Pièce radiophonique

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Pièce radiophonique
Die Maler von Les Milles. Pièce radiophonique de Sabine Günther
Production : Deutschlandradio, Berlin // Diffusion : 31 octobre 1997 // Durée : 19’52
Traduction : Catharina Zimmermann, 02/2010
HOMMES DE TUILE – LES PEINTRES DES MILLES
Commentaire (voix masculine) :
C’était encore la guerre. Max Ernst a peint Un peu de calme. Mais comme « ressortissant du Reich allemand » il a
bientôt été interné, d’abord pour six semaines à la prison Largentière, puis aux Milles près d’Aix-en-Provence où il a
partagé avec Hans Bellmer une chambre exiguë.
Le camp Les Milles était une ancienne tuilerie ; partout on retrouvait les restes et de la poussière de tuile, même dans la
nourriture frugale. Cette poussière rougeâtre s’incrustait aussi dans les pores de la peau à tel point qu’on avait
l’impression de se transformer aussi en tuile. Hans Bellmer et Max Ernst dessinaient tout le temps afin de venir à bout de
leur rage, leur faim. C’était aussi là où Bellmer a peint le portrait de Max Ernst - son visage est un mur de tuile.
Commentaire (voix féminine) :
Septembre 1939 – la Deuxième Guerre mondiale commence. Max Ernst, qui était en Ardèche, ne s’attendait pas du tout
à l’ordre donné par le gouvernement français aux personnes « de provenance d’un territoire ennemi » de se présenter
immédiatement dans un des « camps d’internement » installés partout en France pour que leur situation soit vérifiée.
Pour le département Bouches-du-Rhône au Sud de la France, on s’était emparé dans ce but de l’ancienne tuilerie aux
Milles qui fut aussitôt remplie, dès début septembre, de personnages émigrés assez éminents.
En novembre 1939, 1800 peintres, écrivains, journalistes et scientifiques provenant de 30 pays différents, des Allemands
et des Autrichiens en majorité toutefois, étaient rassemblés dans l’usine qui ne disposait ni de lits, ni de toilettes ou de
lavabos.
Max Ernst s’installe, comme Hans Bellmer, dans un des grand four de tuiles, appelés les « catacombes » par les internés.
C’est là où il dort et où il peint. Pendant combien de temps, il l’ignore.
L’historienne Doris Obschernitzki, qui étudie Les Milles, reconstitue l’histoire du camp d’internement :
Enregistrement original 1 : Doris Obschernitzki
« La première phase de l’internement semblait se terminer en avril 1940 quand les troupes allemandes sont venus en
France à travers les Pays-Bas et la Belgique et qu’alors l’interment a recommencé à nouveau. D’abord, à partir de 1939
jusqu’à décembre 1940, le camp fut géré par les militaires. Ensuite le camp avec ses détenus civils fut repris par le
ministère de l’Intérieur. C’est à cause de sa proximité du port de Marseille que le camp aux Milles est devenu le seul
camp de transit en France. Ici, on internait tous ceux qui avait déjà obtenu leurs papiers du consulat, leur visas d’entrée et
qui, en conséquence, avaient en vue de quitter le pays le plus vite possible. […] Cette situation a changé en été 1942
après les négociations entre les Allemands et les Français, quand la collaboration du gouvernement de Vichy avec les
occupants allemands a atteint son niveau maximum et que le premier s’est déclaré prêt à collaborer activement aux
déportations des Juifs allemands détenus en France. Ainsi, en juillet et août 1942, Les Milles est devenu l’un des centres
de la déportation depuis le Sud de la France : 5 trains de transport sont partis d’ici à Auschwitz, en passant par Drancy.
Commentaire (voix féminine) :
Une grande partie des artistes et intellectuels qui avaient été déclarés « Ennemis du Reich » par les nazis en 1933 ou bien
qui avaient déjà quitté l’Allemagne fin des années vingt, début des années trente à cause de leur conviction antifasciste
ou leur provenance juive, vivaient en exil dans les petits villages de pêcheurs à la côte d’Azur ou dans l’arrière-pays
montagneux du Var.
La « Capitale de la littérature allemande » n’était plus Berlin, mais Sanary-sur-Mer, et si dans les années trente un
éditeur ou un journaliste voulait trouver Heinrich Mann, Arnold Zweig, Ernst Toller, Lion Feuchtwanger ou Bertolt
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Brecht, il allait les chercher sur la Riviera française.
Parmis les artistes il y avait plusieurs peintres jeunes : Ferdinand Springer, d’origine berlinoise, qui vivait en France
depuis 1928 et s’était installé à Grasse en 1938, et Leo Marschütz, venu à Aix-en-Provence sur les traces de Cézanne et
resté en France après 1929. Il vivait au « Château Noir » avec les peintres Werner Laves et Frédéric Nathanson.
Les peintres Hans Bellmer, Robert Liebknecht et Wols vivaient à Paris, mais ils passaient généralement les mois d’été au
Sud de la France, et c’est là où ces émigrants sont devenus, en automne 1939, les premières victimes de la guerre,
déportés ensuite au camp des Milles, quelquefois par des moyens assez aventureux.
Ferdinand Springer se souvient des personnes qu’il a retrouvé là-bas, lors de son arrivée :
Enregistrement original 2 : Ferdinand Springer
Max Ernst, par exemple. On était ensemble dans l’ »Atelier 17 » de Bill Hayter. On y travaillait tous les deux, c’est de là
qu’on se connaissait. Je n’ai pas vu Bellmer, mais on avait le même commerçant à New York, c’était Julian Levy. On se
connaissait donc grâce à notre travail. On est resté ensemble, on dessinait côte à côte tous les 5 . Chacun avec ses
dessins, on s’est inspiré les uns des autres.
Commentaire (voix féminine) :
Ferdinand Springer, fils de l’éditeur scientifique berlinois Springer, va fêter ses 90 ans cette année. Il est le dernier
peintre des Milles qui est encore vivant. A l’âge de vingt ans il avait quitté l’Allemagne pour étudier la peinture à Milan,
chez Carlo Carra, puis à Paris.
Dans les années vingt il est allé à Paris pour apprendre la gravure sur cuivre chez l’Anglais Stanley William qui
travaillait, entre autres, pour Giacometti, Miró et Raoul Ubac.
Quand Springer est venu aux Milles, il n’avait pas encore trouvé son propre style de peinture. Les copies qu’il avait fait
des maîtres italiens dans le Louvre lui servaient au camp de modèle pour ses peintures en sépia. C’est ainsi que même les
gars les plus grossiers, comme par exemple le nettoyeur des latrines souabe, appelé « seau de merde », ont été
transformés en personnages divins. Les dessins de Ferdinand Springer de l’époque évoquent un monde onirique plein de
grâce et d’harmonie divines qui paraît insolite.
Etait-ce sa façon à lui de se réfugier dans l’oubli ?
Enregistrement original 3 : Ferdinand Springer :
Tout à fait. Comme ça, je pouvais me souvenir de tous les bons moments que j’avais vécu dans les musées italiens, et je
ne tenais plus compte de toutes les atrocités et les ennuis du camp.
Commentaire (voix féminine) :
Les peintres qui, comme Ferdinand Springer, étaient internés aux Milles – Hans Bellmer, Max Ernst, Robert Liebknecht,
Max Lingner, Peter Lipman-Wulf, Leo Marschütz, Franz Meyer et Wols – n’ont pas inventé un nouveau style au camp,
et d’autant moins un « style de camp » commun. Au contraire : la plupart d’entre eux se retiraient des autres et
continuaient à travailler, avec les moyens limités dont ils disposaient, sur les sujets auxquels ils s’étaient déjà intéressés
avant la guerre. Face à la misère quotidienne et l’avenir incertain, le dessin et la peinture devenaient des moyens de
survie.
Enregistrement original 4 : F. Springer
Il y avait une pièce à part pour les sculpteurs et les peintres. Mais moi, j’aime pas ce genre de réunion grégaire. J’ai
sympathisé avec Bellmer. Parfois, il y avait aussi des gens assez intéressants, mais avec eux, on n’est pas devenu des
« copains ».
Commentaire (voix féminine) :
Pendant que Springer stylisait des hommes au bain et des bûcherons en Hercules et Apollons à l’aide de l’encre, Robert
Liebknecht faisait des esquisses du camp et de ses détenus qu’on voyait souvent réunis, en petits groupes, désemparés.
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Hans Bellmer a dessiné la tête de son ami Ferdinand Springer comme si elle était faite de granit. Le dessin « Tête de
femme sur une tour » représente un visage formé de tuiles sur une tour de pierre. Le déjà mentionné portrait à l’huile de
Max Ernst n’a été terminé par Bellmer qu’en 1942. Est-ce qu’il connaissait le fameux „portrait imaginaire“ de Sade ?
Max Ernst a peint des limes et des oiseaux abandonnés qui se rencontrent et qui essaient de marcher sur des becs pointus.
Pendant ces mois-là, il se sentait comme le petit frère de « Joseph K. ».
Commentaire (voix masculine) :
La situation dans le camp était quelque chose entre la Pologne, c’est-à-dire le no man’s land du « Père Ubu », et les
espaces sombres de Kafka.
Commentaire (voix féminine) :
Max Ernst avait été libéré des Milles en décembre 1939, mais il a été interné à nouveau en mai 1940. Pendant son
absence, la vie au camp avait continué et toute une série d’activités artistiques avait été organisée par les internés pour
animer leur quotidien triste. Au bar « La catacombe », il y avait régulièrement des concerts et des spectacles de cabaret
et de théâtre :
Enregistrement original 5 : F. Springer
Une fois j’ai dû jouer de l’accordéon, mais mon accordéon ne jouait qu’en do majeur. Pour le reste, j’étais spectateur et
j’ai aussi assisté aux répétitions.
Commentaire (voix féminine) :
… des répétitions pour une parodie des « Niebelungen » et pour la pièce Im nicht ganz weissen Rössl, écrite par l’interné
Max Bertuch. Il y avait même des répétitions pour Faust I, mis en scène par Friedrich Schramm.
Cependant, Ferdinand Springer n’a pas pu voir les représentations de toutes ces pièces parce que d’abord il était à
l’hôpital à cause d’une grave pneumonie et après sa guérison en 1940 il quitta le camp en direction de Forcalquier, avec
Hans Bellmer et quelques autres.
Ayant le choix de se présenter à la légion étrangère ou de servir en tant que prestataire, ils ont préféré à la légion
étrangère le moindre mal :
Enregistrement original 6 : F. Springer
A Forcalquier on a passé un temps assez agréable avec Pierre Seghers qui appartenait à la garnison. On faisait des projets
sur ce qu’on allait publier après la guerre, et on mangeait dans un petit restaurant au bord de la rivière. En fait, c’était très
beau. […] Mais on a été transporté encore plus loin, en passant par Roanne, on est arrivé à Meslay-du-Maine. C’était un
légionnaire allemand qui nous a traîné : à droite, droite, à gauche, gauche […] et comme il nous était interdit de pratiquer
des exercices militaires, je me suis mis dans un coin pour dessiner. Tout d’un coup, le légionnaire s’est approché de moi
et il m’a demandé : ça coûte combien ce que tu fais là ? – Ça te coûte rien du tout, j’ai dit, mais je ne veux pas me
présenter à l’appel et je veux qu’on m’apporte le déjeuner au lit.
Commentaire (voix féminine) :
En novembre 1940 Les Milles a obtenu le statut unique d’un camp de transit qui offrait, jusqu’en été 1942, à tous ceux
qui voulaient quitter le pays la possibilité de sortir du camp librement pour se procurer à la préfecture et aux consulats de
Marseille les papiers nécessaires pour l’émigration. Le journaliste Hans Fraenkel raconte cette époque-là :
Commentaire (voix masculine) :
On est toujours des internés. Mais ici, aux Milles, l’internement est supportable car il nous est permis d’aller à Marseille
pour préparer notre émigration. C’est qu’on est dans un camp de transit, le seul dans toute la France. C’est pour cela
qu’il y a tout ce va-et-vient qui ne change rien. On reste toujours des transitaires, nous sommes des voyageurs éternels,
les juifs éternels de l’internement…
A l’époque, en juin, notre camarade Karl Wilczynski a proposé de transformer notre camp en camp de travail. Il visait
plusieurs objectifs : lutter contre la morosité à laquelle on était tous délivrés en faisant des conférences ; animer les
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intellectuels aux travaux scientifiques, faire que les artistes poursuive leurs activités et sauver les jeunes de la déchéance.
Enregistrement original 7 : D. Obschernitzki
Aux Milles, le terme « camp de travail » était plutôt positif pour les internés. Ils avaient essayé de prendre le meilleur de
leur situation pour ne pas sombrer dans la résignation. Ils ont installé des groupes de travail, des ateliers pour enseigner
les jeunes qui se trouver dans le camp et pour leur offrir la possibilité d’apprendre des langues. Et la chose la plus
fameuse, c’était l’atelier des artistes. C’était une salle mise à disposition par la gestion du camp dans laquelle les peintres
pouvaient travailler. Même les murs y étaient ornés. Le sujet principal : la nourriture, le besoin essentiel de tous ceux qui
étaient dans ce camp.
Voilà les peintures murales dont la paternité reste incertaine. La seule chose qu’on peut dire avec certitude est qu’elles
ont été réalisées entre le mois d’avril 1941 et l’été 1941.
Commentaire (voix féminine) :
Après la fin de la guerre, la tuilerie des Milles fut remise en service, et l’ancien camp d’internement fut oublié pendant
des décennies. Les peintures murales anonymes, attestant de la vie quotidienne, des espoirs et des rêves de milliers
d’émigrants se sont estompées.
En 1993, à l’occasion du 50ème anniversaire des déportations des Milles à la suite desquelles 2208 hommes, femmes et
enfants juifs ont trouvés la mort à Auschwitz, une plaque commémorative pour les victimes a été installée hors du terrain
du camp. Cependant, les anciens dépôts ainsi que le réfectoire restaient fermés au grand public.
Heureusement, au cours des années suivantes, l’histoire a changé. L’historien français Jacques Grandjonc à rendu
compte aux journalistes, au printemps 1997, des fresques restaurées des Milles :
Enregistrement original 8 : Jacques Grandjonc
Commentaire (voix masculine) :
Ces peintures recouvrent les murs dans un petit bâtiment, une partie minuscule par rapport aux dimensions globales de la
tuilerie. La pièce a quand même été transformé en musée et peut être visité une fois par semaine.
Mais il y a un autre aspect, peut-être plus intéressant encore : il y a deux ou trois ans, le nouveau directeur de la tuilerie a
dû prendre une décision sur la construction d’un nouvel atelier de production dans l’usine ce qui aurait entraîné la
démolition des vieux bâtiments. Il a toutefois décidé de conserver l’ancienne usine et d’en faire un musée, ce qui permet
aussi de conserver les salles du camp et les peintures murales qui se trouvent dedans.
Commentaire (voix féminine) :
Qu’est-ce qui est devenu des peintres des Milles, après 1940 ? Hans Bellmer a été démobilisé après son contrat comme
prestataire à Forcalquier. Comme Robert Liebknecht il a vecu en France jusqu’à la fin de la guerre, caché et sous un faux
nom. Max Ernst devait son sauvetage, comme beaucoup d’autres émigrants allemands, au « American Rescue
Committee » sous Varian Fry à Marseille. Après avoir passé un certain temps en compagnie d’André Breton, Max
Hérold et André Masson à la « Villa Air Bel », appelé ironiquement le « château-espère-visa », il a passé en douce la
frontière espagnole au Portugal, puis aux Etats-Unis.
Leo Marschütz est rentré à la forêt de château noir où il s’est caché, pendant cinq ans, des gendarmes français et de la
gestapo allemande. Il a pu survivre grâce aux poules et aux lapins qu’il élevait.
Ferdinand Springer a décidé, en automne 1942, de s’enfuir en Suisse avec sa femme juive. Le 3 octobre 1942, les
Springer ont traversé la frontière avec de faux papiers.
Wols, le plus jeune de tous, avant de venir aux Milles, avait été détenu dans quatre camps différents où il avait été
témoin des suicides de quelques gens de sa connaissance. Aux Milles, il travaillait la nuit sur ses aquarelles colorées qui
continuaient le cycle « Wols Circus » et qui font aujourd’hui partie des peintures les plus belles et les plus
extraordinaires que les artistes ont pu créer aux Milles. Wols essayait également de quitter le pays pour les Etats-Unis à
l’aide du comité de sauvetage de Varian Fry – sans succès. Jusqu’à la fin de la guerre il se cacha quelque part en France
pour rester en vie. Une photographie de 1944 le montre tout impénétrable, résigné, un grand point d’interrogation se
lisant sur son front.
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