la jeunesse de la reine victoria

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la jeunesse de la reine victoria
LA JEUNESSE DE LA REINE VICTORIA
(D' APRES DES SOURCES ANGLAISES)
Il y a cent ans, mourut, après un règne agité, le roi George III d'Angleterre ; et, comme l'histoire
est faite d'enchaînements et de ricochets, cette mort eut jusque sur les événements de ces dernières
années et sur la politique anglaise une influence considérable, puisque son résultat indirect fut,
quelques années plus tard, l'ascension au trône de la reine Victoria qui venait de naître.
Le roman est un genre bien inutile s'il a pour but de chercher dans la fiction les caractères et les
faits les plus pathétiques. Il suffit de regarder la vie, et plus particulièrement celle des princes, pour
trouver dans l'histoire l'expression vraie de ce roman poussé à sa suprême puissance. Autour du berceau de la reine Victoria qui aima le calme, la mesure et l'ordre, nous trouvons même la tragédie et
le drame. Il semble que la pauvre petite reine fut élevée au sein des Atrides, ou mieux encore,
qu'elle connut dès l'enfance une cour aussi terrible que celles dont Shakespeare... (à moins que ce ne
soit le comte de Derby...) aimait à nous conter les traits sombres et les intrigues passionnées.
C'est elle qui, plus tard, rétablira l'équilibre dans cette maison royale d'Angleterre sur laquelle
soufflait alors un vent de folie.
George III avait été très impopulaire. Sous une forme protestante, son sectarisme religieux avait
quelque chose de farouche comme celui des rois d'Espagne dont la morne dynastie enténébra le
sombre palais de l'Escurial ; et son aristocratisme fougueux n'avait rien compris au mouvement
d'ébullition qui..., éternel recommencement..., faisait déjà à la veille de 89 craquer les assises du
monde.
Un jour, le patriote Wilker n'avait pas craint de promener, sous les fenêtres du palais de George
III, un char funèbre dans lequel un homme masqué, tenant une hache à la main, figurait, en signe
menaçant, le bourreau de Charles 1er...
Cette révolution de 89, qu'il ne voulut point comprendre, fut cependant favorable au roi, puisqu'elle permit à l'Angleterre de se fortifier aux dépens de la France ; mais de cette prospérité George
III ne jouit guère. Depuis un premier coup de sa griffe en 1787, une implacable ennemie le guettait :
la folie. En 1810, il fut définitivement terrassé par elle et, lentement, sa pauvre intelligence sombra
dans un de ces maux cruels et raffinés dont la nature a le secret. En 1820, quand il mourut, il était
déjà oublié, enfermé..., enterré vif...
La petite Victoria était au berceau... Son père, le duc de Kent, était un des douze enfants de
George III et de Sophie-Charlotte de Mecklembourg Strelitz, lourde princesse de l'Allemagne du
Nord, mais femme énergique et trempée... Son oncle, qui monta sur le trône sous le nom de George
IV, exerça sur Victoria une heureuse influence, je veux parler de celle des contrastes. Il lui donna
l'exemple des défauts qu'il convient d'éviter et souvent, paraît-il, au cours de son règne libéral et
beau, elle, songea à cet oncle de terrifiante mémoire avec le ferme désir réalisé de ne l'imiter en
rien.
George IV, en effet, paya l'écueil d'une éducation trop rigide. Il étouffa sous la férule de son père,
il prit en dégoût une religion austère dont le Dieu rappelait Jehovah sans avoir l'infinie douceur du
Christ, et sa majorité fut signalée par une explosion de passions contenues. Sa folle licence et ses
extravagances notoires jetèrent le discrédit sur une royauté dont Victoria devait plus tard rétablir
l'éclat momentanément terni. Elle entendit dans son enfance chuchoter autour de la « bigamie » de
son oncle qui, marié secrètement à Mme Fitz-Herbert, répudia celle-ci pour épouser Caroline de
Brunswick, dont nous verrons plus tard la triste fin. Elle eut souvent peur de ce monarque gallo phobe, rude, presque cruel, chez lequel pourtant il y avait le germe des qualités certaines, déformées
par le vertige du trône et l'abus du pouvoir.
Dans cette triste cour d'Angleterre, l'homme qui apparaît assez sympathique, parce qu'intelligent
et compréhonsif, c'est le duc de Kent, père, comme on l'a dit, de la reine Victoria, le seul des fils de
George III qui n'aimât ni la boisson ni la débauche. Élevé dans l'esprit militariste prussien, il est dur
et il ne se fait point apprécier comme gouverneur de Gibraltar : mais au moins est-il libéral, presque
frondeur, soucieux du bien public et des intérêts populaires.
D'ailleurs, il a connu la gêne, qui, pour un prince, est une des meilleures éducatrices. Jeune
homme, à Bruxelles, il était si pauvre qu'il a dû vendre son argenterie, ses meubles, son vin et... se
marier avec une assez riche veuve, la princesse douairière de Leiningen, née Saxe-Cobourg, sœur
du roi Léopold et mère de deux enfants.
Vigoureux, haut on couleur, jovial, tenant un peu du colosse, Kent mourra cependant en 1820, à
l'âge de cinquante-trois ans, d'un rhume négligé, laissant la « reine Victoria » comme seule héritière.
Elle est née le 24 mai 1819, au palais de Kensington à Londres. Sa mère est revenue précipitamment d'Allemagne au moment de ses couches, pour que l'héritière présomptive de la couronne d'Angleterre voie le jour sur le territoire de Grande-Bretagne. A quatre heures et demie du matin,
Alexandrina-Victoria (que son père surnommait la « rose de Mai ») fit entendre ses premiers et
faibles cris dans le sévère palais du seizième siècle dont le duc et la duchesse de Kent occupaient
l'aile gauche lourdement meublée.
On n'a jamais depuis lors occupé la chambre où naquit la Majesté et qui prend jour sur le magni fique rond-point du parc de Kensington.
La petite princesse, qu'on surnomma Drina, diminutif d'Alexandrina, et qui prit seulement plus
tard son nom de Victoria en souvenir d'une mère qu'elle adorait, fut baptisée le 24 juin dans le grand
salon du château de Kensington. Les fonts furent apportés de la tour de Londres et les accessoires
de la chapelle royale de Saint-James. L'archevêque de Cantorbéry, primat d'Angleterre, officia, assisté du docteur Honley, évêque de Londres. Les parrains furent le prince régent (George IV) et le
duc d'York, représentant l'empereur de Russie. Les marraines furent la princesse Augusta, représentant la reine de Wurtemberg, et la duchesse de Glocester, représentant la duchesse douairière de Cobourg, son aïeule.
L'enfance de Victoria fut nomade. La jeune princesse fut transportée tour à tour de Kensington à
Clarmont, où mourut le roi Louis-Philippe – et à Sydmouth, dans le sud du Devonshire... Par suite
du nombre de leurs châteaux, les princes anglais étaient d'éternels errants ; et peut-être bien, dès
l'enfance, la jeune Victoria, faute de s'être « fixée », conçut-elle le goût des voyages, qu'elle conserva toute sa vie. Le duc d'York, son oncle, lui tint lieu de père. Il ressemblait au duc de Kent et la pe tite Victoria l'appelait « papa ». Mais la vraie directrice de sa vie fut sa mère, laquelle n'était point
une femme banale.
Appartenant à cette étonnante maison de Cobourg, qui a fait asseoir ses membres sur un si grand
nombre de trônes, elle cousinait avec toutes les monarchies d'Europe. Mais son premier mariage
l'avait reléguée un temps dans une de ces très médiocres cours de la vieille Allemagne dont la vision
falote et pittoresque s'est, hélas ! effacée depuis la terrible cohésion de 1871 que nous venons seulement d'ébranler.
Elle avait été « souveraine », puis régente pour son fils, de la minuscule principauté de Leiningen
; et, de ce côté, la reine Victoria s'apparentait de près à des maisons modestes, notamment aux
Mensdorff-Pouilly, seigneurs autrichiens.
La duchesse de Kent gâta un peu Victoria pendant sa petite enfance, mais elle se montra sévère
pour elle aussitôt que vint l'âge de raison. C'était une femme de tête et de cœur, à la fois sentimen tale et pratique, sachant diriger une maison, voire une principauté, ignorante des arts et des sciences,
grande dame à ses heures, propre, si besoin était, à couvrir elle-même ses confitures, comme à pleurer en lisant du Schiller, parfaitement austère et rigoureuse en matière de religion, un peu fruste, assez rude, – très « Allemande de son temps », – mais ayant un sens absolument droit et une énergie
peu commune.
Elle éleva très simplement « Drina ». Comme celle-ci était fort peu disposée à l'ascétisme, il y
avait souvent entre elles des pleurs et des grincements de dents à l'heure du goûter ou du dessert.
Deux femmes d'ailleurs secondaient la duchesse, qui, nécessairement, se détestaient entre elles. La
duchesse de Northumberland, gouvernante officielle, et une Allemande, gouvernante privée, Louise
Lebzen, qui, venue de Cobourg, fut créée baronne pour ses services. C'était une femme nerveuse,
loquace, défiante et autoritaire, qui éleva sévèrement Drina dont elle se montra le parfait cerbère.
Tout enfant, Drina était très franche. Un jour que la duchesse de Kent demandait à Frâulein I.ebzen
si l'enfant l'avait mécontentée :
– Oui, une fois, répondit l'Allemande.
– Non, mademoiselle, rectifia l'enfant, vous devriez dire deux fois aujourd'hui, je vous prie.
La princesse fut tenue en dehors du monde, car sa mère avait des goûts presque monacaux. Elle
n'avait que deux ou trois robes souvent défraîchies, ce qui ne lui agréait qu'à demi. Pendant toute sa
jeunesse, tout le monde, jusqu'aux servantes de Kensington, reçut l'ordre de lui cacher son rang et
ses chances d'accession au trône. Aussi bien, la reine l'ayant invitée un jour à se livrer à la distrac tion qui lui conviendrait le plus, la stupeur fut-elle grande à la cour de voir Drina demander grave ment un torchon pour nettoyer les carreaux. N'ayant point d'amies, elle plaçait ses affections sur ses
poupées. Son imagination et son cœur prêtaient mille grâces à ces petites personnes de son et à
l'âme vide. Elle en possédait cent trente-deux, auxquelles elle avait imposé des noms de reines, de
grandes dames, de seigneurs ou de héros de roman. Ses favoris étaient « le comte de Leicester, Amy
Robsart, le comte Almaviva, Mlle Duvernoy et la reine Elisabeth ». Et le choix de ces noms prouve
assez que l'enfant, avant même que de lire son histoire, écoutait beaucoup et retenait de même. Elle
se passionnait d'ailleurs aux récits de Walter Scott. Sa jeune âme romantique d'Anglo-Saxonne vibrait à entendre les contes et les ballades du vieux Royaume-Uni qu'elle répétait, chaque soir, à ses
petites amies en carton-pâte, parées comme des dames de la cour et sagement assises sur leurs
sièges de bois doré dans leur petit drawing-room.
Fort éprise de toilette, et n'en portant point elle-même, elle habillait ses poupées avec un goût
très sûr. Parfois, elle leur faisait des infidélités pour exprimer sa tendresse à un vieil âne gris au caractère placide, ou bien encore à son grand ami le duc de Wellington, l'implacable ennemi des Français.
Ces Français, pourtant, Drina les aima très jeune, car elle avait un sens inné de la « chevalerie »
et une sélection marquée pour les jolies manières. Encore qu'il lui apparut boitillant et nasillard, elle
fut séduite par M. de Talleyrand qui s'évertua à lui plaire. A ce propos, on me pardonnera une anecdote tout à fait inédite :
La première fois que Talleyrand arriva à la cour d'Angleterre, il demanda à l'un de ses suivants
quelle impression il avait produite. Et celui-ci, pour lui plaire, de répondre : « Mon prince, on a
beaucoup apprécié votre regard loyal et franc. »
Alors, Talleyrand scrutant son interlocuteur d'un œil narquois : « Mon regard loyal ?... Vous parlez de mon regard loyal? Ah! Eh bien ! c'est sans doute le mal de mer qui me l'aura donné ! »
Dès l'enfance, Victoria eut une vie très réglée : déjeuner à 8 heures et demie, une tasse de lait
dans un bol d'argent ; lunch à une heure et demie, dîner à 7 heures, coucher à 9 heures, à l'aide d'une
vieille nourrice à laquelle la princesse demande toujours des « récits terribles ». Elle ne quitte guère
sa mère ni ses gouvernantes. Les récréations sont consacrées au sport, à la promenade, au cheval
qu'elle aime follement. Les frais de son éducation simple sont couverts en grande partie par son
oncle Léopold de Cobourg, qui donne à sa sœur Kent de 7 500 à 10 000 livres par an.
Les étés se passent à Ramsgate, en Kent. L'harmonie des flots et la vue de la mer développent
l'imagination frémissante de l'enfant. C'est une sensible et une tendre. Vient-elle à tomber et à se
blesser sur la grève, aussitôt elle demande qu'on cache l'accident à sa mère pour ne la point peiner.
Chez elle, le cerveau est avide de saisir et de connaître. Le Révérend Davys lui apprend le latin, M.
J.-B. Sale lui enseigne la musique, M. Westall lui fait connaître l'histoire. Aucune paresse mais de la
légèreté de caractère que la duchesse de Kent combat en contraignant sa fille à ne jamais laisser un
travail inachevé. D'ailleurs, à mesure qu'elle avance en âge, une « liste civile » augmente le nombre
des professeurs, qui sont de premier choix : le peintre Edwin Landseer lui fait goûter son art original
et charmant, et Drina se passionne pour le paysage. Elle apprend l'allemand, le français et l'italien.
Quant à la musique, elle la déteste avec une cordialité sincère, car nous l'avons dit, elle est sincère
en tout. Il est vrai qu'on la veut convertir en la laissant un jour seule avec la petite Lysa, « prodige
sur la harpe ». Hélas ! c'est la princesse qui opère sur l'artiste une fâcheuse conversion car on les retrouve jouant éperdument avec les poupées (Almaviva, Amy Robsart ou autres), tandis que la
pauvre harpe gît toute seule dans un lamentable mutisme. Une autre fois, la sévère Lebzen s'écrie
avec douleur :
– Je ne trouve aucun moyen pour vous faire aimer la musique !
– Mais si, voici le meilleur, répond la petite princesse qui prend la clef du salon, enferme sa gouvernante et s'enfuit en riant.
A l'âge de dix ans, Victoria, d'après ses portraits, était délicieuse. La figure est mignonne, la
bouche est ravissante, les grands yeux trop clairs sont candides, et sous le vaste chapeau, avec le col
de fourrures et l'énorme manchon, c'est bien la plus charmante enfant vêtue en mère-grand que l'on
puisse imaginer.
A douze ans, la « petite mère-grand » est vêtue avec plus de recherche et d'élégance. Elle est trop
savamment coiffée de nattes de cheveux en tortil dont le savant édifice est d'une lourdeur un peu pâtissière et germanique. Déjà aussi la carnation si fraîche se colore un peu trop.
On conduit Victoria dans quelques bals de la cour ; on ne la mène point au théâtre, car le « spectacle » l'impressionne. Déjà peut-être possède-t-elle inconsciemment cette phobie qui, au dire de ses
familiers, lui causera souvent en face de la foule une sorte d'ivresse et de malaise qui furent souvent
mal interprétés.
Sa mère la fait voyager. Elle l'emmène en France, dans l'île de Wight, lui fait visiter les centres
agricoles aussi bien que les usines métallurgiques et les centres ouvriers ; et vraiment cette instruction par les yeux que prônait une excellente éducatrice, Mme de Genlis de peu sympathique mémoire, est très heureusement « poussée » par la duchesse de Kent.
Mais, au fond, la trame de cette vie princière n'est pas gaie. Il faut tout le loyalisme des Anglais
pour ne point abattre un trône dont le souverain attire les plus sévères critiques ; et toute la famille
royale vit dans le malaise. George IV a publiquement accusé d'adultère la reine Caroline qui traîne
misérablement son existence sur le continent. Quand, en 1820, elle est revenue à Windsor pour les
fêtes du couronnement, entourée de toutes les sympathies de la foule, le roi lui a brutalement fermé
les portes. Atteinte d'une maladie de cœur, elle est morte de chagrin et de honte...
Guillaume IV, l'autre oncle de Victoria, ne relève point le prestige d'une race qu'elle libérera de
ses tares. Il monta sur le trône en 1830 avec la réputation d'un débauché et d'un amateur un peu excessif de boissons fortes... La duchesse de Kent souffre de cette humiliation et, tout en préparant
Victoria à régner après la mort de la princesse Charlotte, elle la tient le plus loin possible de l'atmosphère dissolue du palais royal. Elle lui fait donner des leçons de constitution anglaise par le légiste
Amos et, de robuste santé. Victoria supporte une écrasante instruction qui est tout à l'honneur du
cerveau féminin. Largeur de vue, libéralisme, absence d'esprit de caste, telles sont les principales
qualités de la future reine. Il est frappant de constater combien cette éducation, qui ressemble sur
bien de. points à celle des princes d'Orléans, rapprochera plus tard la reine Victoria de la monarchie
de Juillet.
Au vrai, la clef de voûte de cette éducation, c'est l'instraction religieuse. La confirmation, qu'elle
recevra en juillet 1834, des mains du docteur Howley, devenu archevêque de Cantorbcry, dans la
vieille église de Saint-James, impressionnera pour la vie la princesse Victoria, nature foncièrement
chrétienne.
Quand, à dix-huit ans, elle fut proclamée majeure, c'était déjà une femme accomplie. D'une grâce
souple et ondoyante, harmonieuse dans ses mouvements un peu lents, elle valait beaucoup par sa
douceur et son désir de plaire. D'aucuns l'accusaient de coquetterie. Il est possible... Nous l'avons dit
: l'enfant était devenue femme.
Mais ce qui dominait en elle, c'est cette mélancolie nuancée et à peine exprimable qui se cache
au fond de toute âme anglo-saxonne et qui s'accuse mieux encore quand, sur les marches d'un trône,
on porte une hérédité et des responsabilités trop lourdes. Ce sens des responsabilités, elle le possédait au plus haut degré ; et elle choisit elle-même son guide politique, lord Melbourne, qui, pendant
deux ans, s'acquitta de sa tâche avec grâce et avec tact
Quand Guillaume IV mourut, le 20 juin 1837, Victoria avait dix-huit ans. Aussitôt après le dernier soupir du roi, au milieu de la nuit, l'archevêque de Cantorbéry et le lord grand chambellan
vinrent l'en informer. Ils arrivèrent à 5 heures du matin, frappèrent à l'huis et trouvèrent derrière les
volets clos un valet maussade, puis une dame de service arrogante qui refusa d'aller réveiller la «
reine ». Des explications eurent lieu. Victoria parut les cheveux sur ses épaules, en peignoir, les
pieds nus dans des mules. Son maintien était calme et digne, mais elle pleura.
L'inévitable Lebzen lui rappela sa promesse d'être « bonne reine » ; et Victoria « se reprit ». En
face des conseillers privés qui inclinaient leurs cheveux blancs devant sa jeunesse, elle salua et sourit, un peu intimidée.
Elle avait pleuré parce qu'elle était reine. Elle sourit peut-être parce qu'elle était femme et parce
qu'elle savait que, dans sa vie lourde, elle aurait un appui.
En effet, les prétendants, comme on l'imagine bien, ne faisaient point défaut, ni le duc de Nemours, ni le duc de Cambridge, ni même le prince d'Orange que la reine, avec une ironie un peu dégoûtée, surnommait le gros radis.
Mais déjà son cœur avait parlé et la jeune Anglo-Saxonne sentimentale savait que ce cœur serait
comblé quand elle aurait pour époux son cousin Albert de Cobourg.
Le prince Albert, né trois mois après Victoria, le 26 août 1819, était fils du duc Ernest de SaxeCobourg Saalfeld, frère de la duchesse de Kent.
Élevé librement et gaiement, affectueux et doux, cachant, sous la sveltesse charmante et presque
féminine de ses dix-neuf ans, un bon sens très viril et une solide volonté, il avait plu à Victoria dès
le mois de mai 1836, époque à laquelle leur oncle Léopold de Cobourg avait ménagé une entrevue
aux jeunes gens.
Toutefois, la princesse se jouant, avec des grâces un peu chattières et non sans coquetterie, remettait de jour en jour la décision de choisir elle-même son mari, comme l'exigeait l'étiquette. Ce
genre d'union blanche, – ou bleue, – qui précède les accordailles, plaisait à sa nature romanesque.
Les chancelleries s'impatientaient. Très timide, le prince s'impatientait davantage. Enfin, elle le laissa venir lui-même à Windsor le 20 octobre 1837 et bientôt Albert fut accepté officiellement comme
prince consort. Il se put écrier : « C'est le comble de la félicité que je sois agréé par vous... », et sur
les paroles d'acquiescement tendres et soumises, fut édifiée la nouvelle maison d'Angleterre, – fondée par l'entremise du roi des Belges, – et que la reine Victoria, dégagée de ses origines, sut rendre
si proche de la France...
ANDRÉ DE MARICOURT.

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