Une gueule cassée » Il n`y a pas si longtemps

Transcription

Une gueule cassée » Il n`y a pas si longtemps
HDA - Les joueurs de Skat, d'Otto Dix
Arts plastiques / Français / Histoire
œuvre écho n°2
3ème3
« Une gueule cassée »
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Il n'y a pas si longtemps qu'on avait permis à Edouard de se regarder dans une glace. Evidemment,
pour les infrmières et les médecins qui avaient récupéré un blessé dont le visage n'était qu'une
immense plaie de chairs sanglantes où ne subsistaient plus que la luette, l'entrée d'une trachée et, à
l'avant, une rangée de dents miraculeusement indemnes, pour tous ceux-là, le spectacle qu'offrait
maintenant Edouard était très réconfortant. Ils tenaient des propos très optimistes, mais leur
satisfaction était balayée par le désespoir infni qui s'emparait des hommes quand, pour la première fois,
ils se trouvaient confrontés à ce qu'ils étaient devenus.
D'où le discours sur l'avenir. Essentiel pour le moral des victimes. Plusieurs semaines avant de
replacer Edouard face à un miroir, Maudret avait entonné son couplet :
– Dites-vous bien ceci : ce que vous êtes aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que vous serez
demain.
Il appuyait sur le « rien », c'était énorme rien.
Il dépensait d'autant plus d'énergie qu'il sentait le peu d'effet de son discours sur Edouard. Certes, la
guerre avait été meurtrière au-delà de l'imaginable, mais si on regardait le bon côté des choses, elle avait
aussi permis de grandes avancées en matière de chirurgie maxillo-faciale.
– D'immenses avancées, même !
On avait montré à Edouard des appareils dentaires de mécanothérapie, des têtes en plâtre équipées
de tiges en acier, toutes sortes de dispositifs d'aspect moyenâgeux qui étaient le dernier cri de la
science orthopédique. Des appâts, en fait, car Maudret, en fn tacticien, avait procédé à une sorte
d'encerclement de la personne d'Edouard, pour mieux le conduire à ce qui constituait le point d'orgue
de ses propositions thérapeutiques :
– La greffe, Dufourmentel !
On vous prélevait des lanières de peau sur le crâne qu'on vous sanglait ensuite sur le bas du visage.
Maudret lui montra quelques clichés de blessés réparés. Voilà, pensa Edouard, vous donnez à un
médecin militaire un type dont la trombine a été totalement écrabouillée par d'autres militaires, et il
vous restitue un gnome1 tout à fait présentable.
La réponse d'Edouard fut très sobre.
« Non » écrivit-il simplement en grandes lettres sur son cahier de conversation.
Alors, à son corps défendant – curieusement il n'aimait pas trop cela – Maudret évoqua les
prothèses. Vulcanite2, métal léger, aluminium, on disposait de tout ce qu'il fallait pour lui poser une
nouvelle mâchoire. Et pour les joues... Edouard n'attendit pas la suite pour attraper son grand cahier et
écrire à nouveau :
« Non. »
– Quoi, non... ? demanda le chirurgien. Non à quoi ?
« Non à tout. Je reste comme ça. »
Maudret ferma les yeux d'un air entendu, montrant qu'il comprenait ; les premiers mois, on
rencontrait fréquemment ce type d'attitude, le refus, un effet de la dépression post-traumatique. Un
comportement qui s'arrangeait avec le temps. Même défguré, tôt ou tard, on redevient raisonnable,
c'est la vie.
Mais quatre mois plus tard, après mille insistances et à un moment où tous les autres, sans exception,
avaient accepté de s'en remettre aux chirurgiens pour limiter les dégâts, le soldat Larivière, lui,
continuait de s'arc-bouter sur son refus : je reste comme ça.
Disant cela, il avait les yeux fxes, vitreux, butés.
On rappela les psychiatres.
Pierre Lemaître, Au revoir là-haut (p. 116 à 118), Edition Albin Michel, Paris, 2013.
1 Personnage de petite taille et difforme.
2 Substance inattaquable par les acides et les dissolvants ordinaires ; elle ne peut se déformer et se compose notamment
de caoutchouc, de soufre et de silice.