voix intérieures, ou encore à voix
extérieures. Ce sont des voix possibles, et je l’espère,
identifiables. Mais je ne voulais pas essayer de mimer la
« vraie » parole, je voulais convertir de force des phrases
écrites en bande-son. Que ça aille vite. J’ai beaucoup retiré
de choses, je voulais un livre léger, j’étais obsédé par ça,
je voulais un trait d’écriture pour qu’il puisse se lire d’un
trait, ou encore que le lecteur puisse le lire par bribes, le
prendre en plein milieu, ce que la mise en page (de courts
blocs de texte) permet tout à fait.
- Pendant l’écriture du roman, vous traduisiez les Psaumes
avec un exégète pour cette nouvelle traduction de la Bible,
parue en septembre dernier. Cette expérience a influencé
le roman ?
Oui, dans la rythmique. J’ai cherché longtemps une forme
pour les Psaumes : des séries de deux vers suivis d’un
vers très long (proche de verset hébraïque.). Les petites
strophes font avancer l’action, résument les sensations,
concentrent les motifs, et puis un vers plus long arrive
comme une ponctuation, une sorte de longue expiration.
Cela a à voir avec le souffle. Un peu comme des exercices
de gymnastique. D’ailleurs les Psaumes, ce sont des
« exercices » spirituels, pour prier… Curieusement, cela a
imprimé un rythme au roman, avec ces petites phrases
solitaires qui viennent peut-être de là. Elles ont un rôle de
point, de légende ou de relance. Elles reviennent
constamment faire la mise au point sur le sujet.
- Vous jouez beaucoup sur le retour des mêmes motifs (un
lapin fluo, la neige, des personnages), mais en les mettant
dans des perspectives ou des histoires différentes. Ça
rappelle un peu Robbe-Grillet, qui place les mêmes objets
dans des équations différentes. Ses livres vous ont-ils
influencé ?
Non, c’est plutôt la poésie et la musique répétitives :
Gerturde Stein, Bernard Heidsieck, et en musique, Philip
Glas et Steve Reich. Avec Rodolphe Burger, on essaie de
faire des choses avec des samples de voix. On peut
retrouver la poésie pure (au sens technique) de ce côté-là.
Comme Benoît Delbecq avec ses claviers vocaux.
Finalement, le son donne des pistes pour écrire et
bouleverse le débat précédent poésie/roman.
Ç allège tout le travail avec Ludovic Lagarde et Gilles
Grand pour la mise en scène/son du Colonel des Zouaves
a beaucoup modifié la fabrication de ce dernier livre
comme une partition. Butor faisait ça – des grands plans
très construits -, Maurice Roche également, c’était très
rationnel, presque thématique. Alors que j’avance en
zigzag, par analogies, essais-erreurs, caviardages, par
analogies ratées.
- Vous glissez de l’une à l’autre à tout vitesse
Parce que je ne vais pas jusqu’au bout de chaque
association : j’importe, je ne calque pas. Mon personnage,
Robinson, fait pareil : il convoque la mécanique quantique
pour comprendre comment on ferait chauffer du lait ; ou
quand il parle d’amour, il parle de technologie, mais à sa
façon. C’est l’histoire d’un cerveau autodidacte. Ce n’est
pas l’idiot du roman traditionnel moderne, Robinson essaie
à tout prix d’expliquer quelque chose, il essaie
désespérément d’être intelligent. Pour moi, Robinson
autodidacte, c’est l’écrivain .
- Pourquoi tenez-vous à cette définition de l’écrivain
comme autodidacte ?
Avec La Revue de littérature générale, avec Pierre Alferi,
on a essayé de redire tout simplement que la littérature
était un art comme les autres. Pas seulement un produit
unique d’auteur tombé du ciel, mais une opération
compliquée, mais en lien avec les autres arts, je dirais
même avec les autres techniques. Un art qui est grand
consommateur de théories, mais qui n’en produit pas de
sérieuses, puisqu’elles n’ont que des durées de vie
limitées. Comme les conseils d’un entraîneur de boxe
avant le combat. Ces théories minute sont des mélanges
de savoir, de sensations et d’expériences qui ne tiennent
que le temps d’échafauder une demi-page. Après le
garage, il faut essayer de faire rouler l’engin. L’écrivain est
celui qui fabrique, ramasse des choses et essaie d’en faire
une machine célibataire : un livre.
- Au sujet de Robinson, c’est étonnant de vous entendre
parler de « personnage », car on ne sait jamais finalement
qui il est, d’où il parle. Et on finit par douter de son
existence.
Robinson, c’est une métaphore du roman : il ne veut pas
d’une histoire unique. Lors d’une fête, il se retrouve sur le
balcon de l’appartement, il fait froid, il neige, et pour tenir le
coup sur le balcon, pour rester éveillé – puisqu’il a entendu
dire que si on s’endort dehors quand il neige, on meurt – il
doit penser à plein d’histoires, plein d’associations de
pensées : pour survivre. Mais aussi pour ne pas se faire
dévorer par la parole des autres, car c’est ce qui risque de
se produire s’il regagne la fête. Pourquoi associer sans fin
des images ? Pourquoi ne pas s’endormir, finalement ? Ce
n’est pas un « personnage », même si le livre est rempli de
fausses vraies personnes. C’est une affaire délicate, il faut
que les voix aient une consistance, mais sans tomber dans
le naturalisme. Qu’on ne doute pas de leur existence. Mais
qu’est-ce qu’une voix sans corps ? Qu’est-ce qu’une vraie
personne qui parle ? Une apparition « permanente ». Cette
part d’indécidable est l’avantage des livres. C’est d’ailleurs
le vrai sujet du livre.
- C’est vrai qu’on a l’impression d’entrer dans une pure
entité mentale.
Dans ce livre-ci, l’action se déplace dans le cerveau. Eh
oui, Robinson, c’est aussi un cerveau dans le formol avec
des électrodes, un cerveau en morceaux, avec plusieurs
voix intérieures. Le livre va être transposé au théâtre au
printemps, et peut-être y aura-t-il plusieurs acteurs pour
jouer Robinson. Mais sans que cela produise un effet
onirique ou surréaliste : rien ne m’angoisserait plus, car
l’onirisme (l’imaginaire, etc.) fait partie d’une acception
commune, et dépassée, de la poésie. Dans Mulholland
Drive de Lynch, il y a une forme d’onirisme, mais
matérialisée : quand les deux filles de rejoignent, ce sont
deux corps qui se touchent vraiment, avec une vraie
sensualité. J’espère obtenir un effet d’indécidable, mais
concret, tangible, en poussant au maximum le mixage
entre particulier et général, phrases mortes et phrases
vivantes, expressions privées et sentences rebattues. Le
résultat idéal serait que ce soit vraiment comique.
- Dans le livre, vous ne résistez pas à lancer quelques
vannes contre une certaine littérature d’aujourd’hui.
Pendant un temps, j’en ai eu assez de la tendance
« néoréalisme à la française », qui est vitre devenue un
basic, et donc une escroquerie : il y aurait enfin « du réel »
qui serait heureusement revenu après cent ans de
formalisme rasant. Ce qui était étrange, c’était de voir que
tous les gens qui avaient essayé d’inventer en littérature
devenaient brusquement des académiciens. En musique,
les gens acceptent de distinguer à l’infini les nuances entre
electro-folk, néo-dance, ou electronica-funk, ils ne passent
pas pour des formalistes. Je ne vois pas pourquoi, sinon
pour des raisons commerciales (faire croire q’un livre est
un produit-unique-sorti-de-nulle-part, donc enfin vraiment
industriel), on ne pourrait pas admettre qu’un livre est
construit à partir d’opérations de studio très complexes. On
n’est pas obligé de s’en expliquer à tout prix, le but est de
produire, grâce à ça des effets plus comiques ou plus
atroces. L’enjeu étant de fabriquer de la matière, de la
matière, de la matière spéciale qui n’existe que là.
J’aimerais bien décrire cette matière. C’est le vrai sujet des
livres. C’est de la pensée et de l’action en jouissance. C’est
là où on retrouve une autre manière de comprendre la
présence de la poésie dans le roman. C’est l’inverse d’une
sensation « poétique », c’est une précision supplémentaire
dans le contour, dans la durée, c’est un trait hyperréel.
Entretien réalisé par Nelly Kaprièlian; Les Inrockcuptibles – 15 février 2002
LA COLLINE
INSPIREE
Ludovic Lagarde dirige au théâtre les répétitions du
« Retour définitif… »
Retour définitif et durable de l’être aimé... est à l’origine
une commande du théâtre national de la Colline coproduite
par l’Ircam. Comme pour le Colonel des zouaves, Olivier
Cadiot n’a pas proposé une « pièce » au sens classique,
mais un matériau ouvert. « La difficulté ne réside pas dans
l’adaptation, explique le metteur en scène Ludovic
Lagarde, car le texte est très généreux. Ce qui est dur,
c’est plutôt de se mettre tous d’accord. » De fait, le travail
se fait en commun, de l’intérieur. Même si une première
version sera stabilisée pour ce printemps (représentations
à la Manufacture de Nancy fin mars puis à Clermont en
mai), la mise en scène et en son est « un fil tendu jusqu’en
juin 2003 », qui sera raccourci, redéployé, modifié selon les
salles – plus ou moins de texte, de son ou même d’acteurs.
En attendant, ce mercredi 6 février, la matériel
dramaturgique nécessaire à la répétition consiste en :
quinze stabilos, le Pli de Deleuze (ouvert sur le schéma de
la grotte baroque), du thé, du café, le livre des passages
de Benjamin et le Football américain par Eddy et Richaud,
contenant d’intéressants aperçus sur la gestuelle de ce
sport. On travaille le début. Les acteurs sont en bouquet
devant un rideau noir, munis d’énormes lunettes-micros.
Lagarde suggère : « Vous voulez installer un petit tapis
avant de commencer ? Aussitôt, Valérie Dashwood imite le
bruit du lapin, Laurent Poitrenaux fait le hibou et Philippe
Duquesne (des Deschines) le vent dans l’herbe, Gilles
Grand, compositeur en recherche à l’Iracam, réinjecte
bruitages et voix après les avoir samplés, c’est un oratorio
rigolo, avec des bouts de chants, de toux, des syllabes en
écho. Il n’y a évidemment pas de « rôles » : plutôt des
prélèvements dans le tissu du livre. Un des acteurs peut
dire un bloc entier de texte, les syntagmes d’une même
phrase peuvent être distribués entre les trois, mais parfois
d’un essai à l’autre, ils peuvent aussi s’échanger ces
segments. Leur jeu s’apparente en effet au football
américain, avec un vrai ballon qui part d’un côté, et un faux
d’un autre, comme dans l’écriture cadiotienne.
Éric loret, Libération, 14 février 2002
JE NE SAIS
PAS LIRE
LES PIECES
Comment êtes-vous venu au théâtre ?
Mon grand choc a été d’écouter André Marcon dans le
Discours aux animaux de Valère Novarina. Mais je n’aurais
jamais pensé à écrire du théâtre. Le metteur en scène
Ludovic Lagarde avait lu Art poétic et a eu envie de
m’attirer. Cela a donné Sœurs et frères pour cinq acteurs.
Que vous n’avez pas publiée …
Je n’aime pas les livres de théâtre. Je ne sais pas lire les
pièces. Ou alors seulement quand c’est complexe. Par
exemple les didascalies de Beckett. Quand il écrit « six
secondes de noir », cela introduit une autonomie
paradoxale face au théâtre. Mais je n’aime pas le scénario,
l’asservissement.
Mais vous avez pris goût à la scène ?
Le Colonel des zouaves est également le résultat d’une
commande. Et j’ai décidé de changer de méthode. Je n’ai
pas écrit le texte pour le théâtre. J’ai voulu donner au
metteur en scène un objet qui résiste, qui puisse provoquer
des accidents. Il m’avait demandé un monologue. Ma
réponse stylistique a été de lui rendre un objet littéraire : un
livre. Quelque chose de fermé, de mort, d’antithéâtral. Avec
un héros qui dit « je » mais parle comme dans un livre et
aurait toutes les raisons d’y rester. J’ignore si la langue, la
prolifération, l’extériorisation conviennent. J’ai plutôt envie
d’être à l’intérieur, de montrer l’intimité d’un texte.
Quand vous écrivez, il y a bien une profération intérieure,
une forme d’écriture à haute voix ?
Ce n’est pas le gueuloir. Non, en fait je n’ai jamais oralisé
ce que j’écrivais. Même si le rapport au son est toujours
important. Le Colonel des Zouaves est une variation à
partir de Robinson Crusoé : l’histoire d’un névrosé
obsessionnel qui parle tout seul, fait des listes et qui est
une machine sonore. Il a un stock de parlers à sa
disposition dont il tisse la langue. Mais je ne savais pas si
on pouvait le lire à haute voix. Ludovic Lagarde et surtout
Laurent Poitrenaux (l’acteur, ndlr), ont pris cela comme une
partition. Poitrenaux l’a vraiment déchiffrée, lu les italiques
comme des soupirs.
Le spectacle s’apparente à un concert ?
C’est du nô. Ou du tech-nô … L’utilisation du micro HF, ce
n’est pas pour le plaisir de faire des effets. Le compositeur
(Gilles Grand, ndlr) intervient en temps réel sur son
curseur, il fait du sampling humain, il triture la voix. On ne
sait plus si on est au théâtre, dans la littérature ou dans un
espace sonore. Mais on pourrait aussi parler de match de
boxe. Moi, je suis dans le coin. Une sorte de M. Ramirez.
Vous ne vous sentez pas auteur dramatique ?
Les auteurs de théâtre, ça n’existe pas. Comme si le
théâtre était indépendant de la littérature ! On a besoin du
tournis de l’écriture solitaire pour produire quelque chose
qui résiste. D’ailleurs comment prétendre écrire du
théâtre ? Ou alors, il faudrait vraiment décrire tout, les
corps, l’espace… Si les textes de théâtre tombent à ce
point des mains, c’est peut-être qu’on a de la peine pour
eux. Ils sont tristes comme des orphelins qui demandent
trop fort qu’on s’occupe d’eux…
Entretien réalisé par René Solis, Libération, 25 mai 1999
UNE
FICTION
CONSTRUI
TE PAR
BRIBES DE
POESIE /
UNE
SENSATIO
N DE
POESIE
PRODUITE
PAR LA
FICTION
Retour au
temps
présent
ÉLÉMENTS
D’UNE
POÉTIQUE
DU ROMAN
E
AU XX
SIÈCLE
BELINDA CALLONE
Chaque fois que l’on tente de définir le genre romanesque,
on le sait bien, d’immenses difficultés surgissent. Sitôt
qu’on commence à avancer dans l’histoire littéraire,
l’ensemble des traits qui semblaient définir le roman
s’évanouissent soudain. Étrange phénomène qui constitue
d’ailleurs à lui seul un début de définition. À peine peut-on
dire aujourd’hui que le roman se caractérise par la
présence : 1° de la fiction – s’opposant au documentaire en
ce qu’elle est le fruit d’un travail de création et
d’imagination ; 2° d’un procédé de narration et d’un type de
focalisation et 3° d’un élément au moins appelé
personnage.45
[…]
Dans cet article je voudrais, à partir d’une mise au point sur
l’évolution historique du roman depuis la fin du XIXe siècle,
et sur les éléments minimaux qui le constituent – intrigue,
personnage et narration -, amorcer une réflexion sur la
situation du roman aujourd’hui. Afin de savoir où nous en
sommes et où nous en serons avec ce genre qui, à la
différence des autres genres, paraît, par définition,
échapper régulièrement à la définition.
PREMIÈRE CRISE DU ROMAN A LA FIN DU XIXeSIÈCLE.
Première crise, car il semble que depuis un bon siècle
qu’on ne cesse de nous annoncer la mort du roman, la vie
littéraire ne soit plus qu’une succession de crises. Celle qui
aboutit à la rupture opérée par Joyce, Woolf, Proust ou
Faulkner se développe en France à partir des années
1880, contre l’école réaliste. Elle frappe évidemment de
plein fouet le personnage, pilier de l’illusion réaliste, qui
dès lors sera la cible privilégiée de tous les rénovateurs. En
1950, lorsque Nathalie Sarraute annoncera que l’on est
entré dans l’ère du soupçon, elle désignera le personnage
comme première victime.
La tradition réaliste a été illustrée par Balzac et Zola, l’un
s’inspirant, comme en témoigne l’avant-propos de La
Comédie humaine des conceptions du naturaliste Cuvier
pour bâtir ses personnages, et l’autre adoptant plutôt le
modèle darwinien qui domine Le Roman expérimental. Là
où, jusqu’à lui, on ne voyait que configuration aléatoire,
Balzac dégage une logique de système. Il construit ses
personnages suivant le modèle de Cuvier, pour qui
l’histoire naturelle est devenue science rationnelle
permettant l’extrapolation à partir de l’observation des
systèmes. Le romancier s’assigne la tâche de recréer
l’ordre sous-jacent à la vie. Ses personnages sont comme
les éléments d’un organisme social auquel ils doivent être
adaptés pour survivre : ils sont généralement perdus dès
lors que leur singularité ou leurs passions les en détachent.
Chez Zola, le personnage est conçu comme relation entre
l’individu et le milieu, qui se déploie dans le temps. Il est
donc la résultante d’un faisceau d’actes et de désirs
soumis aux pressions conjuguées de l’hérédité et du
milieu, et son individualité existe à peine, d’avance réglée
par la mécanique sociale et la physiologie. À cette extrême
pointe du réalisme du XIXe siècle, le personnage est
comme en train de se dissoudre sous la pression des
déterminations externes.
[…]
Mais la crise du positivisme survient, qui sape les
fondements idéologiques du réalisme. Car enfin il semble
qu’après une période d’immense euphorie, la modernité
avoue qu’elle ne peut tenir ses promesses, que le bonheur
annoncé au terme des profonds bouleversements de la
société n’était qu’un leurre. Les années 80 connaissent la
crise économique la plus grave du XIXesiècle. La
prospérité est passée, les modes de vie ont été
complètement transformés par l’industrialisation et
l’urbanisation… mais le progrès n’a pas conduit au paradis
espéré.
Alors, à rebours du positivisme, on balaie le culte de la
nature pour se lancer dans celui du bizarre et de l’artifice :
« …La nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé,
par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses
ciels (…) À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse
a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais
artistes, et le moment est venu où il s’agit de la remplacer,
autant que faire se pourra, par l’artifice. 46 » Le symbolisme
marque un repli sur le culte du poétique pur. La nature ne
pouvant plus servir de caution aux systèmes de signes, ils
ne renverront donc qu’à eux-mêmes, en un pur jeu
tautologique. Dans la Revue wagnérienne, Édouard
Dujardin affirme que « le mot est une abstraction », qu’il ne
« représente pas un objet ». En conséquence, « l’art
littéraire ne peut être que l’art des abstractions » (15 août
1887). Affirmation qui date de la même année que son
invention du monologue intérieur, et qui contredit celle de
l’essai de 193. Le Monologue intérieur, où Dujardin mettra
l’accent sur la volonté de réalisme qui aurait présidé à ses
recherches … Mais ce qui importe véritablement et
constitue une étape décisive, c’est que les symbolistes
aient voulu installer le point de vue et le narrateur au cœur
de la psyché du personnage. Ainsi, la crise va avoir des
conséquences sur la construction du personnage
romanesque, en train de devenir plus passif et… plus
bavard, ne cherchant plus à conquérir le monde mais à le
comprendre. Support d’idées, de vérités dans les romans à
thèse, écran où se déroulent rêves et émotions dans les
romans-poèmes, il n’est plus le reflet d’une réalité sociale
ou le moteur de l’action, non plus que le héros d’un monde
impossible à saisir, mais il devient le déchiffreur d’une
réalité problématique d’où sont exclus les rapports d’action.
À cette même époque, plusieurs travaux de psychologie
mettent en lumière une nouvelle conception de l’individu.
La Philosophie de l’inconscient de Eduard von Hartmann,
traduit en 1877, postule l’existence d’un inconscient
collectif qui dominerait une grande part des activités
humaines, dont l’amour. La publication de la Psychologie
anglaise contemporaine, de Théodule Ribot (1870), fait
connaître les travaux des psychologues anglais. Avec lui,
la psychologie devient une science fondée sur la biologie
et détachée de la métaphysique. Il affirme la primauté de
l’affectif et des tendances inconscientes, et développe
l’idée que la conscience ne révèle qu’une infime partie de
l’être.
Dr Jekyll et Mister Hyde est découvert en France en 1888.
Et le roman exprime en la caricaturant une idée
importante : l’individu n’est plus conçu comme un bloc
unitaire, comme un faisceau de tendances convergentes.
La psyché devient soudain le théâtre de mouvements
contradictoires, d’instincts correspondant à des niveaux
différents de l’évolution de l’espèce, de manifestations
singulières qui distinguent chaque individu.
Il ne s’agit pas seulement de trouver de nouvelles sources
d’inspiration, mais bien de procéder à une transformation
des techniques narratives qui permettrait de rendre les
bouleversements qui ont affecté la conception de l’individu.
[…]
Après ce bref historique d’une crise inaugurale, on peut
tenter de comprendre ce qu’il advient de ces trois notions
essentielles que sont l’intrigue, le personnage et la
narration dans le roman du XXesiècle.
INTRIGUE ET RÉALISME.
On a longtemps affirmé que dans la définition du roman
entrait nécessairement une intrigue. Intrigue, c’est-à-dire
d’après Aristote, une action ou « système de faits »
possédant un commencement, un milieu et une fin47.
Intrigue peut alors avoir pour synonyme « histoire », c’està-dire, construction d’une trame d’événements qui
surviennent à un personnage ou à un groupe de
personnages, et qui le (les) font passer d’un état initial
donné à un état final différent. On peut penser que nous
avons conservé une conception de l’intrigue qui date sans
doute des origines les plus lointaines du romanz, de
l’épopée, : succession d’événements extraordinaires,
créant un fort sentiment d’attente, qui nous laissent,
haletant, à chaque page avec un « Et après ? », même si
cet « après » concerne, comme dans le roman classique
d’analyse, l’intérieur d’un crâne. On pourrait donc définir
l’intrigue par la notion d’événement.
Cette définition montre que, traditionnellement, les notions
d’intrigue et de personnage sont intimement liées. Dès qu’il
y a intrigue, il y a personnages. L’intrigue est un système
d’actions, or une action ne prend son sens que référée à
un ou plusieurs personnages, qu’ils y soient agents ou
patients. De même, on ne peut considérer que des actions
ne s’enchaînent que si elles concernent un ou des
personnages. Reste à se demander s’il peut exister des
personnages sans intrigue. Ou encore, s’il peut s’écrire un
roman sans intrigue. Si fiction égale intrigue.
D’emblée on peut affirmer que si le personnage est
indispensable à la définition de l’intrigue, la réciproque
n’est pas vraie. Sauf à considérer que dès que trois
phrases concernant le même personnage se succèdent,
elles constituent une intrigue, ce qui semble un peu court,
on peut très bien concevoir un roman, donc des
personnages, sans intrigue. Woolf, Beckett, Nathalie
Sarraute, Claude Simon, etc. en ont montré la possibilité.
D’ailleurs, si l’on revient à la définition qui se dégage de la
Poétique d’Aristote (système de faits possédant un début,
un milieu et une fin) on s’aperçoit qu’elle est fort large et
qu’elle dépasse celle de l’histoire. Car système de faits
n’implique pas événement, mais plutôt organisation d’un
matériau romanesque qui ne se compose pas
nécessairement de faits remarquables ou extra-ordinaires.
Cette nouvelle sorte de plaisir, la fiction sans intrigue, la
fiction sans histoire, a donc été imaginée dans les années
20-30. Fictions, les textes de Joyce, de Woolf, de Proust et
de Faulkner le sont, qui se donnent pour des romans. Mais
l’intrigue en est absente – sauf à penser qu’une journée de
vie ordinaire, la saisie d’un flux de conscience ou la mise
au jour des tropismes constitue une intrigue.
[…]
Lorsque Dujardin crée le monologue intérieur, il affirme
avoir voulu trouver une technique d’écriture qui rendît
mieux la vie, la réalité : « Un roman de vie ordinaire, mais
un roman de quelques heures, - d’un seul personnage sont
seraient uniquement dites les successions d’idées (visions,
sensations, sentimentalités) – aussi d’où serait disparu le
primitif nécessaire travail de l’analyse, un roman de
synthèse voulant être directement vécu (…), ne serait-ce
pas quelque chose approchant au rêve d’une vie faite plus
vivante 48 ? » Lorsque Woolf exprime son projet littéraire, le
même souci de réalisme transparaît. On peut dire, de façon
générale, que c’est avant tout une volonté de réalisme qui
explique l’apparition des romans du flux de conscience, et
Valéry Larbaud l’a bien senti qui prétendait que ce genre
était particulièrement réservé à ceux qui voulaient « suivre
la nature 49 ». Mais ce qui est sensiblement modifié par
rapport au roman réaliste de Flaubert ou de Balzac, c’est
justement la conception de la nature, de la réalité. La
« nature » a changé. Elle n’est plus conçue comme ce qui
est extérieur à l’homme, ce qui l’entoure, mais comme ce
qui est intime, intérieur, c’est-à-dire le déroulement de sa
pensée consciente et inconsciente. Elle est ce qui se laisse
percevoir à travers l’écran de la psyché, elle est donc la
psyché.
[…]
Dujardin, fervent adepte du symbolisme, affirme avoir
voulu, en créant cette nouvelle technique du monologue
intérieur, renouveler les possibilités du langage poétique
pour l’étendre jusqu’au roman. Il souhaitait gommer les
habituelles frontières entre prose et poésie et déclara, en
1931, que le monologue intérieur était « une des
manifestations de cette entrée fulgurante de la poésie dans
le roman », qui était « la marque de l’époque ». Cette
irruption de la poésie dans le roman se manifesta
nettement dans le traitement de la langue et dans
l’absence d’intrigue. Comme la poésie, le roman pouvait se
passer d’une histoire et c’est ce que Dujardin tenta de
montrer en écrivant les Lauriers. Mais aussi, comme dans
la poésie, c’est la langue pour elle-même qui devint la clef
de voûte du texte. Car dans le monologue intérieur – celui
de Dujardin et des autres romanciers – la langue n’était
plus considérée comme le véhicule de l’intrigue mais
constituait bien souvent l’intrigue même. Pour tous les
auteurs des stream of consciousness novels, la fidélité à la
nature, qui est fidélité à la psyché, au flux de la
conscience, implique de travailler avec la précision du
ciseleur sur les mots, les perceptions, les poussées du
désir et de la mémoire, les images et les idées qui le
constituent. Et en effet, ce qui nous fait avancer dans la
lecture, des Lauriers ou d’Ulysse, ce qui nous entraîne
d’une page à la suivante, c’est le flux de la pensée du
personnage, le flux de la phrase, qui progresse à la fois par
réaction aux stimuli extérieurs et par associations libres.
[…]
Car, puisque l’on cherchait par quel principe de tension les
auteurs de fictions sans intrigue avaient remplacé l’intrigue,
voici le premier : la langue est un des grands principes de
tension du texte et c’est ce que Claude Simon a
remarquablement formulé en proposant de substituer à
l’écriture d’une aventure, l’aventure d’une écriture.
L’organisation musicale du texte constitue souvent un autre
principe de tension. Depuis la fin du XIXe siècle de
nombreux romanciers, reprenant soudain à leur compte un
très vieux rêve de poète, ont souligné leur volonté, ou la
nécessité, de « musicaliser » le roman. L’irruption du
modèle musical dans l’écriture romanesque s’explique
partiellement par le fait qu’on a vu comme des
progressions inverses : la substance du roman se
désorganisait tandis que sa composition gagnait en
rigueur. Car les auteurs du XXe siècle ne décrivent plus un
ordre social ou un état historique très structuré, mais au
contraire des situations provisoires, des états de
conscience flottants, les données immédiates de
l’existence. Le roman n’est plus alors une succession
historique d’événements mais une combinaison de thèmes.
Sa lecture n’est plus horizontale mais aussi verticale. Il
présente une structure contrapuntique qui correspond bien
à la partition des différents niveaux de conscience
simultanés qui nous habitent. Ainsi, plus la saisie du réel
est devenue aléatoire et la substance du roman amorphe,
plus la composition du roman s’est faite rigoureuse. La
musique crée un type de tension qui lui est propre, et peutêtre est-ce cela que les romanciers ont cherché à lui
emprunter. Au-delà du rêve, ancien comme notre culture,
d’un rapprochement de la musique et de la parole, le
principe d’une tension musicale du texte romanesque n’a
certainement pas fini d’être exploré.
On sait que dans une culture donnée, la plupart des récits
peuvent être ramenés à une structure prototypique. Ainsi,
on a pu par exemple modéliser le roman selon cinq
étapes : état initial, complication, action, résolution, état
final. Ce type de structure crée chez le lecteur un cadre
d’attente dont la satisfaction est l’un des plaisirs de la
lecture – quelque chose comme la version adulte du plaisir
enfantin de l’histoire répétée cent fois et toujours
réclamée.[…]
Dans les romans à intrigue, l’intérêt du lecteur, ce que
j’appelais la tension de la lecture, est soutenu par le
sentiment d’attente et aussi par l’élaboration semiconsciente de supputations concernant la poursuite de
l’action, c’est-à-dire par le plaisir de l’anticipation. Woolf le
sait bien qui compare la lecture d’une histoire à l’écoute
d’une mélodie à demi oubliée. En l’absence d’intrigue,
l’intérêt du cycle est justement qu’il assure l’unité de
l’œuvre, mais aussi qu’il crée la tension en induisant chez
le lecteur l’attente des étapes successives qu’il connaît
évidemment par avance. Dans Mrs Dalloway le retour
régulier de la mention des heures de Big Ben depuis le
matin crée un sentiment d’attente, et nous fait supposer à
juste titre que la narration s’achèvera avec la fin de la
journée. Ce procédé du cycle a également été utilisé par
Joyce, dans Ulysse, où l’on retrouve mêlés le cycle d’une
journée, comme dans Mrs Dalloway, et celui du mythe
homérique, tous deux assurant la tension et l’unité de
l’œuvre.
Cette utilisation des cycles dans les années 20 révèle une
transformation qui affecte la conception du temps. On a
admis avec Bergson que le temps de l’esprit n’est pas un
temps spatialisé, découpé en évènements ou périodes,
mais qu’il est une pure durée. On comprend alors que
l’intrigue se dissolve chez les écrivains de cette période :
une intrigue, au sens conventionnel du terme, ne pourrait
pas restituer ce déroulement de la pensée. Le principe du
monologue intérieur par rapport à la narration à la première
personne repose d’ailleurs sur une différence de
temporalité : dans le second cas, le Je narrateur et le Je
personnage appartiennent à des époques différentes, le
narrateur en sait donc plus que le personnage et organise
son récit en fonction de ce savoir. Tandis que dans Les
Lauriers ou dans Ulysse, le temps du récit est celui de la
durée orale et du vécu romanesque en train de s’accomplir.
UNE ENTITÉ FOLLE, LE PERSONNAGE
L’émergence des romans du flux de conscience, de
manière générale, et la nouveauté des romans de Woolf en
particulier, sont liés à une nouvelle conception de la
personnalité dont on ne pense plus qu’elle est construite
autour d’un noyau dur ne changeant jamais, mais au
contraire qu’elle est un processus dynamique. Chez Woolf,
le temps est conçu comme une succession, dans la
psyché, de changements qualitatifs qui s’entremêlent, sans
limites claires, toujours en devenir. C’est pourquoi,
lorsqu’elle bâtit les personnages de ses romans, elle tente
de restituer l’expérience intérieure de la durée. Elle ne
retrace plus l’histoire d’un personnage, mais son existence.
Et la réalité de l’existence fait de chaque individu une
multitude d’individus successifs, selon le moment et le lieu.
C’est pourquoi chez elle, seuls les personnages
secondaires procèdent d’un système de caractérisation
traditionnel. Car ceux-ci n’ont pas d’autre réalité que
l’image plate qu’ils laissent dans la conscience des héros
principaux. Il leur manque en fait les deux caractéristiques
fondamentales qui, dans la conception woolfienne, leur
permettraient d’accéder à la plénitude de l’être humain :
l’imprécision des contours et le potentiel indéfini de
renouvellement et de création.
[…]
Dans Mrs Dalloway, par exemple, l’héroïne principale a
une certaine densité du fait qu’elle nous est révélée en un
seul lieu, mais le statut des personnages secondaires est
plus étrange : ils font essentiellement partie de Clarissa
Dalloway. Ils convergent vers elle pour se mêler et se
fondre à sa substance. Cet effacement des contours et
cette fusion des êtres nous présentent un ordre de réalité
absolument différent de celui que les termes « caractère »,
« héros », « personnage » impliquent habituellement. Car
Woolf ne croit pas que la réalité est externe et solidifiée à
l’extérieur des êtres, mais plutôt qu’elle est une relation
entre le Je et le monde. Et l’être n’est que le siège, le
médium des sensations par lesquelles se laisse
appréhender la réalité. Le personnage de Woolf n’est alors
plus vraiment quelqu’un, mais il est un nœud de relations,
une entité dont la nature est de participer 50 à tout ce qui
l’entoure, l’absorbant pour en faire sa substance, celle-ci
étant en retour sans cesse altérée par cet apport. Clarissa
Dalloway n’est pas, elle devient sans cesse. En ce sens, et
pour répondre aux critiques, on peut affirmer que ce n’est
pas la personnalité qui est atomisée dans les romans de
Woolf, mais la perception que nous pouvons avoir du
monde.
Cette sorte de désintégration des personnages, qui va de
pair avec l’élimination de l’intrigue, relève d’une
métaphysique particulière : il existe un Je dont il est difficile
de préciser la nature et par ailleurs existe le monde, tout
aussi insaisissable. On ne peut ni les définir ni les décrire.
La seule réalité accessible entre ces deux fantômes est la
relation qui les unit, c’est-à-dire la vie intérieure, ou la vie
tout court, soit la sensation, le sentiment, l’idée, la volonté,
le désir. Tous les moments de cette activité de la psyché
ont un caractère essentiel : ils surgissent, s’altèrent,
demeurent, se perdent, surgissent à nouveau sans que
nous puissions les contrôler. Selon Woolf, c’est cela le réel.
Tout le reste n’est que représentation commode mais
illusoire.
[…]
Cette remise en cause du statut du personnage comme
noyau dur inaltérable s’est faite encore plus radicale chez
les auteurs des années 50 et 60. Dans L’Ère du soupçon,
Nathalie Sarraute, dont les innovations concernant le
personnage romanesque sont sans doute parmi les plus
intéressantes de cette génération, s’en est expliquée. Elle
considère le personnage traditionnel comme une
enveloppe artificielle par laquelle les romanciers ont
cherché en vain à retenir et à enfermer une matière
psychologique essentiellement fluctuante en la « gelant » à
travers une caractérisation qui n’est qu’un « étiquetage
grossier 51 » Aussi, les personnages « réalistes » qu’elle va
congédier le seront au profit d’un réalisme accru. Car il
s’agit de mettre en évidence cette réalité psychique
unanimement partagée, « matière anonyme 52 » qui est « la
trame commune que chacun contient tout entière et qui
capte et retient dans ses mailles innombrables tout
l’univers 53 ». La psychologie lui semble la vocation du
roman et, établissant un parallèle avec la peinture, elle
postule l’avènement d’un roman non figuratif. Au fil de son
œuvre, les « simulacres », que sont pour elle les
personnages traditionnels, sont remplacés par des voix
anonymes et multiples, dont l’entrelacement de plus en
plus complexe sert désormais de seul support au discours
psychologique. Et cette peinture psychologique ne
privilégie plus les causes externes des perceptions et des
émotions, mais leurs effets internes. C’est pourquoi elle
appelle, bien sûr, à se méfier de l’intrigue, principe externe
qui « s’enroulant autour du personnage comme une
bandelette lui donne, en même temps qu’une apparence
de cohésion et de vie, la rigidité des momies54 . Sa volonté
de fixer les « tropismes » la conduit à rechercher une
certaine densité des mots afin qu’ils gardent l’intensité de
la sensation première. C’est pourquoi elle affirme que le
roman a partie liée avec la poésie.
[…]
Pas de roman sans personnage. Si l’intrigue a pu faire
naufrage dans le roman du XX° siècle, le personnage en
revanche ne semble pas menacé. Et l’on a beau se méfier
des métamorphoses imprévisibles de ce « parvenu » de la
littérature, il demeure et restera sans doute la clef de voûte
de l’édifice romanesque, parce qu’il constitue un support
fantasmatique sans égal.
Nous avons appris, grâce aux apports décisifs de la
narratologie, que le personnage est un être de papier dont
il serait vain d’analyser la psychologie ou les intentions
cachées. Mais depuis les théories qui le réduisaient
strictement à un ensemble de signes textuels, nous
sommes convenus que le roman ne se passe pas d’une
illusion référentielle minimale, et que le personnage en était
le support essentiel : « Les personnages représentent des
personnes55. » […]
On peut ainsi décrire l’image littéraire comme fantasme du
lecteur élaboré à partir du fantasme du créateur 56. Pour
l’auteur comme pour le lecteur, la fiction est donc le lieu
d’un accomplissement quasi hallucinatoire du désir et cet
accomplissement, il me semble que seule la figure
humaine le permet. Qu’il soit la représentation d’un autre
soi, ou de l’une des figures qui peuplent notre psyché, le
personnage est le support privilégié de l’activité
fantasmatique dans la lecture et dans la création, et sa
présence explique peut-être que, parmi tous les genres
littéraires, le roman soit devenu le genre hégémonique que
nous savons 57. D’où mon assertion initiale : pas de roman
sans personnage.
Question : Toute transformation profonde dans l’art du
roman ne provient-elle pas d’abord d’une conception
renouvelée du personnage qui entraîne, par suite, une
conception nouvelle de la narration ?
Aujourd’hui il s’agit peut-être d’arriver à trouver le point où
le personnage se situe entre l’individu (le singulier, le
contingent, l’infiniment petit) et l’universel (l’humanité,
l’histoire). Trouver le lieu d’où le personnage, posté « à un
point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le
plus d’horizons 58 », serait une conscience à équidistance
d’elle-même et des autres.
EN GUISE DE CONCLUSION
La fiction, dans le roman moderne, s’est depuis longtemps
voulue réaliste. En 1669, Huet écrit, dans les premières
pages de son Traité sur l’origine des romans : « La fable
représente des choses qui n’ont point été, et n’ont pu être ;
et le roman représente des choses qui ont pu être, mais qui
n’ont point été. » Lorsque Defoe écrit Robinson Crusoé, il
fait précéder son texte d’un avertissement où il explique
que son histoire n’est absolument pas fictive, mais bien un
compte rendu d’événements véridiques. Un des critères qui
ont permis de parler de naissance du roman moderne au
tournant du XVIIIesiècle, a précisément été cette volonté de
donner, dans la fiction romanesque, l’illusion du réel.
Pourtant, il va sans dire que bien entendu, le roman reste
un geste conventionnel, même lorsqu’il tend, ou croit
tendre vers le réel. Mais la destinée de la littérature réaliste
est de ressembler à une ligne asymptotique qui s’approche
du réel sans jamais le rencontrer. C’était vrai pour les
romans du flux de conscience : leur technique n’est pas
moins artificielle que d’autres et, sauf à devenir illisible, elle
ne peut que préserver un certain nombre de repères
concernant la situation d’énonciation, sans lesquels le
lecteur ne saurait plus s’il doit attribuer le texte au narrateur
ou à tel ou tel personnage, quand, où. Cela reste vrai pour
tout littérature et définit la fiction. Peut-être qu’aujourd’hui –
mais cela n’est pas certain -, la fiction qui revendique le
réalisme (ce qui n’est pas le cas de toute fiction), assume
mieux sa nature, c’est-à-dire qu’elle assume d’être fictive.
Peut-être essaie-t-elle moins de nous faire tomber dans
« l’illusion référentielle ».[…]
Claude Simon déclarait : « L’écriture est toujours en
rapport avec le réel, mais elle ne le reproduit pas. Elle en
est incapable. Elle ne le redouble pas non plus : elle en fait
partie, elle est, en soi, une réalité (Quotidien de Paris, 30
sept. 1975) ». Lorsque le romancier novateur construit son
œuvre, il traduit une conception du réel et de l’individu qu’il
imagine être celle de son temps, mais pour ce faire, il doit
se situer dans le réel du langage, c’est-à-dire par rapport
au très vaste corpus romanesque dans lequel il est
immergé. Et son roman viendra s’inscrire dans ce réel
double, choses et êtres d’une part, formes et mots de
l’autre, qu’il modifiera.
[…]
Je prendrais volontiers le parti qu’une frange de la
littérature du XXIe siècle n’est pas prête de renouer avec
l’intrigue, et toujours pour des motifs de réalisme. Il me
semble que l’intrigue traditionnelle, avec son début, son
milieu et sa fin, était le fruit d’une métaphysique particulière
qui postulait que le réel était, comme la vie humaine, muni
d’un sens : la naissance, la maturité et la mort. Or, la
perception du réel qui habite, je crois, nos contemporains
est moins univoque que celle de nos ancêtres et son sens
beaucoup moins net. Nous n’habitons plus le même réel
que Balzac, au moins parce que le nôtre semble beaucoup
plus absurde.
[…]
Notre réel ressemble sans doute un peu à cette Cité des
Immortels, qui provoque une impression d’horreur
intellectuelles au héros de L’Immortel, de Borges : cité où il
ne rencontre que « couloirs sans issue, hautes fenêtres
inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou
sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et
à la rampe tournés vers le bas 59 ». Notre monde, comme
cette Cité que Borges dit pire qu’un labyrinthe parce que
son architecture est privée d’intention, peut difficilement
être rendu par des intrigues bien montées, car nous
pouvons certes y percevoir des rythmes, mais pas de
direction, des sens, mais pas un sens. D’où le jeu de
fausses pistes, d’où les fins en queue de poisson, d’où
l’imprévisibilité, les refus de causalité classique du roman
du XXe siècle. D’où le refus de faciliter la « besogne du
lecteur » et la tendance à le malmener, à lui abandonner
une large part de l’interprétation, à réclamer sa
collaboration active. Lecteur sur le qui-vive parce que
lecteur sans assurance. Le narrateur n’est plus fiable.
Quai Voltaire Revue Littéraire N°8, printemps 1993
ACTUALITE
DU
MODERNE
JÉRÔME GAME
Du « Je est un autre » rimbaldien comme de l’impersonnel
mallarméen, plusieurs chemins d’écriture ont été tracés qui
inaugurent deux grands types de poésie : la poétique du
sujet et la poétique de l’événement.
La modernité esthétique dans son acception courante (soit,
pour ce qui concerne la poésie, l’ « époque » ouverte par
Rimbaud-Lautréamont-Mallarmé) est, selon le philosophe
Jacques Rancière, un mauvais concept : fourre-tout
incohérent et superficiel, elle ne rendrait pas
spécifiquement compte de la singularité de la poésie d’un
temps donné comme étant produite par une esthétique
trans-historique plutôt que simplement chronologique. À la
définition de la modernité comme franche rupture entre un
avant et un après est ainsi, et à juste titre, préférée une
modernité comme pensée du devenir des formes. En bref,
la « tradition du nouveau » n’existe que dans une relation
intime et inextricable à la « nouveauté de la tradition » : la
modernité n’est pas datable à une origine ou un fondement
l’inaugurant benoîtement, telle une ligne de métro ou de
chemin de fer. Au contraire : elle relève d’une généalogie,
d’une historicité, d’une réflexivité – c’est-à-dire d’une façon
particulière de faire des plis sur un substrat, de faire des
œuvres sur, avec, à partir, contre, d’autres œuvres. Ce
geste caractéristique de la modernité comme rapport à
l’ancien – le nouveau comme plus intense pliure des
strates constitutives du réel et du symbolique, de ce
fameux toujours-déjà-là – ressort clairement du dernier
essai de Christian Prigent, Salut les anciens/Salut les
modernes (Éditions P.O.L), dans lequel trois jeunes poètes
(Philippe Beck, Charles Pennequin, Christophe Tarkos)
sont étudiés en vis-à-vis à Lucrèce, Marot, Jarry, Verlaine,
etc.
Inventer en reprenant, en abandonnant : c’est ainsi ce surplace perpétuellement chaloupé, ce mouvement immobile
qui définit la modernité comme acte plutôt que comme
période ou catalogue (d’œuvres ou d’auteurs). À chaque
époque particulière, la question de la modernité consistera
donc à spécifier cette caractéristique majeure depuis une
interrogation portant sur les conditions et modalités du
geste d’invention poétique : pourquoi tel pli maintenant ?
Qui ou qu’est-ce qui invente poétiquement ? Comment ?
Mu par quelle force ou quelle énergie ? Dans quel
contexte ? Avec quelle finalité ?
Dans cet esprit, les lignes qui suivent voudraient
appréhender la poésie contemporaine au sens que
Dominique Fourcade donne à ce terme dans son livre
Outrance utterance et autres élégies : est contemporain ce
qui ne cadre pas avec le moderne, ce qui lui est « nonidentique ». Il s’agira ainsi de voir schématiquement
comment la modernité déploie sa diversité autour de la
question de la production et de l’expérience poétiques
comme déstabilisation de la subjectivité traditionnelle (le
Je/Moi substantiel pris dans sa dimension chronologique)
au profit d’une identité poreuse et en perpétuel procès (la
subjectivation comme épreuve d’un pur présent), avec
toutes les implications sur le réel qu’un tel déploiement
recèle – c’est-à-dire sa dimension proprement politique,
revendiquée ou pas, consciente ou non.
Du Je est un autre rimbaldien comme de l’impersonnel
mallarméen, plusieurs chemins d’écriture ont en effet été
tracés, qui, au travers des méandres ainsi tissés, donnent
aujourd’hui à lire et à entendre deux grands types de
poésie, qu’on appellera, faute de mieux et de place,
poétique du sujet et poétique de l’événement. La première
a été le plus avant théorisée par Jean-Michel Maulpoix, et
consiste essentiellement à dire la vie : une voix, une âme,
parlent, se manifestent : « il m’arrive quelque chose » - et
ce faisant, manifestent le monde. Le poème est une
expression de l’existence comme cosmos infini, et le poète
est le « sujet lyrique » (Maulpoix) qui la produit via une
déhiscence constitutive. On reconnaît dans cette poétique
à la structure chiasmatique le paradigme
phénoménologique : un horizon, un homme, un tout. De
cette inspiration relèvent sans doute les œuvres d’Yves
Bonnefoy, Antoine Emaz, Jean-Michel Maulpoix, André Du
Bouchet, Jude Stefan et bien d’autres – celles de Bernard
Noël, Dominique Grandmont, Fabienne Courtade, Michel
Deguy, Yves di Manno, constituant déjà comme un moyen
terme entre cette poétique et celle de l’événement.
Cette dernière, à rebours de dire la vie, consiste à ce que
la vie dise. En précisant immédiatement que cette poésie
est tout autant vouée au travail et au labeur que la
précédente – aussi bien, elle est une production, une
composition, une œuvre et non pas une nature –, mais qu’il
s’agit pour elle de manifester par ses constructions la
caractère précisément déjà constructiviste de la nature
elle-même. Non seulement y a-t-il, selon elle – comme
d’ailleurs selon la poétique du sujet – inadéquation entre le
moi et le monde, le moi et le langage, et au sein même du
moi, mais – par différence d’avec la poétique du sujet –
cette inadéquation n’est pas soluble ou résoluble en un
horizon chiasmatique, fût-il aussi bref que l’instant du
poème. Au contraire : le poétique lui-même se fait
généralisation, dissémination, prolifération, diffraction de
l’inadéquation. Dans une logique de l’aggravation, il
consiste à intensifier la natura naturans qu’est le monde
par celle qu’est le sujet, à les porter réciproquement au
carré, au cube, à la Nième puissance, plutôt qu’à les
réduire ou les rationaliser, ou les pondérer par l’intervention
d’une natura naturata que le poète et le monde seraient
l’un à l’autre, fût-ce brièvement ou alternativement.
Autrement dit, loin d’être la description du réel, le poème
en est l’ « opération » (Alain Badiou) certes toujours finie
mais en laquelle le réel se « machine » (Deleuze et
Guattari) néanmoins lui-même dans le langage pour former
le seul sens non prédéterminé : l’in-sensé. Dans les mots
de Christian Prigent, il n’y a jamais d’ « idylle » ou de
pause dans le non-sens. Dans ceux de Gilles Deleuze, « le
Chaos chaotise », l’essence n’existe pas : ce qui signifie
que c’est l’informe du réel et du langage, jamais
prédéterminé une fois pour toutes, qui constamment et
sans mode d’emploi, s’agence en exprimés –des œuvres.
Aussi bien, ces dernières ne sont-elles plus le fait ou le
produit d’une conscience – fût-ce ouverte – mais bien
d’une circonstance entre un corps, une culture, une
histoire : un événement, conçu comme simultanéité d’une
épreuve et de l’intelligence impersonnelle qui en est
produite. Le poème est ainsi la trace active d’un processus
par lequel le monde comme chaos se propage en se
métamorphosant. Ou autrement dit : la poésie comme
expression ne se conçoit plus en termes de communication
présupposant deux ou plusieurs subjectivités pré-formées
(se) représentant dans leurs œuvres, mais bien en termes
de vibrations formant elles-mêmes des entités aussi
précaires que le courant qui les esquisse en les reliant.
D’où il ressort qu’au lieu du Je/Moi, du tu, du qui, c’est un
quoi, un que, un on qui écrit : flux-mouvement, progression
par-delà tout plan ou carte pré-existants. Ainsi indéterminé,
un tel « sujet » n’a plus de matière « à dire » dans son
poème : la dichotomie fond/forme traditionnelle n’a plus
aucun sens. Loin de consister à exprimer en mots une
perception, une idée, ou un sentiment sécrétés dans
l’alambic du moi, la poétique de l’événement est plutôt
pointage incohérent et arbitraire de la fluidité ultime, et ellemême contingente, de l’être ; en définitive : une mise en
désordre du désordre – c’est-à-dire, bien sûr, un ordre
supérieur, une conscience impersonnelle supérieure : un
ordre qui est savoir de sa précarité et ainsi, de ce par quoi
il fait sens – le sens de l’insensé, le sens comme in-sensé
révélé par la forme comme in-formel.
La dichotomie fond/forme n’étant plus pertinente, ne le sont
plus non plus des thèmes ou des figures de styles en soi ,
qui auraient pu, à d’autres moments historiques, apparaître
comme naturellement poétiques. D’où une indécision, dans
cette poétique de l’événement quand on l’approche
globalement, tant en ce qui concerne ce qui se dit que la
façon dont cela se dit. Philippe Beck insiste ainsi sur le
vers quand Nathalie Quintane, Didier Garcia, Vincent
Tholomé, Christophe Hanna travaillent la prose et
Dominique Fourcade et Jean-Pierre Faye, la radicale
indétermination entre les deux. Olivier Cadiot, JacquesHenri Michot, Manuel Joseph, Vannina Maestri aggravent
quant à eux la nature constructiviste du réel par leurs
procédures de cut-up et de montage – cette dernière notion
étant intensifiée d’une façon encore autre par Jacques
Sivan, et récemment Anne Portugal, dans un travail
rapportant l’écrit à l’image. Mentionnons ici aussi Michel
Crozatier et Joseph Guglielmi et leurs poèmes comme
montage de la page. Les bégaiements et l’inertie pâteuse
des langages de Christophe Tarkos et de Charles
Pennequin, la langue saccadée de Mathieu Messagier, les
ritournelles de Christophe Fiat, les concrétions de Philippe
Beck, ou les sujets fantômes d’Anne-James Chaton sont
également autant de procédures de l’événement. Comme
le sont la tension entre sens et non-sens inhérente aux
mots que Jan Baetens exacerbe dans son travail sur la
littérature à contraintes, et le moteur à explosions chimicopoétique que Jean-Michel Espitallier a inventé.
De façon cette fois générale, il est remarquable que le
contingent se manifeste dans ces écritures par une forte
propension à se corporaliser, c’est-à-dire non pas à réciter
ses textes en public ni à écrire sur le corps, mais à faire de
la performance physique, dans son irréductible
imprévisibilité, le lieu de son insensé. En résonance
particulière avec ce dernier point est l’enjeu du sexe et du
désir comme paradigme de la création poétique conçue en
tant que tension verbale maximale de l’être, aptitude à la
mort – avec notamment les œuvres de Christian Prigent,
Dominique Fourcade, Marie-Laure Dagoit, Jérôme Game.
Au terme de cet ultra-rapide et borgne tour d’horizon ( !), le
critère d’ensemble permettant de spécifier une telle
prodigalité hétérogène de la poésie contemporaine s’avère
ainsi, me semble-t-il, être cet attachement collectif à
l’écriture comme dimension d’une révolution ontologique,
éprouvée notamment dans une rupture de la figuration et la
corporalisation inédite à laquelle il est ainsi donné lieu : le
sujet, l’individu, le moi, le je, le toi, le nous, ne sont
vraiment plus ce qu’ils étaient – ils sont devenu
mouvement et matières en devenirs variés. Où il y va alors
ici de la dimension simultanément pan-artistique et
politique inhérente à cette radicalisation du moderne.
Jean-Marie Gleize est de ceux qui ont le mieux saisi ce
statut comme qui dirait transcendantal, dans la modernité
esthétique, de l’agencement sexe-in-forme-subjectivationstyle-pouvoir (pointant ainsi vers tout ce que ladite
modernité doit aux philosophies de Gilles Deleuze et de
Michel Foucault). Gleize appelle cet agencement « le
principe de nudité intégral », et comme il le dit en s’en
réjouissant : « la nudité gagne », c’est-à-dire que les
puissances de l’in-forme, la matière nue, pure, non
idéalisée, exacerbée dans sa finitude et sa malléabilité par
toutes sortes d’affects, sont en train, via une poétique
littérale plutôt que métaphorique, métamorphique plutôt
qu’imagée, de constituer un nouveau pli d’ensemble au
sein du moderne. D’une part, en effet, la révolution
ontologique intéresse, par définition, toute intersubjectivité
humaine, et plus violemment encore celles qui font
spécialité de se penser et de s’éprouver comme n’allant
pas de soi, à savoir l’art comme ensemble de pratiques
créatrices s’intensifiant réciproquement. D’autre part, ou
plus précisément par extension, une telle modernité
poétique ne peut que se retrouver partie prenante à toute
tentative révolutionnaire d’invention de modes de
résistance au pouvoir, pris dans son acception générique
d’estomac, c’est-à-dire dans son effrayante et anonyme
aptitude à tout dominer en digérant tout – ses victimes
consentantes ou ignorantes comme ses opposants. Une
telle réalité du pouvoir n’est en effet plus une « menace »
mise en face d’une gentille « humanité » et appelant une
contre-offensive depuis la « civilisation ». Bien plutôt, cette
réalité, c’est nous, déjà nous, et nous demain encore –
mais jamais tout nous. Autrement dit, au lieu d’appeler un
barrage eschatologique version Grand Soir, le pouvoir
contemporain suscite la possibilité historique d’une
révolution perpétuelle : la métamorphose, le devenir-autre
comme identité. Ce à quoi le contemporain poétique – et il
faut s’en réjouir – répond avec énergie.
Magazine littéraire N°396, Dossier « La Nouvelle poésie française »,
mars 2001
Table
d’opér
ation
CONTE
MERVEILLE
UX
suivi de sa mise à plat
ÉRIC CHEVILLARD
Loin dans la mer, ce matin là, à sept degrés vingtdeux minutes de latitude nord, poussés par les alizés,
bonne marche, fière allure, la poudre et les armes à
l’abri dans la cale avant, les tonneaux solidement
arrimés, les ballots recouverts de toile goudronnée,
les rouleaux de cordages très exactement comme de
gros serpents lovés sur le pont, les cris perçants des
mouettes, le lendemain, plus loin dans la mer,
direction N.-N.-E. quart N., à tirer des bordées, la
brise trop légère, les vergues grinçant sur les drisses,
l’ennui à bord, heureusement le rhum, suivent trois
jours de calme plat, le ciel plombé, le silence
oppressant, la chaleur moite, ventilateur bâbord, les
vivres avariés, dix barils de lard, nervosité,
heureusement le cognac, un peu de roulis, les cœurs
retournés, grondements là-haut qui s’amplifient,
rafales soudaines, forte houle traversière, navire bord
à bord, vagues très exactement comme des
montagnes, paquets de mer, tous lessivés jusqu’aux
os, un malheureux sur le gaillard d’avant emporté par
une lame, voiles déchirées, la brigantine en lambeaux,
sinistres craquements, premièrement le petit foc,
deuxièmement le grand foc, troisièmement le clinfoc,
enfin le faux-foc, comme des fouets les filins rompus,
le canon renversé démolit les plats-bords, les
tonneaux détachés roulent, écrasent, explosent,
tandis que le grand cacatois, flots mugissants,
revanche des éléments, furie, terrible spectacle,
agrippés tous aux galhaubans, mais le mât de
misaine, tout à coup, puis la corne d’artimon, le grand
perroquet d’une part, d’autre part le petit perroquet,
les trois chaloupes en morceaux, droit sur les récifs
écumants, or le petit cacatois, alors que le beaupré,
au moment même où la trinquette, c’est la fin cette
fois, la déferlante, les brisants, à bas le grand hunier
et le petit hunier, fracas épouvantable, adieu, tous
mourir, échouage, banc de sable, sauvés, l’ouragan
comme il était venu, le soleil, nombreuses pertes, et
des blessés, et les dégâts, écoper, poudre noyée,
renflouage extrêmement délicat, réparations de
fortune, rationnement, biscuit, et plus une goutte
d’eau-de-vie.
*
En effet, vous venez de relire d’un trait, ou d’une
haleine, Robinson Crusoé, L’Île au trésor, Moby Dick,
Typhon, j’en oublie, Pêcheur d’Islande, et mille autres
romans appartenant à la littérature de la régate et du
naufrage, certains même dont j’ignore l’existence et
auxquels je ne pensais pas en les réécrivant, pourtant,
fidèlement, sous cette forme elliptique mais
puissamment suggestive, ne trouvez-vous pas ? qui
contient et restitue d’un coup tous les grands romans
cités plus haut et mille autres de la même veine,
notamment Les Travailleurs de la mer.
Bien entendu, celui de ces livres qui vous est le plus
cher, que vous aviez déjà lu plusieurs fois, ou celui de
ces livres que vous avez lu le plus récemment, ou, au
contraire, celui que vous avez lu en premier, à l’âge
ou tout ce qu’on lit reste imprimé, ou encore celui de
ces livres dont le remake cinématographique vous a
éclaboussé, celui-là se sera imposé à votre esprit
avec force et précision, au détriment de tous les
autres, mais sans les éclipser totalement, vous avez
remarqué ? C’est très curieux. Par exemple, si vous
avez immédiatement pensé à Typhon en lisant ce
conte, s’il vous a semblé relire, en accéléré mais in
extenso, Typhon, je suis sûr que vous avez eu parfois
aussi l’impression de feuilleter Moby Dick, ou de vous
replonger dans Robinson.
On objectera qu’il n’y a pas de naufrage dans L’Île au
trésor, ou que le bateau de Conrad est un vapeur,
dépourvu de gréement, mais ce sont là des détails qui
vous reviennent maintenant, après coup, parce que je
développe la partie théorique de mon exposé et que
votre esprit critique sollicité se doit de réagir, il
conteste et contredit par réflexe. D’ailleurs, ces
imprécisions ne nuisent pas pendant sa lecture à
l’efficacité ni à la magie du conte. Le merveilleux n’agit
pas dans les rapports de gendarmerie.
On aura beau jeu encore de souligner que Moby Dick
est incomplet dans ma version, scandaleusement
raccourci, philosophiquement très appauvri, amputé
de ses scènes les plus éblouissantes, et – ce qui vous
paraît un comble – qu’on n’y voit seulement pas la
queue d’une baleine. C’est vrai, la baleine est juste
suggérée, on la devine cependant, ou plutôt : on s’en
souvient. Elle était blanche. Voilà. Je vous ai fourni
assez d’éléments, votre mémoire a fait le reste. Le
seul intérêt de ce conte est d’être lacunaire,
justement.
Tout cela pour dire (car j’en arrive aux conclusions et il
serait bon que cette remarquable démonstration serve
à quelque chose), ou bien que chaque mot porte en
lui, précipités ou involutés, tous les livres dans
lesquels il a joué un rôle important – j’ai fait appel ici
au lexique de l’aventure maritime, particulièrement
révélateur –, ou bien au contraire que la littérature n’a
rien à voir avec les mots, ou autre chose encore, mais
je préfère laisser chacun décider quoi, à sa guise.
Quai Voltaire Revue littéraire N°10, hiver 1994
OLIVIER CADIOT : BIBLIOGRAPHIE
Livres
L’Art poétic’, Éditions P.O.L, Paris, 1988.
Roméo & Juliette I, Éditions P.O.L, 1989.
Futur, ancien, fugitif, Éditions P.O.L, 1993.
Le Colonel des Zouaves, Éditions P.O.L, 1997.
Retour définitif et durable de l’être aimé, Éditions P.O.L,
2002.
Théâtre
Happy birthday to you, monologue. Mise en scène
Georg-Maria Pauen, 1988.
Sœurs et frères, pièce. Mise en scène Ludovic Lagarde,
1993.
Platonov, adaptation. Mise en scène Ludovic Lagarde,
1995.
Le Colonel des Zouaves, monologue. Mise en scène
Ludovic Lagarde, 1999.
Musique
Mimi, Il-li-ko, Anacoluthe, solo. Musique Pascal Dusapin,
1987.
Roméo & Juliette, opéra. Musique Pascal Dusapin, 1989.
Cheval-mouvement, chanson. Musique Katonoma, 1994.
36 Prières d’insérer, solo. Musique Georges Aperghis,
1995.
Running, lecture. Musique Benoît Delbecq, 1998.
Samuel Hall, chanson. Musique Alain Bashung, 1998.
Dona eis, requiem. Musique Pascal Dusapin, 1999.
Ici Paris, lecture. Musique Benoît Delbecq, 2000.
On est pas indiens c’est dommage, samples. Musique
Rodolphe Burger, 2000.
Family dingo, chanson. Musique Rodolphe Burger, 2000.
Textes
Rouge, vert & noir, Block, 1989.
«Mes 10 photos préférées», in Cahiers de la
Comédie-Française, 1994.
«Home mad», in Mobile, 1998.
«Retour définitif et durable de l’être aimé», in Le temps
vite, Centre Pompidou, Paris, 2000.
Critique
Revue de littérature générale, 95/1 (la Mécanique lyrique)
et 96/2 (Digest). En co-rédaction avec Pierre Alferi,
Éditions P.O.L.
Traductions
To be sung, livret de Gertrude Stein, coédition Actes
Sud/Théâtre de Caen, Arles, 1995.
Les Psaumes, Cantique des cantiques, Osée, dans la
nouvelle traduction de La Bible, Éditions Bayard, Paris,
2001.

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