Texte Olivier Cadiot, mise en scène Ludovic Lagarde
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Texte Olivier Cadiot, mise en scène Ludovic Lagarde
Retour définitif et durable de l’être aimé Texte Olivier Cadiot, mise en scène Ludovic Lagarde THÉÂTRE NATIONAL DE LA COLLINE – DOSSIER PÉDAGOGIQUE RETOUR DÉFINITIF ET DURABLE DE L’ÊTRE AIMÉ du 20 novembre au 20 décembre 2002 Grand Théâtre texte Olivier Cadiot mise en scène Ludovic Lagarde musique Gilles Grand lumière Sébastien Michaud costumes Virginie et Jean-Jacques Weil dramaturgie Anita Kerzmann avec la participation artistique d’Odile Duboc, chorégraphe dispositif informatique réalisé dans les studios de l’Ircam assistant musical Manuel Poletti ingénieur du son David Bichindaritz avec Valérie Dashwood, Philippe Duquesne, Laurent Poitrenaux coproduction compagnie Ludovic Lagarde, Théâtre National de la Colline, Théâtre de la Manufacture – centre dramatique national Nancy Lorraine, Théâtre National de Bretagne – Rennes, La Comédie de Clermont-Ferrand – scène nationale, Ircam – Centre Pompidou Retour définitif et durable de l’être aimé bénéficie de l’aide à la création d’œuvres dramatiques du ministère de la Culture et de la Communication (DMDTS) La compagnie Ludovic Lagarde est subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication-DRAC Ile-deFrance. Dossier Pédagogique Retour définitif et durable de l’être aimé I. DE LA COMPOSITION ET DU COMPOSITEUR 1. Dans les rouages de la machine Michel Gauthier, « Dernières informations sur le mélange » p.9 Pierre Kuentz, « La poupée, la prairie et le petit lapin » p.16 Christian Prigent, « La grammaire d’Olivier Cadiot » p.19 2. Passages Éclairants Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXè siècle : quelques éclats p.27 3. Vertiges de la lecture : Revue de presse « L’objectif émotionnel », La Quinzaine littéraire, 16/1/2002 p.31 « Tentation du sublime », Le Matricule des anges, 15/3/2002 p.33 « Page en bas de notes », Libération, 14/2/2002 p.34 « Arts et métiers », Les Inrockuptibles, 15/2/2002 p.35 « La Colline inspirée », Libération, 14/2/2002 p.37 « Je ne sais pas lire les pièces », Libération, 25/5/2002 p.37 II. « UNE FICTION CONSTRUITE PAR BRIBES DE POÉSIE/UNE SENSATION DE POÈME PRODUITE PAR LA FICTION » 1. De nouveaux objets Pierre Alféri & Olivier Cadiot, « La Mécanique lyrique » p.43 2. Retour au temps présent Belinda Cannone, « Éléments d’une poétique du roman au XXè siècle » p.57 Jérôme Game, « Actualité du Moderne p.61 3. Table d’opération Jacques Roubaud, « Hypothèse du compact » p.65 Éric Chevillard, « Conte merveilleux suivi de sa mise à plat » p.71 ANNEXES Le projet/texte par Olivier Cadiot p.75 Le projet/méthode par Ludovic Lagarde p.76 L’équipe artistique p.77 DE LA COMPOSITI ON ET DU COMPOSITE UR Annexes DERNIÈRES INFORMATION S SUR LE MÉLANGE MICHEL GAUTHIER ² parole de marabout Si le titre est, pour reprendre les termes de Mallarmé, ce qui parle « trop haut », celui qu’Olivier Cadiot a donné à son cinquième livre, Retour définitif et durable de l’être aimé, résonne si fort qu’il est inconcevable pour le commentaire de ne pas tout d’abord s’y arrêter. En empruntant – à l’instar du « difficultés en amour » par lequel débutent les trois lignes de la quatrième de couverture1 – son vocabulaire et son tour aux prédictions des marabouts que consultent les âmes en peine, il se donne comme un augure auquel croire absolument, mais il se donne aussi comme un énoncé que la raison recommande de considérer avec précaution. En d’autres termes, ce titre, que ne sous-tend au surplus aucune indication générique2, nous fait la promesse d’un futur heureux, nous garantit des pages à venir pleines de félicité, mais il fait aussi peser un doute sur la qualité de cette promesse, sur l’honnêteté du devin. Soit. Nous sommes prévenus. Mais cette vaticination douteuse, de qui ou de quoi nous parle-t-elle si haut, de si vive voix ? Et tout d’abord quel est l’être aimé ? Quand, où et pour quelle raison était-il parti ? Que signifie son retour non seulement définitif mais encore durable ? C’est notamment à tenter de répondre à ces questions que les pages qui suivent vont s’employer. Le premier livre de Cadiot, il faut s’en souvenir, s’intitulait L’Art poétic’. Il n’est pas impossible que la formule « retour définitif et durable de l’être aimé » soit, à sa façon, un art poétique – dont il importe maintenant de dégager l’argument. je suis en morceaux Une fois passée la couverture et son titre prometteur, l’œil est immédiatement frappé par telle disposition : le caractère fragmentaire du texte. Le rapide feuilletage de l’entier volume confirmera l’observation initiale. Retour définitif et durable de l’être aimé troue son texte de nombreux blancs – moins certes que L’art poétic’ et Futur, ancien, fugitif, mais plus que Le Colonel des Zouaves. Davantage cependant que la quantité, c’est la qualité de ces interruptions qui distingue ce cinquième ouvrage des premier et troisième. Ceux-ci ne sont pas, à proprement parler, des livres fragmentaires. Le texte y espace volontiers ses composants, mais de façon si diversifiée qu’aucun sentiment de régularité dans la constitution d’entités discrètes ne se dégage. En d’autres termes, Retour définitif et durable de l’être aimé ne se présente pas comme un écrit jouant de la disposition des corps lettrés qui le composent dans l’espace paginal, mais comme un texte fragmentaire en bonne et due forme, pour autant que la formule ait quelque sens. D’ailleurs, quand la fiction, ou ce qui en tient lieu, l’y autorise, l’ouvrage ne se prive pas de le déclarer : « je suis en morceaux. » En morceaux, l’œuvre l’est en effet puisque seuls quatre blocs de texte dépassent les vingt lignes, le plus long d’entre eux en comportant trente. Et nombreuses, très nombreuses sont les lignes se réduisant à un mot, parfois purement onomatopéique3. Ici et là, au mot se substitue un pur signe de ponctuation pour constituer une unité textuelle : (...) . Et comme, de surcroît, certains de ces vocables et ce signe de ponctuation reviennent à plusieurs reprises pour occuper à eux seuls une ligne, le phénomène fragmentaire prend une envergure appréciable. Tous sont suivis du point qui les instituent sans conteste en entités indépendantes, en isolats. L’ultime fragment du livre se dit d’ailleurs d’un seul vocable que suit un point : « Maintenant. », bien sûr. Bref, avec Retour définitif et durable de l’être aimé, Cadiot s’adonne, pour la première fois d’aussi franche façon, à l’art du fragment – un art chargé d’histoire et lourd de signification pour le moderne. On le sait en effet : s’il est un motif qui, par excellence, appartient au romantisme d’Iéna, l’emblématise même, c’est bien celui du fragment. Aussi, en recourant au fragment Cadiot se place-t-il délibérément dans la perspective de ce premier romantisme ou romantisme théorique. Pourquoi souhaite-t-il ainsi s’inscrire dans cette histoire, se réclamer de cette ascendance, déclencher cette « explosion du passé dans le présent », pour reprendre les termes de la quatrième de couverture ? Les raisons sont probablement plurielles. Il en est une toutefois qui a l’avantage de contribuer à éclairer un peu ce titre sur lequel nous nous interrogions. Dans leur ouvrage L’Absolu littéraire, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy4 ont montré comment le romantisme d’Iéna inventait la littérature, comment il inaugurait la littérature comme absolu. Cet absolu littéraire, les Romantiques l’auront pointé sous les espèces d’un genre inédit, par delà les distributions de la poétique, en débordement des frontières génériques de la production livresque. Ce genre nouveau que le romantisme se donne comme projet est celui de la littérature ; il se veut le genre du non-genre, c’est-à-dire, plus pratiquement, le genre du mélange des genres. Et c’est en ce point que le motif du fragment trouve à entrer en jeu. En effet, pour mélanger les genres, l’écriture fragmentaire est assurément la plus commode des formules. Pourquoi ? Parce qu’elle va de pair avec une administration parataxique des rapports entre les différentes unités, les différents fragments qui composent le texte. Or, la parataxe permet aux éléments les plus divers de cohabiter, de se succéder les uns aux autres sans que les menées d’un souci intégrateur viennent attenter à cette diversité. Comme le disent magnifiquement LacoueLabarthe et Nancy : avec le recueil de fragments, l’entité intégratrice est « constituée, en quelque sorte, hors de l’œuvre »5, et ce ne peut être que le Sujet – d’où le tendanciel tropisme autobiographique du discours fragmentaire. Puisque nul travail cimentaire n’est par conséquent requis, il est aisé de faire se suivre des fragments ressortissant à des genres différents. Un intégrateur, qu’on imagine mal venu de nulle part, dépourvu de toute origine générique, risquerait de donner son genre à l’ensemble. Mieux sans doute que n’importe quel autre, un ouvrage illustre la manœuvre fragmentaire : Le Pas au-delà de Maurice Blanchot6. Dans ce livre alternent, plus ou moins régulièrement, des fragments en romain, qui paraissent dévolus à une écriture conceptuelle, et d’autres, en italique, qui semblent, eux, plutôt réservés à une écriture fictionnelle – non sans d’ailleurs qu’ici ou là tel régime contamine l’autre, certains fragments s’écrivant, du reste, tout à la fois en romain et en italique. Ainsi, en romain, du côté d’une prose d’idées, s’énonce ce fragment-ci : « Le passé (vide), le futur (vide), sous le faux jour du présent : seuls épisodes à inscrire dans et par l’absence de livre. » Et en italique, sous l’empire d’une narration romanesque, à tout le moins récitative, celui-là, qui suit d’ailleurs immédiatement le précédent : « La pièce était sombre, non pas qu’elle fût obscure : la lumière était presque trop visible, elle n’éclairait pas. » Ce pas au-delà de la frontière générique, ce mélange de la « théorie » et de la « fiction » trouve à se pratiquer grâce, non à la fusion des deux éléments concernés, mais à la succession rapide de leurs représentants. la comédie du remariage Que Cadiot en appelle au fragmentaire avec Retour définitif et durable de l’être aimé, n’est-ce donc pas parce que, lui aussi, entend donner à un mélange, à un mariage, les chances de s’opérer ? La conjugaison d’une écriture fragmentaire et du titre ne laisse effectivement guère de doute à ce sujet. Le cinquième livre de Cadiot est bien celui des noces, de l’union des genres dissemblables. Et il est sans doute permis de déclarer l’identité des mariés, des deux genres promis l’un à l’autre : le roman et la poésie. Le texte ne manque pas de fournir à ce propos quelques indications plus ou moins claires selon les occurrences. D’un côté, la poésie, à travers la référence à Mallarmé et une citation qui superbement se cherche, s’ânonne, se commente et finit par se mettre en question : « Temps ? / (...) / Temps que mettent choses ? non c’est pas ça. / Temps / – que met corps / Avec un tiret, crac, comme ça, rythmique, temps – que met corps, oui. / C’est ça : à s’oblitérer en terre, temps que met corps à s’oblitérer en terre, c’est beau, c’est mon poème préféré. / Qui parle ? » – souvenir ému du bouleversant Tombeau d’Anatole7. De l’autre côté, le roman, via des évocations de Dickens ou Dostoïevski, parmi d’autres, et la production de savoureux résumés comme celui donné des Grandes Espérances8. Mais lequel, de la poésie ou du roman, revient, après s’être absenté ? Si l’on considère le précédent ouvrage de Cadiot, Le Colonel des Zouaves, qui incline plutôt aux plaisirs de la gouvernance romanesque (malgré quelques passages où le blanc ronge poétiquement la ligne d’écriture), l’être aimé, et lettré, dont le retour est annoncé doit avoir les traits de la poésie. Et si l’on prend en compte, le pénultième livre, Futur, ancien, fugitif, la réponse à la question posée gagnera en assurance : la couverture dudit livre n’affiche-t-elle, comme on l’a déjà dit, son affiliation générique, le roman ? (Il fallait d’ailleurs qu’elle l’affichât, car, à la différence de ce qu’il advient avec Le Colonel des Zouaves, l’incertitude eût pu légitimement exister.) Mais voilà, après cette séparation réelle ou feinte, l’être aimé, la poésie, est de retour. Il est des lapalissades qu’il ne faut pas craindre d’énoncer : si l’être aimé revient, c’est qu’il a déjà été là, avant que chacun des deux partenaire n’aille mener sa propre vie, dans un moderne, ou moderniste, souci d’indépendance, de spécificité. En d’autres termes, le mélange des genres annoncé est une reprise ; le mariage, un remariage. Dans un livre désormais fameux, Stanley Cavell s’est attaché à pointer l’émergence, dans le Hollywood des années 30 et 40, d’un genre cinématographique nouveau, celui de la « comédie du remariage »9. À travers sept films notamment10, le philosophe cinéphile signale comment la fiction n’a plus pour tâche, comme dans la comédie classique, d’unir deux jeunes gens et de les mener au bonheur en dépit de maints obstacles, mais de réunir une femme et un homme après une séparation, dans la perspective d’une félicité nouvelle et différente. Il se pourrait bien que, au regard de la problématique du mélange des genres que Iéna a ouverte, il y ait quelque intérêt à voir le Retour définitif et durable de l’être aimé comme une manière de comédie du remariage11. Le roman et la poésie se remarieraient donc, non pas chacun de leur côté après s’être séparés, mais à nouveau ensemble. Qu’il s’agisse ainsi de secondes épousailles, de la répétition de ce qui a déjà eu lieu, rappellera au lecteur de Karl Marx telle réflexion formulée dans Le Dix-huit Brumaire de LouisNapoléon Bonaparte : « Hegel fait quelque part la remarque que tous les grands événements et personnages de l’histoire mondiale surgissent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la deuxième fois comme farce. » Le mélange des genres prôné par les Schlegel, quand il revient, avec le Retour définitif et durable de l’être aimé, ce ne peut donc plus être, en bonne logique marxiste, que comme une farce : à travers la voix suspecte d’un marabout. Le remariage ne peut donc se jouer que comme une comédie. Peutêtre est-ce pour cela que le livre de Cadiot arrache aussi souvent à son lecteur de francs éclats de rire, comme quand d’ailleurs il cite précisément, en l’inversant, le fameux propos de Marx : « ... et maintenant ça y est, les choses se répètent, la première fois en farce, la deuxième en tragédie, le ridicule tue. » Mais si le lecteur fidèle de Marx est enclin à voir le remariage de la poésie et du roman comme une farce, celui de Freud aura tendance à prédire un meilleur avenir à cette seconde conjugalité qu’à la première. En effet, dans son essai Sur la sexualité féminine, on lit : « Il est de règle que les seconds mariages soient bien meilleurs. »12 Il n’est pas certain qu’il soit possible de tirer parti, dans le cas de la poésie et du roman, de l’argument avancé par Freud, dans Le Tabou de la virginité, à savoir « la réaction paradoxale de la femme à la défloration. »13 pour expliquer la supériorité des secondes noces. Retenons simplement ici de Marx et de Freud que le remariage est tout à la fois une comédie et meilleur que le mariage ; et citons, pour clore sur ce point, tel propos de Cavell : « Pour dire les choses de façon un peu plus métaphysique : seuls ceux qui sont déjà mariés peuvent authentiquement se marier. Comme si vous saviez que vous êtes mariés seulement quand vous vous rendez compte qu’il vous est impossible de divorcer, c’est-à-dire quand vous découvrez que vous n’arrivez pas à démêler vos vies l’une de l’autre. Si votre amour est heureux, c’est un éclat de rire qui saluera cette découverte14.» Si l’on en croit Cavell, il est donc normal de rire à la lecture du Retour définitif et durable de l’être aimé – de rire au spectacle des retrouvailles définitives d’une poésie et d’un roman qui découvrent que leur divorce est désormais impossible. Mais pourquoi la qualité de la nouvelle union serait-elle supérieure à celle de la précédente ? Quand, dans The Awful Truth, Jerry Warriner (Cary Grant) propose à Lucy Warriner (Irene Dunne) de reprendre une vie commune, il ajoute : « sauf que ce sera un peu différent cette fois-ci. » Que le lecteur se rassure, l’objet des présentes pages n’est pas d’éclaircir définitivement les nouvelles bases sur lesquelles va se refonder le couple que constituent Jerry et Lucy ; il est de déterminer en quoi le retour définitif et durable de la poésie auprès du roman, le remariage des deux genres, va donner lieu à un mélange un peu différent du mélange selon Schlegel, du mélange auquel donne habituellement lieu l’écriture fragmentaire ; il est de déterminer quel est le moteur de ces fragments de discours amoureux. du hérisson au lapin On se le rappelle sans doute, Friedrich Schlegel pour tenter de délivrer une image suggestive de ce qu’est le fragment a recours aux vertus d’une métaphore animalière : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson 15 ». Recouvert de piquants érectiles, le fragment romantique, que taraude constitutivement une angoisse obsidionale, protège son individualité contre les dangers ambiants, ceux, par exemple, d’une syntaxe qui voudrait l’articuler à son voisinage et, par là même, remettre en cause le caractère absolu de sa position scripturale. Les fragments de Retour définitif et durable de l’être aimé sont-ils des hérissons ? Savent-ils, pour reprendre la formule de Buffon à propos de notre petit mammifère insectivore, « se défendre sans combattre » ? Le bestiaire du livre de Cadiot est relativement bien fourni : cerfs, chat cheval, chiens, écureuils, élans, lapin, loup, mouton, ours, ragondin, rennes, tigre, vache, zèbre ; oiseaux en tous genres – aigle, bécasse, buse, épervier, faucon, grouses, hirondelles, perdreaux, perdrix, pie, pivert –, mais aussi poules et poulets ; poissons – brochets et saumon, notamment ; sans oublier araignées, cigales, éphémères, mouches, moucherons, iguane et autres serpents. Pourtant on n’hésitera pas trop longtemps pour choisir l’animal qui pourrait y servir d’emblème au fragment : le lapin – ce lapin fluo qui se donne pour titre à la section qui ouvre le livre et qui, dès la première page, entre brillamment autant qu’énigmatiquement en scène. En se faisant fragmentaire, le texte du Retour définitif et durable de l’être aimé s’est donc mis sans ambages sous l’égide de l’Athenaeum et a fait sienne la problématique du mélange des genres. Mais, de l’un à l’autre, quelque chose s’est produit : le hérisson s’est changé en lapin fluo. Délaissons la couleur pour ne considérer que l’animal. Que fait un lapin ? Il court. Il détale. Il file. Bref, il va vite. En d’autres termes, le fragment selon Schlegel a pour stratégie, face au péril intégrateur, de faire du sur-place et de se hérisser d’armes de défense ; le fragment de Cadiot, quant à lui, s’il est bien « l’animal léger » dont parle La Fontaine, se déplacera, fendra l’air. Le hérisson et le lapin – ce pourrait être la fable du mélange des genres ; sa morale : il est deux façons de mélanger les genres (faire se succéder l’un et l’autre ou soumettre l’un à une vitesse de défilement telle qu’il devienne autre sinon l’autre). La méthode mise au point par Cadiot ne consiste donc pas à alterner les genres, à entremêler fragments poétiques et fragments romanesques. Elle se fonde sur un tout autre principe : accélérer, grâce précisément à l’écriture fragmentaire, le débit romanesque pour le poétiser. Retour définitif et durable de l’être aimé fait le pari que, écrit presto, voire prestissimo, le roman devient poétique et que l’économie fragmentaire est de nature à permettre cette accélération. un textodrome pour le mixage Quels sont les atouts dont dispose le fragment dans la course de vitesse engagée par Cadiot pour remarier roman et poésie ? Ceux-ci sont de deux ordres. Ils tiennent, d’une part, au jeu des fragments entre eux, d’autre part, au corps même du fragment. Est fragmentaire une écriture qui, premièrement, a la pluralité pour principe, secondement, la brièveté de ses composants pour règle. En effet, un texte composé d’un seul et long morceau d’une entité, au moins virtuelle, de plus vaste amplitude ne sera pas dit fragmentaire. Un texte fragmentaire ne saurait être composé d’un seul fragment, il doit en comporter plusieurs et, si possible même, de nombreux. Ces fragments seront brefs. Aussi le texte fragmentaire donnera-t-il à son lecteur le sentiment, parfois faux d’ailleurs, de passer constamment d’une chose à l’autre. Évitant la constitution de longues plages textuelles, grâce au déploiement d’une batterie de blancs typographiques, il impose, à l’œil tout d’abord, à l’esprit ensuite, un rythme – rythme rapide puisque chaque entité scripturale est courte et qu’en conséquence le retour de ce repère qu’est le blanc est fréquent. Ce blanc est d’ailleurs d’autant plus sensible qu’il ne sépare pas des êtres officiellement distincts. Dans Le Pas au-delà par exemple, quand il éloigne un fragment en italique d’un fragment en romain, le blanc est en quelque mesure naturel, car il vient sanctionner une différence de nature, de statut, rendue publique par la discrimination typographique. Quand, comme dans Retour définitif et durable de l’être aimé, le blanc disjoint des fractions de texte qui relèvent d’un même registre d’écriture, il apparaît en certaine mesure arbitraire et jouit en conséquence pleinement de sa vertu morcelante, ruptrice. Il peut donc devenir le véritable acteur d’une organisation rythmique de l’écrit. Il peut aussi, dans ces conditions, rendre plus flagrante l’option parataxique. Que les bonnes œuvres de la syntaxe ne bénéficient pas à des objets hétérogènes peut s’entendre ; mais, si lesdits objets ne sont pas hétérogènes, le parti pris antisyntaxique éclate. Dans bien des cas, il paraîtrait possible d’abouter deux fragments successifs du livre de Cadiot. Qu’un blanc les écarte signale la pure volonté d’une césure, l’insensé désir de hacher le flux textuel. S’affiche de la sorte l’ambition de se dispenser d’instruments de liaison pour ne pas ralentir la vitesse du texte. La parataxe permet d’éviter nombre de ces mots-outils, de ces conjoncteurs qui lestent la phrase, tout d’abord, très matériellement, de leurs corps lettrés, ensuite, à hauteur idéelle, de l’armature d’une logique. Mais cette vitesse structurelle du texte de Cadiot est aussi entretenue à hauteur thématique. En effet, le champ lexical de la vitesse est sans doute l’un des plus insistants dans le livre. Quelques chiffres l’établiront : des mots de la famille de « vitesse » apparaissent quarante-cinq fois ; pour « rapidité », le compte se fixe à neuf ; pour « brusque », à neuf également ; pour « filer », à quinze ; pour « courir », à quatorze ; pour « accélérer », à douze ; et pour « rythme » à six. Par-delà les statistiques lexicales, ce sont nombre de séquences qui relatent des actions concernées, d’une façon ou d’une autre, par la vitesse. Ainsi une réelle et efficace synergie s’installe-t-elle entre le découpage du texte, son phrasé et le lexique qu’il mobilise. Parfois même la vitesse de l’écrit devient le thème de la fiction : « je fais des lettres à la vitesse du son avec mon corps » – dans les ultimes lignes du livre. Avec ce découpage, ce morcellement du texte, un phénomène marquant se produit d’ailleurs dans Retour définitif et durable de l’être aimé. Maints de ces innombrables blancs se remplissent d’un ou quelques mots pour mieux préciser leur rôle. Dit autrement, beaucoup de ces césures s’énoncent comme telles sous différents avatars et, par là même du reste, se multiplient. En effet, dès lors que le blanc se désigne par l’entremise d’un mot-phrase-ligne, il se dédouble. Là où ne serait advenu qu’un seul blanc, il en est maintenant deux, un avant le mot qui dit le blanc, un autre après. Ainsi la fonction ruptrice dans le texte – mais on pourrait aussi bien dire la section rythmique du texte – est-elle assumée à la fois par les blancs entre les fragments et par des intercalaires qui expriment le blanc. parole au blanc On s’en rend vite compte en parcourant le livre de Cadiot, cette singulière éloquence, les blancs interfragmentaires l’assument de diverses façons. Par deux fois seulement, la vacance typographique semble se dire sans feinte : « Blanc. » Ces deux occurrences sont d’autant plus patentes que la blancheur déclarée ne saurait être franchement intégrée aux péripéties de la fiction environnante – ni en amont, ni en aval. Pourtant, à se dire, le vide, qui, par l’écart qu’il provoque dans le texte, fonde deux fragments, se trouve cesser d’en être un ; à se désigner, la couleur fondatrice du fragmentaire donne lieu à son antonyme, le noir des caractères d’imprimerie sur le papier. Aussi, quelques pages auparavant, des fragments, deux plus précisément (ainsi le compte est bon), auront pris soin, pour dire la béance, d’énoncer : « Noir. » Le jeu en miroir du blanc et du noir pour déclarer les césures instillées dans le flux du texte atteste manifestement le goût de l’auteur pour tels plaisants paradoxes de l’autoréflexivité, pour ces phénomènes qui, en se désignant, cessent d’être. Souvent, comme c’est le cas avec « Nuit. », possible équivalent du « Noir. », la désignation de l’interruption se fait de façon biaise. Tel élément de la fiction se charge de l’emblématiser. N’est-ce pas ainsi qu’il faut lire les nombreux intercalaires, dix au total, qui, choisissant, eux aussi, le parti d’une certaine naïveté chromatique, se contentent de nous dire : « Il neige ? ». Certes, l’histoire narrée met en scène son narrateur sur un balcon alors qu’il neige. Pourtant, il n’est pas permis au lecteur d’ignorer la capacité de ces deux mots, en pareille position intercalaire, à représenter, non la fameuse neige de l’écran télévisé en mal de programme, mais la neige typographique qui troue le texte fragmentaire. Toutefois, comme, on le sait maintenant, la neige en s’écrivant devient noire, Cadiot aura la finesse, en tel fragment, de faire suivre le pronom et le verbe d’un point d’interrogation : « Il neige ? » Est-il licite de dire qu’il neige quand du noir vient s’inscrire sur du blanc ? Mais ce point d’interrogation, tout autant que le paradoxe de l’activité spéculaire, trahit peut-être la nature emblématique de la mention : s’agit-il des flocons qui transissent le narrateur sur son balcon ? ou s’agit-il des blancs entre les fragments ? Ces interruptions de l’écrit, si la couleur, avec les subtilités que l’on vient de voir, est apte à les signifier, d’autres notions, guère moins directement, savent les pointer. « Silence. », explicite, en trois endroits, le texte. Ailleurs, sur le même thème, il se plaît à une variante : « Sans un bruit. ». L’espace entre les fragments est définissable par la blancheur, il l’est non moins par le mutisme. Une nouvelle fois pointe la contradiction qui amuse manifestement Cadiot : en se disant silencieux, l’intervalle ne l’est plus vraiment. Mais, d’une part, la fiction, ou son simulacre, y suspend son cours ; d’autre part, une nouvelle ligne, hyperfragmentaire car monovocable, est née – et, consécutivement, deux nouvelles béances typographiques. En tel moment, le texte, non sans ironie du reste, va, sur une seule ligne, empiler les désignations de ses récurrentes relâches : « Rien, silence, nuit d’un coup, noir.» – dans une grande séquence autoréflexive, que renforcent encore les trois points entre parenthèses qui suivent à la ligne : le rien, qui ne l’est pas, finit, après deux reformulations, par échanger ses quatre lettres contre celles du noir en un presque parfait palindrome. Le mot tout désigné, on vient de l’entrapercevoir, pour nommer cette régulière suspension de la ligne d’écriture est bien sûr « rien ». Aussi, par deux fois, le texte remplit-il un vide interfragmentaire d’un « Rien. ». En certain passage, le sens qu’il convient de prêter au vocable s’éclaire même décisivement. Entre deux lignes qu’occupent ces contagieux trois points de suspension entre parenthèses peut en tel endroit se lire la phrase suivante : « Je ne dis rien, je ne dis plus rien .» Mieux que tout vocable, un double signe de ponctuation sait remarquablement emblématiser la vacance entre les fragments : « (…) ». À vingt-neuf occasions, avec ces trois points de suspension entre parenthèses, l’élision absolue du mot est choisie. Ainsi la fiction s’éclipse-t-elle, se virtualise-t-elle pour laisser le champ libre à la motion rythmique. Entre ces parenthèses, la fiction met aussi en scène la censure de sa pornographie latente ; tel passage le rend manifeste : « (...) / Sexe 2, inconnu. / (...) / Oui. / (...) / Sexe 3, inconnu. / (...) / Pause. / (...) / Noir. » ; ou tel autre : « Regarde-moi dans les yeux. / (...) / Déshabille-toi, oui toi. / (...) / Complètement. / (...) / Enlève ça aussi / (...) » – avec en outre, ici, un troublant double sens : le narrateur invite celle qu’il désire à se dévêtir, le striptease se virtualisant à l’intérieur des parenthèses, mais il invite également le récit à se dépouiller de lui-même pour n’être plus que la seule pulsation de sa vacance. Avec ce signe, c’est comme si la fiction, pour différentes raisons, se sténographiait jusqu'à n’être plus qu’une palpitation, un pouls. Une « sténo hyper-rapide » pour obtenir l’insensée géniture, l’enfant désiré du roman et de la poésie, qui nous remet en mémoire la formule de Maurice Roche : « Connaître un jour la joie d’écrire par la méthode sténographique. »16 Il faut également n’être pas insensible à la puissance figurale de ce double signe de ponctuation : il s’agit effectivement pour le discours de se mettre en parenthèses (il se développait avant cette interruption, il reprendra après elle), il s’agit effectivement pour la diégèse de se convertir en beats (sinon en bits) ; mais il y a sans doute en prime une impeccable petite mise en abyme : les trois points dénombrent sans erreur le chiffre de ce suspens du récit – trois (un blanc littéral, un blanc figuré, un blanc littéral.) Ce signe permet aussi au texte – ces vertus sont décidément multiples – de s’accorder une licence au regard de la règle qu’il s’est imposée : que jamais deux intercalaires ne se suivent, car ils ne le seraient plus. Si l’on tient ces trois points entre parenthèses pour un elliptique condensé de fiction, dès lors un intercalaire peut le précéder et un autre le suivre – et le texte, tout en respectant le code de sa route, d’atteindre sa vitesse maximale avec cette mise en séquence d’unités minimales. Toutefois, quand le blanc entre les fragments prend ainsi la parole, qu’il s’énonce, mais ne renonce pas à le faire avec les ressources du lexique, lorsque la rythmique devient éloquente pour être sûre d’assurer pleinement son office, le mot qui revient le plus souvent, rien moins que quatorze fois, est « Pause. ». Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Probablement parce que son faisceau dénotatif est le plus approprié aux circonstances. D’une part, il dit exactement ce qui se passe : le cours récitatif s’interrompt ; il marque une pause, qui, ici, vaut trois temps – un blanc, un mot qui ébruite le blanc, un blanc. D’autre part, avec lui, le vocabulaire se fait délibérément musical – ce qui n’est pas pour surprendre dans la mesure où ces notations interfragmentaires ont une fonction rythmique, qu’elles scandent le texte, y introduisent des ruptures de façon que, même à un rythme élevé, celui-ci ne se mette pas à ronronner, conjurant ainsi le risque d’un effet de nappé que peut engendrer l’écrit visuellement monolithique, fût-il l’objet d’une régie parataxique. On le sait, un disque sur lequel sont distribuées les couleurs de l’arc-en-ciel, s’il tourne très vite, donnera à son spectateur le sentiment d’un blanc immobile. C’est un peu, mutatis mutandis, ce qui advient dans le Paradis17 de Philippe Sollers, ce long texte monobloc de deux-centquarante-huit pages, sans ponctuation, ni paragraphes : la masse finit par l’y emporter sur le mouvement ; l’effet de vitesse, de halètement obtenu par une écriture foncièrement parataxique18 – comme en témoigne un nombre drastiquement réduit de conjonctions – va se diluer progressivement en l’absence de blancs au profit de la perception d’un bloc. De la même façon qu’un vaisseau intergalactique, disons l’Enterprise, paraît immobile, malgré sa prodigieuse vitesse, compte tenu de l’uniformité de l’espace qu’il parcourt, le phrasé de Sollers, malgré son objectif allant rythmique, semble statique en raison de l’absence de relief du milieu textuel où il progresse. La leçon a été tirée par Cadiot : une écriture qui ne met pas en scène typographiquement le défaut syntaxique de son mot à mot tend à le gommer, car s’éprouvent alors moins les saccades du flux que l’unicité de l’intégrateur matériel – la prouesse n’étant plus la rapidité du tempo mais l’implacabilité de la concaténation. Le texte, on le constate, sait de multiples manières rendre compte de sa fragmentation. Sont ainsi désignés la réserve de papier blanc entre les fragments, le mutisme périodique de la narration, la récurrente mise entre parenthèses de la fiction ou les temps d’arrêt du flux scriptural. Avec les huit occurrences de « C’est loin. », l’accent est mis, avec l’emphase nécessaire, sur ce constant processus d’éloignement des unités de la fiction qui est le propre de l’écriture fragmentaire. Une béance advient entre deux fragments qui les éloigne, qui les écarte irrémédiablement l’un de l’autre. Avec la fragmentation, les différentes parties du texte sont mises à distance les unes des autres. Et si le texte sait trouver de multiples et justes mots pour déclarer sa fragmentation, il sait également trouver plus d’un lieu pour les placer : la désignation des blancs n’est pas confiée à ces seuls beats interfragmentaires. Si le discours gagne les blancs, le blanc contamine en retour la fiction. Des blancs se font mots pour se rendre encore plus visibles, lisibles ; la fiction narrée, comme par en dessous, sournoisement, parle des blancs qui mutilent son corps. Mais l’activité autoréflexive est inflationniste, elle crée chez le lecteur une manière de réflexe qui va lui faire saisir la moindre occasion de détecter ces effets spéculaires. Et comme Ferdinand de Saussure pouvait détecter des anagrammes autant qu’il le voulait chez les poètes grecs et latins19, le lecteur du Retour définitif et durable de l’être aimé va progressivement être atteint de cette singulière paranoïa qui lui fera prêter valeur autoréférentielle à un nombre toujours croissant d’événements textuels. « Blanc. », « Noir. », « Silence. », « Rien. », « (...) », « Pause. » et autres « C’est loin. » provoquent une véritable pandémie de l’autoréflexivité. La lecture se fait obsessionnelle, elle traque le spéculaire, oubliant ainsi les méandres de l’histoire. Soucieuse de ne pas rater les multiples expressions du blanc, elle contribue à accroître encore le trouble de la fiction (« C’est flou. »). Au fond, il est peut-être une notion qui, à être sortie de son champ d’origine, permettrait d’assez bien dire la nature de ces mots ou locutions qui, entre les fragments narratifs, verbalisent le blanc, la pause, qui désignent l’incessant travail de la césure : la didascalie. Certes les notations en cause n’ont pas ici pour mission de délivrer, comme dans le texte théâtral, des informations sur le cadre spatio-temporel dans lequel se déroule l’action représentée. Néanmoins, elles font songer aux didascalies dans la mesure où, à l’instar de ces dernières, elles semblent occuper dans la fiction la position d’une manière de métalangage, dans la mesure où elles paraissent ne pas se situer sur le même plan que les fragments narratifs. Avec le mot « pause », l’effet didascalique est patent. Le texte semble préciser la façon dont il convient de le lire. Bien sûr, nombre de ces notations peuvent trouver à s’intégrer au récit qui les entoure (« pause » marquera alors l’arrêt d’une action narrée), et c’est d’ailleurs l’un des plaisirs de l’auteur que de souvent faire d’elles des zones amphibologiques où le lecteur ne sait plus très bien s’il est encore dans le récit ou s’il en est sorti – après la paranoïa, la schizophrénie. En d’autres termes, ces didascalies ne sont pas franches, leur statut est souvent incertain, équivoque. Pour autant, même biaises, elles n’en sont pas moins des didascalies. Mais qu’indiquent-elles ? On vient de le voir, plusieurs d’entre elles disent l’écart, l’espacement, la césure, bref expriment le blanc. Aussi serait-on fondé à parler d’elles comme de didascalies rythmiques. Il faut en être sûr : ces didascalies d’un nouveau genre, composées d’un ou quelques mots qui, ici et là, prennent place entre les fragments, constituent la grande trouvaille du Retour définitif et durable de l’être aimé. Si elles peuvent désigner la fragmentation de l’écriture, l’éventail de leurs emplois rythmiques est toutefois plus large. boîte à rythmes Les notations didascaliques telles « Blanc. », « Il neige. », « Noir. », « Nuit. », « Silence. », « Rien. » ou « Pause. » sont porteuses en quelque sorte, d’une double charge, spéculaire – elles pointent les blancs – et rythmique – elles scandent le cours narratif. D’autres, on va le découvrir se contentent d’endosser un pur rôle rythmique, de participer d’une manière de « ponctuation élargie », pour reprendre la belle formule de Maurice Roche20. C’est sans doute le cas avec les trois occurrences où la ligne se réduit à « Souffle. ». La narration, là, suspend son souffle et le narrateur reprend le sien. Il est aussi permis d’entendre dans ce vocable la désignation d’une émission d’air sans parole, juste pour marquer le temps. Après la pause, le soupir, en quelque mesure. Et si, entre les fragments, il s’agit de pas faire sens, ou le moins possible en tout cas, mais d’impulser un rythme, le texte ne saurait manquer d’emprunter la voie de l’onomatopée ou, du moins, de l’interjection. C’est ce qu’il fait, à plusieurs reprises, « Boum. », « Vrrrr. », « Crac. », « Ah. », sans oublier tel « Allez zou. » – battement, vrombissement, émotion ou vitesse, comme les données cardinales d’une strate du texte où s’absentent la mélodie, la logique, le discernement, le sens peut-être tout simplement. Certes, les onomatopées de la langue française passent généralement pour être plus proches de mots que de véritables sons, pour être moins effervescentes que celles que l’anglais a léguées au monde, à travers la bande dessinée américaine ou certaines grandes peintures d’un Roy Lichtenstein qui les ont élevées au rang d’icônes. Il n’en demeure pas moins que ces sous-mots, de faible charge sémantique, que Cadiot sait disséminer dans son livre entre deux fragments révèlent exemplairement la fonction de ces intercalaires : émettre des sons, fussent-ils insignifiants, pour donner le rythme. Dans un orchestre de jazz, par exemple, deux grandes catégories d’instruments se laissent distinguer : les instruments mélodiques (les vents principalement) et les instruments rythmiques (basse et batterie, avant tout) – certains, tel le piano, pouvant être, selon les moments, ou mélodiques ou rythmiques. De toute évidence, les didascalies interfragmentaires appartiennent à la parti rythmique de l’orchestre. Et si l’on considère que cinq cent quatre groupes de mots situés entre deux blancs font moins d’une ligne et que l’immense majorité d’entre eux (il y a bien évidemment des incertitudes sur la nature de certains) ressortit clairement à cette section rythmique, on mesure à quel point le texte de Cadiot est rythmé, à quel point batterie (« Friselis de cymbales et caisse claire. ») et basse y jouent un rôle déterminant. Le jazz est à coup sûr un modèle intéressant pour rendre compte de l’écriture déployée dans Retour définitif et durable de l’être aimé, tant les fragments de plein statut, ceux dépassant les limites d’une ligne, se laissent assimiler à des manières de riffs, ces courtes phrases mélodico-rythmiques caractéristiques du style Kansas City. Cependant une présence aussi insistante de la rythmique conduirait peut-être également vers la musique techno. La référence sera d’autant plus facile que le texte lui-même l’invoque. En effet, la fiction de la première partie est celle d’une soirée mondaine qu’inondent des flots d’une musique que beaucoup de caractéristiques permettent d’identifier sinon comme techno, du moins comme électronique. C’est même telle précise chanson qui est, plusieurs fois, évoquée : One more time de Daft Punk21, incontournable hit de l’année 2001 – titre que le texte cite quatre fois, deux fois de sage façon (« one-more-time »), deux autres d’une manière plus plaisamment suggestive (« ouin’mor’taï-m’ ») qui rappellera aux amateurs le timbre électronique de la voix qui, comme le texte de Cadiot, fait ce qu’elle dit et dit ce qu’elle fait en répétant à n’en plus finir « une fois de plus ». Mais sans doute n’est-il pas, en ce stade, inutile de citer tel extrait de l’un des riffs les plus somptueux de la première partie :« […] des embryons de piano, des débuts de romance sans paroles remixée avec des bruits de tronçonneuse ou le son sourd d’une clouteuse qui traverse une planche de chêne toutes les deux secondes, la musique avance, petits modules tendres en travaux, cinq bluettes sur dynamite obligée, une mélodie sort, ça se danse, sonate pour Travaux publics, je glisse, je suis dans le rythme […] ». Bien sûr, il est difficile au commentateur de faire des fragments du Retour définitif et durable de l’être aimé des romances sans paroles ou des bluettes. En revanche, il l’est beaucoup moins, s’agissant des interjections didascaliques et de nombre des autres intercalaires lettrés, de renvoyer aux bruits de tronçonneuse (le mixage de « boum », « vrrrr » et « crac » à la fois ?) ou au son sourd d’une clouteuse (la possible synthèse de « boum » et de « crac » ?). Affirmons-le : si l’écriture fragmentaire, telle qu’elle se manifeste dans Retour définitif et durable de l’être aimé, est l’instrument d’une accélération, c’est que non seulement les blancs constitutifs du genre hachent la narration, mais qu’encore les notations didascaliques qui en sont comme la verbalisation viennent redoubler, étoffer, épaissir, grossir, approfondir, expliciter ces saccades, donnant à la lecture le sentiment d’une série de sprints effrénés, d’accélérations et de décélérations brutales. « Je m’appuie sur les basses profondes au fond de la musique » – le narrateur, aux prises avec les aléas d’une party qu’il traverse tel un Peter Sellers hölderlinien22, est parfaitement lucide ; il expose, dans toute sa simplicité, l’une des dominantes du régime textuel dont il a la responsabilité. L’écriture du livre repose dans une large mesure sur ces « basses profondes qui font vibrer les parois », ces basses qui lui confèrent son assise (mais le mot est probablement mal choisi) rythmique, qui fonctionnent comme autant de tremplins où la narration peut rebondir, reprendre sans cesse son élan (« plier-déplier : tremplin, hop. »). Bien évidemment, toutes les inserts à vocation rythmique, toutes ces didascalies, à vertu autoréflexive ou non, n’ont pas le même volume, ni le même timbre. Toutes ne font pas vibrer les parois. Car, si certaines sont massives, s’apparentent au vrombissement d’une basse électrique ou au martèlement du tambour – « Boum. », d’autres sont plus proches du frottement du balai sur la caisse claire ou de la sécheresse cuivrée du charleston – « Il neige. 23. » Cadiot sait que sur ce paramètre-là comme sur celui de l’espacement typographique, la réussite de son projet réside dans la variation, la différence. D’une part, le beat n’est pas toujours marqué par les mêmes instruments ; d’autre part, la pulsation rythmique change, le mètre s’altère. C’est que le rythme est un curieux phénomène : il suppose tout à la fois la régularité, la périodicité et la métamorphose, la perturbation. Le rythme signifie certes le retour périodique repérable de temps forts et de temps faibles. Mais le rythme implique, tout autant, le changement de rythme. Retour définitif et durable de l’être aimé montre une réelle science de cette complexité, de ce paradoxe. Et l’écriture qui s’y déploie est un bel exercice de fine tuning : de l’imposition d’une cadence à sa mutation. flicker script Le beat n’est toutefois pas qu’un accompagnement d’une mélodie même floue, il peut aussi être parasite. Le texte de Cadiot le laisse entendre lorsqu’il évoque ces « films de famille aux bords brûlés, où tressautent des visages dans le vrombissement d’avion du petit projecteur maison » et qu’il met de la sorte significativement en rapport l’imparfaite projection cinématographique, aux images tressautantes, avec la scansion du texte fragmentaire, avec le motif du battement. On sait quel destin théorique Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss ont accordé au battement. Le premier a ainsi pu écrire : « ce que le battement dénote est une pulsation sans finalité qui déchire l’assurance désincarnée de la pure visualité et y précipite l’irruption du charnel 24.» Parmi les œuvres mobilisées par Bois et Krauss au titre du battement, celles qui retiennent davantage le commentaire du Retour définitif et durable de l’être aimé ressortissent au genre singulier du flicker film, parfois aussi appelé film structuraliste, dont le maître est sans conteste Paul Sharits, avec des œuvres comme N : O : T : H :I :N : G ou T,O,U,C,H,I,N,G25. Ces deux films montrent des images, mais par flashes. En effet, le flicker film fait alterner à grande vitesse des photogrammes avec image, en positif ou en négatif, et des photogrammes sans image. L’illusion d’un mouvement continu que les vingt-quatre images par seconde entretiennent est ici battue en brèche. Mais, plus que l’opération anti-illusionniste, c’est maintenant le pur phénomène du battement, du papillotement qui retient en tant qu’il désublime l’image par son effet traumatique. T,O,U,C,H,I,N,G montre « les flashes d’une automutilation (un jeune homme porte des ciseaux à sa propre bouche), d’agression contre l’œil humain (la référence à Dalí et Buñuel est indubitable), ou d’un coït 26.» La thèse ici soutenue est, on l’a deviné, qu’il y a lieu de considérer Retour définitif et durable de l’être aimé comme une manière de flicker script. Les blancs entre les fragments sont comme les photogrammes sans image. Le phrasé parataxique est l’équivalent d’une alternance de photogrammes dont certaine altérité radicale (par exemple, chromatique : noir/blanc) interdit la naturalisation de l’enchaînement ; il ne s’autorise pas cette illusion de progression sans à-coups dont rêve la syntaxe. Le battement dans le livre de Cadiot, c’est bien sûr le retour perpétuel du blanc, mais c’est non moins la répétition de ces didascalies, et, plus précisément, la répétition de nombre d’entre elles, entre les fragments et à l’intérieur même de ceux-ci. La répétition est, de toute évidence, une des dimensions cardinales du Retour définitif et durable de l’être aimé. Elle donne à sa lecture ce côté tout à la fois hypnotique et traumatique, en tout cas machinique – le texte est lui aussi, à sa manière, un vrombissant projecteur d’images qui tressautent. Chez Cadiot comme chez Sharits, la dimension corporelle du battement est tellement prégnante qu’elle finit par se thématiser : scènes de sexe ou mutilations du narrateur par un serial killer (« le héros se sent vraiment mieux, juste après le sérieux tabassage de la veille, avec quelle main tu joues au billard mon coco ? tu crois que tu vas continuer à boxer ? la gauche, très bien, coups de marteau, sur chaque phalange comme ça » ; « c’est à qui ce doigt de pied ? » ; « je suis en morceaux »). De la même façon que, dans cette autre grande référence du flicker film, le Box (ahhareturnabout) de James Coleman27, il est patent que les quelques chapelets d’images, entrecoupées de noir, de l’historique combat de boxe ayant opposé Jack Dempsey à Gene Tunney en 1927 sont au service de la structure cinématographique adoptée bien plus que celle-ci n’est au leur. La fiction qui est celle du Retour définitif et durable de l’être aimé est l’outil du rythme fragmentaire davantage que l’inverse. Basses flatulentes de musique électronique, mouvements de danse post-disco, gestes sportifs, images tressautantes des films de famille se déduisent de la fragmentation du texte plutôt qu’ils ne la réclament à des fins expressives. Aussi comprend-on que la teneur dominante « pop », « low » de la fiction est, dans une certaine mesure, la conséquence du battement fragmentaire, du flicker script. À forme battue, à forme bâtarde, contenus vulgaires – « possibilité de chanson » : même le plus haut lyrisme, l’énigmatique En bleu adorable de Hölderlin y devient exemplairement matière à ritournelle. Mais, par-delà les analogies frappantes avec le flicker film, c’est le cinéma dans toute sa généralité qui semble servir de référence constante au Retour définitif et durable de l’être aimé. Le mot « film » n’y apparaît pas moins de vingt-sept fois. Les allusions cinématographiques abondent. The Deer Hunter de Michael Cimino28 : « Ça me fait penser à chose, là, oui, vous savez, le film, qu’ils ont traduit par Voyage au bout de l’enfer, titre idiot [...] ce titre loupe toute une partie du film, justement la chasse au daim où le gars, revenu du Vietnam, décide au dernier moment de ne pas descendre l’animal qui le fixe dans un plan magnifique de montagne » ; The Third Man de Carol Reed29 : « Harry Lime, Henri Citron […] c’est moins chic, hein, surtout si on veut jouer le troisième homme dans un film alors qu’on est déjà un grand cinéaste encore jeune » (on se souvient que le personnage interprété par Orson Welles dans le film de Reed se nomme Harry Lime) ; Thin Red Line de Terrence Mallick30 : « Si on est dans un film de guerre romantique de propagande. / Les gars à force en on marre, ils lèvent le nez pour suivre les oiseaux, ça file vers le haut à toute vitesse, arbres si hauts, oh les arbres si hauts, regarde, regarde de tous tes yeux, regarde, c’est loin, cimes en fuite, lumière, froid, hauteur, c’est loin, oh l’œil grimpe entre les lignes-vers-leciel, trou bleu en l’air entre les arbres, on peut réciter un psaume » ; The Misfits de John Huston31 : « la scène militante où Marilyn, en larmes, supplie qu’on relâche un mustang capturé en dehors des règles de l’Ouest par ses compagnons, vous vous souvenez, elle se retrouve tirée en arrière, toute petite, en larmes petit point blanc sur fond désert de sel » (au titre de la double problématique du remariage et de la vitesse la référence au film de Huston est particulièrement bienvenue : son histoire ne se déroule-t-elle pas à Reno, la ville où l’on se marie le plus rapidement ?) ; Bad Lieutenant d’Abel Ferrara32 : « moi je ferais la scène du flic qui se branle sous la pluie en regardant deux filles par la vitre d’une voiture qui miment une pipe les yeux fermés » ; The Hustler de Robert Rossen33 : « avec quelle main tu joues au billard mon coco ? [...] la gauche, très bien, coups de marteau, sur chaque phalange comme ça ». Soyons-en sûrs : il est d’autres allusions au cinéma disséminées dans le livre, d’accès plus ou moins aisé. Cinématographique, l’est aussi l’une des didascalies les plus singulières, en même temps que les plus réussies du livre : « Action. » - trois fois énoncée, deux en position absolue, une autre en fin de fragment : « Elle de déplie, elle se sépare de son décor d’avant, elle s’avance en accéléré hors de l’image d’avant, cigarette, marronniers en fleur, allez respire, elle se déplie, bouche, parle, matin, action ». Mais plutôt qu’énoncée cette didascalie devrait sans doute être dite criée si l’on s’en réfère à tel passage : « il mime un travelling terminé par une grue, porte-voix du réalisateur hurlant ; action. » S’il y a réussite, c’est que le statut est limpide : il n’est pas possible d’ignorer la posture métalangagière et de prendre cet énoncé pour autre chose qu’une intervention directe du narrateur métamorphosé en réalisateur dans le récit. Mais l’efficacité n’exclut pas la subtilité car, que la didascalie signifie l’ellipse de l’action ou la désignation de celle qui se déroule dans les parages textuels, elle en marque de toute façon l’interruption, la mise à l’écart – à moins que l’action en question soit celle de l’écriture fragmentaire, du battement. Le narrateur du Retour définitif et durable de l’être aimé se veut décidément sur un plateau de tournage. Aussi ne faut-il pas s’étonner de le voir, tel un ingénieur du son, dire à deux reprises : « Ça tourne. », ni de retrouver telle injonction à la clausule d’un fragment ; « Je suis l’eau, je suis d’un bloc, je n’ai pas peur, c’est fini, je reviens, j’arrive, poussière de nymphes, fleurs des haies, pellicule cendrée des minuscules morts abandonnées au courant, je chante, toute petite sur ciel blanc à l’envers, bras pliés, hop, dépliés, moteur. » Pour Cadiot, le moteur de l’action, c’est l’action du moteur. 34 Avec ces trois formules (« action », « ça tourne », « moteur »), et là réside aussi leur importance, la narration se reconnaît explicitement comme modèle le cinéma. Et pourquoi cet aveu ? Parce que la référence cinématographique ancre mieux que toute autre l’écriture dans le temps. Avec Retour définitif et durable de l’être aimé certaine tentation tabulaire de l’écrit moderniste, que consacre notamment l’art d’un Maurice Roche35 et qui affleure dans certaines pièces de L’Art poétic’ (Delenda est Carthago ; la Dame du Lac) et, par endroits, dans Futur, ancien, fugitif, semble définitivement oubliée. Une stricte linéarité impose son régime. Malgré les ruptures, les saccades, les blancs, la course de l’œil s’effectue toujours dans la même direction, la bobine du film se dévide en tournant toujours dans le même sens. Ainsi le remariage du roman et de la poésie suppose la renonciation aux aspirations tabulaires de la seconde, c’est-àdire à sa prétention à se muer en art de l’espace. On le sait, c’est dans le Laocoon de Lessing que s’est fixée la dichotomie entre les arts du temps (littérature ou musique) et les arts de l’espace (peinture principalement), une dichotomie endossée par le modernisme qui a exclu la temporalité du champ visuel36. Avec la mise en cause des dogmes modernistes, le temporel a réinvesti la visualité et l’on comprend que le mélange de la poésie et du roman ne puisse désormais plus se penser comme la spatialisation de celui-ci par celle-là, dès lors que l’espace n’est plus libre du temps. C’est au contraire la temporalisation de la poésie par le roman qui devient requise. Autrement dit le mélange de nos deux genres ne saurait plus avoir lieu sous les auspices de la peinture, mais sous celles d’un incontestable art du temps : le cinéma. Le livre de Cadiot, par son tropisme cinématographique, témoigne de son intelligence historique. Il se permet toutefois de donner un tour de vis supplémentaire à l’affaire et de tordre un peu la conjoncture. En effet, si ce n’est plus la poésie qui spatialise le roman, il ne serait pas tout à fait juste d’affirmer que la première s’y voit temporalisée par le second. Les choses se passent un peu différemment : la poésie y surtemporalise le roman ; ou plutôt, sur le temps avec finalité du roman (le sens du récit) vient se greffer le temps sans finalité de la poésie (le battement du blanc typographique et des didascalies interfragmentaires). La surtemporalisation du roman par la poésie, ce pourrait bien être, en fin de compte, l’algorithme gagnant du Retour définitif et durable de l’être aimé, la formule permettant au mélange des deux genres d’aujourd’hui s’effectuer à nouveau. Mai 2002 In LEXI/textes 6, Théâtre national de la Colline/L’Arche Éditeur, septembre 2002 Ces pages sont extraites d’un essai à paraître, Le Facteur Vitesse, consacré au Retour définitif et durable de l’être aimé d’Olivier Cadiot. LA POUPÉE, LA PRAIRIE ET LE PETIT LAPIN PIERRE KUENTZ Notes sur Retour définitif et durable de l’être aimé. « C’est dans la campagne sans lune, noir total, que j’ai vu pour la première fois le lapin fluo, vert intense dans son champ abandonné, menant sa vie, indifférent à l’idée de son étrangeté, dans un halo brûlant, comme quand on ferme les yeux sur le souvenir de quelqu’un, signal dans la nuit noire, petit point. » (p. 9) Appelons « fond » ; ce qui est le milieu, le séjour d’une apparition. Le séjour de Lapin fluo c’est le noir. Ainsi commence le roman, sur fond noir. « Noir total. » Pas de lune. Du noir pur. Trou noir. Chaos cosmogonique. Origine dont on ne peut rien dire : « c’est si loin. / il faudrait un baobab. » Trou noir, comme on le dirait pour une amnésie (une perte de mémoire traumatique qui pourrait être le contre-coup d’une autre perte.) Dès lors qu’on l’envisage ainsi, le fond est un peu plus qu’un fond. Il noie, cache, en même temps qu’il fait surgir, qu’il montre. Il fait apparaître des apparitions, des choses étranges « indifférent[e] à leur étrangeté » (des symptômes ?) : des choses comme lapin fluo. Pareil à une eau noire de vase, de boue, de limon, le fond est susceptible de faire « remonter » des choses à la surface. Le fond, c’est la matière même de ce qu’il donne à voir, c’est la matière même du roman. Le fond, c’est le fond de l’histoire. Car il y a une histoire. On peut pointer, par endroit, par intervalle quelque chose comme une Odyssée, l’Odyssée d’un Robinson : fête avec séjour sur le balcon, danse, séance chez un psychothérapeute (Robinson ne va pas fort), visite de ferme de santé en ferme de mise en forme (du frère au frère, de nièce à oncle), jusqu’à la cure radicale, la mise en pièce, le démembrement final sur la table d’opération. Il y a donc un « cours de l’histoire » comme on dirait un « cours d’eau. » Une course sur l’eau, une Odyssée. Imaginons que l’on plonge dans le cours de sa propre histoire et... c’est là où le cours de l’histoire nous emmène, c’est le terme de l’Odyssée de Robinson : la fin de la course : « [...] vite plonge ici, viens pas peur, vite urgent, off sous l’eau, allez plonge. / Maintenant. » Robinson, c’est un Ulysse plongeur. Retour définitif et durable à la source. L’Odyssée s’arrête là. « Fin de l’affaire. » Mais cette histoire, ce cours de l’histoire, c’est un fond, comme le trou noir du début. C’est un cours d’eau : vase, boue, limon et tourbillons. C’est le milieu et le séjour des apparitions où surgissent (font surface), par intervalle, souvenirs, hallucinations, scènes de cinéma... autres sortes de lapins fluos. Là encore, et c’est le propre du fond, ça génère de l’intervalle. L’écoulement, la course ou discours narratif n’est jamais continu. Arrêtons-nous un peu sur le cinéma, car à nouveau se trouve mis en question le fond et l’intervalle. Le cinéma de surcroît, en faisant revenir sur fond blanc des êtres du passé, lève la question des spectres et des hantises. Pour commencer, premier paradoxe : le cinéma c’est de l’image discontinue. Bien sûr, ça ressemble à de l’écoulement, à une course continue. Mais ce qui s’est passé n’est restitué là, sur un écran, que d’avoir été fixé, mémorisé, photographié, « fossilisé. » Le cinéma c’est des « fossiles en mouvement ». Le cinéma projette des images sur un écran : fond blanc. Mais les intervalles entre les images, ce sont des trous noirs. Ainsi, les trous noirs, intervalles entre les images, cachent la surface blanche qui est aussi leur lieu d’apparition, leur séjour. La surface est sous le fond. L’un est la hantise de l’autre. Il n’y a pas de trou noir qui ne soit hanté par une surface blanche, qui elle-même devient fond, c’est-à-dire milieu d’apparition des trous noirs, des intervalles. Pas étonnant donc que le cinéma fasse si souvent apparition dans le cours de l’histoire de Robinson, dans sa course. Le cinéma hante le roman. Des blocs, des scènes entières reviennent, font surface par intervalle. Peut-être que se sont des souvenirs : des souvenirs d’écrans ou des souvenirs-écran. Le souvenir-écran, c’est un souvenir qu’on met (inconsciemment) à la place d’un autre (refoulé.) Quelque chose de monstrueux est caché par quelque chose qui se montre. La « dialectique du monstre » disait Aby Warburg. Une image hantée par une autre image. Une surface blanche qui cache un trou noir et qui montre une image. Trou blanc (troublant) ? Là encore, c’est affaire d’amnésie mais aussi d’aphasie : « avoir un blanc », « un blanc dans la conversation. » Noir total dans la campagne sans lune, mais aussi noir de cinéma, souvenir d’écran sur fond de trou blanc. Des scènes de cinéma reviennent, mais aussi reviennent des revenants, fantômes du cinéma égarés dans le roman : ainsi Peter Sellers. Revenant d’entre les morts, car le vrai Peter Sellers, acteur professionnel, est mort en 1980. L’acteur célèbre fait un retour (définitif et durable ?) dans un roman contemporain. Dans le roman lui-même, Peter Sellers est ce personnage exaspérant, éternellement revenant (toujours de retour, comme le refoulé), polymorphe, chaque fois en travers de la course de Robinson. Tout laisse penser (justement par ses caractéristiques : survenance répétitive, polymorphologie) qu’il est le fantôme du personnage de l’écrivain Clare Quilty joué par Peter Sellers dans le film Lolita. Lolita, souvenir d’écran. Le film hante le roman. Peter Sellers, souvenir-écran de Lolita. Mais Lolita elle-même, celle de Nabokov (puis celle de Kubrick) est une revenante : retour tragique de l’expérience érotique infantile de Humbert Humbert avec une enfant nommée Annabel, mais aussi retour, réminiscence littéraire de l’Annabel Lee de Poe. Annabel Lee, que le poète pleure en étreignant la terre : la jeune fille (ou petite fille, « she was a child ») perdue, mise en terre, dans son royaume près de la mer : « [...] I lie down by the side Of my darling, my darling My life and my bride In her sepulchre there by the sea In her tomb by the sounding sea » Lolita donc est la revenante d’une petite fille enterrée. Lolita c’est aussi le diminutif de Dolores : « she was Dolores on the dotted line (ligne pointillée.) » Traduction approximative : Lolita = douleur en pointillé, qui apparaît, qui disparaît ; douleur toujours de retour, retour durable de douleur. Lolita/Annabel, la petite fille enterrée est peut-être bien la hantise du roman : nous appelons hantise cet être aimé (et perdu) qui fait « retour. » Laissons là Lolita, en latence, comme une pierre d’attente (une stèle qui attend son fantôme), prenons la comme un « signal dans la nuit noire, petit point. » Songeons cependant, dans cet intervalle où nous laissons Lolita pour lui laisser le temps de faire retour, que les historiens, les archéologues lorsqu’ils fouillent le sol, déterrent le passé (comme d’ailleurs le personnage « frère jumeau » qui « fait des fouilles », qui « creuse » et qui doit remettre Robinson « en forme »), ne peuvent pas toujours faire la distinction entre petites statues funéraires et jouets d’enfants. Pensant à cette confusion ou association, nous appellerons « pupille », la petite fille enterrée : c’est-à-dire à la fois poupée et petite fille. Nous avons tenté d’explorer le fond, nous avons voulu aller dans le noir au fond du tableau, aller au plus près du séjour des apparitions, visiter le milieu d’où les choses apparaissent. Qu’est-ce qu’il y a autour de lapin fluo. D’où vient-il ? Nous nous sommes aperçus que séjourner dans le fond, c’est séjourner dans l’intervalle. Dans l’intervalle, il n’y a pas de figure, il n’y a plus de figure. C’est le lieu de la perte : perte des objets, pertes des figures, perte des repères, perte de connaissance. « (...) il suffit d’une fois, on plie les genoux une fois ça suffit, terminé, sans retour, fini, retour maison, costume noir, yeux absents, frère loin, angle mort, trou, il neige. » Si l’intervalle est le lieu de la perte, il est le cœur du roman, le séjour du retour définitif. Pas de retour sans deuil, sans intervalle, sans pointillé... Qu’avons-nous trouvé d’ailleurs en allant vers le fond : des souvenirs d’écran, trous blancs dans trou noir, fantômes de cinéma, petite fille enterrée. Cependant nous n’avons fait la visite que dans un sens. À plusieurs reprises le roman indique une traversée inverse : « Dans le halo brûlant qu’on se fait au fond des yeux, dans l’autre sens, sur l’écran noir en soi qu’on regarde dans l’autre sens, j’ai vu le lapin fluo, acide dans noir total, faisant ses affaires, comme une étoile sur un champ cosmos [...] » (p. 19) « Comme quand on regarde dans l’écran au fond de ses yeux des visages que l’on reconstruit à partir de vagues taches de lumière » (p. 22) Le fond, c’est aussi le fond des yeux, « dans l’autre sens. » Lorsque l’œil est devant le tableau, aller vers le fond, c’est aussi aller au fond de l’œil. Quand le fond de l’œil est devant le fond du tableau, c’est un fond qui regarde un fond. Or si le fond du tableau est au fond de mon œil, le fond de mon œil (ou d’un œil) n’est-il pas au fond du tableau ? Angoisse. Le fond n’est-il pas en train de me regarder, au fond des yeux ? Le fond n’est-il pas hanté par un œil : une « pupille » ? Cette hantise du fond, hantise des fonds est aussi un désir : désir de plonger, désir de rejoindre la « pupille. » «S’endormir au volant et rentrer dans le décor comme un imbécile » : aller vers ce qui me regarde au fond du tableau, « fée », « point brillant. » « Pour ne pas s’endormir il y a une méthode imparable, éviter de se faire embarquer dans une seule histoire, danger, on ferme les yeux et il n’y a désespérément qu’un seul chemin qui s’enfonce tout seul dans la forêt obscure, on file vers le fond aspiré direction fée, point brillant au fond, nocturne à sens unique, fin de l’affaire » (p. 40) Le fond est un piège, une fée. Il y a du poison, derrière, un narcotique sans doute. « Point brillant » : il y pousse peut-être une sorte de fleur qui nous attire et nous endort. Dans le monde grec, cette fleur désirable porteuse de narkê (engourdissement qui rappelle pétrification, fossilisation dans le roman), c’est le narcisse. Une fleur qui crée la stupeur admirative des dieux eux-même, tout comme Pandora, la première femme. Femme poison : « Belle au bois dormant par voie orale » écrit Robinson à propos de médicament (pharmakôn : « poison et remède. ») L’histoire de Narcisse, c’est aussi l’histoire d’une pupille (« Point brillant », « petit point vert au fond des yeux ») qui me regarde quand je regarde au fond de l’eau. Regard, sidération, plongeon fatal ? Au fond du tableau, il y a du poison, mais aussi du charme de fée, de l’enchantement : le chant fatal de l’histoire qui nous embarque. La mise en garde de Robinson pour ne pas s’endormir, se laisser engourdir, fossiliser, rappelle une autre mise en garde. Revenance, réminiscence, retour littéraire. C’est la mise en garde de Circé lorsqu’elle libère enfin Ulysse et autorise son retour, après – notons le - un séjour sous la terre : « Puis Circé la royale m’adressa ces mots : “Voilà donc une chose faite. Écoute maintenant ce que je dis ; un dieu d’ailleurs te le rappellera. D’abord, tu croiseras les Sirènes qui ensorcellent tous les hommes, quiconque arrive à leurs parages ; L’imprudent qui s’approche et prête l’oreille à la voix de ces sirènes, son épouse et ses enfants ne pourront l’entourer ni fêter son retour chez lui. Car les Sirènes l’ensorcellent d’un chant clair, assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent. Passe devant sans t’arrêter ; bouche l’oreille de tes gens d’une cire de miel pétrie, afin qu’aucun d’entre eux n’entende ; écoute, toi, si tu le veux, mais que dans le navire ils te lient les pieds et les mains debout sur l’emplanture, en t’y attachant avec cordes, et tu pourras goûter la joie d’entendre les Sirènes. Mais, si tu les enjoins, les presse de te détacher, qu’ils resserrent alors l’emprise de tes liens ! » Plus loin Ulysse s’adresse à ses compagnons : « Amis, je ne veux pas qu’un ou deux de nous seulement connaissent les oracles de Circé la merveilleuse : je vous parlerai donc, que nous sachions tout ce qui peut nous perdre et ce qui peut nous éviter la mort fatale. Circé nous donne pour premier conseil de fuir des Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons ; moi seul puis écouter leur voix ; mais liez-moi par des liens douloureux, que je ne puisse pas bouger, debout, sur l’emplanture, attachez-y-moi par des cordes, et si je vous enjoins, vous presse de me détacher, il faudra redoubler l’emprise de mes liens ! » Il faut donc « fuir [les] Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons. » Filer vers le fond, se laisser « aspire[r] direction fée », « suivre le chemin qui s’enfonce tout seul dans la forêt obscure », ce serait se perdre dans l’herbe en fleur et les chansons. De la même façon, filer vers le fond c’est avancer dans « un lierre noir humide », pour tomber sur des « chanteuses assises autour d’une nappe blanche, faisans, fruits, sorbets, vue fixe de forêt. » L’obsession du fond recoupe celle du « déjeuner sur l’herbe. » Le fond, noir total de la campagne sans lune est peut-être une prairie, un pré : « les Sirènes ensorcellent [...] / assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles / les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent. » Herbe, pré : séjour de choix pour un pique-nique, mais aussi site de fouille, champs de bataille, charnier. C’est peutêtre sur une île, un royaume près de la mer (« a kingdom by the sea », « trente hectares d’un seul tenant autour de la Liffey »), à la fois séjour de la nymphe chantante et ossuaire : ossuaire d’Annabel ? Peut-être. Mais peut-être aussi ossuaire des voyageurs qui, comme le poète, pris par le chant de la petite fille enterrée, noyés dans la « pupille », « embarqu[és] dans une seule histoire », étreignent la terre, rejoignent le fond, s’endorment, deviennent des fossiles. Nous l’avons perçu en filant la piste de la nymphe chantante et des sirènes, - il est temps d’en faire cas maintenant - le fond que nous avons d’abord appelé trou noir, est un pré. Herbe, prairie, forêt, lierre... Fleur aussi peut-être. Le fond est donc un fond vert : « vert clair sur vert foncé recouvert d’un dégradé de vert. » N’ignorons pas cette permanence du vert, du fond vert, tout au long du roman. Règne végétal. Que s’est-il passé ? Pourquoi la couleur du noir du commencement est-elle le vert ? Lapin fluo, « vert intense », « signal dans la nuit noire, petit point » est peut-être quelque chose comme l’intensification du vert, concentration, saturation du végétal, jusqu’au surnaturel. Il est comme l’inversion du fond, son envers, son versant figural. Il est la figure que prend pour cette fois la hantise du fond : « point brillant », « pupille. » Fond et « petit point » s’inversent, comme trou noir et trou blanc, comme fond de l’œil et fond du tableau. Le fond est un lieu paradoxal, à la fois aire de pique-nique et ossuaire, accueillant et inquiétant, lieu où paraissent se tenir à la fois la jeune fille et la mort, la fleur et le poison. Le fond, c’est un seuil : à la fois prairie et gouffre. La prairie : il y a un mot grec pour dire la prairie, c’est leimôn. Parlons de ce mot, parlons un peu de prairie, du pré des Sirènes. Mettons-nous au vert. Dans leimôn, on entend le mot français limon, le latin limus. Ainsi la « prairie humide » que désigne le mot grec devient « boue, vase » mais aussi « lichen », « aubier. » « Quant au leimôn, comment dire son ambiguïté ? Captivant et doux, il est le lieu des jeunes filles et les nymphes y ont leur séjour, telle Calypso, mais aussi ces dangereuses parthenoï que sont les Sirènes. Or les prairies sont souvent inviolables et interdites, comme le sexe de la femme ou de la jeune fille, dont leimôn est un nom parmi d’autres. Désir et interdit : on ne s’étonnera pas que les prairies abritent les amours des dieux, parfois légitimes, souvent violentes, toujours furtives. Mais le leimôn est aussi le lieu éminemment. [...] Une prairie bien plane, odorante et fleurie, entourée de précipites abrupts : tel est le site d’Henna en Sicile qui se flatte d’avoir vu l’enlèvement de Korê (Perséphone.) Mais point n’est besoin de précipices visibles. Les gouffres qu’on ne voit pas sont les plus redoutables, et il n’est pas de leimôn qui ne “dissimule sous sa surface verdoyante des profondeurs obscures“ (André Motte in Prairies et Jardins de la Grèce antique, p. 243.) À la fois ici et toujours ailleurs, la prairie est tout entière piège. Sans doute Perséphone l’ignorait-elle... » « Dans la plaine nysienne, il est une tendre prairie (leimôn malakos) où poussent les fleurs : rose, crocus et violettes, iris, jacinthes et surtout unique en son genre, le narcisse, “piège pour la jeune fille au visage de fleur que fit croître Gaia“. [...] L’enfant pouvait-elle résister à l’invite ? Elle le saisit et la terre s’ouvre devant le char d’Hadès. Ainsi comme Europe, comme Oreithuia, comme Créuse, comme Hélène, Perséphone est enlevée dans une prairie lors d’une cueillette (prélude au mariage ? ou prélude à la mort ? Perséphone ressemble trop à une fleur. Il est de dangereuses ressemblances. » (Nicole Loraux, Perséphone la jeune fille et la mort) Perséphone, c’est « La belle enfant souveraine des morts » (Euripide.) C’est la jeune fille en fleur et c’est la prisonnière. Enlevée par Hadès (Dieu du dessous de la terre), elle est séquestrée sous la terre, un tiers de l’année. Les deux autres tiers, elle revient vers sa mère Demeter (Déesse de la terre fertile, la terre du dessus.) Ainsi Perséphone reste éternellement Korê : enfant (Kouros), petite fille. Vierge. Pas de descendance. Bloquée dans le passage de la mère à l’époux, de la petite fille à la jeune fille. Éternelle revenante, éternelle passante du passage, « fossile en mouvement », « enfant en panoplie de fée, adulte bloquée », « exenfant dans adulte pas encore, yeux noirs placés au milieu des arcades à l’endroit pile où vous dites : oui c’est exactement là […] ». Oui, c’est exactement là, le « petit point brillant », « signal dans la nuit », l’endroit que les Grecs appellent du nom de Korê : « la pupille. » Le fond est une prairie, la prairie est un gouffre : le fond est une petite fille qui me regarde en chantant. Comment continuer sa course, sans filer vers le fond, sans risquer l’endormissement de la femme poison, le charme de Narcisse, l’enchantement des Sirènes, le regard de la poupée ? Comment rester en mouvement, continuer de « glisser », passer d’une histoire à l’autre, poursuivre son retour et malgré tout « prêter l’oreille à la voix » ? Comment voir la nymphe sans perdre la raison ou du moins, voir la nymphe et revenir à la raison, retourner au foyer ? « Avoir vu la nymphe » est une expression grecque pour dire de quelqu’un qu’il est devenu fou. On se souvient qu’Ulysse, sur les conseils de Circé, avait bricolé une solution. « Ils me lièrent pieds et mains dans le bateau, debout sur l’emplanture, en m’y attachant avec cordes ; puis, aux bancs, on battit des rames les eaux grises. Mais quand on s’en trouva à la portée du cri, passant en toute hâte, ce navire bondissant ne leur échappa point, qui entonnèrent un chant clair [...] » Robinson, au terme de sa course, trouve aussi une solution, quelque chose comme une opération chirurgicale. Il devient Orphée dépecé, démembré, morcelé : retour durable et définitif d’Eurydice, disparue deux fois, chantée pour l’éternité, retrouvée enfin aux enfers. Mais Robinson demeure un Ulysse : Ulysse définitivement et durablement lié à une table d’opération, prêt au plongeon, pris dans le mouvement de rejoindre le chant de la nymphe, mais cloué sur place : fossile en mouvement vers sa « super-sœur », autre « fossile en mouvement », la poupée, la pupille sous la terre, la petite fille enterrée (pour mine « déterrée ») qui nous regarde quand nous regardons le fond du tableau. Retrouvailles définitives et durables. Mais ces retrouvailles sont aussi un mouvement, un mouvement bloqué qui est mouvement de retour. Retour à la source : mouvement vers l’appel de la nymphe divinité des sources, des forêts des prairies. Retour à la source de l’égarement, à la source de la fuite en avant (« fuir [les] Sirènes étranges l’herbe en fleur et les chansons. ») Retour à la source de la course, la source du cours noir, boueux, limoneux de l’histoire. Rester pour toujours « à la portée du cri », à la portée du chant de la nymphe. Maintenir sa présence, dans un « maintenant », présent pour toujours. « Main tenant le vide » aurait ajouté Giacometti. Saut dans le vide ? Plongeon ? Le vide, maintenant ? Maintenant le blanc de la page. Trou blanc ? Fin du roman. Document de travail, 2002. LA GRAMMAIR E D’OLIVIER CADIOT ( à propos de L’Art poetic’) CHRISTIAN PRIGENT Poésie pour rire Il y a souvent, dans les diverses « réponses » que la poésie peut apporter à la situation que nous vivons aujourd’hui, une dimension comique (cela frappe aussi bien chez Novarina que chez Verheggen ou chez Grangaud.) C’est peut-être qu’il est plus que jamais difficile pour les « modernes » de croire sans distance à la mission de la littérature et d’accepter sans ironie le sérieux un peu fat, la componction compassée, la pathos porteur de « vérité » du langage poétique (cela surtout parce que la mauvaise littérature est toujours, dans ses variations talentueuses et son assujettissement ahuri à la demande culturelle d’époque, de l’ordre d’une adhésion a-critique à ces leurres). Mais peut-être y a-t-il plus là qu’un fait d’époque. Ce que constate la passion de l’arbitraire qui est celle du langage poétique c’est que la dynamique d’un continuum tend à s’imposer, dès que quelque chose s’écrit, à la vérité du discontinu (la confusion de l’expérience, le corps insaisissable, les choses « étrangement informes », comme disait Hölderlin.) Sauf à en rester dupe (ou à accepter sans réticence cette retombée homogénéisante comme une incontournable butée de la littérature), il n’y a guère d’autre solution que de renoncer radicalement à ce « mensonge » (le silence de Rimbaud a quelque chose à voir avec cela) ou de surcharger ironiquement son processus. La poésie a souvent le sens de cette surcharge de continu : tout en elle est d’abord gestion du discontinu (la ligne coupée du vers – libre ou non -, les césures, les cadences comme logique des chutes, l’éclatement typographique sur l’espace de la page)37 ; sa forme est une vaste allégorie (un graphique) de la fonction de coupure du langage dans l’afflux du réel (alors que la prose s’expose comme le graphique d’un continuum, d’un plein, d’une coextension du langage au réel : ce pourquoi peuvent y consister du récit – un continuum de temps – et du discours – un continuum de pensée). C’est la raison pour laquelle la question des rythmes, la question de la prosodie reste toujours, en poésie, la question formelle essentielle. Mais c’est pour cette raison aussi que la poésie est hantée par la nécessité de recomposer un continuum ; elle surenchérit sur les processus nappants : « l’harmonie » des Grecs, l’unification sonore – rimes, assonances, allitérations – la liaison du son et du sens – les paronomases -, le réseau écholalique des métaphores, etc. Dans ses moments de rage contre sa propre fatalité, elle peut donc être tentée de radicaliser ce processus : en silhouettant violemment des rythmes concentrés (Artaud, parfois Michaux) : en se développant comme une arabesque entrelacée (les Cantos de Pound) ; en poussant au bout de son essouflement la portée vocale du continu (les versets de Claudel ) ; en exagérant donc la pose formelle du continu. Au bout de cette exagération, il y a forcément son renversement parodique. Ce pourquoi la poésie est spontanément comique (le dire semble un paradoxe mais c’est précisément parce que le pseudo- sérieux du ronron poétique se nourrit du déni de ses excès) : le geste d’humour (glissements du Witz, évidemment parodique) y est rhétorique, il est inscrit dans le traitement verbal du surplus de continu. Ainsi dans les poèmes de Bataille, toujours au bord, au plus fort de leur macération morbide, d’un effondrement comique et trivial. Ainsi dans les textes d’Artaud, où la souffrance crispée en martèlement rythmique se troue toujours, à un moment ou à un autre, de l’irruption d’un gag bouffon. Ainsi dans l’essentiel de la poésie de Queneau où la scansion mirlitonesque tire la drôlerie d’un surenchère sur le nappé prosodique. Ce pourquoi le maniérisme stylistique sophistiqué de la poésie peut, sans solution de continuité, se convertir en une sorte de simplicité délibérément insignifiante et drôle. De cette « cure d’idiotie » (comme dirait Novarina) qui fait « merder » le bon goût poétique témoignent entre autres le Hareng saur, le Théâtre de Valvins, la Chanson du décervelage, la mécanique rousselienne, la Complainte de Fantômas, Chêne et Chien, les comptines verheggéniennes, etc. Au titre du poétique Le travail du poétique d’Olivier Cadiot est à mon sens à lire dans cette perspective. Ce travail est à son début. Mais déjà il marque et son originalité frappe. Un livre a imposé cette frappe : L’Art poetic’ ( Éditions P.O.L, 1988). Le parcourir est d’abord faire l’épreuve de la fraîcheur et du charme d’une écriture qui ressemble à tout (le lexique y est plat, la syntaxe sans surprise, la clarté absolue), tout en ne ressemblant à rien de ce qui a pu être donné comme poésie (encore moins à ce qui se publie ici et là sous ce label). Tout au plus peut-on penser parfois à l’écriture répétitive et atone de Gertrude Stein. L’impression d’assister à la naissance de quelque chose d’à la fois banal (chaque fragment provoque une forte impression de déjà-vu) et de tout à fait nouveau est forte (et savoureuse). Cadiot semble reprendre la question-de-la-poésie à la base, à son degré zéro : « Ah/on sent que quelque chose/se prépare de grave/quoi/tout/ah/tout va mal/ici de A à Z/tout est à recommencer/courir en avant en arrière/recommencer bâtir une seconde fois connaître de nouveau »38 Rien de pesant, pourtant, dans cette gravité, rien de furibond dans cette table rase, mais au contraire une étonnante légèreté, quelque chose d’à la fois distancié et souverain, d’aisé et de sourdement inquiet, de souriant et d’un peu absent : « vivre ici/vivre ici ça jamais/jamais jamais je ne m’y résoudrai. » Même s’il recueille des textes relativement autonomes et, pour certains, déjà publiés séparément dans des revues L’Art poetic’ est un livre (un livre épais, pour un livre « de poésie ») et non une plaquette ou un recueil : d’une section à l’autre reviennent des éléments, des scènes, des couleurs, des personnages. Et c’est peut-être d’abord en prêtant attention à ce que Cadiot fait des codes mêmes de l’objet dit «livre de poésie » qu’on peut commencer à comprendre ce qui, dans cette curieuse « poésie », répond de la difficulté «moderne » à faire et à publier de la poésie. Sur la page 1 de couverture, il y a bien sûr le titre. A priori, rien que de fort banal : si la poésie est, n’est que la question-de-la-poésie, toute œuvre poétique est une œuvre métapoétique, tout livre de poésie est un art poétique. Tout commence par cette évidence tautologique : pas d’autre sujet, pour un livre de poésie, que la poésie. « Il faut simplement renoncer à/d’autres mobiles/que celui d’être simplement. » Le sujet du livre, c’est : comment faire de la poésie comment faire pour que la poésie, tout simplement, soit. Tout se complique cependant du fait que le titre, s’il est ostensiblement simple et classique, est aussi parodique. D’abord parce qu’il reprend celui de ce modèle du classicisme scolaire (de l’académisme, au sens le plus strict du terme) qu’est l’Art poétique de Boileau. Queneau l’avait déjà fait dans son Pour un art poétique. Mais Boileau écrivait non pas « l ‘art poétique » mais « art poétique » et Queneau parlait d’ « un art poétique ». Imposant l’article défini, Cadiot généralise l’intitulé, comme s’il s’agissait de proposer en soi l’art (omnivalent et totalitaire) de faire de la poésie – ce qui, dans un temps où la nature même de la poésie, sa définition, ses techniques et ses fonctions sont plus que jamais en question, ne manque pas d’être quelque peu provocant (au regard du contenu du livre, j’y reviendrai, cette provocation est encore plus flagrante). Tout se fissure ensuite du fait que Cadiot n’écrit pas poétique mais poetic’ (je veux dire par là non seulement qu’il écrit ainsi ce mot mais que l’écrivant ainsi il annonce que son écriture ne sera pas poétique mais poetic ‘,L’ironique italique est l’indice de la suspicion jetée sur le poétique et sur son acceptation non critique par tous ceux qui, justement, croient pouvoir faire de la poésie sans poser la question-de-la-poésie. Poetic’ est alors ce qui nous vient d’une sorte de snobisme anglomane (toute une section du livre a effectivement beaucoup recours à l’anglais). C’est peut-être aussi ce qui allude discrètement à ces poètes américains auxquels Cadiot doit sans doute beaucoup. Mais c’est certainement surtout ce qui force à prononcer le mot sacré de « poétique » en une sorte de grimace sarcastique qui interdit qu’on y identifie sans distance ce que soi on tente de proposer comme « poésie ». L’effet oxymorique qui fait chuter l’emphase du mot « art » dans la dérision du mot « poetic » est de l’ordre de ce sarcasme. Poetic’, plutôt que poétique, c’est l’indice de la crise (crise de rire) qui prend quand on entend des tablées de poètes prononcer ce mot avec l’exquise fatuité requise en la matière. L’apostrophe finale laisse le mot en suspens sur une apocope (cette apocope qui frappe implicitement le e dit muet dans la prosodie classique et dont les poètes modernes comme Verheggen usent systématiquement). Elle est alors le signe du suspens qui frappe le poétique, l’indice d’un doute sur ce qui peut s’y accomplir, le dessin d’une béance moqueuse dans sa plénitude clôturée (non critique). Ce qui surgit en définitive au bout du titre, c’est le mot tic (on y entend résonner le fameux « tics, tics, tics » de Lautréamont) : l’art poetic’ c’est l’ironie sur les tics de la poétique, le congé sardoniquement donné à toute adhésion leurrée au poétique, la définition de la poésie comme accumulation de tics (ce que Denis Roche suggérait aussi quand il définissait la poésie comme « une convention de genre à l’intérieur d’une convention de communication »). Et ce que ce titre annonce, c’est donc une poésie qui sera faite de l’accumulation moqueuse de ces tics, une défiguration de la poésie, par abus simple du tic de la figure poétique. Ce titre, autrement dit, est stricto sensu « tout un programme » (et en même temps le pastiche d’un programme) – un programme qui peut nous inviter d’ailleurs à relire systématiquement ce que nous annoncent les titres des œuvres de poésie et ce que chacun d’eux doit à l’idéologie de son temps. L’Homme poetic Sous le titre, la couverture du livre nous présente une vignette. C’est suffisamment exceptionnel dans la collection littéraire où ce livre paraît pour prendre une signification exemplaire. Ce dessin nous montre un buste radiographié vu de dos (celui du poète ?). La colonne vertébrale souffre d’une scoliose carabinée. On remarque d’abord qu’il s’agit manifestement d’une illustration extraite d’un ouvrage scolaire façon « leçon de chose » ou « petite anatomie illustrée ». Les textes inclus dans le volume seront effectivement eux aussi composés (ou décomposés) à partir de prélèvements dans les manuels scolaires. Ils seront le montage de bribes extraites d’ouvrages destinés à l’apprentissage élémentaire de la correction grammaticale. Ils seront la torsion stylistique (la poésie ?) de cette langue minimale, faite des clichés les plus usés et toute entière préoccupée de traquer les écarts : « qu’il pleuve/inusité/inusité/inusité ». Ils seront donc l’os scolaire que tord la scoliose du langage poĕtic’. Ils seront une anatomie ironique et pathologique, une dissection pincesans-rire de la norme verbale. Ils feront passer le corps académique de la langue derrière un écran à rayons X sur lequel apparaîtra, à plat et réduit à sa plus simple « expression », son squelette comique (ce squelette d’eux-mêmes qui effraie les Duponts dans Objectif Lune). Sur la vignette, l’homme poetic’ est vu de dos et se contorsionne douloureusement. Un déhanchement démantibulé lui surélève l’épaule gauche. C’est que le travail poetic’ de Cadiot se fait effectivement, dirait-on, dans le dos de la poésie : l’homme poetic’ en a plein le dos du poétique et du poète « aux yeux exhorbités » (Cadiot dixit) en proie à la Fureur sacrée (Rabelais s’en moquait déjà) ; il veut faire à la poésie des enfants dans le dos. Pour cela, il contorsionne le corps des vocables et secoue son carcan39 Par exemple, il le désarticule (dans la section intitulée Le Passaic, et les chutes, Cadiot ôte ses articles au texte d’Atala : « A l’instant-chaleur abandonne-membres-vierge victorieuse ; ses paupières se ferment, elle demeure suspenduebras de son époux, ainsi qu’un flocon-neige-rameaux d’un pin ») ; ou alors il le fait chuter et le coupe (« Allez où vous voudrez, et ne/me rompez pas davantage la tête ») ; ou encore il le fait exploser, façon Coup de dé, sur tout l’espace de la page (dans la section significativement intitulée Delenda est Carthago) ; ou enfin il le fait tressauter d’une sorte de tremblement parkinsonnien : « Tu acceptes ? – je n’accepte pas ⇑Non/Tu acceptes.- Je n’accepte absolument pas ⇑.absolument pas » En somme, il le congédie d’un haussement d’épaule, la gauche, la maladroite, celle qui merde. Autrement dit : le dispositif de la couverture (titre et vignette) annonce toute la dimension défigurante de l’entreprise, en couvre les valeurs, en annonce démonstrativement la couleur critique et comique. Complément du nom Un livre comporte en principe, en 4 de couverture, un petit texte, souvent apologétique, destiné à allécher le lecteur. A cette place, L’art poetic ‘ propose six lignes manifestement extraites d’un manuel de grammaire (à moins qu’elles n’en soient l’imitation). Il s’agit d’un fragment de cours sur le complément du nom : « L’expression le livre désigne un livre quelconque, un livre en général. Au contraire, dans : le livre de Pierre, la signification que possédait tout à l’heure le mot livre se trouve modifiée » (etc.). Ce petit texte poursuit donc la mise en place du dispositif « titre » : en tant que citation (exacte ou apocryphe, peu importe), il programme le caractère de part en part citationnel d’un livre qui ne se pose pas face au réel mais face au langage, un livre qui ne s’écrit pas mais se mécrit à partir du découpage et du remontage d’autres textes ; en tant que prélèvement dans une grammaire, il annonce un travail sur une sorte d’état minimal de la langue (sa norme, son « bon usage ») ; en tant que citation non explicitement donnée comme telle (pas de guillemets, pas de signature, aucune trace d’énonciation sinon elle de la bouche neutre de la règle ), il soulève la question de la place qu’occupe l’auteur dans ce mécrit où il s’exprime moins qu’il ne fait s’exprimer du citron de la langue normée un jus un peu acide : « quelles sont les causes qui peuvent nous rendre gais ? quelles sont les causes qui peuvent nous rendre tristes ? » ; en tant que phrase consacrée au « livre » il radicalise ironiquement la position mallarméenne : de quoi parle un livre sinon du Livre ? qu’exprime « l’expression le livre » sinon ce que l’auteur (il faudrait dire ici plutôt l’ôteur) exprime du livre (du Livre des livres qu’est la Bible grammaticale) ? ; en tant qu’il introduit un certain « Pierre » ; il joue parodiquement le jeu des 4 de couverture des romans et présente le personnage qui effectivement va apparaître tout au long du livre : « Il est certain que Pierre est venu »; mais ce Pierre est un héros essentiellement absent (« Et Pierre qui n’est pas là ! ») : c’est le vide nom propre que sa blancheur ecclésiastique (Petrus/Petra) défend ; c’est, dans la pure formalité des exemples grammaticaux, un petit caillou neutre que roule la bouche de l’usage désaffecté : Pierre est le nom de l’auteur absent et du personnage déshabillé de tout effet de réel. La citation est donc bien l’annonce d’une réflexion sur le livre comme complément de nom (ou comme complément de non ) : Si pierre a la « propriété » du livre, s’il y a « rapport entre livre et Pierre », cette propriété et ce rapport viennent comme question, afflux de questions : quelle est l’étrange « propriété » de cette langue où l’auteur n’exprime à peu près rien qui lui soit propre (puisqu’il prélève et cite) ? quel est cet étrange propriétaire qui s’approprie une norme linguistique pour en exproprier le bon usage en le faisant tourner à vide dans des saynètes flottantes et impalpables où on ne sait jamais qui parle (un « personnage » ? l’auteur ? l’ôteur ? la grammaire ?) : « Pierre/Tu viens ? (je ne viens pas) 1 (je ne viens pas) 2/(l’eau est transparente ⇑ la transparence de l’eau/froufrou/glou-glou » ; le livre de Pierre est-il de Pierre ? Cadiot est-il l’auteur de L’Art poetic’ ? quel complément la signature (le nom) apporte-t-elle au livre ? quel complément un livre apporte-t-il au nom (de son auteur) ? quel complément de non l’ôteur (le « poète ») apporte-t-il au livre qui défait le poétique par le poetic ‘? qu’est-ce qu’un livre de poésie ? estce un livre appartenant à la poésie (et pas « un livre quelconque », « un livre en général ») ? un livre « modifié considérablement » par son appartenance à la « poésie » ? Tu as compris, oui ? – À quelles dépréciations le poetic’ livre-t-il le livre « de poésie ? »Tu as compris, non ? » (etc. ! etc. !). Cette quatrième de couverture, autrement dit, met en crise le livre et la poésie, emballe le livre dans la question-de-la-poésie, dans la crise de la poésie. Mise en boîte du livre Le livre a ensuite deux exergues. Il se conforme en cela au code qui veut qu’un livre s’ouvre sur telle ou telle citation bien sonnée qui voue le livre à un saint patron du panthéon littéraire et le donne comme respectueux dialogue avec cette autorité et comme illustration de ce que la citation, souvent un peu énigmatiquement, annonce. En en donnant deux, sur deux pages successives, Cadiot surenchérit d’abord un peu sur le code. Le premier exergue est une phrase de Flaubert (l’un des Dieux de la modernité effectivement). Mais c’est un extrait, sans doute, de la correspondance de Flaubert, une phrase délibérément choisie d’un côté pour son pathos athlétique (caractéristique effectivement, souvent, des lettres de Flaubert), de l’autre, surtout, pour son insignifiance : « la vie que j’ai menée cet hiver est faite pour tuer trois rhinocéros ». L’exergue, du coup, se trouve vidé de tout sens « profond », de toute intention « cryptique » (sauf à « interpréter » mordicus et à y voir une allusion fine, quoique parodique, à cette saison dans l’enfer hivernal de la tuante grammaire qu’est L’Art poetic’ !). Il programme alors le rôle des citations poétiques dans le livre : elles y abondent (et plus encore, dans Romeo & Juliette ) ; mais elles viennent à chaque fois comme des cheveux sur la soupe, comme des incursions immotivées, tombées par hasard d’une mémoire ahurie qui jugerait bon (parce que ça fait bien, ça fait « poétique ») de dispatcher ici et là quelques alexandrins bien sentis, sortis de ce que le corpus littéraire a de plus lagardémichardesque, de plus « pages roses », de plus « readerdigest » : « Songe,/ songe,/ Céphi/ /se à cette nuit/ cruelle » , « Légère et court vêtue, elle allait à grands pas « (etc.) Ces citations, à leur tour, sont donc moins poétiques que poetic : tics somnambuliques de notre petite bibliothèque crânienne. Le deuxième exergue se donne comme un rappel d’histoire : « Au lieu de graver sur un seul bloc les lettres de l’alphabet, toutes tenant ensemble, se dit Gutenberg, on pourrait graver chaque lettre à part, sur un petit morceau de bois ou de métal séparé. » Il s’agit sans doute encore d’un prélèvement dans un manuel du genre L’Histoire racontée aux petits. Le « dit-il » qui troue la citation la fait ressembler à ces phrases, extraites d’une fiction, qui servent de cartouches sous les illustrations des romans populaires du début du siècle 40 (le dessinateur Glen Baxter en a donné de désopilants pastiches). C’est donc poursuivre la mise en place du travail sur son socle verbal minimaliste (le corpus Julesferryque, le savoir façon Tour de France de deux enfants). C’est annoncer qu’on trouvera dans le livre les matières linguistiques de base : l’anglais basic genre My tailor is rich (dans la section The West of England – qui cite sur le même plan William Blake et des manuels de conversation élémentaire) et le latin de cuisine rosa-rosae-rosam (dans la section Delenda est Carthago – qui disperse calligraphiquement sur la page des exemples –latin en gras, français en maigre ! – manière grammaire élémentaire Cayrou). Mais c’est aussi, dirait-on, radicaliser parodiquement la question (mallarméenne, blanchotienne) du livre, en la faisant remonter au déluge : aux origines les plus matérielles de l’objet livre (l’invention de l’imprimerie). C’est donc continuer à mettre le livre dans sa boîte formalisée, poursuivre la mise en boîte poetic’ (moqueuse) du Livre que vénère la modernité poétique. Et là aussi, les questions affluent : que pouvons-nous faire de ce Livre, nous – les « poètes » - qui ne sommes plus au temps de Mallarmé mais qui sommes sortis, nous a-t-on dit il n’y a guère, de « la galaxie Gutenberg », nous que les odieux médias audiovisuels poussent gentiment sur la touche ? Que pouvons nous faire de cette Grammaire, nous qui savons, depuis Nietzshe, qu’on ne s’est pas « débarrassé de Dieu tant qu’on ne s’est pas débarrassé de la grammaire » et qui enrageons, comme Bataille, d’avoir notre « grand-mère » grammaticale toujours « nouée dans la gorge » ? Que pouvons-nous faire du poétique, nous qui voyons qu’à peu près tout ce qui se donne pour tel est désormais de l’ordre du tic et que la vie qu’on mène quand on s’avise d’affronter cet hiver de la pensée est bien faite pour tuer et cocufier en nous le sauvage rhinocéros, l’Eros renifleur à la corne érigée et aphrodisiaque qui réclame de nous tantôt un hard poétique (Verheggen), tantôt un art poetic’ (Cadiot) ? Une extraordinaire aventure /une aventure extraordinaire La poésie d’Olivier Cadiot n’est pas le traitement de ces intraitables questions : elle est leur mise à plat ironique. Les textes donnent à chaque fois corps au questionnement poetic’ disposé par l’enveloppe du livre. Le premier texte, intitulé une extraordinaire aventure/une aventure extraordinaire situe d’entrée l’aventure d’écriture dans le système des variations grammaticales minimales dont le chiasme annule la progression. Ce sur-place rentre la langue en elle-même, sans issue figurative ou expressive : l’extraordinaire de l’aventure est dans l’exploitation de l’ordinaire verbal le plus immédiat. La matière travaillée par le texte est celle de l’exemple de grammaire : « Je pense à un jardin – j’y pense. Je pense à des jardins – j’y pense. » Le personnage est ce « Pierre » sans visage dont j’ai parlé : « Je vois Pierre – Je vois qu’il est là. » L’espace et le temps où l’aventure (?) se déroule ne relèvent que de la généralisation grammaticale : « Ici (lieu proche) et là (lieu éloigné) » ; « il fait nuit, il fait jour, il y a du vent ». On ne sait pas qui parle, le « je » et le « tu » sont de purs pronoms de recensement morphologique : « Viens que je te parle/Aussi est-il venu. » Le dialogue est arbitraire, flottant et déconnecté. C’est une sorte de « Bal-bla-bla » désarticulé, des paroles jetées à la cantonade, avec des didascalies parodiques : « TOUT LE MONDE (stupéfait) : Oh ! ». Il a du coup une curieuse allure de pastiche des pièces de Beckett et plus encore des films de Marguerite Duras : « Quand est-ce qu’il viendra ,/Qui ? Moi ? C’est absurde ? – Complètement. Venez-vous ? – Non » (on pense souvent aussi aux réponses comiquement décalées du professeur Tournesol, reclus dans sa surdité). Des petits (a) attendent désespérément des petits (b) qui ne viennent pas. Des renvois de notes restent suspendus sur un « pied » absent. Des citations prestigieuses surgissent d’on ne sait où pour illustrer on ne sait quoi. Faire de la poésie avec cela est bien une « aventure extraordinaire ». Pourtant, cet espace flottant et archipélisé produit effectivement quelque chose qu’il faut bien appeler « poésie ». D’abord parce que ses rythmes décrochés et somnanbuliques (un peu Pierrot lunaire) font entendre quelque chose qui n’est pas si loin de l’effet de certains textes de Verlaine (Colloque sentimental, par exemple) ou des « poèmes-conversation » d’Apollinaire. Ensuite parce que le sens (si sens il y a) n’est pas dans le détail des fragments sémantiques que le texte organise en « poème ». Le sens est dans le geste formel global qui empoigne et déhanche la matière verbale. Le sens et le plaisir sont dans l’affirmation d’une scansion propre, c’est-à-dire dans cette démarche mentale de lutin à la fois fébrile et détaché qui est, comme on dit, « tout Cadiot ». Le sens insensé de cette poetic’ poésie est dans ce sautillement de ludion moqueur qui passe du cut-up en citations, de lapalissades grammaticales en énoncés absurdes, avec une vitesse souple qui aère les blocs figuratifs et décomplexe l’expression subjective : « inexplicablement cela ravit ». Ce rythme relève la poésie, relève la poésie. Il en relève de part en part : d’abord parce qu’il joue de ce que Vico appelait la dimension « hiéroglyphique » de la langue (sa mutité tracée, inscrite, gravée) en disposant sur la page un « spectacle typographique » (Denis Roche) qui doit, même si c’est pour la parodier, à la tradition du Coup de dé et à celle des décrochements en escalier façon Maïakovski, Charles Olson, etc . : ce graphique suspend sporadiquement la lecture et donc la scande, lui impose son rythme artificiel (son rythme d’art). Il est joué partout dans le livre (textes troués, versets cassés et redistribués). Mais il trouve peutêtre sa version plus ostensiblement formelle dans cette sorte de « dripping » qu’est le texte Delenda est Carthago, où s’étale pleine page la projection mouchetée des citations latines (en gras) et de leurs traductions (en romain et en italique) : c’est, certes, un pastiche de l’étalage de la culture ; mais cela peint aussi, typographiquement, une sorte de tapisserie à patterns comme dans l’œuvre de plusieurs peintres contemporains (Toroni, Rouan, Viallat). Ce rythme est « poétique », ensuite, parce que, sans en passer aucunement pourtant (sinon comme gag : « le bleu c’est ce qui me va le mieux ») par les échos sonores, il organise sa propre musique (ce que Vico appelait la dimension « symbolique » - vocalisée, psalmodiée – de la langue) : Cadiot, qui travaille régulièrement avec le musicien Pascal Dusapin41, fait naître du déhanchement rythmique de brèves séquences une musicalité une musicalité ironique et légère, un peu rêveuse, un peu cassée, un peu répétitive, alanguie et parfois discordante. On peut penser au jazz savant, syncopé et lacunaire d’un Anthony Braxton. Mais la référence qui s’impose sans doute est plutôt celle des Gymnopédies de Satie (l’éléatisme de son humour rapproche d’ailleurs souvent Cadiot de ce musicien). La poésie de Cadiot a ce côté basique, citationnel et humoristique qu’a souvent aussi la musique de Satie (dès les titres de ses morceaux, « en forme de poire » ou autres). Évitant la stase du sens dans le « bloc gris » (Céline) du continuum prosaïque, secouant le langage poétique entre ce qu’en voit typographiquement l’œil et les rythmes qui y alertent l’oreille42, elle danse légèrement et comme un peu distraite dans un paysage récusé (le poétique symphonique et expressionniste). C’est un formalisme, oui. Mais un formalisme qui fait naître la beauté d’un allègement, d’une décomplexion, d’un dénouage des nœuds hystérisés qui crispent souvent le poète sur la rage de porter la croix suppliciante de l’arbitraire du signe. L’Histoire reprend L’évidement léger des paroles, la porosité du flottement général dessinent un puzzle, un récit disloqué. Mais les lacunes de cette histoire non explicite reconstituent forcément des histoires dans l’esprit du lecteur. Des paysages archétypiques se dessinent. « la jeune fille rougit – L’acier bleuit – Mes vêtements sèchent – L’arbuste plie. » Pierre prend vaguement corps sous les yeux de qui, lisant, refait des visions au fil de son désir : « Pierre, retrouvant/ou Retrouvant ce qu’il cherchait, Pierre est heureux » (« Les yeux 1 étaient tournés vers lui, Les yeux 2 étaient tournés vers lui…Les yeux n étaient tournées vers lui Ζ Les yeux étaient tournés vers lui » ) La grammaire produit d’elle-même ses écarts poétiques et amorce la fiction : « C’est lui que je pleure » / »c’est maintenant que je pleure » (on se demande qui est cet énigmatique « maintenant » avec lequel on rencontre comme spontanément ce que produisait Mallarmé avec son « bel aujourd’hui », Gertrude Stein et Cummings avec leur façon de traiter comme des substantifs les outils grammaticaux) ; ou bien : « il fait nuit/Il fait une nuit merveilleusement » (on s’interroge sur cet « Il » rechargé d’identité : Verlaine fabriquait de l’impersonnel avec son fameux « Il pleure dans mon cœur » ; la grammaire de Cadiot fait du personnel avec de l’impersonnel. Une sorte de lyrisme en creux renaît alors sur l’impersonnalisation affectée de l’auteur, un lyrisme à la fois désabusé et allègre qui, comme l’a bien noté Alain Bideau, nous renvoie sans cesse, à force de faire dans l’archétype, « à nous-mêmes, à nos troubles et à nos manques, à nos amours »43. L’immotivation radicale (l’arbitraire de la norme grammaticale), acceptée et jouée comme telle, fait implacablement ressurgir un « réel » et réamorce drôlement la pompe représentative. Là où l’hard poétique de Verheggen tentait une remotivation forcenée des signes (par un expressionnisme somatisé), l’art poetic’ de Cadiot choisit l’immotivation absolument démotivée du formalisme. Mais l’un et l’autre maintiennent une sorte de distance goguenarde qui fait du comique leur point commun44. Dans le formalisme poetic’, le réel revient en sourdine, imprécis mais invincible, invoqué par le trou comique des formes apparemment vidées d’implications subjective. Le méticuleux coup de doigt que Cadiot frappe sur le tambour de la langue accroche la pensée et la tire vers des visions que pourtant il ne dessine jamais. Le charme qu’exerce ce petit coup de main poetic’ tient sans doute au fait qu’il laisse, dirait-on, l’initiative d’un côté à la langue elle-même (déchargée de l’injonction d’avoir à dire), de l’autre au lecteur (qui y touche quelque chose de sa propre liberté). Les rythmes poétiques donnent leur homogénéité à ces initiatives. Une couleur dominante, la couleur propre à cette liberté nappe l’ensemble. Cette couleur est un bleu acidulé, ce bleu qui revient (comme un leitmotiv musical, justement) tout au long du livre : « le bleu, c’est ce qui me va le mieux » (début du livre) ; Le ciel est bleu ⇑ le bleu du ciel/Il devient bleu ⇑ Il bleuit/Il a bleui/ Le ciel est bleu » (fin du livre). C’est le bleu de l’éblouissement, un passage au bleu généralisé des bariolages luxurieux et ostentatoires du poétique. Avec la petite musique poetic’ de Cadiot, on n’y a vu que du bleu et la poésie, en douce, en ellemême encore une fois s’est changée. Ceux qui merdRent, Éditions P.O.L, Paris, 1991. Passages éclairants PARIS, CAPITALE DU XIX SIÈCLE, LE LIVRE DES PASSAGES, NOTES & MATERIAUX WALTER BENJAMIN Toute négation n’a de valeur que parce qu’elle sert d’arrière-plan aux linéaments du vivant, du positif. Il est donc d’une importance décisive d’appliquer de nouveau une division à cette partie négative, d’abord détachée, de sorte qu’en déplaçant l’angle de vue (sans modifier l’échelle !) on fasse surgir en elle, de nouveau, un élément positif différent de celui qui a été préalablement dégagé. Et ainsi de suite, à l’infini, jusqu’à ce que la totalité du passé soit, dans une apocatastase historique, introduite dans le présent. (p. 476) Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais l’image saccadée. Seules des images dialectiques sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage. (p. 479) Pour qu’un fragment de passé puisse être touché par l’actualité, il ne doit y avoir aucune continuité entre eux. (p. 487) Le passé télescopé par le présent. (p. 488) C’est le présent qui polarise l’évènement en histoire antérieure et histoire postérieure. (p. 488) L’image dialectique est une image fulgurante. C’est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon –et uniquement de cette façonne peut jamais s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit. (p. 491) Le présent détermine dans l’objet du passé l’endroit où divergent son histoire antérieure et son histoire ultérieure, de façon à circonscrire son noyau. (p. 494) Texte français Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedermann, Éditions du Cerf, Paris, 1993. Tab le d’o pér atio n Revue de presse OLIVIER CADIOT : « L’OBJECTIF ÉMOTIONNEL » « Si on croit aux esprits, si l’on croit que les gens s’impriment dans les choses, souvenirs bloqués dans les murs, neutrons dans un peigne, ADN sur une robe, chromosome sur les moeurs. Souvenirs dans le bronze. Si on croit que les sons restent au fond gravés dans les choses. Cri dans la cire. » Cette citation devrait suffire, au fond. Elle est extraite de la page 15 d’un livre qui en compte 250, divisé en chapitres inégaux, chacun découpé selon une typographie rigoureuse faisant alterner des versets de longueur variable et des paragraphes d’une ligne, parfois réduite à un mot. Comme le précise d’emblée Olivier Cadiot, « cette page particulièrement autobiographique est aussi le programme, le parti-pris du livre : "si l’on croit que ", si l’on croit que les sons restent gravés au fond des choses, si l’on croit donc, à la littérature. » Ajoutons : si l’on y croit, mais que l’on mesure le risque de la superstition, menacé d’y croire jusqu’au point limite où la littérature s’enferme d’elle-même dans le temple dévolu aux faux mages, et leurs lots de talismans, d’amulettes, de tout ce bataclan avec lequel ils prétendent par exemple vous consoler de la perte d’un être cher – qu’il s’agisse d’un amour parti chercher la vie ailleurs, comme ceux qu’évoquent les petits cartons distribués par les marabouts africains aux bouches de métro, ou d’une sœur disparue, qu’aucune « supersœur » imaginaire ne sera jamais capable de venir subsumer, serait-elle « grande, pull-over blanc serré à torsades, joue au tennis en fumant, exenfant dans adulte pas encore, yeux noirs placés au milieu des arcades à l’endroit pile où vous vous dîtes : oui c’est exactement là.» Le titre « vient effectivement d’une de ces cartes de marabout, mais c’est un lapsus », une forme de « collage » involontaire, et qui n’a pas seulement une visée ironique : « le personnage lui-même est sans cesse à la frontière entre la littérature et le bataclan. Il y a là aussi quelque chose de tendre, de vrai, ce n’est pas une dénonciation à laquelle j’opposerais une bonne méthode, la méthode puritaine ou positiviste. » D’ailleurs, et quelle que soit sa charge ironique, le titre n’en dit pas moins « deux choses. Un retour définitif, c’est un retour fini, il est mort, tandis qu’un retour durable, c’est un retour qui va durer, se répéter sans cesse. Entre ces deux termes, le titre, qui est aussi un écho à Futur, ancien, fugitif (publié en 1993, Ndlr) fonctionne comme une pince. Et puis, c’est déjà l’histoire ellemême », puisque l’on peut effectivement lire le livre comme la quête irrationnelle d’un être perdu, quête frisant le grotesque quand elle fait osciller le narrateur entre sa très ancienne « maladie Robinson » (du nom du héros de Defoë), maladie commune à tous les héros précédents d’Olivier Cadiot, et un nouveau « syndrome de Stockholm » (du nom de ce syndrome qui pousse les otages à épouser le point de vue de leurs ravisseurs). Comme le narrateur l’explique au psychanalyste chez qui commence ses aventures, à l’issue d’une fête désastreuse, « je suis otage passé à l’ennemi, je suis conquis par les paroles des autres, ffft, je disparais, avalé, disparu, terminé ». Cette scène psychanalytique est hilarante. Elle fait partie de celles où la disposition formelle sur la page est la plus efficace. On y voit l’exRobinson s’enferrer dans son discours solitaire au rythme des versets écrits d’un seul souffle, tandis que les phrases isolées indiquent brutalement un point de vue tout à la fois extérieur et intime, comme des didascalies ou des bandes de soustitrage : « Pas de réponse du docteur barbu », « Yeux de hibou mort ». Ici avec évidence (et peut-être même facilité), ailleurs dans d’autres types de décalages et d’écartèlements de la narration, on pourrait dire de cette disposition formelle à double niveau qu’elle crée à la manière de deux électrodes un courant électrique permanent, et c’est ce courant qui donne au roman son énergie et le fait avancer dans un perpétuel présent de l’action. Ce dispositif bi-polaire introduit en effet dans la narration elle-même une tension qui rappelle le jeu romanesque le plus ancestral tel que peut par exemple le provoquer la confrontation de Don Quichotte et de Sancho Pança : de la poésie (ou de l’idéalisme) et du réalisme. La référence a d’ailleurs cela de juste que la poésie et le grotesque sont souvent liés, et que l’on n’est pas si loin du roman picaresque, dans cette descente aux enfers parapsychologiques d’un narrateur qui finira par chercher un gourou « new age » pour apprendre à devenir ermite (le grotesque hélas ne s’enferme pas dans les livres : « depuis, j’ai été sidéré de voir dans le Monde un article évoquant au comble de la folie contemporaine un stage collectif de vie érémitique ! » « THÉORIES JETABLES » Le professeur d’ermites se révélera un serial-killer de la pire espèce (un bourreau intelligent et cultivé). On se doute, pourtant, que cette trame narrative n’est pas l’enjeu du livre, même si, au roman, « il faut toujours une fiction de cet ordre, il faut le serial-killer qui coupe le personnage à la tronçonneuse : c’est ce qui fait tenir, c’est ce qui donne du bord, un premier degré à partir duquel on peut esquiver un questionnement théorique sans sombrer dans la mauvaise philosophie, et faire advenir une matériologie purement littéraire, une matériologie que seule la littérature peut produire. » Elle n’est pas l’enjeu du livre, mais elle témoigne de l’aboutissement d’un long processus dans le travail de Cadiot, qui ne cesse de s’ouvrir, de se desserrer de livre en livre. On pourrait dire qu’en s’autorisant pour la première fois le plaisir romanesque (à l’époque du Colonel des zouaves, il décrivait encore le roman comme une « forme molle » dans laquelle « fourrer en contre-bande de la poésie »), il parvient à libérer une expression intime qui était jusqu’alors interdite littéralement (au point que son premier livre, L’Art poétic’ (1988) était entièrement constitué de collages : des citations prélevées dans des exemples de grammaires pour y « sauver de la poésie » et atteindre une expression lyrique sans laisser prise au sentimentalisme). Il faudrait pour le montrer en passer par quelques-unes des « théories jetables » qu’il a lui-même multipliées, en particulier dans les deux énormes numéros de la Revue de littérature générale qu’il dirigeait avec Pierre Alferi, et dont le programme affiché était d’en finir avec l’opposition stérile partout pratiquée entre « le formalisme » et l’illusion d’une écriture contemporaine qui se prétend « en prise directe avec le réel. » « C’était le programme de la revue, mais il se trouvait toujours, comme dans l’histoire des croissants de Fernand Raynaud, des gens pour nous dire que notre démarche était intéressante, mais est-ce qu’elle n’est pas un peu…Formaliste ? », précise-t-il sans cacher l’agacement accumulé ces annéeslà, qui explique aussi la suspension de la revue (malgré son succès), revue dont le principe était d’accueillir des matériaux extérieurs au domaine littéraire, qu’ils viennent des arts plastiques, de la musique ou de l’architecture, et que le passage de la poésie à la prose permet, justement, d’utiliser. Au sentiment qu’on exprime que le texte n’a pu devenir fluide qu’à force d’être concassé, redisposé et concassé à nouveau jusqu’à libérer une matière poétique suffisamment infime pour se disperser partout sans provoquer de calculs intimes (on pourrait dire aussi bien : sans que cette quête de l’être aimé qu’il nous raconte sombre dans « l’écriture poétique », les fleurs bleues et l’exposition sirupeuse d’un narcissisme sentimental), Cadiot répond en citant Walter Benjamin, qui proposait pour méthode de travail, dans ses Passages, de « faire rentrer systématiquement tout ce qui est dans les marges à l’intérieur », y compris l’échafaudage théorique grâce auquel le roman a pu être écrit, mais qu’il faut bien, dans un second temps, méthodiquement défaire – non pas pour s’en débarrasser, mais pour le réduire et l’incorporer à la matière elle-même. Au bout du compte, c’est sans doute ce qui donne son grain singulier à la langue de Cadiot, et c’est aussi ce qui justifie son recours au genre par définition impur et hybride qu’est le roman. À rebours de tous les producteurs d’histoires certifiées conformes aux nouveaux canons esthétiques du genre, dans la sclérose du romanesque réduit à la fiction (autant alors faire du cinéma). « UN PRÉSENT ACTIF » La grande réussite de Retour définitif et durable de l’être aimé, que l’on peut aussi lire comme un roman de formation – ou de déformation ? – poétique (on repasse discrètement par toutes les étapes qu’ont constituées les précédents livres de Cadiot), provient bien de son refus de la facilité romanesque, qui n’est plus un refus du roman. Il maintient de bout en bout une tension vive entre les principaux électrodes de la création littéraire (disons pour aller vitre : l’opposition lyrisme/formalisme), dans l’inconfort de ce centre vide où passe le courant, où se joue la « mécanique lyrique » (titre du premier volume de la Revue de littérature générale). Rien de plus vulgaire que les idées, comme disait Céline, mais le paradoxe reste qu’on ne peut se passer de l’intelligence pour atteindre au non-savoir romanesque et à la « visée émotionnelle », via, en l’occurrence, ce que Cadiot appelle un « présent actif » : « Au départ, quand je commence à écrire, tout est déjà au présent dans la forme, mais c’est un présent mort, inactif, avalé par la littérature, comme on en rencontre tant dans les livres qui nous tombent des mains : c’est un présent de l’exécution qui du coup, à la lecture, relève du passé. Ce présent doit être hautement machiné, contenir de nombreuses couches de passé, pour devenir actif » : pour qu’il devienne possible de provoquer « l’explosion du passé dans le présent ». Les métaphores et les références (« Un livre doit être conçu comme une robe et préparé comme une guerre, disait Proust ») pleuvent comme autant d’esquisses de théories jetables, lorsqu’Olivier Cadiot tente d’expliquer ce travail aveugle, qui n’est pas sans rapport avec sa rencontre du théâtre et la nécessité de toujours rester « dicible » qu’implique le « contrat d’écoute » théâtral « Je crois que dans un grand livre, il y a toujours deux lignes : la parole et le guide de la parole ; une deuxième voix colle à la première, quoiqu’on ne sache jamais exactement où elle est. C’est un phénomène proche de celui qu’on éprouve lorsqu’on parle à une femme aimée, et que dans le même temps on s’entend parler, dans l’ivresse de savoir qu’on s’entend parler et qu’elle nous entend nous entendre. La plénitude et la légère diffraction de tout, voilà ce qui procure la sensation du présent, la sensation que ça pulse. » Alors, le roman peut approcher la banalité au sens existentiel, « au sens mystérieux du terme : celle qui est à conquérir dans une terreur immense. » Quelque chose qui a rapport avec le lyrisme, mais aussi avec les fantômes, les talismans, l’écriture : « j’ai visité un jour une corderie maritime. C’est un spectacle intéressant, voir ces bras mécaniques qui tressent les fils rouges, blancs et bleus autour de ce qui s’appelle "l’âme", un mince filon blanc. Tout le problème de l’écriture d’un livre, c’est qu’on s’y prend de la même façon sans avoir cette âme ». Mais pour l’éprouver enfin, peutêtre – en attendant son retour définitif et durable ? Bertrand Leclerc, La Quinzaine littéraire, janvier 2002. TENTATION DU SUBLIME Olivier Cadiot pose un lapin sur la première page de Retour définitif et durable de l’être aimé. Un lapin fluo, d’un vert intense. On savait depuis Lewis Carrol que les lapins ont un problème avec le temps. On sait depuis son magnifique et indispensable Futur, ancien, fugitif d’Olivier Cadiot capable de distorsions spatiales et temporelles effarantes ?. On l’a vu trafiquer sa prose avec d’hallucinants mélanges poétiques. Alors on attache sa ceinture. On se dit que les virages vont encore une fois se négocier dans les plis. Bienvenue dans le monde virtuel. On s’attend à un puissant démarrage et que voiton pour commencer ? Un lapin. On attendait l’explosion du moteur, on se retrouve dans les champs, verts pâturages, retour à la nature, se mettre au vert, etc… Colorier des images. On se retrouve ? On retrouve le lapin à la page 16, dont on nous dit qu’il pourrait avoir un nom de rose, « Green fluorescent.» On veut bien coloriser le lapin, mais si le lapin est une rose et s’il disparaît dans « la campagne transparente », « gibier 4D pour nouveau chasseur »… Tout le monde peut se tromper. Erreur de la nature. Il y a bien un lapin, mais cela fait plutôt comme un effet de persistance rétinienne, sensation lumineuse quand l’écriture compresse ses phrases, condense ses images, fermant les paupières de son récit sur le noir où il ne reste rien à voir qu’un film en accéléré, plus de vingt-quatre images par seconde, vingtquatre fois vingtquatre, lorsqu’on dort ou lorsqu’on meurt, quand tout défile, tout va très vite et c’est trop tard. On est mort. On ne voit plus rien. On n’y comprend rien. Tout est allé trop vite. On voudrait que revienne l’amour, on est seul, on s’est laissé piégé, on est dans la vase, on s’enfonce dans la mort. On n’a pas tout compris. Tout remonte à la surface, tout se résorbe dans la surface. Il n’y a plus de fond. Plus de relief. Tout dans le récit se mélange au même niveau. Phosphènes. Fondu enchaîné, déchaîné. Tout se mêle dans une même luminosité, cela s’accélère. On est sous acide ou quelque chose d’approchant : « j’ai froid, les anciennes choses se mélangent à l’infini aux nouvelles, chaque souvenir se divise en un point qui ouvre une nouvelle porte. » Et en plus il neige. On glisse. Boum. On s’imaginait tenir un lapin, un peu comme Joseph Beuys portait dans ses bras le cadavre d’un lièvre auquel il expliquait l’art contemporain. On se retrouve enfermé dans une cage avec un coyote ou un loup. On croyait avec les outils de la poésie inventer une prose fulgurante, phrases compactées, profil aérodynamique ne s’avançant que de profil, circulations maximale, objets fictionnels non identifiés, fabrications stroboscopiques d’un espace littéraire en 4 ou 5D… on se retrouve sur un balcon, il neige, on doit pour ne pas s’endormir continuer de se raconter des histoires, on sait que tout est faux mais on continue, car « le vrai est un moment du faux », car rien n’existe en fait et on se sent vraiment fatigué. On croyait au sublime. On aurait pu devenir un saint et s’en sortir, ascension vers le très haut. Cela aurait pu commencer comme un poème d’Hölderlin. Mais dans le « bleu adorable » ne fleurissent que les fleurs des nénuphars, dans la mare sombre où flotte un cadavre. On se serait transformé dans le flux d’une conscience survoltée en quelque chose comme un poisson virevoltant dans les labyrinthes du cerveau, on se retrouve « poisson dévitalisé » : « dans l’aquarium en panne d’une maison plongée dans le noir, décor de tournage abandonné, studio fantôme, je n’ai plus de pression, arêtes sous peau transparente, et. » On allait pour devenir un poète se livrer à quelques exercices spirituels d’assouplissements, on se retrouve assez rétréci, entre les mains d’un serial killer sérieusement schizophrène. De l’éternel azur etc … Ce livre est triste au fond. Alain Bashung d’une voix grave y chanterait un poème de Stéphane Mallarmé. Le lapin n’écouterait pas, il skierait au fond des trous du récit. La guerre quelque part fait rage. Déjà, Futur, ancien, fugitif s’achevait sur un constat définitif. Il n’y avait joyeusement plus rien. « Zéro sum. » Déjà, se prenant pour Robinson, le narrateur s’imaginait trouver quelque asile, mais les symptômes étaient clairs : pensées en pièces détachées, délires, discordances syntaxiques, énumérations irraisonnées, « amnésie lacunaire », « mutisme de type lucide », « états crépusculaires », « des réponses à côté de la question », etc Pas facile d’arrêter le cheval. Déjà, l’ancien ne rejoignait le futur que sous la figure d’une explosion du présent. L’asile était sans doute psychiatrique. Le naufrage était jubilatoire, mais réel. Le langage n’était plus naturel à celui qui, bégayant, se retrouvait à balbutier, chantonnant dans une langue qui lui était devenue étrangère. Dans un semblable vertige, Retour définitif et durable de l’être aimé nous fait entr’apercevoir des images plus figuratives que dans les livres précédents, mais glissant sur un versant plus sombre. Comment dire ? Des phrases fluorescentes disparaîtraient à mesure de leur apparition sur la page. Des histoires bifurqueraient à vitesse grand V. On croirait lire parfois une histoire d’amour, mais les histoires d’amour existent-elles ? on voudrait juste dire au lapin, « je t’aime ». Un point, c’est tout. On ne lirait pas le livre qu’on croyait être en train de lire, on lirait quoi ? Un livre nous aurait posé un lapin, on s’y retrouverait seul à glisser dans la neige. Ce serait très beau et parfois on entendrait une chanson triste, puis plus rien. On glisserait. La surface du livre n’aurait vraiment pas de fond. Xavier Person, Le Matricule des anges, 15 mars-15 mai 2002 . PAGES EN BAS DE NOTES Comme le fait remarquer le compositeur Pascal Dusapin, « les moyens de la littérature se suffisent à eux-mêmes », ce n’est donc pas la peine, pour en parler de recourir à des métaphores (harmonie, mélodie (…) qui feraient de la musique une sorte de valeur « ajoutée ». Du coup, disons simplement que le travail sur la vitesse est essentiel dans l’écriture de Cadiot, à l’instar des manipulations rythmiques dans la musique contemporaine, mobiles, en invention permanente. C’est une sorte de tectonique où glissent les unes sur les autres différentes cadences de parole, puisque ses textes sont tissés de textes empruntés au réel : Ça vous fait rire ? eh bien mon petit coco ça existe vraiment, j’ai connu une famille des montagnes totalement amoureuse de ses vaches, ils leur chantaient des chansons, concert privé dans l’étable pour améliorer le lait, on fait ça aussi pour les plantes, mon yucca adore Brückner, je plaisante, ce n’est pas du cœur c’est du pâté de tête, je fais mariner dans une vinaigrette à l’échalote, mangez ça avec des cornichons nom de Dieu, s’adressant à moi, resté seul debout, n’osant pas m’asseoir. » De fait, les livres d’Olivier Cadiot se lisent comme des partitions, mais qui seraient suffisamment souples pour supporter de multiples interprétations. « Un roman traditionnel, poursuit Dusapin, bon ou mauvais, peut se lire à n’importe quelle vitesse. Olivier a, quant à lui, une sorte de rapport organologique à son texte, il connaît la résistance, l’inertie de son matériau, il sait les mots qui freinent et ceux qui font avancer. Il y a un jeu d’arrêts, de vitesse, de compression et je peux le lire sans entrer d’abord dans un réseau de sens, de la même façon que j’écoute de la musique. Il est proche de la partition, mais il n’en accepte pas toutes les contraintes, ce qui lui permet de nourrir des échappées, tout en se gardant de la dérive. » Ce qui est sûr, c’est que Cadiot entretient un rapport avec la musique tout court, puisqu’il travaille régulièrement avec ses amis Rodolphe Burger, le leader de Kat Onoma, et Pascal Dusapin, son ancien colocataire des ateliers de la rue Oberkampf. Du rock au contemporain, l’écart n’est pas si grand qu’on pourrait le croire puisqu’en juin dernier on pouvait voir les trois compères dans un bœuf privé. Peut-être parce que, comme le résume Burger, « ce qui se fait de mieux en musique procède d’une résistance à la musique » ? Cadiot a cependant une conception un peu particulière de ce que sont une chanson ou un opéra. Rodolphe Burger, qu’il a rencontré par le truchement de Pierre Alferi, se souvient : « Un jour, il m’a envoyé un fax de huit pages, qu’il me présentait comme une chanson. C’était tellement barge, tellement impossible, que j’ai voulu en faire quelque chose. C’est devenu Cheval-mouvement sur l’album du même nom. Puis on a fait d’autres titres pour Kat Onoma et Samuel Hall pour Bashung. » Avis aux fans, Burger possède d’ailleurs dans ses tiroirs une bande de trentecinq minutes du Cantique des cantiques version Cadiot, chantée live par Bashung et sa femme le jour de leur mariage. De la même façon, après avoir charcuté la Bohême pour en tirer un cut-up intitulé Mimi, Cadiot écrivit pour l’opéra Roméo et Juliette un livret qui ne laissait guère de marge à Dusapin : « J’ai écrit le texte tel qu’on peut le voir dans la pochette du CD, disposé en plusieurs colonnes avec son propre rythme. C’était un objet déjà digéré par un musicien – que je ne suis pas. Pascal l’a accepté tel quel. » Parmi les autres collaborations de Cadiot, on peut citer encore Tourbillons en 1994 avec Georges Aperghis et, bien sûr, ses performances de lecteurs auprès du pianiste Benoît Delbecq l’an passé, dans le cadre d’Ambitronix. Avec tout ça, les manettes ont fini par le démanger et lui qui ne se reconnaît d’autre formation musicale que les leçons de piano données par sa mère à d’autres, est passé depuis l’album On n’est pas indiens c’est dommage (réalisé avec Rodolphe Burger en 1999) à une pratique assidue du mixage. Ce CD retranscrit une expérience quasi ethnologique menée dans la vallée de Sainte-Marie-auxMines, dans le Haut-Rhin, d’où Burger est originaire. Partis avec un Caméscope et du matériel d’enregistrement, les deux amis ont rencontré les derniers locuteurs de la langue welche, un patois roman en voie de disparition. Le résultat, qui ne se veut « absolument pas patrimonial », a été plié en huit jours. On y retrouve la musique de Burger, des samples de Jack Spicer et de Cadiot, et surtout la voix et les chants des habitants de la vallée, échantillonnés par le poète lui-même : « J’adore l’idée de faire partie d’un groupe, de donner des concerts et d’être non plus écrivain mais enfin mixeur, musicien ou plutôt "technicien en mots" .» Éric Loret, Libération, 14 février 2002. ARTS ET METIERS Entretien avec Olivier Cadiot - On a l’impression que vous détestez toute forme de clivage, que tout votre travail va contre l’idée d’une séparation entre poésie et roman. – Au contraire, je n’aime que ça : je ne travaille que sur cette tension entre la poésie et le roman ou la poésie et le théâtre. Négociation, séparation, mélange, etc. Mais dans ce livre, c’est moins des genres qui s’opposent strictement, en termes d’histoire littéraire ou d’école, que des manières, des points de vue sur le livre. Maintenant, il faudrait redéfinir tous ces termes : par exemple, qu’est-ce que la poésie aujourd’hui ? C’est ce qui ressemble plutôt à une installation sonore, ou à une performance, qui va davantage vers le conceptuel, alors que le « roman » fait semblant de l’ignorer. L’un affiche ses moyens , l’autre feint de ne pas les voir. Aujourd’hui, la poésie peut prendre toutes les formes. Ce qui m’amusait jusqu’ici, c’était de faire sentir dans le livre les différences de genres, les passages de l’un à l’autre. Avec Retour définitif…, j’ai l’impression que les genres se mélangent de façon plus homogène. Ce qui ne veut pas dire que je cherche avec ce livre un compromis, un roman « poétique » (qui serait plus « écrit ») ou un poème fictionnel (plus facile à suivre), mais plutôt un livre dont la fiction est construite par bribes de poésie, et une sensation de poème produite par la fiction. - Comment avez-vous travaillé pour obtenir ce résultat ? Par la voix. J’ai cherché à traduire tout l’écrit en parlé, comme si j’avais des scènes mortes qu’il fallait à tout prix passer à l’oral. À voix intérieures, ou encore à voix extérieures. Ce sont des voix possibles, et je l’espère, identifiables. Mais je ne voulais pas essayer de mimer la « vraie » parole, je voulais convertir de force des phrases écrites en bande-son. Que ça aille vite. J’ai beaucoup retiré de choses, je voulais un livre léger, j’étais obsédé par ça, je voulais un trait d’écriture pour qu’il puisse se lire d’un trait, ou encore que le lecteur puisse le lire par bribes, le prendre en plein milieu, ce que la mise en page (de courts blocs de texte) permet tout à fait. - Pendant l’écriture du roman, vous traduisiez les Psaumes avec un exégète pour cette nouvelle traduction de la Bible, parue en septembre dernier. Cette expérience a influencé le roman ? Oui, dans la rythmique. J’ai cherché longtemps une forme pour les Psaumes : des séries de deux vers suivis d’un vers très long (proche de verset hébraïque.). Les petites strophes font avancer l’action, résument les sensations, concentrent les motifs, et puis un vers plus long arrive comme une ponctuation, une sorte de longue expiration. Cela a à voir avec le souffle. Un peu comme des exercices de gymnastique. D’ailleurs les Psaumes, ce sont des « exercices » spirituels, pour prier… Curieusement, cela a imprimé un rythme au roman, avec ces petites phrases solitaires qui viennent peut-être de là. Elles ont un rôle de point, de légende ou de relance. Elles reviennent constamment faire la mise au point sur le sujet. - Vous jouez beaucoup sur le retour des mêmes motifs (un lapin fluo, la neige, des personnages), mais en les mettant dans des perspectives ou des histoires différentes. Ça rappelle un peu Robbe-Grillet, qui place les mêmes objets dans des équations différentes. Ses livres vous ont-ils influencé ? Non, c’est plutôt la poésie et la musique répétitives : Gerturde Stein, Bernard Heidsieck, et en musique, Philip Glas et Steve Reich. Avec Rodolphe Burger, on essaie de faire des choses avec des samples de voix. On peut retrouver la poésie pure (au sens technique) de ce côté-là. Comme Benoît Delbecq avec ses claviers vocaux. Finalement, le son donne des pistes pour écrire et bouleverse le débat précédent poésie/roman. Ç allège tout le travail avec Ludovic Lagarde et Gilles Grand pour la mise en scène/son du Colonel des Zouaves a beaucoup modifié la fabrication de ce dernier livre comme une partition. Butor faisait ça – des grands plans très construits -, Maurice Roche également, c’était très rationnel, presque thématique. Alors que j’avance en zigzag, par analogies, essais-erreurs, caviardages, par analogies ratées. - Vous glissez de l’une à l’autre à tout vitesse Parce que je ne vais pas jusqu’au bout de chaque association : j’importe, je ne calque pas. Mon personnage, Robinson, fait pareil : il convoque la mécanique quantique pour comprendre comment on ferait chauffer du lait ; ou quand il parle d’amour, il parle de technologie, mais à sa façon. C’est l’histoire d’un cerveau autodidacte. Ce n’est pas l’idiot du roman traditionnel moderne, Robinson essaie à tout prix d’expliquer quelque chose, il essaie désespérément d’être intelligent. Pour moi, Robinson autodidacte, c’est l’écrivain . - Pourquoi tenez-vous à cette définition de l’écrivain comme autodidacte ? Avec La Revue de littérature générale, avec Pierre Alferi, on a essayé de redire tout simplement que la littérature était un art comme les autres. Pas seulement un produit unique d’auteur tombé du ciel, mais une opération compliquée, mais en lien avec les autres arts, je dirais même avec les autres techniques. Un art qui est grand consommateur de théories, mais qui n’en produit pas de sérieuses, puisqu’elles n’ont que des durées de vie limitées. Comme les conseils d’un entraîneur de boxe avant le combat. Ces théories minute sont des mélanges de savoir, de sensations et d’expériences qui ne tiennent que le temps d’échafauder une demi-page. Après le garage, il faut essayer de faire rouler l’engin. L’écrivain est celui qui fabrique, ramasse des choses et essaie d’en faire une machine célibataire : un livre. - Au sujet de Robinson, c’est étonnant de vous entendre parler de « personnage », car on ne sait jamais finalement qui il est, d’où il parle. Et on finit par douter de son existence. Robinson, c’est une métaphore du roman : il ne veut pas d’une histoire unique. Lors d’une fête, il se retrouve sur le balcon de l’appartement, il fait froid, il neige, et pour tenir le coup sur le balcon, pour rester éveillé – puisqu’il a entendu dire que si on s’endort dehors quand il neige, on meurt – il doit penser à plein d’histoires, plein d’associations de pensées : pour survivre. Mais aussi pour ne pas se faire dévorer par la parole des autres, car c’est ce qui risque de se produire s’il regagne la fête. Pourquoi associer sans fin des images ? Pourquoi ne pas s’endormir, finalement ? Ce n’est pas un « personnage », même si le livre est rempli de fausses vraies personnes. C’est une affaire délicate, il faut que les voix aient une consistance, mais sans tomber dans le naturalisme. Qu’on ne doute pas de leur existence. Mais qu’est-ce qu’une voix sans corps ? Qu’est-ce qu’une vraie personne qui parle ? Une apparition « permanente ». Cette part d’indécidable est l’avantage des livres. C’est d’ailleurs le vrai sujet du livre. - C’est vrai qu’on a l’impression d’entrer dans une pure entité mentale. Dans ce livre-ci, l’action se déplace dans le cerveau. Eh oui, Robinson, c’est aussi un cerveau dans le formol avec des électrodes, un cerveau en morceaux, avec plusieurs voix intérieures. Le livre va être transposé au théâtre au printemps, et peut-être y aura-t-il plusieurs acteurs pour jouer Robinson. Mais sans que cela produise un effet onirique ou surréaliste : rien ne m’angoisserait plus, car l’onirisme (l’imaginaire, etc.) fait partie d’une acception commune, et dépassée, de la poésie. Dans Mulholland Drive de Lynch, il y a une forme d’onirisme, mais matérialisée : quand les deux filles de rejoignent, ce sont deux corps qui se touchent vraiment, avec une vraie sensualité. J’espère obtenir un effet d’indécidable, mais concret, tangible, en poussant au maximum le mixage entre particulier et général, phrases mortes et phrases vivantes, expressions privées et sentences rebattues. Le résultat idéal serait que ce soit vraiment comique. - Dans le livre, vous ne résistez pas à lancer quelques vannes contre une certaine littérature d’aujourd’hui. Pendant un temps, j’en ai eu assez de la tendance « néoréalisme à la française », qui est vitre devenue un basic, et donc une escroquerie : il y aurait enfin « du réel » qui serait heureusement revenu après cent ans de formalisme rasant. Ce qui était étrange, c’était de voir que tous les gens qui avaient essayé d’inventer en littérature devenaient brusquement des académiciens. En musique, les gens acceptent de distinguer à l’infini les nuances entre electro-folk, néo-dance, ou electronica-funk, ils ne passent pas pour des formalistes. Je ne vois pas pourquoi, sinon pour des raisons commerciales (faire croire q’un livre est un produit-unique-sorti-de-nulle-part, donc enfin vraiment industriel), on ne pourrait pas admettre qu’un livre est construit à partir d’opérations de studio très complexes. On n’est pas obligé de s’en expliquer à tout prix, le but est de produire, grâce à ça des effets plus comiques ou plus atroces. L’enjeu étant de fabriquer de la matière, de la matière, de la matière spéciale qui n’existe que là. J’aimerais bien décrire cette matière. C’est le vrai sujet des livres. C’est de la pensée et de l’action en jouissance. C’est là où on retrouve une autre manière de comprendre la présence de la poésie dans le roman. C’est l’inverse d’une sensation « poétique », c’est une précision supplémentaire dans le contour, dans la durée, c’est un trait hyperréel. Entretien réalisé par Nelly Kaprièlian; Les Inrockcuptibles – 15 février 2002 LA COLLINE INSPIREE Ludovic Lagarde dirige au théâtre les répétitions du « Retour définitif… » Retour définitif et durable de l’être aimé... est à l’origine une commande du théâtre national de la Colline coproduite par l’Ircam. Comme pour le Colonel des zouaves, Olivier Cadiot n’a pas proposé une « pièce » au sens classique, mais un matériau ouvert. « La difficulté ne réside pas dans l’adaptation, explique le metteur en scène Ludovic Lagarde, car le texte est très généreux. Ce qui est dur, c’est plutôt de se mettre tous d’accord. » De fait, le travail se fait en commun, de l’intérieur. Même si une première version sera stabilisée pour ce printemps (représentations à la Manufacture de Nancy fin mars puis à Clermont en mai), la mise en scène et en son est « un fil tendu jusqu’en juin 2003 », qui sera raccourci, redéployé, modifié selon les salles – plus ou moins de texte, de son ou même d’acteurs. En attendant, ce mercredi 6 février, la matériel dramaturgique nécessaire à la répétition consiste en : quinze stabilos, le Pli de Deleuze (ouvert sur le schéma de la grotte baroque), du thé, du café, le livre des passages de Benjamin et le Football américain par Eddy et Richaud, contenant d’intéressants aperçus sur la gestuelle de ce sport. On travaille le début. Les acteurs sont en bouquet devant un rideau noir, munis d’énormes lunettes-micros. Lagarde suggère : « Vous voulez installer un petit tapis avant de commencer ? Aussitôt, Valérie Dashwood imite le bruit du lapin, Laurent Poitrenaux fait le hibou et Philippe Duquesne (des Deschines) le vent dans l’herbe, Gilles Grand, compositeur en recherche à l’Iracam, réinjecte bruitages et voix après les avoir samplés, c’est un oratorio rigolo, avec des bouts de chants, de toux, des syllabes en écho. Il n’y a évidemment pas de « rôles » : plutôt des prélèvements dans le tissu du livre. Un des acteurs peut dire un bloc entier de texte, les syntagmes d’une même phrase peuvent être distribués entre les trois, mais parfois d’un essai à l’autre, ils peuvent aussi s’échanger ces segments. Leur jeu s’apparente en effet au football américain, avec un vrai ballon qui part d’un côté, et un faux d’un autre, comme dans l’écriture cadiotienne. Éric loret, Libération, 14 février 2002 JE NE SAIS PAS LIRE LES PIECES Comment êtes-vous venu au théâtre ? Mon grand choc a été d’écouter André Marcon dans le Discours aux animaux de Valère Novarina. Mais je n’aurais jamais pensé à écrire du théâtre. Le metteur en scène Ludovic Lagarde avait lu Art poétic et a eu envie de m’attirer. Cela a donné Sœurs et frères pour cinq acteurs. Que vous n’avez pas publiée … Je n’aime pas les livres de théâtre. Je ne sais pas lire les pièces. Ou alors seulement quand c’est complexe. Par exemple les didascalies de Beckett. Quand il écrit « six secondes de noir », cela introduit une autonomie paradoxale face au théâtre. Mais je n’aime pas le scénario, l’asservissement. Mais vous avez pris goût à la scène ? Le Colonel des zouaves est également le résultat d’une commande. Et j’ai décidé de changer de méthode. Je n’ai pas écrit le texte pour le théâtre. J’ai voulu donner au metteur en scène un objet qui résiste, qui puisse provoquer des accidents. Il m’avait demandé un monologue. Ma réponse stylistique a été de lui rendre un objet littéraire : un livre. Quelque chose de fermé, de mort, d’antithéâtral. Avec un héros qui dit « je » mais parle comme dans un livre et aurait toutes les raisons d’y rester. J’ignore si la langue, la prolifération, l’extériorisation conviennent. J’ai plutôt envie d’être à l’intérieur, de montrer l’intimité d’un texte. Quand vous écrivez, il y a bien une profération intérieure, une forme d’écriture à haute voix ? Ce n’est pas le gueuloir. Non, en fait je n’ai jamais oralisé ce que j’écrivais. Même si le rapport au son est toujours important. Le Colonel des Zouaves est une variation à partir de Robinson Crusoé : l’histoire d’un névrosé obsessionnel qui parle tout seul, fait des listes et qui est une machine sonore. Il a un stock de parlers à sa disposition dont il tisse la langue. Mais je ne savais pas si on pouvait le lire à haute voix. Ludovic Lagarde et surtout Laurent Poitrenaux (l’acteur, ndlr), ont pris cela comme une partition. Poitrenaux l’a vraiment déchiffrée, lu les italiques comme des soupirs. Le spectacle s’apparente à un concert ? C’est du nô. Ou du tech-nô … L’utilisation du micro HF, ce n’est pas pour le plaisir de faire des effets. Le compositeur (Gilles Grand, ndlr) intervient en temps réel sur son curseur, il fait du sampling humain, il triture la voix. On ne sait plus si on est au théâtre, dans la littérature ou dans un espace sonore. Mais on pourrait aussi parler de match de boxe. Moi, je suis dans le coin. Une sorte de M. Ramirez. Vous ne vous sentez pas auteur dramatique ? Les auteurs de théâtre, ça n’existe pas. Comme si le théâtre était indépendant de la littérature ! On a besoin du tournis de l’écriture solitaire pour produire quelque chose qui résiste. D’ailleurs comment prétendre écrire du théâtre ? Ou alors, il faudrait vraiment décrire tout, les corps, l’espace… Si les textes de théâtre tombent à ce point des mains, c’est peut-être qu’on a de la peine pour eux. Ils sont tristes comme des orphelins qui demandent trop fort qu’on s’occupe d’eux… Entretien réalisé par René Solis, Libération, 25 mai 1999 UNE FICTION CONSTRUI TE PAR BRIBES DE POESIE / UNE SENSATIO N DE POESIE PRODUITE PAR LA FICTION Retour au temps présent ÉLÉMENTS D’UNE POÉTIQUE DU ROMAN E AU XX SIÈCLE BELINDA CALLONE Chaque fois que l’on tente de définir le genre romanesque, on le sait bien, d’immenses difficultés surgissent. Sitôt qu’on commence à avancer dans l’histoire littéraire, l’ensemble des traits qui semblaient définir le roman s’évanouissent soudain. Étrange phénomène qui constitue d’ailleurs à lui seul un début de définition. À peine peut-on dire aujourd’hui que le roman se caractérise par la présence : 1° de la fiction – s’opposant au documentaire en ce qu’elle est le fruit d’un travail de création et d’imagination ; 2° d’un procédé de narration et d’un type de focalisation et 3° d’un élément au moins appelé personnage.45 […] Dans cet article je voudrais, à partir d’une mise au point sur l’évolution historique du roman depuis la fin du XIXe siècle, et sur les éléments minimaux qui le constituent – intrigue, personnage et narration -, amorcer une réflexion sur la situation du roman aujourd’hui. Afin de savoir où nous en sommes et où nous en serons avec ce genre qui, à la différence des autres genres, paraît, par définition, échapper régulièrement à la définition. PREMIÈRE CRISE DU ROMAN A LA FIN DU XIXeSIÈCLE. Première crise, car il semble que depuis un bon siècle qu’on ne cesse de nous annoncer la mort du roman, la vie littéraire ne soit plus qu’une succession de crises. Celle qui aboutit à la rupture opérée par Joyce, Woolf, Proust ou Faulkner se développe en France à partir des années 1880, contre l’école réaliste. Elle frappe évidemment de plein fouet le personnage, pilier de l’illusion réaliste, qui dès lors sera la cible privilégiée de tous les rénovateurs. En 1950, lorsque Nathalie Sarraute annoncera que l’on est entré dans l’ère du soupçon, elle désignera le personnage comme première victime. La tradition réaliste a été illustrée par Balzac et Zola, l’un s’inspirant, comme en témoigne l’avant-propos de La Comédie humaine des conceptions du naturaliste Cuvier pour bâtir ses personnages, et l’autre adoptant plutôt le modèle darwinien qui domine Le Roman expérimental. Là où, jusqu’à lui, on ne voyait que configuration aléatoire, Balzac dégage une logique de système. Il construit ses personnages suivant le modèle de Cuvier, pour qui l’histoire naturelle est devenue science rationnelle permettant l’extrapolation à partir de l’observation des systèmes. Le romancier s’assigne la tâche de recréer l’ordre sous-jacent à la vie. Ses personnages sont comme les éléments d’un organisme social auquel ils doivent être adaptés pour survivre : ils sont généralement perdus dès lors que leur singularité ou leurs passions les en détachent. Chez Zola, le personnage est conçu comme relation entre l’individu et le milieu, qui se déploie dans le temps. Il est donc la résultante d’un faisceau d’actes et de désirs soumis aux pressions conjuguées de l’hérédité et du milieu, et son individualité existe à peine, d’avance réglée par la mécanique sociale et la physiologie. À cette extrême pointe du réalisme du XIXe siècle, le personnage est comme en train de se dissoudre sous la pression des déterminations externes. […] Mais la crise du positivisme survient, qui sape les fondements idéologiques du réalisme. Car enfin il semble qu’après une période d’immense euphorie, la modernité avoue qu’elle ne peut tenir ses promesses, que le bonheur annoncé au terme des profonds bouleversements de la société n’était qu’un leurre. Les années 80 connaissent la crise économique la plus grave du XIXesiècle. La prospérité est passée, les modes de vie ont été complètement transformés par l’industrialisation et l’urbanisation… mais le progrès n’a pas conduit au paradis espéré. Alors, à rebours du positivisme, on balaie le culte de la nature pour se lancer dans celui du bizarre et de l’artifice : « …La nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels (…) À n’en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où il s’agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice. 46 » Le symbolisme marque un repli sur le culte du poétique pur. La nature ne pouvant plus servir de caution aux systèmes de signes, ils ne renverront donc qu’à eux-mêmes, en un pur jeu tautologique. Dans la Revue wagnérienne, Édouard Dujardin affirme que « le mot est une abstraction », qu’il ne « représente pas un objet ». En conséquence, « l’art littéraire ne peut être que l’art des abstractions » (15 août 1887). Affirmation qui date de la même année que son invention du monologue intérieur, et qui contredit celle de l’essai de 193. Le Monologue intérieur, où Dujardin mettra l’accent sur la volonté de réalisme qui aurait présidé à ses recherches … Mais ce qui importe véritablement et constitue une étape décisive, c’est que les symbolistes aient voulu installer le point de vue et le narrateur au cœur de la psyché du personnage. Ainsi, la crise va avoir des conséquences sur la construction du personnage romanesque, en train de devenir plus passif et… plus bavard, ne cherchant plus à conquérir le monde mais à le comprendre. Support d’idées, de vérités dans les romans à thèse, écran où se déroulent rêves et émotions dans les romans-poèmes, il n’est plus le reflet d’une réalité sociale ou le moteur de l’action, non plus que le héros d’un monde impossible à saisir, mais il devient le déchiffreur d’une réalité problématique d’où sont exclus les rapports d’action. À cette même époque, plusieurs travaux de psychologie mettent en lumière une nouvelle conception de l’individu. La Philosophie de l’inconscient de Eduard von Hartmann, traduit en 1877, postule l’existence d’un inconscient collectif qui dominerait une grande part des activités humaines, dont l’amour. La publication de la Psychologie anglaise contemporaine, de Théodule Ribot (1870), fait connaître les travaux des psychologues anglais. Avec lui, la psychologie devient une science fondée sur la biologie et détachée de la métaphysique. Il affirme la primauté de l’affectif et des tendances inconscientes, et développe l’idée que la conscience ne révèle qu’une infime partie de l’être. Dr Jekyll et Mister Hyde est découvert en France en 1888. Et le roman exprime en la caricaturant une idée importante : l’individu n’est plus conçu comme un bloc unitaire, comme un faisceau de tendances convergentes. La psyché devient soudain le théâtre de mouvements contradictoires, d’instincts correspondant à des niveaux différents de l’évolution de l’espèce, de manifestations singulières qui distinguent chaque individu. Il ne s’agit pas seulement de trouver de nouvelles sources d’inspiration, mais bien de procéder à une transformation des techniques narratives qui permettrait de rendre les bouleversements qui ont affecté la conception de l’individu. […] Après ce bref historique d’une crise inaugurale, on peut tenter de comprendre ce qu’il advient de ces trois notions essentielles que sont l’intrigue, le personnage et la narration dans le roman du XXesiècle. INTRIGUE ET RÉALISME. On a longtemps affirmé que dans la définition du roman entrait nécessairement une intrigue. Intrigue, c’est-à-dire d’après Aristote, une action ou « système de faits » possédant un commencement, un milieu et une fin47. Intrigue peut alors avoir pour synonyme « histoire », c’està-dire, construction d’une trame d’événements qui surviennent à un personnage ou à un groupe de personnages, et qui le (les) font passer d’un état initial donné à un état final différent. On peut penser que nous avons conservé une conception de l’intrigue qui date sans doute des origines les plus lointaines du romanz, de l’épopée, : succession d’événements extraordinaires, créant un fort sentiment d’attente, qui nous laissent, haletant, à chaque page avec un « Et après ? », même si cet « après » concerne, comme dans le roman classique d’analyse, l’intérieur d’un crâne. On pourrait donc définir l’intrigue par la notion d’événement. Cette définition montre que, traditionnellement, les notions d’intrigue et de personnage sont intimement liées. Dès qu’il y a intrigue, il y a personnages. L’intrigue est un système d’actions, or une action ne prend son sens que référée à un ou plusieurs personnages, qu’ils y soient agents ou patients. De même, on ne peut considérer que des actions ne s’enchaînent que si elles concernent un ou des personnages. Reste à se demander s’il peut exister des personnages sans intrigue. Ou encore, s’il peut s’écrire un roman sans intrigue. Si fiction égale intrigue. D’emblée on peut affirmer que si le personnage est indispensable à la définition de l’intrigue, la réciproque n’est pas vraie. Sauf à considérer que dès que trois phrases concernant le même personnage se succèdent, elles constituent une intrigue, ce qui semble un peu court, on peut très bien concevoir un roman, donc des personnages, sans intrigue. Woolf, Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Simon, etc. en ont montré la possibilité. D’ailleurs, si l’on revient à la définition qui se dégage de la Poétique d’Aristote (système de faits possédant un début, un milieu et une fin) on s’aperçoit qu’elle est fort large et qu’elle dépasse celle de l’histoire. Car système de faits n’implique pas événement, mais plutôt organisation d’un matériau romanesque qui ne se compose pas nécessairement de faits remarquables ou extra-ordinaires. Cette nouvelle sorte de plaisir, la fiction sans intrigue, la fiction sans histoire, a donc été imaginée dans les années 20-30. Fictions, les textes de Joyce, de Woolf, de Proust et de Faulkner le sont, qui se donnent pour des romans. Mais l’intrigue en est absente – sauf à penser qu’une journée de vie ordinaire, la saisie d’un flux de conscience ou la mise au jour des tropismes constitue une intrigue. […] Lorsque Dujardin crée le monologue intérieur, il affirme avoir voulu trouver une technique d’écriture qui rendît mieux la vie, la réalité : « Un roman de vie ordinaire, mais un roman de quelques heures, - d’un seul personnage sont seraient uniquement dites les successions d’idées (visions, sensations, sentimentalités) – aussi d’où serait disparu le primitif nécessaire travail de l’analyse, un roman de synthèse voulant être directement vécu (…), ne serait-ce pas quelque chose approchant au rêve d’une vie faite plus vivante 48 ? » Lorsque Woolf exprime son projet littéraire, le même souci de réalisme transparaît. On peut dire, de façon générale, que c’est avant tout une volonté de réalisme qui explique l’apparition des romans du flux de conscience, et Valéry Larbaud l’a bien senti qui prétendait que ce genre était particulièrement réservé à ceux qui voulaient « suivre la nature 49 ». Mais ce qui est sensiblement modifié par rapport au roman réaliste de Flaubert ou de Balzac, c’est justement la conception de la nature, de la réalité. La « nature » a changé. Elle n’est plus conçue comme ce qui est extérieur à l’homme, ce qui l’entoure, mais comme ce qui est intime, intérieur, c’est-à-dire le déroulement de sa pensée consciente et inconsciente. Elle est ce qui se laisse percevoir à travers l’écran de la psyché, elle est donc la psyché. […] Dujardin, fervent adepte du symbolisme, affirme avoir voulu, en créant cette nouvelle technique du monologue intérieur, renouveler les possibilités du langage poétique pour l’étendre jusqu’au roman. Il souhaitait gommer les habituelles frontières entre prose et poésie et déclara, en 1931, que le monologue intérieur était « une des manifestations de cette entrée fulgurante de la poésie dans le roman », qui était « la marque de l’époque ». Cette irruption de la poésie dans le roman se manifesta nettement dans le traitement de la langue et dans l’absence d’intrigue. Comme la poésie, le roman pouvait se passer d’une histoire et c’est ce que Dujardin tenta de montrer en écrivant les Lauriers. Mais aussi, comme dans la poésie, c’est la langue pour elle-même qui devint la clef de voûte du texte. Car dans le monologue intérieur – celui de Dujardin et des autres romanciers – la langue n’était plus considérée comme le véhicule de l’intrigue mais constituait bien souvent l’intrigue même. Pour tous les auteurs des stream of consciousness novels, la fidélité à la nature, qui est fidélité à la psyché, au flux de la conscience, implique de travailler avec la précision du ciseleur sur les mots, les perceptions, les poussées du désir et de la mémoire, les images et les idées qui le constituent. Et en effet, ce qui nous fait avancer dans la lecture, des Lauriers ou d’Ulysse, ce qui nous entraîne d’une page à la suivante, c’est le flux de la pensée du personnage, le flux de la phrase, qui progresse à la fois par réaction aux stimuli extérieurs et par associations libres. […] Car, puisque l’on cherchait par quel principe de tension les auteurs de fictions sans intrigue avaient remplacé l’intrigue, voici le premier : la langue est un des grands principes de tension du texte et c’est ce que Claude Simon a remarquablement formulé en proposant de substituer à l’écriture d’une aventure, l’aventure d’une écriture. L’organisation musicale du texte constitue souvent un autre principe de tension. Depuis la fin du XIXe siècle de nombreux romanciers, reprenant soudain à leur compte un très vieux rêve de poète, ont souligné leur volonté, ou la nécessité, de « musicaliser » le roman. L’irruption du modèle musical dans l’écriture romanesque s’explique partiellement par le fait qu’on a vu comme des progressions inverses : la substance du roman se désorganisait tandis que sa composition gagnait en rigueur. Car les auteurs du XXe siècle ne décrivent plus un ordre social ou un état historique très structuré, mais au contraire des situations provisoires, des états de conscience flottants, les données immédiates de l’existence. Le roman n’est plus alors une succession historique d’événements mais une combinaison de thèmes. Sa lecture n’est plus horizontale mais aussi verticale. Il présente une structure contrapuntique qui correspond bien à la partition des différents niveaux de conscience simultanés qui nous habitent. Ainsi, plus la saisie du réel est devenue aléatoire et la substance du roman amorphe, plus la composition du roman s’est faite rigoureuse. La musique crée un type de tension qui lui est propre, et peutêtre est-ce cela que les romanciers ont cherché à lui emprunter. Au-delà du rêve, ancien comme notre culture, d’un rapprochement de la musique et de la parole, le principe d’une tension musicale du texte romanesque n’a certainement pas fini d’être exploré. On sait que dans une culture donnée, la plupart des récits peuvent être ramenés à une structure prototypique. Ainsi, on a pu par exemple modéliser le roman selon cinq étapes : état initial, complication, action, résolution, état final. Ce type de structure crée chez le lecteur un cadre d’attente dont la satisfaction est l’un des plaisirs de la lecture – quelque chose comme la version adulte du plaisir enfantin de l’histoire répétée cent fois et toujours réclamée.[…] Dans les romans à intrigue, l’intérêt du lecteur, ce que j’appelais la tension de la lecture, est soutenu par le sentiment d’attente et aussi par l’élaboration semiconsciente de supputations concernant la poursuite de l’action, c’est-à-dire par le plaisir de l’anticipation. Woolf le sait bien qui compare la lecture d’une histoire à l’écoute d’une mélodie à demi oubliée. En l’absence d’intrigue, l’intérêt du cycle est justement qu’il assure l’unité de l’œuvre, mais aussi qu’il crée la tension en induisant chez le lecteur l’attente des étapes successives qu’il connaît évidemment par avance. Dans Mrs Dalloway le retour régulier de la mention des heures de Big Ben depuis le matin crée un sentiment d’attente, et nous fait supposer à juste titre que la narration s’achèvera avec la fin de la journée. Ce procédé du cycle a également été utilisé par Joyce, dans Ulysse, où l’on retrouve mêlés le cycle d’une journée, comme dans Mrs Dalloway, et celui du mythe homérique, tous deux assurant la tension et l’unité de l’œuvre. Cette utilisation des cycles dans les années 20 révèle une transformation qui affecte la conception du temps. On a admis avec Bergson que le temps de l’esprit n’est pas un temps spatialisé, découpé en évènements ou périodes, mais qu’il est une pure durée. On comprend alors que l’intrigue se dissolve chez les écrivains de cette période : une intrigue, au sens conventionnel du terme, ne pourrait pas restituer ce déroulement de la pensée. Le principe du monologue intérieur par rapport à la narration à la première personne repose d’ailleurs sur une différence de temporalité : dans le second cas, le Je narrateur et le Je personnage appartiennent à des époques différentes, le narrateur en sait donc plus que le personnage et organise son récit en fonction de ce savoir. Tandis que dans Les Lauriers ou dans Ulysse, le temps du récit est celui de la durée orale et du vécu romanesque en train de s’accomplir. UNE ENTITÉ FOLLE, LE PERSONNAGE L’émergence des romans du flux de conscience, de manière générale, et la nouveauté des romans de Woolf en particulier, sont liés à une nouvelle conception de la personnalité dont on ne pense plus qu’elle est construite autour d’un noyau dur ne changeant jamais, mais au contraire qu’elle est un processus dynamique. Chez Woolf, le temps est conçu comme une succession, dans la psyché, de changements qualitatifs qui s’entremêlent, sans limites claires, toujours en devenir. C’est pourquoi, lorsqu’elle bâtit les personnages de ses romans, elle tente de restituer l’expérience intérieure de la durée. Elle ne retrace plus l’histoire d’un personnage, mais son existence. Et la réalité de l’existence fait de chaque individu une multitude d’individus successifs, selon le moment et le lieu. C’est pourquoi chez elle, seuls les personnages secondaires procèdent d’un système de caractérisation traditionnel. Car ceux-ci n’ont pas d’autre réalité que l’image plate qu’ils laissent dans la conscience des héros principaux. Il leur manque en fait les deux caractéristiques fondamentales qui, dans la conception woolfienne, leur permettraient d’accéder à la plénitude de l’être humain : l’imprécision des contours et le potentiel indéfini de renouvellement et de création. […] Dans Mrs Dalloway, par exemple, l’héroïne principale a une certaine densité du fait qu’elle nous est révélée en un seul lieu, mais le statut des personnages secondaires est plus étrange : ils font essentiellement partie de Clarissa Dalloway. Ils convergent vers elle pour se mêler et se fondre à sa substance. Cet effacement des contours et cette fusion des êtres nous présentent un ordre de réalité absolument différent de celui que les termes « caractère », « héros », « personnage » impliquent habituellement. Car Woolf ne croit pas que la réalité est externe et solidifiée à l’extérieur des êtres, mais plutôt qu’elle est une relation entre le Je et le monde. Et l’être n’est que le siège, le médium des sensations par lesquelles se laisse appréhender la réalité. Le personnage de Woolf n’est alors plus vraiment quelqu’un, mais il est un nœud de relations, une entité dont la nature est de participer 50 à tout ce qui l’entoure, l’absorbant pour en faire sa substance, celle-ci étant en retour sans cesse altérée par cet apport. Clarissa Dalloway n’est pas, elle devient sans cesse. En ce sens, et pour répondre aux critiques, on peut affirmer que ce n’est pas la personnalité qui est atomisée dans les romans de Woolf, mais la perception que nous pouvons avoir du monde. Cette sorte de désintégration des personnages, qui va de pair avec l’élimination de l’intrigue, relève d’une métaphysique particulière : il existe un Je dont il est difficile de préciser la nature et par ailleurs existe le monde, tout aussi insaisissable. On ne peut ni les définir ni les décrire. La seule réalité accessible entre ces deux fantômes est la relation qui les unit, c’est-à-dire la vie intérieure, ou la vie tout court, soit la sensation, le sentiment, l’idée, la volonté, le désir. Tous les moments de cette activité de la psyché ont un caractère essentiel : ils surgissent, s’altèrent, demeurent, se perdent, surgissent à nouveau sans que nous puissions les contrôler. Selon Woolf, c’est cela le réel. Tout le reste n’est que représentation commode mais illusoire. […] Cette remise en cause du statut du personnage comme noyau dur inaltérable s’est faite encore plus radicale chez les auteurs des années 50 et 60. Dans L’Ère du soupçon, Nathalie Sarraute, dont les innovations concernant le personnage romanesque sont sans doute parmi les plus intéressantes de cette génération, s’en est expliquée. Elle considère le personnage traditionnel comme une enveloppe artificielle par laquelle les romanciers ont cherché en vain à retenir et à enfermer une matière psychologique essentiellement fluctuante en la « gelant » à travers une caractérisation qui n’est qu’un « étiquetage grossier 51 » Aussi, les personnages « réalistes » qu’elle va congédier le seront au profit d’un réalisme accru. Car il s’agit de mettre en évidence cette réalité psychique unanimement partagée, « matière anonyme 52 » qui est « la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers 53 ». La psychologie lui semble la vocation du roman et, établissant un parallèle avec la peinture, elle postule l’avènement d’un roman non figuratif. Au fil de son œuvre, les « simulacres », que sont pour elle les personnages traditionnels, sont remplacés par des voix anonymes et multiples, dont l’entrelacement de plus en plus complexe sert désormais de seul support au discours psychologique. Et cette peinture psychologique ne privilégie plus les causes externes des perceptions et des émotions, mais leurs effets internes. C’est pourquoi elle appelle, bien sûr, à se méfier de l’intrigue, principe externe qui « s’enroulant autour du personnage comme une bandelette lui donne, en même temps qu’une apparence de cohésion et de vie, la rigidité des momies54 . Sa volonté de fixer les « tropismes » la conduit à rechercher une certaine densité des mots afin qu’ils gardent l’intensité de la sensation première. C’est pourquoi elle affirme que le roman a partie liée avec la poésie. […] Pas de roman sans personnage. Si l’intrigue a pu faire naufrage dans le roman du XX° siècle, le personnage en revanche ne semble pas menacé. Et l’on a beau se méfier des métamorphoses imprévisibles de ce « parvenu » de la littérature, il demeure et restera sans doute la clef de voûte de l’édifice romanesque, parce qu’il constitue un support fantasmatique sans égal. Nous avons appris, grâce aux apports décisifs de la narratologie, que le personnage est un être de papier dont il serait vain d’analyser la psychologie ou les intentions cachées. Mais depuis les théories qui le réduisaient strictement à un ensemble de signes textuels, nous sommes convenus que le roman ne se passe pas d’une illusion référentielle minimale, et que le personnage en était le support essentiel : « Les personnages représentent des personnes55. » […] On peut ainsi décrire l’image littéraire comme fantasme du lecteur élaboré à partir du fantasme du créateur 56. Pour l’auteur comme pour le lecteur, la fiction est donc le lieu d’un accomplissement quasi hallucinatoire du désir et cet accomplissement, il me semble que seule la figure humaine le permet. Qu’il soit la représentation d’un autre soi, ou de l’une des figures qui peuplent notre psyché, le personnage est le support privilégié de l’activité fantasmatique dans la lecture et dans la création, et sa présence explique peut-être que, parmi tous les genres littéraires, le roman soit devenu le genre hégémonique que nous savons 57. D’où mon assertion initiale : pas de roman sans personnage. Question : Toute transformation profonde dans l’art du roman ne provient-elle pas d’abord d’une conception renouvelée du personnage qui entraîne, par suite, une conception nouvelle de la narration ? Aujourd’hui il s’agit peut-être d’arriver à trouver le point où le personnage se situe entre l’individu (le singulier, le contingent, l’infiniment petit) et l’universel (l’humanité, l’histoire). Trouver le lieu d’où le personnage, posté « à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons 58 », serait une conscience à équidistance d’elle-même et des autres. EN GUISE DE CONCLUSION La fiction, dans le roman moderne, s’est depuis longtemps voulue réaliste. En 1669, Huet écrit, dans les premières pages de son Traité sur l’origine des romans : « La fable représente des choses qui n’ont point été, et n’ont pu être ; et le roman représente des choses qui ont pu être, mais qui n’ont point été. » Lorsque Defoe écrit Robinson Crusoé, il fait précéder son texte d’un avertissement où il explique que son histoire n’est absolument pas fictive, mais bien un compte rendu d’événements véridiques. Un des critères qui ont permis de parler de naissance du roman moderne au tournant du XVIIIesiècle, a précisément été cette volonté de donner, dans la fiction romanesque, l’illusion du réel. Pourtant, il va sans dire que bien entendu, le roman reste un geste conventionnel, même lorsqu’il tend, ou croit tendre vers le réel. Mais la destinée de la littérature réaliste est de ressembler à une ligne asymptotique qui s’approche du réel sans jamais le rencontrer. C’était vrai pour les romans du flux de conscience : leur technique n’est pas moins artificielle que d’autres et, sauf à devenir illisible, elle ne peut que préserver un certain nombre de repères concernant la situation d’énonciation, sans lesquels le lecteur ne saurait plus s’il doit attribuer le texte au narrateur ou à tel ou tel personnage, quand, où. Cela reste vrai pour tout littérature et définit la fiction. Peut-être qu’aujourd’hui – mais cela n’est pas certain -, la fiction qui revendique le réalisme (ce qui n’est pas le cas de toute fiction), assume mieux sa nature, c’est-à-dire qu’elle assume d’être fictive. Peut-être essaie-t-elle moins de nous faire tomber dans « l’illusion référentielle ».[…] Claude Simon déclarait : « L’écriture est toujours en rapport avec le réel, mais elle ne le reproduit pas. Elle en est incapable. Elle ne le redouble pas non plus : elle en fait partie, elle est, en soi, une réalité (Quotidien de Paris, 30 sept. 1975) ». Lorsque le romancier novateur construit son œuvre, il traduit une conception du réel et de l’individu qu’il imagine être celle de son temps, mais pour ce faire, il doit se situer dans le réel du langage, c’est-à-dire par rapport au très vaste corpus romanesque dans lequel il est immergé. Et son roman viendra s’inscrire dans ce réel double, choses et êtres d’une part, formes et mots de l’autre, qu’il modifiera. […] Je prendrais volontiers le parti qu’une frange de la littérature du XXIe siècle n’est pas prête de renouer avec l’intrigue, et toujours pour des motifs de réalisme. Il me semble que l’intrigue traditionnelle, avec son début, son milieu et sa fin, était le fruit d’une métaphysique particulière qui postulait que le réel était, comme la vie humaine, muni d’un sens : la naissance, la maturité et la mort. Or, la perception du réel qui habite, je crois, nos contemporains est moins univoque que celle de nos ancêtres et son sens beaucoup moins net. Nous n’habitons plus le même réel que Balzac, au moins parce que le nôtre semble beaucoup plus absurde. […] Notre réel ressemble sans doute un peu à cette Cité des Immortels, qui provoque une impression d’horreur intellectuelles au héros de L’Immortel, de Borges : cité où il ne rencontre que « couloirs sans issue, hautes fenêtres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inversés, aux degrés et à la rampe tournés vers le bas 59 ». Notre monde, comme cette Cité que Borges dit pire qu’un labyrinthe parce que son architecture est privée d’intention, peut difficilement être rendu par des intrigues bien montées, car nous pouvons certes y percevoir des rythmes, mais pas de direction, des sens, mais pas un sens. D’où le jeu de fausses pistes, d’où les fins en queue de poisson, d’où l’imprévisibilité, les refus de causalité classique du roman du XXe siècle. D’où le refus de faciliter la « besogne du lecteur » et la tendance à le malmener, à lui abandonner une large part de l’interprétation, à réclamer sa collaboration active. Lecteur sur le qui-vive parce que lecteur sans assurance. Le narrateur n’est plus fiable. Quai Voltaire Revue Littéraire N°8, printemps 1993 ACTUALITE DU MODERNE JÉRÔME GAME Du « Je est un autre » rimbaldien comme de l’impersonnel mallarméen, plusieurs chemins d’écriture ont été tracés qui inaugurent deux grands types de poésie : la poétique du sujet et la poétique de l’événement. La modernité esthétique dans son acception courante (soit, pour ce qui concerne la poésie, l’ « époque » ouverte par Rimbaud-Lautréamont-Mallarmé) est, selon le philosophe Jacques Rancière, un mauvais concept : fourre-tout incohérent et superficiel, elle ne rendrait pas spécifiquement compte de la singularité de la poésie d’un temps donné comme étant produite par une esthétique trans-historique plutôt que simplement chronologique. À la définition de la modernité comme franche rupture entre un avant et un après est ainsi, et à juste titre, préférée une modernité comme pensée du devenir des formes. En bref, la « tradition du nouveau » n’existe que dans une relation intime et inextricable à la « nouveauté de la tradition » : la modernité n’est pas datable à une origine ou un fondement l’inaugurant benoîtement, telle une ligne de métro ou de chemin de fer. Au contraire : elle relève d’une généalogie, d’une historicité, d’une réflexivité – c’est-à-dire d’une façon particulière de faire des plis sur un substrat, de faire des œuvres sur, avec, à partir, contre, d’autres œuvres. Ce geste caractéristique de la modernité comme rapport à l’ancien – le nouveau comme plus intense pliure des strates constitutives du réel et du symbolique, de ce fameux toujours-déjà-là – ressort clairement du dernier essai de Christian Prigent, Salut les anciens/Salut les modernes (Éditions P.O.L), dans lequel trois jeunes poètes (Philippe Beck, Charles Pennequin, Christophe Tarkos) sont étudiés en vis-à-vis à Lucrèce, Marot, Jarry, Verlaine, etc. Inventer en reprenant, en abandonnant : c’est ainsi ce surplace perpétuellement chaloupé, ce mouvement immobile qui définit la modernité comme acte plutôt que comme période ou catalogue (d’œuvres ou d’auteurs). À chaque époque particulière, la question de la modernité consistera donc à spécifier cette caractéristique majeure depuis une interrogation portant sur les conditions et modalités du geste d’invention poétique : pourquoi tel pli maintenant ? Qui ou qu’est-ce qui invente poétiquement ? Comment ? Mu par quelle force ou quelle énergie ? Dans quel contexte ? Avec quelle finalité ? Dans cet esprit, les lignes qui suivent voudraient appréhender la poésie contemporaine au sens que Dominique Fourcade donne à ce terme dans son livre Outrance utterance et autres élégies : est contemporain ce qui ne cadre pas avec le moderne, ce qui lui est « nonidentique ». Il s’agira ainsi de voir schématiquement comment la modernité déploie sa diversité autour de la question de la production et de l’expérience poétiques comme déstabilisation de la subjectivité traditionnelle (le Je/Moi substantiel pris dans sa dimension chronologique) au profit d’une identité poreuse et en perpétuel procès (la subjectivation comme épreuve d’un pur présent), avec toutes les implications sur le réel qu’un tel déploiement recèle – c’est-à-dire sa dimension proprement politique, revendiquée ou pas, consciente ou non. Du Je est un autre rimbaldien comme de l’impersonnel mallarméen, plusieurs chemins d’écriture ont en effet été tracés, qui, au travers des méandres ainsi tissés, donnent aujourd’hui à lire et à entendre deux grands types de poésie, qu’on appellera, faute de mieux et de place, poétique du sujet et poétique de l’événement. La première a été le plus avant théorisée par Jean-Michel Maulpoix, et consiste essentiellement à dire la vie : une voix, une âme, parlent, se manifestent : « il m’arrive quelque chose » - et ce faisant, manifestent le monde. Le poème est une expression de l’existence comme cosmos infini, et le poète est le « sujet lyrique » (Maulpoix) qui la produit via une déhiscence constitutive. On reconnaît dans cette poétique à la structure chiasmatique le paradigme phénoménologique : un horizon, un homme, un tout. De cette inspiration relèvent sans doute les œuvres d’Yves Bonnefoy, Antoine Emaz, Jean-Michel Maulpoix, André Du Bouchet, Jude Stefan et bien d’autres – celles de Bernard Noël, Dominique Grandmont, Fabienne Courtade, Michel Deguy, Yves di Manno, constituant déjà comme un moyen terme entre cette poétique et celle de l’événement. Cette dernière, à rebours de dire la vie, consiste à ce que la vie dise. En précisant immédiatement que cette poésie est tout autant vouée au travail et au labeur que la précédente – aussi bien, elle est une production, une composition, une œuvre et non pas une nature –, mais qu’il s’agit pour elle de manifester par ses constructions la caractère précisément déjà constructiviste de la nature elle-même. Non seulement y a-t-il, selon elle – comme d’ailleurs selon la poétique du sujet – inadéquation entre le moi et le monde, le moi et le langage, et au sein même du moi, mais – par différence d’avec la poétique du sujet – cette inadéquation n’est pas soluble ou résoluble en un horizon chiasmatique, fût-il aussi bref que l’instant du poème. Au contraire : le poétique lui-même se fait généralisation, dissémination, prolifération, diffraction de l’inadéquation. Dans une logique de l’aggravation, il consiste à intensifier la natura naturans qu’est le monde par celle qu’est le sujet, à les porter réciproquement au carré, au cube, à la Nième puissance, plutôt qu’à les réduire ou les rationaliser, ou les pondérer par l’intervention d’une natura naturata que le poète et le monde seraient l’un à l’autre, fût-ce brièvement ou alternativement. Autrement dit, loin d’être la description du réel, le poème en est l’ « opération » (Alain Badiou) certes toujours finie mais en laquelle le réel se « machine » (Deleuze et Guattari) néanmoins lui-même dans le langage pour former le seul sens non prédéterminé : l’in-sensé. Dans les mots de Christian Prigent, il n’y a jamais d’ « idylle » ou de pause dans le non-sens. Dans ceux de Gilles Deleuze, « le Chaos chaotise », l’essence n’existe pas : ce qui signifie que c’est l’informe du réel et du langage, jamais prédéterminé une fois pour toutes, qui constamment et sans mode d’emploi, s’agence en exprimés –des œuvres. Aussi bien, ces dernières ne sont-elles plus le fait ou le produit d’une conscience – fût-ce ouverte – mais bien d’une circonstance entre un corps, une culture, une histoire : un événement, conçu comme simultanéité d’une épreuve et de l’intelligence impersonnelle qui en est produite. Le poème est ainsi la trace active d’un processus par lequel le monde comme chaos se propage en se métamorphosant. Ou autrement dit : la poésie comme expression ne se conçoit plus en termes de communication présupposant deux ou plusieurs subjectivités pré-formées (se) représentant dans leurs œuvres, mais bien en termes de vibrations formant elles-mêmes des entités aussi précaires que le courant qui les esquisse en les reliant. D’où il ressort qu’au lieu du Je/Moi, du tu, du qui, c’est un quoi, un que, un on qui écrit : flux-mouvement, progression par-delà tout plan ou carte pré-existants. Ainsi indéterminé, un tel « sujet » n’a plus de matière « à dire » dans son poème : la dichotomie fond/forme traditionnelle n’a plus aucun sens. Loin de consister à exprimer en mots une perception, une idée, ou un sentiment sécrétés dans l’alambic du moi, la poétique de l’événement est plutôt pointage incohérent et arbitraire de la fluidité ultime, et ellemême contingente, de l’être ; en définitive : une mise en désordre du désordre – c’est-à-dire, bien sûr, un ordre supérieur, une conscience impersonnelle supérieure : un ordre qui est savoir de sa précarité et ainsi, de ce par quoi il fait sens – le sens de l’insensé, le sens comme in-sensé révélé par la forme comme in-formel. La dichotomie fond/forme n’étant plus pertinente, ne le sont plus non plus des thèmes ou des figures de styles en soi , qui auraient pu, à d’autres moments historiques, apparaître comme naturellement poétiques. D’où une indécision, dans cette poétique de l’événement quand on l’approche globalement, tant en ce qui concerne ce qui se dit que la façon dont cela se dit. Philippe Beck insiste ainsi sur le vers quand Nathalie Quintane, Didier Garcia, Vincent Tholomé, Christophe Hanna travaillent la prose et Dominique Fourcade et Jean-Pierre Faye, la radicale indétermination entre les deux. Olivier Cadiot, JacquesHenri Michot, Manuel Joseph, Vannina Maestri aggravent quant à eux la nature constructiviste du réel par leurs procédures de cut-up et de montage – cette dernière notion étant intensifiée d’une façon encore autre par Jacques Sivan, et récemment Anne Portugal, dans un travail rapportant l’écrit à l’image. Mentionnons ici aussi Michel Crozatier et Joseph Guglielmi et leurs poèmes comme montage de la page. Les bégaiements et l’inertie pâteuse des langages de Christophe Tarkos et de Charles Pennequin, la langue saccadée de Mathieu Messagier, les ritournelles de Christophe Fiat, les concrétions de Philippe Beck, ou les sujets fantômes d’Anne-James Chaton sont également autant de procédures de l’événement. Comme le sont la tension entre sens et non-sens inhérente aux mots que Jan Baetens exacerbe dans son travail sur la littérature à contraintes, et le moteur à explosions chimicopoétique que Jean-Michel Espitallier a inventé. De façon cette fois générale, il est remarquable que le contingent se manifeste dans ces écritures par une forte propension à se corporaliser, c’est-à-dire non pas à réciter ses textes en public ni à écrire sur le corps, mais à faire de la performance physique, dans son irréductible imprévisibilité, le lieu de son insensé. En résonance particulière avec ce dernier point est l’enjeu du sexe et du désir comme paradigme de la création poétique conçue en tant que tension verbale maximale de l’être, aptitude à la mort – avec notamment les œuvres de Christian Prigent, Dominique Fourcade, Marie-Laure Dagoit, Jérôme Game. Au terme de cet ultra-rapide et borgne tour d’horizon ( !), le critère d’ensemble permettant de spécifier une telle prodigalité hétérogène de la poésie contemporaine s’avère ainsi, me semble-t-il, être cet attachement collectif à l’écriture comme dimension d’une révolution ontologique, éprouvée notamment dans une rupture de la figuration et la corporalisation inédite à laquelle il est ainsi donné lieu : le sujet, l’individu, le moi, le je, le toi, le nous, ne sont vraiment plus ce qu’ils étaient – ils sont devenu mouvement et matières en devenirs variés. Où il y va alors ici de la dimension simultanément pan-artistique et politique inhérente à cette radicalisation du moderne. Jean-Marie Gleize est de ceux qui ont le mieux saisi ce statut comme qui dirait transcendantal, dans la modernité esthétique, de l’agencement sexe-in-forme-subjectivationstyle-pouvoir (pointant ainsi vers tout ce que ladite modernité doit aux philosophies de Gilles Deleuze et de Michel Foucault). Gleize appelle cet agencement « le principe de nudité intégral », et comme il le dit en s’en réjouissant : « la nudité gagne », c’est-à-dire que les puissances de l’in-forme, la matière nue, pure, non idéalisée, exacerbée dans sa finitude et sa malléabilité par toutes sortes d’affects, sont en train, via une poétique littérale plutôt que métaphorique, métamorphique plutôt qu’imagée, de constituer un nouveau pli d’ensemble au sein du moderne. D’une part, en effet, la révolution ontologique intéresse, par définition, toute intersubjectivité humaine, et plus violemment encore celles qui font spécialité de se penser et de s’éprouver comme n’allant pas de soi, à savoir l’art comme ensemble de pratiques créatrices s’intensifiant réciproquement. D’autre part, ou plus précisément par extension, une telle modernité poétique ne peut que se retrouver partie prenante à toute tentative révolutionnaire d’invention de modes de résistance au pouvoir, pris dans son acception générique d’estomac, c’est-à-dire dans son effrayante et anonyme aptitude à tout dominer en digérant tout – ses victimes consentantes ou ignorantes comme ses opposants. Une telle réalité du pouvoir n’est en effet plus une « menace » mise en face d’une gentille « humanité » et appelant une contre-offensive depuis la « civilisation ». Bien plutôt, cette réalité, c’est nous, déjà nous, et nous demain encore – mais jamais tout nous. Autrement dit, au lieu d’appeler un barrage eschatologique version Grand Soir, le pouvoir contemporain suscite la possibilité historique d’une révolution perpétuelle : la métamorphose, le devenir-autre comme identité. Ce à quoi le contemporain poétique – et il faut s’en réjouir – répond avec énergie. Magazine littéraire N°396, Dossier « La Nouvelle poésie française », mars 2001 Table d’opér ation CONTE MERVEILLE UX suivi de sa mise à plat ÉRIC CHEVILLARD Loin dans la mer, ce matin là, à sept degrés vingtdeux minutes de latitude nord, poussés par les alizés, bonne marche, fière allure, la poudre et les armes à l’abri dans la cale avant, les tonneaux solidement arrimés, les ballots recouverts de toile goudronnée, les rouleaux de cordages très exactement comme de gros serpents lovés sur le pont, les cris perçants des mouettes, le lendemain, plus loin dans la mer, direction N.-N.-E. quart N., à tirer des bordées, la brise trop légère, les vergues grinçant sur les drisses, l’ennui à bord, heureusement le rhum, suivent trois jours de calme plat, le ciel plombé, le silence oppressant, la chaleur moite, ventilateur bâbord, les vivres avariés, dix barils de lard, nervosité, heureusement le cognac, un peu de roulis, les cœurs retournés, grondements là-haut qui s’amplifient, rafales soudaines, forte houle traversière, navire bord à bord, vagues très exactement comme des montagnes, paquets de mer, tous lessivés jusqu’aux os, un malheureux sur le gaillard d’avant emporté par une lame, voiles déchirées, la brigantine en lambeaux, sinistres craquements, premièrement le petit foc, deuxièmement le grand foc, troisièmement le clinfoc, enfin le faux-foc, comme des fouets les filins rompus, le canon renversé démolit les plats-bords, les tonneaux détachés roulent, écrasent, explosent, tandis que le grand cacatois, flots mugissants, revanche des éléments, furie, terrible spectacle, agrippés tous aux galhaubans, mais le mât de misaine, tout à coup, puis la corne d’artimon, le grand perroquet d’une part, d’autre part le petit perroquet, les trois chaloupes en morceaux, droit sur les récifs écumants, or le petit cacatois, alors que le beaupré, au moment même où la trinquette, c’est la fin cette fois, la déferlante, les brisants, à bas le grand hunier et le petit hunier, fracas épouvantable, adieu, tous mourir, échouage, banc de sable, sauvés, l’ouragan comme il était venu, le soleil, nombreuses pertes, et des blessés, et les dégâts, écoper, poudre noyée, renflouage extrêmement délicat, réparations de fortune, rationnement, biscuit, et plus une goutte d’eau-de-vie. * En effet, vous venez de relire d’un trait, ou d’une haleine, Robinson Crusoé, L’Île au trésor, Moby Dick, Typhon, j’en oublie, Pêcheur d’Islande, et mille autres romans appartenant à la littérature de la régate et du naufrage, certains même dont j’ignore l’existence et auxquels je ne pensais pas en les réécrivant, pourtant, fidèlement, sous cette forme elliptique mais puissamment suggestive, ne trouvez-vous pas ? qui contient et restitue d’un coup tous les grands romans cités plus haut et mille autres de la même veine, notamment Les Travailleurs de la mer. Bien entendu, celui de ces livres qui vous est le plus cher, que vous aviez déjà lu plusieurs fois, ou celui de ces livres que vous avez lu le plus récemment, ou, au contraire, celui que vous avez lu en premier, à l’âge ou tout ce qu’on lit reste imprimé, ou encore celui de ces livres dont le remake cinématographique vous a éclaboussé, celui-là se sera imposé à votre esprit avec force et précision, au détriment de tous les autres, mais sans les éclipser totalement, vous avez remarqué ? C’est très curieux. Par exemple, si vous avez immédiatement pensé à Typhon en lisant ce conte, s’il vous a semblé relire, en accéléré mais in extenso, Typhon, je suis sûr que vous avez eu parfois aussi l’impression de feuilleter Moby Dick, ou de vous replonger dans Robinson. On objectera qu’il n’y a pas de naufrage dans L’Île au trésor, ou que le bateau de Conrad est un vapeur, dépourvu de gréement, mais ce sont là des détails qui vous reviennent maintenant, après coup, parce que je développe la partie théorique de mon exposé et que votre esprit critique sollicité se doit de réagir, il conteste et contredit par réflexe. D’ailleurs, ces imprécisions ne nuisent pas pendant sa lecture à l’efficacité ni à la magie du conte. Le merveilleux n’agit pas dans les rapports de gendarmerie. On aura beau jeu encore de souligner que Moby Dick est incomplet dans ma version, scandaleusement raccourci, philosophiquement très appauvri, amputé de ses scènes les plus éblouissantes, et – ce qui vous paraît un comble – qu’on n’y voit seulement pas la queue d’une baleine. C’est vrai, la baleine est juste suggérée, on la devine cependant, ou plutôt : on s’en souvient. Elle était blanche. Voilà. Je vous ai fourni assez d’éléments, votre mémoire a fait le reste. Le seul intérêt de ce conte est d’être lacunaire, justement. Tout cela pour dire (car j’en arrive aux conclusions et il serait bon que cette remarquable démonstration serve à quelque chose), ou bien que chaque mot porte en lui, précipités ou involutés, tous les livres dans lesquels il a joué un rôle important – j’ai fait appel ici au lexique de l’aventure maritime, particulièrement révélateur –, ou bien au contraire que la littérature n’a rien à voir avec les mots, ou autre chose encore, mais je préfère laisser chacun décider quoi, à sa guise. Quai Voltaire Revue littéraire N°10, hiver 1994 OLIVIER CADIOT : BIBLIOGRAPHIE Livres L’Art poétic’, Éditions P.O.L, Paris, 1988. Roméo & Juliette I, Éditions P.O.L, 1989. Futur, ancien, fugitif, Éditions P.O.L, 1993. Le Colonel des Zouaves, Éditions P.O.L, 1997. Retour définitif et durable de l’être aimé, Éditions P.O.L, 2002. Théâtre Happy birthday to you, monologue. Mise en scène Georg-Maria Pauen, 1988. Sœurs et frères, pièce. Mise en scène Ludovic Lagarde, 1993. Platonov, adaptation. Mise en scène Ludovic Lagarde, 1995. Le Colonel des Zouaves, monologue. Mise en scène Ludovic Lagarde, 1999. Musique Mimi, Il-li-ko, Anacoluthe, solo. Musique Pascal Dusapin, 1987. Roméo & Juliette, opéra. Musique Pascal Dusapin, 1989. Cheval-mouvement, chanson. Musique Katonoma, 1994. 36 Prières d’insérer, solo. Musique Georges Aperghis, 1995. Running, lecture. Musique Benoît Delbecq, 1998. Samuel Hall, chanson. Musique Alain Bashung, 1998. Dona eis, requiem. Musique Pascal Dusapin, 1999. Ici Paris, lecture. Musique Benoît Delbecq, 2000. On est pas indiens c’est dommage, samples. Musique Rodolphe Burger, 2000. Family dingo, chanson. Musique Rodolphe Burger, 2000. Textes Rouge, vert & noir, Block, 1989. «Mes 10 photos préférées», in Cahiers de la Comédie-Française, 1994. «Home mad», in Mobile, 1998. «Retour définitif et durable de l’être aimé», in Le temps vite, Centre Pompidou, Paris, 2000. Critique Revue de littérature générale, 95/1 (la Mécanique lyrique) et 96/2 (Digest). En co-rédaction avec Pierre Alferi, Éditions P.O.L. Traductions To be sung, livret de Gertrude Stein, coédition Actes Sud/Théâtre de Caen, Arles, 1995. Les Psaumes, Cantique des cantiques, Osée, dans la nouvelle traduction de La Bible, Éditions Bayard, Paris, 2001.