Le baume et le poison. La vie d`artiste
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Le baume et le poison. La vie d`artiste
LES ECHOS DE SAINT-MAURICE Edition numérique Jean-Pierre COUTAZ Le baume et le poison. La vie d’artiste Dans Echos de Saint-Maurice, 1994, tome 89b, p. 39-41 © Abbaye de Saint-Maurice 2014 Le baume ou le poison La vie d'artiste par Jean-Pierre Coutaz Est-il concevable qu'un homme endetté jusqu'au cou, dont l'épouse est gravement malade et les oeuvres font scandale, puisse créer une toile joyeuse restituant l'atmosphère de la liesse populaire? Apparemment non ! Et pourtant c'est dans cet état que Claude Monnet immortalise la rue Montorgueil le 14 juillet 1878. S'il fallait qualifier cet art qui s'arrache des difficultés matérielles pour se noyer dans les couleurs du prisme, qui oublie momentanément le chagrin pour jouer avec l'arc-en-ciel, on pourrait avancer le terme d'Art-Evasion. Cependant c'est moins le baume qui nous intéresse que le poison: c'est à dire cette obsession qui envahit l'artiste, membre à membre, son cerveau, son coeur, sa chair, tout. Elle le tient comme un vice, elle le mange, comme l'écrit si bien Zola dans L'Œuvre. Elle est sa femme. 39 Lorsque l'expression picturale n'est plus le moyen de fuir l'existence mais bien plutôt celui de la fouir profondément, elle change radicalement de direction et passe de l'impressionnisme à l'expressionnisme avec, bien sûr, son cortège d'exceptions. La première exception c'est évidemment Vincent Van Gogh. Parce qu'illuminé par la lumière de Provence, les critiques le classent généralement dans l'impressionnisme alors que son oeuvre finale n'est que torture de l'esprit et de la pâte. Une balle libératrice mettre un terme à cette passion un certain 29 juillet 1891. Vincent n'est d'ailleurs pas le seul artiste à chercher et peut-être trouver dans la mort le remède ultime à ses tourments. La liste est longue, dans le catalogue expressionniste surtout, des artistes qui ont exacerbé leur sensibilité au point de perdre la raison... de vivre. Il peut nous paraître paradoxal que la création artistique, sorte de conception au sens physique, d'accouchement perpétuel, puisse engendrer également l'autodestruction. Cependant lorsqu'elle ne se nourrit pas de l'extérieur, mais des viscères du peintre, il est alors aisé de comprendre que c'est par la combustion que grandit la flamme et que la chaleur et la lumière dispensée dépendent de la richesse du matériau consumé. Vincent lui-même reconnaît avec humilité et lucidité que c'est implicitement grâce à sa maladie qu'il atteint des sommets. Autrement dit, l'artiste sain et équilibré ne confiant qu'au rationnel l'élaboration et la réalisation de son oeuvre risque infiniment moins, fut-ce au détriment de ce que certain appelle le génie. Accéder au sublime précède, semblet-il, à coup sûr, le creux de la vague, la chute. Le suicide de l'artiste proviendrait-il d'une frustration de ne pouvoir réaliser le projet idéal? De sentir que ses mains, comme le dit Claude, héros de l'Œuvre, "n'ont pas la puissance de créer des êtres"? La substitution de la procréation par la création entraîne peut-être un déséquilibre affectif irremplaçable. Aucun tableau ne vaudra jamais le rire d'un enfant! Vincent ne serait jamais devenu peintre si sa quête d'amour avait pu trouver une âme soeur, si sa soif d'absolu avait pour s'étancher au travers du sacerdoce, si son idéal plastique avait, auprès du public, suscité de la sympathie et de la compréhension. La solitude donc, comme le décrit si bien Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, est fondamentale. "Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Votre regard était tourné vers le dehors; c'est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Il n'est qu'un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire... Mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire? Si cette réponse est 40 affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple: "Je dois", alors construisez votre vie sur cette nécessité, votre oeuvre d'art est bonne quand elle est née d'une nécessité." Ne plus pouvoir écrire, ne plus pouvoir peindre: la stérilité créatrice se révèle donc être la cause essentielle du suicide. Zola, toujours, fait dire à son héros: "Oui, j'appartiens à l'Art, qu'il fasse de moi ce qu'il voudra. Je mourrai de ne plus peindre , je préfère peindre et en mourir. Et puis ma volonté n'y est pour rien. C'est ainsi; rien n'existe en dehors, que le monde crève." Vincent, lors de son suicide portait sur lui une dernière lettre destinée à son frère Théo, qui s'achevait ainsi: "... Eh bien, mon travail à moi, j'y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié. " Quel métier dangereux quand la Nécessité de créer est la moteur de la vie! Nous tenons là, certainement l'unique critère de jugement qui décide si une oeuvre est vraie ou morte. Combien de cadavres pendus aux cimaises de nos musées? 41