Patrick Garcia Maître de conférences à l`IUFM de Versailles
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Patrick Garcia Maître de conférences à l`IUFM de Versailles
Patrick Garcia Maître de conférences à l’IUFM de Versailles . Chercheur à l’IHTP-CNRS. Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 19451. En 1980, l’IHTP tenait une table ronde autour des pratiques commémoratives du 8 mai. Soutenue par des enquêtes départementales cette recherche, mettait en évidence plusieurs caractéristiques distinctives2. Tout d’abord, le 8 mai est une commémoration “calquée” sur celle du 11 novembre. Le rituel est identique. La première ne se distingue guère de la seconde que par un caractère patriotique plus prononcé dont témoigne l’usage généralisé de La Marseillaise qui n’est pas de règle dans les cérémonies du 11 novembre avant 1939. Cette inscription dans la tradition du 11 novembre s’exprime aussi par le lieu où se déroulent les cérémonies commémoratives : le monument aux morts de la commune ou l’Arc de Triomphe à Paris. Le Mont Valérien, pourtant dédié en propre aux martyrs de la Résistance et de la France Libre, n’apparaît que comme un lieu complémentaire étroitement lié à la mémoire gaulliste. De même, il faut attendre 1985 pour que s’ouvre à Reims un musée de la reddition et que soit entreprise une valorisation de ce lieu3. Ensuite, le 8 mai a connu bien des vicissitudes dont même une suppression en 19754. En août 2003 encore, quand le gouvernement Raffarin décide de supprimer un jour férié pour financer l’effort national en faveur des personnes âgées, il est mis en balance avec la Pentecôte finalement choisie. Enfin, il s’agit d’une fête concurrencée. Par la fête nationale Jeanne d’Arc qui est célébrée depuis 1920 le deuxième dimanche de mai. Mais aussi par les différentes commémorations attachées à la Seconde Guerre mondiale (qu’il s’agisse de la Libération des camps, de la journée consacrée à la déportation raciale ou encore des commémorations locales de dimension modeste ou internationale comme celle du D Day) qui n’ont, au demeurant, cessé de se multiplier depuis les années 805. Ainsi alors que le 11 novembre résume et cristallise le souvenir de la Première Guerre mondiale, le 8 mai n’y parvient pas pour la seconde, témoignage d’un “impossible syncrétisme” qui singularise, selon la formule de Henry Rousso, la mémoire de ce conflit. Il ressortait finalement de l’enquête de l’IHTP le tableau d’une commémoration marquée par une sorte de “pétrification sur fond de désaffection générale” (Jean-Marie Guillon) et par une perpétuelle incertitude sur son devenir. Ce statut incertain était attribué aux caractéristiques même d’une commémoration qui organise l’oubli autant que le souvenir en occultant Vichy et la collaboration d’État et dont la signification restait flottante notamment concernant le sens de la victoire : victoire sur les Nazis ou bien victoire sur les Allemands ? À vingt-cinq ans de distance je me propose de reprendre ce questionnement en m’appuyant, non plus sur les pratiques commémoratives locales mais en prenant pour objet les images télévisées de 1 Article publié in Christian Delporte et Denis Maréchal (dir.), Les médias et la libération en Europe (1945-2005), Coll. “Les medias en actes”, L’Harmattan, 2006, p. 419-437. 2 IHTP, La Mémoire des Français. Quarante ans de commémoration de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions du CNRS, 1986. 3 La transformation du lieu de signature de la première reddition allemande en lieu de mémoire donne lieu à un colloque publié : Maurice Vaïsse (dir.), 8 mai 1945 – La victoire en Europe, Actes du colloque internationale de Reims, 1985, collection “L’Histoire partagée”, La Manufacture, 1985 ; 2ème édition, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994. Un nouveau colloque est organisé sur la commémoration remmoise en 2005. On trouvera de nombreux éléments sur la commémoration du 8 mai et particulièrement sur celle du 7 mai à Reims sur le site du Crdp : http://crdp.acreims.fr/memoire/enseigner/default.htm. 4 Sur les raisons de celle-ci voir Patrick Garcia, “Valéry Giscard d’Estaing, la modernité et l’histoire” in Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Danielle Tartakowsky, Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Publications de l’Université de Provence, 2006. 5 Cf Tableau 1 en annexe de cet article. Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 2 la commémoration du 8 mai – principalement les retransmissions en direct et les séquences des journaux télévisés qui lui sont consacrées – du moins celles qui sont conservées et consultables à l’Inathèque. I / Essai de mesure : Pour déterminer l’importance accordée au 8 mai par la (puis les) télévision française, il fallait trouver des points de comparaison. Deux s’imposent : la célébration du 11 novembre 1918 et celle du 6 juin 1944. Le 11 novembre en regard Le graphique [Graphique 1] réalisé à partir des programmes télévisés de 1953 à 2004 montre la place manifestement secondaire qu’occupe le 8 mai par rapport au 11 novembre sur le petit écran. Ce statut moindre se traduit d’abord par la faiblesse du nombre de cérémonies retransmises en direct. De 1964 à 1988 celle du 11 novembre est retransmise chaque année à l’exception de 1984, l’année où, devant les caméras, François Mitterrand et Helmut Kohl se recueillent à Verdun6. Durant la même période le 8 mai ne connaît que huit retransmissions en direct7. Même si, à l’exemple de Jacques Lanzy ou de Léon Zitrone, les mêmes journalistes que pour le 11 novembre en assurent le commentaire – c’est-à-dire ceux qui sont habituellement chargés d’être les officiants de la “télévision cérémonielle8” – le 8 mai ne se révèle guère être une date obsédante pour la télévision française. Rapidement, hors célébration décennale, la commémoration du 8 mai n’est plus un grand événement télévisuel mais devient une simple séquence du journal télévisé. Au-delà de ce premier indice, l’analyse des programmes diffusés le jour-même confirme un traitement dissymétrique. Alors que le 11 novembre donne lieu dans 60% des cas, de 1951 à 1998, à la projection d’au moins un documentaire spécifique, le pourcentage du 8 mai n’est que de moitié. De même une fiction se rapportant à l’événement célébré ou au conflit n’est diffusée que pour 10 % des 8 mai contre 30 % des 11 novembre. Les émissions spécifiques du 8 mai et du 11 novembre de 1951 à 19989 8 mai Retransmission en direct des cérémonies 20% Projection le jour même d’au moins un documentaire 30% Projection le jour même d’au moins une fiction 10% 11 novembre 50 % 60% 30% Alors que, de 1953 à 1978, la Seconde Guerre mondiale représente, selon les travaux d’Isabelle Veyrat-Masson, 11 % des émissions à caractère historique projetées à la télévision française (hors films commerciaux non insérés dans une émission spécifique du type Dossiers de l’écran) force est de constater que le 8 mai est loin d’être le point de cristallisation de la mémoire télévisuelle du second conflit mondial10. À l’aune du 6 juin 1944. 22 septembre 1984. 1965, 1966, 1969, 1980, 1983, 1986, 1987 et 1988. Après cette date la cérémonie parisienne de commémoration du 8 mai est retransmise en direct en 1995 et celle du 11 novembre en 1998. 8 Daniel Dayan et Elihu Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996. 9 Source Télérama. 10 Isabelle Veyrat-Masson, “Entre mémoire et histoire La 2GM à la télévision, Hermès 8-9, 1990, pp. 151-169, citation p. 154. 6 7 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 3 Second point de comparaison : la place respective accordée aux anniversaires décennaux du 6 juin et à ceux du 8 mai. À partir des émissions diffusées mentionnées dans Télérama, il apparaît tout d’abord que c’est à l’occasion du 20ème anniversaire du débarquement que s’institue la pratique de retransmettre en direct les cérémonies commémoratives des deux guerres mondiales11 qui bénéficie aussitôt au 11 novembre et l’année suivante au 8 mai. [Graphique 2] En ce qui concerne les volumes horaires, le graphique 2 montre, après un premier traitement égalitaire en 1964-65 (environ 1 h), un déséquilibre manifeste. Jamais, même en 1995 où pourtant viennent à Paris plus de cinquante chefs d’État et de gouvernement, la couverture télévisuelle de l’événement n’est d’une importance identique. Le 6 juin avec ses anecdotes, ses vétérans et ses témoins retrouvés d’anniversaire en anniversaire, avec ses images spectaculaires12, apparaît comme un événement pleinement “télévisualisable”. Les émissions qui lui sont consacrées sont annoncées de longue date. En 1994 Télérama modifie sa maquette et consacre sa couverture à l’événement. Le comble de cette inflation d’émissions est atteint en 2004 lorsque le débarquement occupe les 5 et 6 juin et que de façon continue au moins une chaîne lui consacre son programme. France 2 organise même en direct à cette occasion La nuit la plus longue émission au cours de laquelle Michel Drucker et Thierry Ardisson13 tiennent l’antenne en compagnie d’invités de 20 h 30 à 6 h 30, heure à laquelle FR3 et TF1 prennent la relève14. II / Actualiser une commémoration. À partir de 1988 – à l’exception de 1995 – la cérémonie commémorative du 8 mai est insérée dans une séquence de deux à cinq minutes du journal télévisé. La question posée aux rédactions est alors de trouver les moyens d’actualiser un cérémoniel toujours qualifié de “traditionnel” pour en justifier la retransmission et de procéder à une mise en intrigue renouvelée qui corresponde à l’économie propre de la télévision et à ses exigences. On peut identifier trois grands types mise en intrigue : – L’actualisation anecdotique, – L’actualisation au nom d’un impératif de mémoire, – L’actualisation-inflexion. Chacune d’elles n’est pas exclusive d’une autre. a/L’actualisation anecdotique Présentation par Télérama du programme de la première chaîne : “15 h-16h30 Cérémonies commémoratives du débarquement allié du 6 juin 1944 à Utah beach. Réalisation Gilbert Larriaga. Commentaires : René Caron, Léon Zitrone. En direct des plages d’Utah beach : cérémonies militaires sur la plage de Sainte-Marie Le Port avec la participation de tous les dispositifs français et alliés ; discours de M. Triboulet, Président du comité du débarquement. Au cours des journaux télévisés des 6 et 7 juin seront retransmises les messes, les allocutions, cérémonies militaires qui se dérouleront à Colleville-Montgommery, Hernanville, Bayeux, Ohons-Beach et SainteMère l’Église.” 12 Que renouvellent au reste la découverte d’images en couleur utilisées pour la première fois en 1994. 13 Télérama décrit ainsi cette émission : “Le débarquement commentée en léger différé (60 ans) jusqu’à 6.30, toutes les demi heures par Benoît Duquesne ! Entre ces épisodes, le général Drucker et son cigare Ardisson tenteront de faire du divertissement avec de l’Histoire. […] LCI avec soixante ans de retard” que la fiche de FR2 présente ainsi : “Entourés d’historiens, de spécialistes du 6 juin 1944 et d’invités qui évoquent la façon dont le Débarquement a marqué leur vie, Michel Drucker et Thierry Ardisson décryptent chaque événement de la nuit qui a précédé le Débarquement sur les plages de Normandie par le biais de débats et flashs info”. 14 Cf. Charles-Louis Foulon, “La Libération, cinquante ans après”, Universalia, 1995, P 374-375. Dans la même collection l’auteur a aussi consacré deux articles aux commémorations du 8 mai : “Le 8 mai 1945 – histoire, mémoire et politique” (1986, p. 428-429) et “Le 8 mai 1945 et les commémorations de la victoire alliée” (1996, p. 371-372). 11 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 4 La première ressource de la rhétorique télévisuelle pour rendre “montrable” la cérémonie du 8 mai est de construire le sujet autour d’un événement qui l’individualise un tant soit peu au sein du cycle commémoratif. L’anecdote devient alors l’élément central du reportage. De 1986 à 2002 les cohabitations ou l’alternance offrent des images particulièrement propices à ce type d’actualisation quitte parfois à reléguer au second plan le sens même du geste, les conditions d’exercice du geste commémoratif effaçant son référent. Ainsi en 1986 le reportage du 13h de TF1 se conclut en soulignant que la commémoration a été “l’occasion de poignées de mains parfois inhabituelles. [François Mitterrand serre la main à des responsables de la majorité], l’occasion aussi pour les deux hommes15 d’un petit bain de foule. Le 8 mai n’est-il pas le symbole de la paix retrouvée ?” La même figure est exploitée en 2001 à propos de la coprésence de Lionel Jospin et de Jacques Chirac devant l’Arc de triomphe (TF1, JT 20h) même si c’est cette fois pour marquer une compétition croissante. De même la présence de deux présidents – François Mitterrand en fin de mandat et Jacques Chirac le président élu la veille – est l’événement télévisuel majeur de la cérémonie du 8 mai 1995. Même message pour Antenne 2 qui insiste par deux fois en 1986 sur le fait que François Mitterrand et Jacques Chirac se retrouvent “côte à côte” avant de rappeler, brièvement et sans images : “Le souvenir de cinq longues années de guerre, de feu, de sang, de mort, de séparation, de déportation, de privation et de misère. Cinq ans ; des pères, des fils morts dans les violents combats qui ont enflammé l’Europe, des femmes, des enfants écrasés sous les bombes et dans les camps de la mort toutes ces familles décimées, exterminées par la folie suprême du nazisme. Comment oublier ? Quarante et un ans après ceux qui ont vécu cette époque même s’ils ont parfois pardonné se souviendront jusqu’au bout de leur vie”. Dans le même esprit, en 1998, Antenne 2 20h accorde une large place à la commune de Belley dans l’Ain dont le maire, Charles Millon, est empêché de déposer une gerbe au monument aux morts par des manifestants qui protestent contre son élection à la présidence du Conseil régional grâce aux voix du Front national. La seconde séquence, préparée à l’avance, est consacrée à la signification que revêt le 8 mai en Allemagne. La cérémonie officielle à l’Arc de triomphe quant à elle ne bénéficie que de quelques images16. Le procédé d’actualisation peut aussi être fourni par la mise en scène de la cérémonie elle-même quand celle-ci s’éloigne de l’ordonnancement habituel. C’est le cas en 1991 et en 1992 quand hommage est rendu aux Forces françaises libres et à leurs combats africains, alors que des véhicules d’époque et des soldats revêtus des uniformes de l’armée d’Afrique veillent devant l’arc de triomphe. b/ Actualisation au nom d’un impératif de mémoire L’autre grande figure employée par les journaux télévisés consiste à justifier la retransmission de quelques images de la cérémonie par la nécessité de se souvenir. Celle-ci peut être soulignée en creux en mettant en scène une perte de mémoire à laquelle la télévision s’empresserait de remédier ou bien encore en donnant la parole à des acteurs qui n’ont pas oublié et témoignent des sacrifices consentis comme des espoirs qui étaient les leurs. En 1990 TF1 13h utilise le premier procédé. Le journaliste interroge un soldat puis un sousofficier de garde devant l’Arc de Triomphe : “Qu’est ce que c’est pour vous le 8 mai 45 ? – Ouah... Ça je peux pas vous dire. Ben euh...le débarquement.. Ça doit être ça.. Je ne sais pas. [Dirigeant le journaliste vers son supérieur] Il va vous expliquer mieux que Le président et son premier ministre. Sur les cinq minutes consacrées à la commémoration deux minutes environ sont dévolues aux incidents de Belley, deux autres au 8 mai vu d’Allemagne et une minute à la cérémonie parisienne. 15 16 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 5 moi.. [Le sous-officier] – Bonjour. C’est quoi votre question ? Qu’est-ce que c’est que le 8 mai 45 ? Il me semble que c’est la commémoration de la Libération de Paris”. Fort de cette mise en évidence de l’ignorance qui entoure désormais le 8 mai, la chaîne retransmet alors des images d’archives de la capitulation puis celles de la cérémonie elle-même. Puis, afin de ne pas se montrer trop didactique, le reportage s’achève par un autre “radio-trottoir” qui fait contrepoids : un passant interrogé par le journaliste qui couvre la cérémonie et lui demande pourquoi il est venu y assister répond : “Je suis là pour voir … la désaffection du public”. La même année à la même heure côté Antenne 2, quelques images de la signature de la capitulation ouvrent la séquence. Mais plutôt que par les incertitudes et les déliés de la mémoire, la chaîne justifie la retransmission par les pleins de celle-ci. Elle donne la parole à ceux qui sont là “pour témoigner du culte [qu’ils portent à] leurs camarades, aux combattants morts pour la France.”. C’est leur présence, le rappel de leur engagement et de leurs combats qui justifie la retransmission de quelques images de la cérémonie. Un même souci quasi didactique se retrouve dans l’explicitation des symboles, dont le port du bleuet. c/ Actualisation inflexion par intégration d’une nouvelle composante à la cérémonie. Le troisième mode d’actualisation de la cérémonie consiste à en renouveler ou à en infléchir la signification. Il répond notamment à la volonté du secrétariat d’État aux anciens combattants d’élargir l’hommage rendu aux combattants de la Seconde Guerre mondiale à d’autres conflits ou d’en faire un vecteur de lutte contre le racisme contemporain. Ainsi, en 2000, le journal télévisé de TF1 s’ouvre inhabituellement sur des images de la cérémonie de Marseille à laquelle assistent un rabbin et un imam tandis que la caméra fait un travelling sur des anciens combattants d’origine africaine. Puis un reportage à l’Arc de triomphe montre des harkis et des rapatriés d’Algérie conviés, pour la première fois, à la cérémonie. Avant l’arrivée du président Chirac, deux jeunes gens, Caroline et Omar, présentés comme des “représentants des communautés musulmane et juive”, déposent des fleurs sur la tombe du soldat inconnu. Interrogés, la jeune fille déclare qu’il s’agit “d’un message pour le futur et pour l’union des peuples” tandis que le jeune homme dit que “son grand père a fait le débarquement de Provence aux côtés de l’armée française et [qu’il] est là aussi pour lui rendre hommage.” À travers l’exposé sommaire de ces quelques séquences on peut voir comment la télévision entend combler le déficit structurel que présente un reportage sur une cérémonie routinière et disqualifiée en termes d’images par son côté “traditionnel” et par définition répétitif. S’appuyant sur les innovations conjoncturelles apportées au scénario ou sur tout ce qui peut permettre de présenter la cérémonie sous un jour nouveau, les journaux télévisés – TF1 et A2 confondus – s’efforcent de justifier la place qu’ils accordent au reportage sur le 8 mai en s’appuyant sur la nécessité de lutter contre l’oubli ou l’ignorance … Progressivement la scène remémorée n’est plus seulement celle de la signature de la capitulation. Le génocide fait son entrée dans la rétrospective qui accompagne la plupart des reportages et y tient une place croissante au fil des années. De façon quasi rituelle, l’Allemagne est évoquée pour montrer la réconciliation en cours et la façon dont la mémoire 8 mai devient une mémoire européenne partagée17 – du moins à l’ouest dont il est significativement uniquement question dans tous les journaux télévisés du 8 mai visionnés. Il n’en demeure pas moins, alors que le souvenir de Vichy et de la collaboration est désormais assumé, qu’à aucun moment il n’est d’autre France évoquée lors de ces séquences que la France combattante. Confirmation, s’il en était besoin que le 8 mai n’est pas l’occasion d’un retour sur l’ensemble de la Deuxième Guerre mondiale. Soit pour reprendre le débat allemand l’évolution sémantique qui fait passer du terme d’“invasion” à celui de “libération” formulation adoptée par le président von Weizsäcker en 1984. 17 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 6 III Après-coups : les inflexions du sens de la cérémonie La réunification allemande puis l’effondrement de l’URSS et, avant elles, la construction européenne ont eu un très fort impact sur l’économie, la place et le sens de la célébration du 8 mai. D’une certaine manière ces événements ont tendu dans un premier temps à redonner sens à une victoire au goût amer dont les espoirs s’étaient presque aussitôt évanouis avec la division de l’Europe. Cette conjoncture nouvelle permet à François Mitterrand de reformuler à Berlin, le 8 mai 1995, dans un discours controversé en raison de l’hommage rendu au courage des soldats allemands, le sens de la victoire : “Est-ce une défaite que nous célébrons, est-ce une victoire, et quelle victoire ? La victoire, c’est celle de la liberté sur l’oppression et surtout à mes yeux une victoire de l’Europe sur elle-même ” Pourtant ce message et les interrogations qui l’accompagnent par la suite – notamment la prise en compte de l’autre mémoire du 8/9 mai, celle des pays libérés par les soviétiques et restés sous leur contrôle jusqu’en 1989-1991 – n’affecte guère les cérémonies parisiennes et leur mise en scène. Le rendez-vous de 1995 Le 8 mai 1995 est l’occasion de la première grande cérémonie internationale après la réunification. Il est célébré aussi bien à Londres où il est exceptionnellement jour férié, qu’à Paris et Moscou. Plus de cinquante chefs d’État et de gouvernement sont présents place de l’Étoile. A2 assure la retransmission en direct des cérémonies de Londres (7 mai) et de Moscou (9 mai), TF1 celle du 8 mai à Paris La cérémonie du 8 mai à Paris Sur TF1 la prise de l’antenne a lieu à 8 h 25. Le titre donné est ambitieux : “8 mai 1945 le jour où le monde bascule / 8 mai 1995 le jour où le monde bascule”. Il pose une équivalence entre l’événement – la signature de la capitulation allemande – et son cinquantième anniversaire. Effectivement, pour la première fois en la circonstance, les Allemands, encore absents l’année précédente des cérémonies du débarquement, participent à la commémoration18. “Dans quelques instants ici sur cette place les Allemands vont être associés à une commémoration dont la dimension dépasse le cadre d’une simple cérémonie. les 76 chefs d’État qui ont répondu à l’invitation de François Mitterrand vont fêter la paix, la réconciliation” précise le commentaire. Comme de juste plus qu’il s’agit d’un événement, Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve s’attendent à voir “sur les Champs-Élysées, le peuple de Paris […] affluer comme pour le 14Juillet” et soulignent les moyens télévisuels mis en œuvre : “quatre-vingt-dix pays vont pouvoir suivre comme vous la cérémonie”. Selon un scénario classique de la télévision cérémonielle on peut distinguer plusieurs phases : a) La “préparation” des téléspectateurs Pour combler l’attente puisque la cérémonie elle-même commence à 10h 25 avec l’arrivée du chef de l’État, TF1 organise la retransmission suivant trois grands axes. 18 En 2004 Der Spiegel révèle qu’il s’agissait en fait en 1984 comme en 1994 et 1995 d’un refus d’Helmut Kohl. Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 7 Des sujets sont diffusés, la plupart composés avec des images d’archives, pour remettre la guerre en mémoire. Cette mémoire est très sélective. La défaite de juin 40 n’est pas évoquée, pas plus que la collaboration. Trois sujets sur douze traitent des relations avec l’Allemagne après guerre19. L’un évoque le général de Gaulle comme artisan de la réconciliation franco-allemande “Maintenant qu’on a gagné la guerre, il faut gagner la paix. Un Français s’y attelle Charles de Gaulle […]. Il n’aura de cesse de se rapprocher de l’Allemagne. Tous ses successeurs suivront le même chemin”. Ce qui, au passage, oblitère totalement l’action de la IVe République en ce domaine. L’autre décrit le retour d’un ancien prisonnier de guerre français dans la ferme où il était assigné en Allemagne pendant la guerre, et évoque les fermiers avec lesquels une correspondance à commencé à se nouer en 1978. Le troisième évoque l’enseignement de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah en Allemagne avec un reportage sur des élèves visitant le musée de la conférence de Wansee. Il est a noter que TF1 utilise des images en couleur de la Libération de Paris qui ont été montrées pour la première fois dans le cadre du Soir 3 du 8 mai 199420. Voilà pour la remise en mémoire. L’explicitation de la cérémonie Les intervalles entre les séquences sont consacrés à l’explicitation de la cérémonie qui va se dérouler, afin de donner le sentiment aux téléspectateurs de pénétrer dans l’intimité des acteurs. Ainsi Charles Villeneuve prend place avec un cameraman dans le command-car sur lequel se tiendra François Mitterrand et suit l’itinéraire que celui-ci empruntera. “Ce que je vous propose de voir, explique-t-il, c’est en quelque sorte ce que va voir le président de la République”. Ce parcours permet de découvrir le dispositif de la cérémonie et l’ensemble des drapeaux placés autour de l’Arc de Triomphe qui, pour la première fois, associent à ceux des alliés les couleurs des États nés des anciennes colonies dont le commentaire rappelle la contribution à la guerre. Le spectateur assiste ensuite aux dernières répétitions des troupes qui vont défiler – seconde innovation – en rond autour du monument avant que le gouverneur militaire de Paris en charge de la cérémonie, le général Guignon, précise le sens de cette scénographie : “L’hommage central découle du dispositif adopté sur l’Arc de Triomphe. Il y a d’une part tous les drapeaux et emblèmes des nations alliées qui forment le V de la victoire convergeant sur le soldat inconnu. Par conséquent : l’hommage central. C’est le soldat inconnu. C’est autour de lui que sont rassemblées toutes les unités qui au moment de la minute de recueillement lui présenteront les armes, à lui qui symbolise tous les sacrifices de la patrie21.” Les coulisses de la cérémonie : les invités Tout au long de ces deux heures Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve informent le spectateur de l’arrivée des invités “déplorant” (sic) l’absence de la reine Elisabeth. Ils insistent sur le départ Après des images de la foule en liesse sont présentées des extraites des séquences qui seront insérées au reportage en direct place de l’Étoile : “Les derniers moments du Reich” ; “Capitulation” ; “Dernière poche” ; “Clostermann” ; “Sacrifice russe” ; “Effort américain” ; “Plus jamais ça”. La série se termine par un hommage au général de Gaulle. À cette liste s’ajoute quelques reportages non annoncés sur les fêtes de la veille en Grande-Bretagne ; le retour d’un prisonnier de guerre dans la ferme où il était assigné en Allemagne pendant la guerre, fermiers avec lesquels une correspondance à commencé de se nouer en 1978 ; l’enseignement de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah en Allemagne avec un reportage sur des élèves visitant le musée de la conférence de Wansee et enfin l’interview d’une londonienne sur la maison de laquelle est tombé un V2 tuant son amie. 20 Cf la communication de Denis Maréchal. 21 Cette lecture n’en pas moins une sous utilisation symbolique du dispositif de placement des drapeaux qui suggérait la mondialité du conflit au profit du thème plus classique du sacrifice pour la patrie. 19 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 8 de Jacques Chirac de l’Hôtel de ville qui n’est pas sans évoquer l’épisode de la veille quand les caméras d’A2 ont suivi en direct la voiture du couple présidentiel, puis sur les applaudissements qui saluent l’arrivée de Jacques et Bernadette Chirac, les poignées de main qu’ils échangent à la tribune et évidemment le voisinage des deux présidents dont les chaises vides avaient été montrées la veille aux téléspectateurs… Enfin, selon les us et coutumes de la télévision cérémonielle, le commentaire se fait discret et précise simplement ce qui apparaît à l’écran. b) La cérémonie La cérémonie elle-même ne déroge guère au rituel des célébrations françaises hormis trois innovations. François Mitterrand invite les chefs d’État et de gouvernement à le suivre pour se recueillir ensemble devant la tombe du soldat inconnu “Aux morts !” puis La Marseillaise retentissent. Les troupes défilent autour de l’Arc de Triomphe. La cérémonie se clôt par une présentation des drapeaux des pays belligérants du théâtre d’opération européen, chaque drapeau étant tenu par un militaire du pays concerné transporté par un command-car. Cette cérémonie brièvement décrite appelle plusieurs commentaires tant sur sa nature même que sur sa représentation télévisuelle. En premier lieu, si on prend en compte les quatre cérémonies qui célèbrent le 8 mai en 1995 à Londres, Paris, Berlin et Moscou, celle de Paris se situe plus près du modèle russe. Elle reste conforme à la tradition instituée lors de la première fête nationale en 1880 où le “clou” est le défilé militaire, l’armée qu’il convient de “voir et complimenter”. Alors qu’à Londres, après une cérémonie religieuse œcuménique à Saint-Paul, l’après-midi est consacré à une “fête de la réconciliation” à Hyde Park, le dispositif commémoratif français comme celui des Russes est réglé par l’ordonnancement des cérémonies militaires. Dans ce cadre, comme lors des célébrations du 6 juin 1994, les anciens combattants sont cantonnés dans un rôle de spectateurs alors qu’ils sont au centre de l’hommage rendu dès 1995 à Londres comme ils le seront, dix ans plus tard, lors la commémoration du 6 juin en 2004. La logique de ce décorum réduit le 8 mai à être la fête de la victoire et à ne rendre compte que d’une dimension de ce conflit. Certes, pour la première les drapeaux des États nés des anciennes colonies sont présents22 mais l’articulation entre passé, présent et avenir est mal assuré. “L’hymne à la joie” pourtant joué depuis quelques années le 14 juillet à la fin du défilé militaire, ne retentit pas, pas plus que n’apparaît le drapeau européen. On passe ainsi de la mise en scène d’une fête nationale et patriotique à une fête plurinationale dont le contenu reste singulièrement indécis. L’Europe, qui est au cœur du discours controversé en raison de l’hommage rendu au courage des soldats allemands que prononce François Mitterrand l’après-midi même à Berlin, n’a aucune visibilité symbolique lors de la cérémonie parisienne du matin. Il faut attendre la cérémonie Chirac /Schrœder le 6 juin 2004 devant le mémorial de Caen pour voir apparaître le drapeau de l’Europe dans le cadre de ce type de commémoration. Tant et si bien, pour revenir à la télévision, que celle-ci s’attache plus, lors du journal de 20 h, aux couleurs des vêtements portés des épouses des chefs d’État ou à la co-présence inédite de deux présidents qu’au sens même de la cérémonie. Le commentaire de TF1 fait état de mouvements de réprobation parmi les anciens combattants invités lorsque le drapeau de l’Algérie est levé. 22 Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 9 Au demeurant c’est la forme interrogative que choisit A2 pour évoquer le 8 mai en consacrant une émission de Ça se discute à la commémoration. L’émission de Jacques Delarue ouverte par un reportage en forme d’un “Je me souviens” qui n’évoque la collaboration qu’au travers des femmes tondues, interroge l’efficacité des commémorations et, en définitive, fait appel au témoignage des acteurs, Français libres (dont Bigeard) ou résistants (dont Lucie Aubrac, Henri Rol-Tanguy) pour conforter la décision de commémorer encore… Sans discuter la qualité de l’émission et des sujets présentés selon les modalités habituelles de Ça se discute, je me contenterai de deux remarques. La première porte sur le choix de consacrer cette émission à ce sujet et le traitement du sujet qu’il implique : duos Delarue/Bigeard, saillies telles que “deux présidents il faut en profiter”…, salves d’applaudissement. Ce choix me semble traduire la difficulté de la télévision à adopter une attitude réflexive vis-à-vis de la commémoration qui ne lui laisserait d’autre alternative que de jouer soit le rôle d’officiant redoublant le geste d’État soit de verser dans le spectacle divertissement. Ma seconde remarque porte sur la reconnaissance publique, en dépit du cadre, d’une autre ombre portée sur le 8 mai : l’évocation de la répression française à Sétif que la presse écrite avait commencé à mettre en regard de la commémoration du 8 mai dès 197523 et dont la place ne cesse depuis de croître jusqu’à devenir “l’autre 8 mai24”. En 1995 A2 lui consacre un long documentaire, projeté quelques jours plus tard, dont Ça se discute donne à voir des extraits avant de laisser la parole à Benjamin Stora. Conclusion Au terme de cette étude la cérémonie du 8 mai présente une certaine stabilité dans son indécision même. Elle reste une cérémonie essentiellement nationale et patriotique. Le drapeau de l’Europe qui pourrait contribuer à en redéfinir le sens reste absent. Il faut attendre 2005 pour que 400 jeunes, dont la moitié venus des différents pays de l’Union, soient présents au pied de l’Arc de triomphe. Il faut, jusqu’à cette date, la foi du charbonnier dont témoigne Le Monde pour considérer que le drapeau géant déployé sur la façade de l’opéra Garnier le 9 mai 1995 est la conclusion véritable des cérémonies du cinquantenaire. L’enjeu premier demeure la place de la France dans la victoire. La principale évolution est l’intégration progressive de l’Allemagne, accélérée après la réunification… La télévision y participe d’ailleurs largement en acclimatant la figure de l’ancien combattant allemand et ce dès 1964 quand Pierre Desgraupes donne la parole au major Pluskart dans le Cinq colonnes à la Une consacré au Débarquement ou en suivant, d’année en année, la façon dont les Allemands appréhendent le 8 mai. Toutefois la prise en compte croissante de la Shoah, comme celle de la répression coloniale exercée au moment même de la Libération – dont celle de Sétif est emblématique – se surimposent à la part ténue, faite à cette occasion, à la collaboration d’État pour brouiller un peu plus l’image héritée du 8 mai qui résiste néanmoins dans son économie originelle : magnifier l’engagement d’une France combattante une et indivisible. L’horizon d’attente posé par les commémorateurs, repris par les commentateurs, est certes l’Europe – mais son expression reste toujours en deçà du symbolique. Enfin, même si la couverture télévisuelle des cérémonies parisiennes ne l’évoque pas, la mémoire retrouvée des pays de l’ex-bloc soviétique qui sinon contredit l’idée même de libération du moins la relativise grandement, contribue à réduire la portée du 8 mai comme acte terminal du second conflit mondial. Le fort retentissement médiatique du 60ème anniversaire d’Auschwitz ne tendrait-il pas à montrer qu’après avoir été minoré en raison de la guerre froide le 8 mai ne résiste guère à la structuration 23 24 Le Monde notamment. Selon la formule qui compose le titre de la page 10 du Monde des 8 et 9 mai 2005. Images télévisées d’une commémoration : le 8 mai 1945 10 de l’Europe ouverte après l’effondrement de l’Union soviétique, et que c’est la reconnaissance pleine et entière de la Shoah et la libération des camps qui sont en train de prendre la place de la capitulation allemande à la fois comme clôture de la Seconde Guerre mondiale et comme événement fondateur de l’Europe ?