Changer de métier : entre rêves et réalités

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Grands Dossiers N° 41 - déc 2015 - jan-fév 2016
De la formation au projet de vie
Changer de métier : entre rêves et
réalités
Sophie Denave
Bifurquer vers un autre avenir professionnel ne relève pas toujours d’un simple choix. C’est
une démarche exigeante qui nécessite motivation et ressources.
« Toute une vie dans la même entreprise, c’est fini ! » ou « Vous en avez marre de votre job…
changez-en ! » Difficile d’échapper à ce genre d’injonction sociale imposé au cours des dernières
décennies, notamment par le biais des médias ou des dispensateurs de conseils de tous calibres. La
mobilité professionnelle, ainsi préconisée, est souvent réduite à une question de volonté personnelle
comme s’il suffisait, pour réussir sa bifurcation, de s’en donner les moyens. Cela est-il vraiment à la
portée de tous ? Comment les acteurs s’y prennent-ils concrètement ? Vers quels métiers se
tournent-ils (1) ? Changer de métier, est-ce finalement changer de vie ? Nous proposons d’y répondre
à partir d’une enquête sociologique menée auprès d’une quarantaine d’hommes et de femmes ayant
radicalement changé de métier et de domaine professionnel (2). L’objectif est de mieux décrypter ce
phénomène social et d’en dévoiler les impensés et les non-dits.
De récents sondages signalent un désir de changer de métier chez de nombreux Français, mais les
passages à l’acte sont moins fréquents. Un traitement secondaire de l’enquête « Histoire de vie » de
l’Insee (2003) montre qu’environ 11 % des Français ont connu au moins une bifurcation
professionnelle radicale au cours de leur vie, ce qui sans être exceptionnel est loin d’être courant. Si
les souffrances professionnelles se multiplient et nourrissent sans doute l’envie de changement, elles
ne suffisent pas à elles seules à engager le processus de réorientation. D’autres conditions sociales
de possibilité doivent s’y associer.
Événements déclencheurs
Conflit avec ses supérieurs, renégociation du contrat de travail, opportunité professionnelle, ou encore
divorce, décès, mise en couple ou naissance sont des événements qui marquent l’envie ou la
nécessité de quitter son poste. Mais si ces événements « déclencheurs » d’ordre professionnel ou
personnel ont cet impact sur la trajectoire individuelle, c’est en raison du contexte dans lequel ils
interviennent. En effet, pour conduire au désengagement professionnel, ils interfèrent le plus souvent
avec des insatisfactions lancinantes plus anciennes. Ces dernières tiennent aux conditions d’emploi ou
au contenu même du travail.
Certains acteurs continuent d’apprécier leur métier mais n’en supportent plus les conditions d’exercice,
qui se détériorent : les rythmes de travail deviennent intenables, l’absence de perspective est de plus
en plus pesante, l’équilibre vie professionnelle/vie familiale se fragilise, etc. Certains journalistes
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déplorent ainsi le statut précaire et figé de pigiste. C’est aussi le cas d’artistes plasticiens qui ne
bénéficient pas du régime de l’intermittence et alternent entre résidences ou interventions artistiques et
petits boulots alimentaires sans parvenir à se stabiliser ni à se projeter sereinement dans l’avenir. On
peut encore citer les femmes qui ne peuvent répondre à l’injonction sociale de concilier vie
professionnelle et vie familiale lorsque les naissances se succèdent.
Pour d’autres, le cœur même de l’activité professionnelle est en cause. Orientés contre leur gré dans
des filières de formation professionnelles ou scientifiques, ils occupent des postes qui ne les
intéressent pas davantage que les études poursuivies sous l’emprise des institutions scolaire et
familiale. Des ouvriers qualifiés dans l’industrie ou l’artisanat et des ingénieurs relatent un
désajustement professionnel depuis leur prise de fonction. Il arrive aussi d’être lassé d’un métier que
l’on avait pourtant « choisi ». De nombreux travailleurs sociaux expriment leur usure professionnelle
après de longues années passées auprès de publics en difficultés. Enfin, des promotions ou des
restructurations d’entreprises transforment le contenu même du métier et exigent des manières d’être,
de faire et de penser (mise en concurrence avec les collègues, exigence de qualités commerciales,
accroissement des activités gestionnaires, etc.) qui entrent en contradiction avec celles mises en
œuvre jusque-là, provoquant un certain désarroi des travailleurs.
Gérer la transition
Une fois prise la décision de quitter son métier, il s’agit de gérer le désengagement professionnel pour
subsister le temps de la transition, qui oscille entre quelques jours et plusieurs années. Les dispositifs
étatiques français jouent de plein fouet sur la mobilité en soutenant les transitions et en autorisant un
retour à l’emploi initial en cas d’échec. La mise en place de congés spécifiques (congés pour création
d’entreprise, congé sabbatique, congés CIF…) ou d’allocations (chômage, de formation…) favorise
largement les réorientations professionnelles en limitant les risques pris par les acteurs. Si ces
mesures fournissent un appui indéniable, elles ne couvrent pas toutes les situations individuelles (les
indépendants sont moins aidés par exemple) et ne sont pas toujours suffisantes. Il est alors
nécessaire de faire appel aux soutiens d’ordre privé, et ce recours laisse apparaître de fortes
inégalités sociales. En effet, se reconvertir représente souvent un risque financier, que tout le monde
n’a pas les moyens de prendre. Si certains disposent de ressources économiques individuelles
(patrimoine ou économies accumulées sur des salaires qui le permettent) ou familiales (aide financière
et logistique du conjoint ou des parents) suffisantes pour construire sereinement leur avenir
professionnel, d’autres encourent de tout perdre et conservent leur poste ou cherchent à neutraliser
les risques inhérents à la transition. Ils ne quitteront leur emploi qu’à condition d’avoir signé un
nouveau contrat de travail ou exerceront simultanément les deux métiers, le temps d’asseoir avec
certitude la nouvelle activité professionnelle.
Le champ limité des possibles professionnels
La mobilité professionnelle a progressé ces dernières décennies, mais elle est essentiellement
composée de glissements le long de la filière administrative ou technique, de mises à son compte ou
de passages à des métiers proches. S’orienter vers un métier radicalement différent nécessite de
renouveler ses compétences et de trouver un emploi dans un nouveau domaine. Le choix des
possibles professionnels est largement fonction de la zone géographique et des ressources
économiques, scolaires, professionnelles et relationnelles de chacun. Autrement dit, tous les métiers
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ne sont pas accessibles à tous. Difficile en effet de devenir agriculteur indépendant sans être issu du
monde agricole ou de devenir artisan sans compétence spécifique. Les services réglementés et les
métiers à concours ont également un coût d’entrée important puisqu’ils requièrent la détention d’un
capital scolaire. Ainsi, la famille professionnelle la moins accessible en cours de carrière est-elle celle
des médecins, pharmaciens, dentistes et vétérinaires (3).
Il est plus aisé d’intégrer les professions non réglementées qui n’exigent ni diplôme ou formation
spécifique à l’installation, ni apport financier important : devenir indépendant des services (formateurs,
moniteurs sportifs, concepteurs de sites informatiques…) ou techniciens du spectacle (la cooptation
prédomine dans ce secteur et la formation sur le tas est encore envisageable) est plus aisé. Enfin, les
métiers les plus accessibles sont aussi les moins enviables : il s’agit de métiers non qualifiés aux
modalités d’emploi précaires (CDD, temps partiel, intérim…) et aux conditions de travail difficiles
(travail répétitif, saleté, problèmes de sécurité…). On s’y reconvertit sans doute faute de mieux, en
raison de l’absence de tout capital économique, culturel ou social.
Transformations individuelles
On amalgame souvent changement de métier et changement de vie, comme si les deux processus
étaient toujours liés. Ce parti pris mérite d’être questionné et exige d’abord de s’entendre sur ce que
désigne le « changement de vie ». Plutôt que de s’en tenir aux ressentis individuels, nous préférons
objectiver ces transformations à partir de quelques indicateurs. Lorsque la situation matrimoniale, le
niveau de vie, les pratiques de loisirs et de sociabilité ainsi que le rapport au travail connaissent des
variations sensibles et traduisent la mise en œuvre de nouvelles manières d’être et de faire, nous
concluons à une transformation individuelle.
L’analyse de trajectoires d’hommes et de femmes ayant radicalement changé de métier révèle qu’une
partie d’entre eux changent justement pour ne pas changer. L’entrée dans la vie professionnelle,
l’évolution du cadre de travail, de la place au sein de l’organisation ou de la vie de famille les
contraignent à se comporter d’une façon qui n’est pas la leur. Afin de s’y soustraire (ne pas entrer dans
un jeu de concurrence avec ses collègues, ne pas subir la pression hiérarchique, maintenir son
investissement familial…), il leur faut changer de contexte professionnel.
Pour d’autres, bifurcation professionnelle et bifurcation biographique vont de pair. Ils changent de
métier mais aussi d’amis, de loisirs voire de conjoint ce qui traduit la mise en œuvre de nouvelles
façons d’être et de penser. Mais le plus souvent, la bifurcation professionnelle découle de
transformations produites en amont dans la sphère familiale ou amicale. Ainsi, Claude, ouvrier, a
modifié son mode de vie après son mariage (il limite les sorties avec ses collègues) et a développé de
nouveaux centres d’intérêt au contact de sa femme (enseignante) comme le cinéma d’art et d’essai. Il
se sent de moins en moins à sa place à l’usine et aspire à de nouveaux horizons professionnels. Il
deviendra enseignant. Vivre en couple peut engendrer des transformations individuelles importantes :
un conjoint a la force de changer les goûts, les façons de penser, les aspirations du partenaire, ce qui
peut le conduire à vouloir intégrer un monde professionnel plus ajusté à ses nouvelles dispositions.
Plus rarement, c’est l’entrée dans un nouveau monde professionnel qui transforme les acteurs et
modifie ensuite les autres sphères de leur vie. Tout n’est donc pas joué lors de l’entrée dans la vie
adulte, et la fréquentation de nouveaux cadres socialisateurs a le pouvoir de nous transformer tout au
long de la vie.
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Il ne suffit pas de prétendre au changement pour que celui-ci advienne. Si de plus en plus de
travailleurs aspirent à un autre avenir professionnel, bifurquer vers une situation plus enviable n’est
pas à la portée de tous et exige certaines conditions : pouvoir recourir à un dispositif public, négocier
avec l’employeur, mobiliser des ressources personnelles ou familiales et disposer de perspectives
d’embauche dans le secteur professionnel convoité. En effet, tout changement a un coût et chacun
brigue une mobilité sécurisée, d’autant mieux pour les couples avec enfants. Les plus favorisés en
ressources économiques, scolaires et sociales sont les mieux armés pour sauter le pas car ils
bénéficient de filets de sécurité. Ils bifurquent plus souvent vers un métier plaisir quand les autres se
contentent de meilleures conditions d’emploi ou n’ont d’autres choix que de se maintenir à leur poste.
Par ailleurs, hommes et femmes, lorsqu’ils sont parents, ne construisent pas leur avenir de la même
façon : les femmes privilégient plus fréquemment la dimension familiale dans le « choix » de leur
nouvelle carrière.
Traiter des bifurcations professionnelles qui permettent aux acteurs de se sentir plus « heureux » au
travail ne doit pas faire oublier que nombre de mobilités ne répondent pas à ce critère, et que les
employés de l’hôtellerie-restauration et les ouvriers non qualifiés de l’industrie et du bâtiment
connaissent le plus grand turnover professionnel.
La rué vers l'artisanat
C’est une tendance silencieuse, mais emblématique de l’évolution de notre rapport au travail : un
nombre croissant de profs, d’ingénieurs ou de commerciaux quittent leur métier pour devenir
ébénistes, bijoutiers ou souffleurs de verre. Une sociologue, Anne Jourdain, a mené l’enquête auprès
de ces artisans d’art reconvertis. Selon elle, leur motivation est d’abord défensive : ils commencent par
fuir un métier qui ne les satisfait plus. De nombreux enquêtés expriment ainsi une impression
« d’incomplétude » au travail, qui se cristallise autour de l’absence de production personnelle concrète.
Claudia, ancienne cadre reconvertie à la céramique à 45 ans, explique ainsi : « Au bout de dix ans,
j’en ai eu marre. Parce qu’il n’y avait rien de concret à la fin de la journée. C’était beaucoup de bla-bla
au téléphone. Je ne créais rien. » Autre motivation régulièrement avancée : l’absence de perspective
d’évolution, qui constitue une source de souffrance.
Choisir l’artisanat d’art, a contrario, permet de devenir indépendant, et ainsi de rejeter une hiérarchie
par laquelle on ne se sent pas suffisamment reconnu ou valorisé. C’est aussi une façon de reprendre
la main sur ses horaires, et de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale.
Enfin, la sociologue souligne les vertus psychiques du travail artisanal : forger un objet esthétique est
une manière de se forger une estime de soi. Alors que dans la plupart des entreprises, la part de
créativité personnelle est réduite à portion congrue, « l’artisanat d’art offre aux reconvertis la possibilité
de produire une “œuvre”, et donc de se forger une identité positive pour soi ».
Ce type de reconversion pourrait continuer à prendre de l’ampleur, d’autant plus qu’il est facilité par
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diverses institutions, telles que le système de formation professionnelle continue et les dispositifs
d’aide à la création d’entreprise.
À lire
• Du cœur à l’ouvrage. Les artisans d’art en France
Anne Jourdain, Belin, 2014.
Héloïse Lhérété
Changer pour ne pas changer
Lorsqu’elle devient mère, Jeanne, enseignante, ressent le besoin d’un métier moins contraignant et se
met à vendre des bijoux sur les marchés. Hélène, infirmière, choisit de devenir formatrice en
entreprise, ce qui ne l’occupe que huit jours par mois et lui permet de se libérer les vacances scolaires.
Élise, assistante de direction, ouvre une petite librairie lorsqu’elle divorce et se retrouve seule avec ses
deux enfants…
Si l’investissement professionnel des femmes est aujourd’hui manifeste, nombreuses sont celles qui
s’arrangent pour privilégier leur rôle de mère de famille. Dans leurs propos, le sacrifice apparent se
transforme en bénéfice. Évelyne ne semble pas regretter son ancien poste de directeur financier
lorsqu’elle décide de se convertir en assistante maternelle pour rester près de ses enfants…
En 2006, elles étaient 39 % à déclarer modifier leur activité (statut, horaire ou retrait) pour élever leurs
enfants, contre 6 % des pères. Pour les hommes, changer de travail à la suite d’une naissance reste
un phénomène marginal. à l’arrivée d’un enfant, la plupart maintiennent leur investissement
professionnel, certains même l’accroissent pour augmenter les ressources du ménage. Pour d’autres
cependant, les gratifications procurées par l’arrivée d’un bébé l’emportent sur le travail.
Cet argument est avancé de plus en plus fréquemment par les hommes. Stéphan abandonne sa vie
d’électronicien dans l’armée qui lui imposait de longues absences pour un métier sédentaire. Régis,
ancien chargé de communication dans un théâtre, devient formateur informatique et choisit d‘organiser
son temps pour s’occuper de son bébé. Quant à Nicolas, fleuriste dans une grande surface, il décide
de réduire ses activités en se mettant paysagiste à son compte, non seulement pour s’occuper de la
petite Rose qui vient de naître mais aussi des deux autres bambins de sa famille recomposée : il
devient homme au foyer, permettant ainsi à sa compagne poursuivre sa carrière de cadre dans une
grande entreprise…
Changer de métier n’est pas toujours synonyme de changer de vie. Il arrive parfois, explique la
sociologue Sophie Denave, que l’« on change pour ne pas changer » : pour préserver sa vie conjugale
ou familiale, mais parfois aussi pour entretenir les liens avec ses amis ou garder ses activités de loisir.
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Martine Fournier
Sophie Denave
Maître de conférence en sociologie à l’université Lyon-II, chercheuse au centre Max-Weber. Auteure
de Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Puf, 2015.
NOTES
1
Sondages réalisés par la TNS Sofrès, l’Afpa ou Opinionway en 2014 et 2015.
2
Sophie Denave, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Puf,
2015.
3
Selon le Prao (Pôle Rhône-Alpes de l’orientation).
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