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Michel Fédou, interventions données durant la session d’Inoï 2011 L’Esprit souffle…… : les VIe-Ve siècles avant J-C (Inoï, 31 juillet 2011) La période des VIIe-Ve siècles avant l’ère chrétienne fut marquée, en plusieurs lieux, par des événements de grande portée spirituelle. Pour la Grèce, on pense avant tout à Socrate ; mais quatre autres figures très marquantes peuvent être identifiées, à des dates assez proches les unes des autres : Confucius, Gautama le Bouddha, Zarathustra, Jérémie. Je voudrais réfléchir sur cette coïncidence et sur la portée que nous pouvons lui reconnaître aujourd’hui. Je le ferai en quatre temps : - Je partirai de la réflexion d’un philosophe du XXe siècle, Karl Jaspers, sur cette époque majeure des VIe-Ve siècles ; - Je dirai ensuite quelques mots des quatre grandes figures spirituelles que j’ai ici retenues (sans parler de Socrate) - Je réfléchirai en troisième lieu sur la question des liens entre les peuples concernés : ces liens ont-ils existé, ou non ? qu’en a-t-il été, plus précisément, des liens entre Grecs et Juifs ? - Enfin je reviendrai sur la thèse de Karl Jaspers et j’apporterai quelques réflexions conclusives. I) La réflexion de Karl Jaspers sur « l’époque axiale » Je partirai d’une réflexion de Karl Jaspers (psychâtre et philosophe allemand, 18831969 ; il fut professeur de philosophie à l’Université de Heidelberg, mais, ayant épousé une femme juive, il fut privé de chaire à l’avènement du nazisme ; il retrouva son poste après la guerre). Depuis son ouvrage Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, (L’origine et le sens de l’histoire) qui parut en 1949, il est devenu courant de parler de l’ « Achsenzeit », c’est-à-dire de l’ « époque axiale » qui fut celle de la Chine de Confucius et de Laozi, de l’Inde de Bouddha, de l’Iran de Zoroastre, de la Palestine des prophètes et de la Grèce des philosophes, poètes tragiques et historiens. Selon Jaspers, 1) il y a eu une première grande étape (naissance du langage, invention des outils, art d’allumer et d’utiliser le feu) ; 2) puis une deuxième étape : entre 5000 et 3000 se formèrent les hautes civilisations de l’Egypte, de la Mésopotamie et de l’Inde, et un peu plus tard de la Chine : « ce sont de petites îles de lumière dans la large masse de l’humanité qui peuplait déjà toute la planète » ; 3) ensuite : « Autour de 500 avant Jésus-Christ – dans la période qui s’étend de 800 à 200 – furent posés les fondements spirituels de l’humanité, ceux où elle puise encore aujourd’hui sa substance, et cela simultanément et de façon indépendante, en Chine, aux Indes, en Perse, en Palestine, en Grèce » ; 4) Depuis lors, il s’est produit un seul événement tout à fait nouveau : l’avènement de l’âge scientifico-technique. Jaspers appelle la troisième période « la période axiale » : il y a là, en effet, un axe de l’histoire qui ne vaut pas seulement pour les chrétiens mais pour tous les hommes, un cadre commun permettant à chacun, en Occident comme en Asie, de mieux comprendre sa situation historique : « Appelons brièvement cette époque « la période axiale ». Il s’y passe simultanément des choses extraordinaires. En Chine vivent Confucius et Lao-tsé, on voit naître toutes les tendances de la philosophie chinoise… Aux Indes, on compose les Upanishads ; c’est le temps de Bouddha… En Perse, Zarathoustra développe son âpre vision du monde où l’univers apparaît déchiré par le combat du bien et du mal ; en Palestine se dressent les prophètes… En Grèce, il y avait Homère, les philosophes, Parménide, Héraclite, Platon, les Tragiques, Thucydide et Archimède. Tout ce que de tels noms ne peuvent qu’évoquer a grandi au cours de ces quelques siècles, à peu près en même temps en Grèce, aux Indes et en Occident, sans que ces hommes aient rien su les uns des autres. La nouveauté de cette époque, c’est que partout l’homme prend conscience de l’être dans sa totalité, de lui-même et de ses limites. Il fait l’expérience du monde redoutable et de sa propre impuissance. Il pose des questions essentielles et décisives et, devant l’abîme ouvert, il aspire à sa libération et à son salut. Tout en prenant conscience de ses limites, il se propose les buts les plus élevés. Il rencontre l’absolu dans la profondeur du sujet conscient et dans la clarté de la transcendance… » (Voir H. Arendt, « Karl Jaspers. Citoyen du monde ? », dans Vies politiques, trad. de Men in Dark Times, Gallimard, 1974, p. 102-103). A. Momigliano perçoit là quelque chose de très vrai : « Il y a quelque chose de profondément vrai dans cette façon de présenter les choses. Toutes ces civilisations usent de l’écriture, possèdent des organisations complexes combinant un gouvernement central avec des pouvoirs locaux, un organisme développé, une technologie avancée des métaux et la pratique de la diplomatie internationale. Dans toutes ces civilisations, il y une tension profonde entre les pouvoirs politiques et les mouvements spirituels. Partout, on remarque des tentatives pour introduire plus de pureté, plus de justice, plus de perfection et une explication plus universelle de l’ordre des choses. Des représentations neuves de la réalité, conçues soit par la voie prophétique, soit par la voie mystique ou rationnelle, sont proposées à titre de critique ou pour remplacer les modèles dominants. Nous sommes à l’âge de la critique, et la critique sociale apparaît même à travers l’imagerie compliquée des Gathas de Zoroastre. La personnalité des critiques doit nécessairement apparaître : ce sont les maîtres dont les pensées comptent toujours aujourd’hui et dont nous conservons les noms » (Sagesses barbares. Les limites de l’hellénisation, trad. de l’anglais, Maspero, Paris, 1976, p. 20). Il apparaît en tout cas que, dans cette période des VIIe-Ve siècles, des « événements spirituels » se sont produits au sein de plusieurs traditions. On peut donc se demander, à la lumière de la foi chrétienne, ce que chacun de ces événements a apporté. A-t-il fait avancer l’humanité ? A-t-il même, par certains aspects, préparé la voie au christianisme ? A-t-il au contraire engagé des humains qui ne seraient pas compatibles avec la Révélation chrétienne ? II) Grandes figures de « l’époque axiale » (Pour Socrate, voir l’exposé spécifique qui lui est consacré) Confucius Confucius (env. 551-479) vivait dans une période d’anarchie et d’injustice ; or il comprit que la seule issue était une réforme radicale du gouvernement. Il eut de nombreux disciples ; 250 ans après sa mort, les souverains de la Dynastie Han (env. 206 – 220 ap. J-C) décidèrent de charger les confucéens de l’administration de l’Empire. Au sens strict, Confucius n’est pas un chef religieux, et le confucianisme n’est pas une religion, même si les religions de la Chine en ont été fort influencées. Mais la source de sa réforme morale et politique est religieuse. Il ne rejette aucune des croyances traditionnelles importantes : ni le tao, ni le dieu du Ciel, ni le culte des ancêtres ; il exalte et revalorise la fonction religieuse des rites et coutumes. Confucius déclare que l’on doit accomplir les sacrifices et les autres rituels traditionnels ; le Ciel, en effet, aime recevoir des sacrifices. Mais le Ciel aime aussi une conduite morale, et surtout un bon gouvernement. L’« homme supérieur » doit se préoccuper d’abord de l’existence humaine concrète. Il s’agit pour l’homme d’opérer la « transmutation » des gestes et conduites en rituels, tout en leur conservant leur spontanéité, cela dans une société complexe et hautement hiérarchisée. La plus haute satisfaction réside, pour chacun, dans le développement de ses propres vertus. Mais la vraie carrière, pour un « gentilhomme », est de gouverner ; pour Confucius (comme pour Platon), l’art de gouverner est le seul moyen d’assurer la paix et le bonheur du plus grand nombre. Gautama le Bouddha La plupart admettent que Siddharta, le futur Bouddha est né en avril-mai 558 (ou en 567 environ), à Kapilavastu. Fils d’un petit roi, il se maria à 16 ans, quitta le palais à 29 ans, connue le « suprême Eveil » en 523 (ou en 532 environ), et après avoir prêché tout le reste de sa vie il s’éteignit en 478 (ou 487 environ), à l’âge de 80 ans. Une fois son identité d’« Eveillé » reconnue par ses disciples, sa vie fut transfigurée : il y eut un processus de « mythologisation » (qui commença de son vivant). La tradition rapporte que, devenu à un certain moment ascète itinérant sous le nom de Gautama, il fréquenta des maîtres brahmaniques, mais ne fut pas satisfait par leurs enseignements ; suivi par cinq disciples, il se dirigea vers Gaya, s’établit dans un site paisible où il se livra pendant six ans à de sévères mortifications. Il découvrit finalement les « quatre nobles vérités » et finit par obtenir « l’Eveil » ; mais il n’entra pas tout de suite dans le nirvana, car il lui fut révélé qu’un certain nombre d’êtres humains pouvaient être sauvés. Les « quatre nobles vérités » sont : a) tout est souffrance ; b) l’origine de la souffrance est dans le désir, l’appétit ou la soif qui provoquent les réincarnations ; c) la délivrance de la douleur consiste dans l’abolition des appétits, elle équivaut au nirvana ; d) ce qui mène à la cessation de la souffrance, c’est « l’octuple chemin ». Zarathustra Du côté de la Perse, nous rencontrons la religion mazdéenne, avec sa conception d’un conflit entre le Bien et le Mal, son clergé (les « mages »), et ses différents rites. Or, vers les VIIe-VIe siècles avant J-C, apparut dans cette tradition un homme qui devait être un prophète réformateur de sa religion : Zarathustra. Selon la tradition mazdéenne, on peut fixer sa vie entre 628 et 551 av. JC. On pense qu’il a vécu dans l’est de l’Iran. Selon la tradition, il était prêtre sacrificateur. Il se fit le porteparole d’une révélation. L’essentiel de sa réforme, ce fut d’inviter à imiter le dieu suprême, Ahura Mazda, qui est à l’origine de tout, et à qui appartiennent la toute-puissance, la bonté et la sainteté ; il souligna que tout mazdéen devait lutter contre le mal et choisir le bien. Il opérait un dépassement du « dualisme » hérité de sa tradition. Pour lui, Ahura Mazda n’est pas confronté à un « anti-dieu » (il y a bien une opposition entre l’esprit du bien et l’esprit du mal, mais l’un et l’autre ont été engendrés par Ahura Mazda, et c’est par choix, non par nature, que l’un est resté bon et que l’autre est devenu mauvais). Et puisque les dieux de la religion traditionnelle iranienne (les daevas) ont choisi le mal, Zarathustra demande à ses fidèles de ne plus leur rendre culte. Il est convaincu qu’au terme les daevas seront anéantis et que les justes l’emporteront sur les méchants. On trouve ici une représentation de l’histoire orientée vers une fin, et la doctrine zoroastrienne fait place à la perspective d’une résurrection des morts. H. de Lubac a réfléchi sur la doctrine du mazdéisme, du fait de sa proximité apparente avec le judaïsme sur un point capital : selon les Gâthâs, le monde va vers sa fin, il y aura un jugement, les fidèles se préparent à ce jour et hâtent sa venue ; ils sont qualifiés à ce titre de bienfaiteurs (saosyant), appellation qu’on peut comparer à celle de messie, et il y a un Saosyant par excellence qui, à la fin, fera disparaître la Puissance mauvaise. Il y a là une analogie évidente avec le messianisme juif. Cependant, à l’origine de cela, il y avait un mythe iranien de l’embrasement du monde ; c’est de ce mythe que Zoroastre s’est emparé, il en a fait le but de l’évolution du monde et de la race humaine, et les traditions anciennes ont été peu à peu recouvertes comme d’un vêtement par des préoccupations d’ordre « historique ». « En Israël, le processus est inverse. C’est toujours l’homme et sa destinée qui font l’objet de la Bible, et tout s’y passe, pour ainsi dire, entre deux personnages : Israël et Iahvé. Les rapports entre eux deux ne découlent pas simplement de la nature des choses… A l’origine d’Israël il y a un fait historique, une élection par Iahvé, suivie d’une alliance… Le point de départ de l’eschatologie juive est pareillement la foi en Iahvé et en ses promesses. C’est l’attente du Jour où Il manifestera toute sa puissance et sa fidélité. Ce n’est pas la prévision d’un phénomène “naturel”, mais l’espoir – ou la crainte – d’un événement encore “historique”… » (H. de Lubac, Catholicisme, p. 128-129). En Israël : Jérémie Vers la même époque encore apparaît un grand prophète en Israël : Jérémie. Dans ses premiers discours il annonce la catastrophe imminente, provoquée par un peuple venu du Nord ; il prédit un chaos, qui sera le châtiment du peuple pour son infidélité, et qui pourtant ouvrira la voie à une nouvelle alliance. En 606, Josias étant mort, Joiaquim lui succède – un tyran, contre lequel Jérémie prophétise. Jérémie s’en prend aussi à tous ceux (prêtres, prophètes, membres du peuple) qui se réfugient en vain dans des pratiques religieuses alors que, par ailleurs, ils commettent le mal (et vénèrent notamment les « baals »). Jérémie fut arrêté, et faillit sans doute être condamné à mort ; en tout cas, pendant longtemps il ne lui fut plus possible de parler en public. La dernière phase de sa prédication commença en 595, lorsque Nabuchodonosor conquit Jérusalem et déporta une partie de l’élite de Judée. Le nouveau roi Sédécias préparait une révolte avec l’aide de l’Egypte, mais Jérémie s’efforçait de calmer le peuple ; il fut arrêté et emprisonné comme traître (et, plus tard, délivré par les Babyloniens). Peu après il partit pour l’Egypte avec un groupe de compatriotes. Jérémie fait souvent allusion à ses sentiments personnels. Les catastrophes qu’il annonce se produisent ; et pourtant le prophète ne perd pas confiance : il croit en la rédemption, et même en une nouvelle création. A travers lui, Dieu annonce une nouvelle alliance (Jer 31, 31). En 587, Jérusalem sera prise, le temple sera brûlé, et des Juifs seront déportés à Babylone. Parmi eux se trouvera un autre prophète, Ezéchiel. III) La Grèce et les autres peuples Mais qu’en était-il de la connaissance mutuelle entre les peuples ? On peut ici relever un paradoxe, pour ce qui est de la Grèce ancienne (avant Alexandre le Grand). 1) D’un côté, la Grèce a toujours été confrontée à une « altérité », cela est en tout cas attesté dès les origines de sa littérature, à travers l’Iliade et l’Odyssée. L’Iliade rapporte un épisode de la guerre de Troie, survenue plusieurs siècles auparavant ; or cette guerre a été justement un affrontement entre la Grèce et une cité de l’Asie mineure ; l’Odyssée, sous un autre mode, montre à travers l’itinéraire d’Ulysse la conscience grecque d’être nécessairement confrontée à d’autres – fût-ce à travers des figures aussi mythiques que celles de Calypso. « Les Grecs furent peut-être les premiers à étudier les particularités des peuples étrangers. C’est comme négociants et comme colons qu’ils se mirent à réunir des informations et que, dès la fin du VIe siècle, ils en étaient déjà à écrire des ouvrages ethnographiques et géographiques afin de satisfaire leur goût pour la recherche – pour l’historia, comme ils disaient » (A. Momigliano, p. 87). Dès la fin du VIIe siècle ils avaient fondé l’importante colonie de Marseille. L’Histoire d’Hérodote manifeste au mieux ce souci des Grecs de connaître les autres. En particulier, les Grecs ont eu depuis longtemps un grand intérêt pour l’Egypte, qu’ils ne considéraient pas comme une « puissance politique » mais comme « le conservatoire de connaissances particulières » (A. Momigliano, Sagesses barbares, p. 14). Hérodote lui consacre une longue enquête ; il est persuadé que les Grecs ont reçu des Egyptiens une grande partie de leurs idées religieuses et scientifiques. Il y a un autre peuple auxquels les Grecs ont été directement confrontés : le peuple perse. Hérodote lui consacre aussi toute une enquête ; ce sont les Perses qui ont voulu conquérir la Grèce et qui ont été défaits par les Grecs, d’abord à Marathon, puis à Salamine. 2) Pour le reste, cependant, les connaissances des Grecs restèrent limitées. De façon plus générale d’ailleurs, chacun des peuples concernés n’était pas informé de ce qui se passait chez les autres. En Grèce, en tout cas, même si l’on connaissait (grâce à Hérodote surtout) l’histoire et la religion des Perses, on ne savait rien de Zarathustra ; on ne savait rien non plus du Bouddha, ni de Confucius. Plus étonnant : les Grecs semblaient tout ignorer au sujet d’Israël (j’y reviendrai). A propos des mouvements qui traversaient les divers peuples à « l’époque axiale », A. Momigliano écrit : « ils existaient chacun à part et, pour autant que nous le sachions, s’ignoraient les uns les autres » (p. 20) ; « A l’Achsenzeit, l’« époque axiale », on voit se développer parallèlement plusieurs civilisations » (p. 21). Momigliano note que, de façon caractéristique, l’Achsenzeit « n’était pas centrée sur la Mésopotamie et l’Egypte, deux civilisations qui eurent de nombreux contacts l’une avec l’autre, ainsi qu’avec la Perse, la Judée et la Grèce » : « la Mésopotamie et l’Egypte vivaient encore dans un monde qui s’était édifié pendant le IIe millénaire av. J.-C. sur le pouvoir de la monarchie : la monarchie sous protection divine de la Mésopotamie et la monarchie divine de l’Egypte. Elles avaient évité les contestations et les réformes du milieu du Ier millénaire av. J.-C. en Egypte, une certaine règle de silence s’imposait, et la Mésopotamie – tant en Assyrie qu’en Chaldée – semble s’être absorbée dans la conquête des autres peuples plutôt qu’à se critiquer elle-même. » (p. 21). Mais les autres peuples, ceux dans lesquels eurent lieu les événements « spirituels » mentionnés précédemment, n’étaient pas vraiment en contact : « Les hommes de Grèce, de Judée, d’Iran, d’Inde et de Chine qui avaient amené leur pays à se transformer par leurs critiques de l’ordre traditionnel n’étaient pas en relation les uns avec les autres et n’avaient pas créé de civilisation internationale. » (p. 21). La situation va se transformer avec la conquête d’Alexandre et l’époque hellénistique : Alexandre III de Macédoine (fils de Philippe II), né en 356, mort en 323 à Babylone ; l’un des plus grands conquérants de l’histoire car, à partir du petit royaume de Macédoine, il devint le maître de l’immense empire perse achéménide, s’avança jusqu’aux rives de l’Indus, et fonda près de 70 cités ; son ambition était de conquérir l’ensemble du monde connu ; il mourut à l’âge de 33 ans ! C’est le seul temps où il y ait eu une unité politique entre l’Occident et l’Orient, un temps d’ailleurs très court, car ses principaux généraux se partagèrent son héritage. « Ce qui fit la nouveauté de l’époque hellénistique, c’est qu’elle donna lieu à une circulation internationale des idées tout en en réduisant fortement leur impact révolutionnaire » (Momigliano, p. 21) ; les Grecs en sont venus à découvrir, du côté de l’Orient, les Juifs, et même avoir des informations sur la religion des brahmanes (on entendit aussi parler du Bouddha) ; du côté de l’Occident, ils découvrirent les Romains et les Celtes. Je voudrais revenir plus précisément sur les rapports entre les Grecs et les Juifs. Qu’en était-il, avant l’époque hellénistique, des relations entre les Grecs et les habitants de Palestine ? D’après A. Momigliano (p. 88 et suiv.), dès l’époque mycénienne, il y eut des relations d’échanges entre les Palestiniens et les Grecs. Plus tard, il se peut que David ait employé des mercenaires crétois (2 Sa 20, 23 ; 1 R 1, 38) ; ils parlaient sans doute grec. Vers 840 av. J.-C., Joas fut placé sur le trône par des mercenaires soit cariens, soit crétois (2 R 11, 4). Les bateaux grecs (avec des commerçants grecs) réapparurent certainement sur les côtes de Palestine au cours des IX et VIIIe s. A Samarie, la poterie grecque date d’avant la destruction de la ville par Sargon II en 722 av J.-C. A Tell Sukas (entre Tripoli et Laodicée (Latakia)), on a trouvé un établissement grec avec un temple qui semble avoir été construit au VIIe s et reconstruit vers 570 ; les Grecs y restèrent au moins jusqu’en 500 av JC pour commercer avec les Palestiniens. Il y avait 30000 mercenaires grecs, d’après Hérodote, dans l’armée du petit-fils de Néchao, Apriès, qui tenta de contenir la pression des Babyloniens sur la Palestine en 588 av JC (Jer 37, 5). On a aussi trouvé, non loin de Yavneh, une grande quantité de vases grecs datant des dernières décennies du VIIe s. Quand Jérémie s’enfuit en Egypte, il se rendit à Takhpankhès (Jer 43, 7 ; 44, 1), connue dans le monde grec sous le nom de Daphné, où des mercenaires grecs se trouvaient probablement en garnison ; « il est très tentant d’imaginer Jérémie reçu par des soldats grecs sur le sol égyptien » (A. Momigliano, p. 88). Les contacts se poursuivirent au-delà de l’exil : on a trouvé des vases grecs sur la route de Jérusalem à Hébron – signe d’un commerce actif dans la première partie du Ve siècle ; les tessons d’origine attique d’Engadi datent pour la plupart de la fin du Ve et du début du IVe s. ; un mercenaire athénien avait amassé une fortune de deux talents à Aké vers 370 (d’après Isée, IV, 7) ; les plus anciennes monnaies de Judée imitent les pièces grecques. Des Juifs eurent en tout cas l’occasion d’entrer en contact avec les Grecs en Mésopotamie et en Egypte. Si l’on en croit une information de la Lettre d’Aristée, des soldats juifs et grecs ont dû être frères d’armes au cours de la même campagne. On peut alors se demander : quels profits Grecs et Juifs tirèrent-ils de ces occasions de rencontres ? « Pour ce qui est des Grecs, la réponse est simple : ils ne remarquèrent même pas l’existence des Juifs. Cette petite nation qui devait plus tard lancer le défi le plus spectaculaire à la sagesse grecque n’est mentionnée nulle part dans les textes antérieurs à la période hellénistique qui nous sont parvenus » (A. Momigliano, p. 89-90). Cette absence de référence aux Juifs dans la littérature grecque troublait les Juifs hellénisés, comme on le voit dans la Lettre d’Aristée (31, 312) ; Flavius Josèphe chercha à trouver de telles références dans son Contre Apion, et le plus ancien qu’il ait trouvé est le poète Choirilos (contemporain d’Hérodote) ; mais il est à peu près sûr que celui-ci pensait plutôt aux Ethiopiens orientaux. Hérodote parle certes des Syriens et des Phéniciens de Palestine, reconnaissant qu’ils avaient appris des Egyptiens à pratiquer la circoncision, mais ce n’est pas nécessairement des Juifs qu’il parle ici (ibid., p. 90). « En bref, pour autant que nous le sachions, les Grecs vécurent très bien tout au long de leur âge classique sans connaître l’existence des Juifs » (A. Momigliano, p. 91). « Quant aux Juifs de l’âge biblique, ils connaissaient bien sûr Yawan, terme qui désignait l’ensemble des Grecs plutôt que les Ioniens en particulier » ; il est mentionné dans la généalogie de Noé (Gn 10, 2 : Yavân désigne les Grecs d’Ionie) ; mais rien ne laisse penser qu’Athènes, Sparte, Thèbes, et même Milet et Ephèse aient été associés à ce nom. Cette table des nations ne doit pas remonter au-delà du VIIe s. Peu après, Ezéchiel ou l’un de ses disciples introduisit Yawan dans les lamentations sur Tyr (27, 13-19) : Yawan est ici l’un des marchands qui font du commerce avec Tyr, et parmi les marchandises se trouvent des esclaves. Le thème du Grec marchand est repris par Joël, accusant Tyr et Sidon, et « tous ceux du rivage palestinien » (i.e. : les Philistins) de trafiquer avec Yawan et de lui vendre « les enfants de Judée et ceux de Jérusalem » (4, 6). Yawan est mentionné en Is 66, 19 (sans doute fin du VIe s.) parmi les peuples auxquels Dieu se manifestera dans toute sa gloire. Enfin, Yawan apparaît dans la promesse messianique de Zacharie (9, 13) – mais le texte est postérieur à Alexandre. Ainsi, les textes où figurait le nom de Yawan « ne connaissaient les Grecs que comme commerçants, ou, de façon plus vague, comme l’une des nations du monde. Les Grecs sont connus, mais ils apparaissent comme lointains et insignifiants » (A. Momigliano, p. 92). Les premiers mots sûrement grecs de la Bible sont en Dn 3, 5 – donc tardifs. Certes, il y avait beaucoup de polythéisme parmi les Juifs (les prophètes dénoncent le culte des idoles), mais rien ne laisse penser qu’aucun Juif ait adoré un dieu grec. A. Momigliano conclut : « Avant Alexandre, les Juifs en savaient un peu plus long sur les Grecs que les Grecs sur les Juifs. Après tout, les Grecs commerçaient en Palestine, mais apparemment aucun Juif ne commerçait en Grèce. Cette différence ne signifie aucunement que les Juifs aient assimilé quelque chose de la civilisation grecque. » (p. 93). Cela dit, les changements qui advinrent en Judée aux Ve-IVe s. furent sur bien des points parallèles à ceux qui se produisaient en Grèce au même moment : l’action de Néhémie reconstruisant Jérusalem est comparable à celle de Thémistocle ayant à reconstruire Athènes dans les deux cas, contre ce qui avait été imposé par les Perses ; A. Momigliano relève d’autres parentés, y compris le parallèle entre le livre de Job et Prométhée (p. 93-94). « On peut se demander pourquoi entre Grecs et Juifs, qui avaient tant de choses en commun, il n’y a apparemment jamais eu dialogue. Il existe une explication par trop évidente. Ils ne disposaient pas d’une langue commune. Les Grecs ne parlaient qu’une langue ; les Juifs étaient bilingues, mais leur deuxième langue, l’araméen, leur permettait de s’entendre avec des Perses, des Babyloniens et même des Egyptiens, plutôt qu’avec des Grecs. Cependant, les barrières linguistiques ne devaient jamais constituer des obstacles insurmontables. Peut-être faut-il aussi faire la part du hasard. Il se trouve qu’Hérodote n’a jamais visité Jérusalem. Une page de celui-ci aurait suffi pour mettre hors de combat un bataillon de biblistes. En dernier lieu, cependant, il nous faut bien admettre l’existence d’obstacles plus fondamentaux. Sous la conduite de Néhémie et de ses successeurs, les Juifs cherchèrent avant tout à s’isoler des peuples alentour. Ils mettaient leur foi en Dieu et en sa Loi. Dans le même esprit, les Grecs, se fiant à leur seule intelligence et à leur initiative d’esprit, se montraient franchement agressifs et contribuaient partout à troubler la paix de l’Empire perse dont dépendait la reconstruction du judaïsme. Cent vingt après Néhémie et Périclès, Grecs et Juifs se retrouvèrent sous la domination d’Alexandre le Grand, un Macédonien de langue grecque qui se considérait comme l’héritier des rois de Perse » (A. Momigliano, ibid., p. 94). (Rappel : l’exil avait duré de 587 à 538 ; il s’était achevé avec la victoire du roi de Perse Cyrus sur l’empire babylonien ; le Temple avait été reconstruit de 520 à 515 ; Néhémie, un exilé qui avait fait fortune à Babylone, obtint du roi l’autorisation de rebâtir l’enceinte de la ville ; pour cela il fut nommé gouverneur de Judée en 445). IV) Réflexions sur ces « événements spirituels » des VIe-Ve siècles Il vaut la peine de s’interroger aussi sur la manière dont ces « événements » ont été relus dans l’Europe moderne. Quelques exemples peuvent être pris : - A partir du XVIe siècle, et en particulier au XVIIIe siècle, des Européens manifestent une curiosité, un engouement pour l’Orient, et à cette occasion acquièrent une meilleure connaissance de Confucius, du Bouddha ou de Zoroastre (cela étant favorisé par les récits des explorateurs et des missionnaires). - Au XIXe siècle se développe l’orientalisme : parfois il se présente comme une science (on accumule de plus en plus de savoirs sur les civilisations anciennes) ; parfois aussi il est mis au service d’une cause philosophique : ainsi la connaissance du bouddhisme devient-elle un moyen de prôner une forme de nihilisme dans la philosophique européenne ; ainsi encore, la figure de Zarathustra devient pour Nietzsche emblématique. - Dans cette même période, et encore au début du XXe siècle, la connaissance de la Grèce ancienne et de l’Orient ancien sont parfois mis au service d’un véritable antichristianisme : on s’en sert pour relativiser l’Occident chrétien. - Mais à l’inverse aussi, la découverte de grandes figures de l’Antiquité devient l’occasion d’accéder à une conscience plus claire du christianisme et de ce qui en fait la valeur unique. Parfois cela se fait moyennant une sorte de continuité (ainsi pour Simone Weil, découvrant dans la littérature grecque ancienne des « intuitions préchrétiennes ») ; parfois aussi, et le plus souvent, moyennant la perception de discontinuités ou même de contrastes : ainsi, pour le Père de Lubac, la religion de Zoroastre permet de mettre en valeur, par contraste, le messianisme judéo-chrétien, et la figure du Bouddha permet de saisir d’autant plus, par contraste encore, l’originalité unique de la figure du Christ ; ou encore, pour Romano Guardini, la comparaison entre la mort de Socrate, celle du Bouddha et celle de Jésus fait d’autant plus ressortir la signification unique de celle-ci. Quel regard porter, aujourd’hui, sur la « période axiale » ? 1) Il faut d’abord souligner l’intérêt de la réflexion proposée par Jaspers, plus actuelle que jamais ; dans un monde dont nous éprouvons plus que jamais la diversité, il est capital que l’humanité puisse trouver des références communes, et elle peut justement les trouver dans cette époque axiale ; cf. Hannah Arendt : « La philosophie chrétienne de l’histoire de saint Augustin à Hegel a vu dans l’incarnation du Christ le tournant et le centre de l’histoire universelle. En tant que telle, elle n’est valable que pour les chrétiens ; et si elle prétend faire autorité pour tous, il n’en reste pas moins qu’elle enseigne l’unité de l’humanité comme d’autres mythes pourraient enseigner une pluralité de commencements et de fins. Par opposition à de telles philosophies de l’histoire qui accueillent le concept d’une histoire universelle fondé sur l’expérience historique d’un peuple ou d’une région particulière du monde, Jaspers a trouvé un axe historique empiriquement donné qui donne à toutes les nations “un cadre commun permettant à chacun de mieux comprendre sa réalité historique” » (Vies politiques, p. 102). Cette perspective est féconde dans le contexte de la mondialisation, qui nous fait percevoir plus que jamais que la vision chrétienne de l’histoire ne s’impose évidemment pas à tous. Elle est aussi intéressante par rapport à l’idée, développée par Huntingon, d’un « choc des civilisations ». 2) Il ne s’agit pas seulement, à travers cela, de faire retour vers le passé, mais de préparer l’avenir. Jaspers disait : « Notre âge scientifico-technique est comme un second commencement, comparable seulement à la première découverte des outils et du feu. Si nous osions avancer une supposition fondée sur une pure analogie, ce serait la suivante : nous passerons par des structures analogues aux organisations planifiées de la haute antiquité, telle cette Egypte d’où les anciens Juifs émigrèrent et qu’ils prirent en horreur comme une maison de correction dès qu’ils se furent installés ailleurs. Peut-être l’humanité, traversant ces organisations géantes, marche-t-elle vers une nouvelle période axiale, pour nous encore lointaine, invisible, inimaginable, qui verra l’avènement véritable de l’homme. » Il ajoutait : « Pour le moment, nous vivons en un temps d’effroyables catastrophes… » ; cependant, il disait aussi : « La nouveauté, aujourd’hui, c’est que l’histoire, à notre époque, est devenue pour la première fois universelle. Comparée à l’unité actuelle du globe terrestre telle que la font nos moyens de communication, l’histoire qui s’est déroulée jusqu’ici n’est plus qu’une collection de chroniques locales. Ce que nous appelons “histoire” a pris fin, au sens que nous donnions à ce mot. Il s’est passé un instant de cinq millénaires entre les centaines de millénaires préhistoriques, au cours desquels l’homme s’est répandu sur la planète, et le début actuel de l’histoire vraiment mondiale. Ces millénaires, comparés à ce qui les a précédés et aux possibilités futures, ne sont qu’un minuscule laps de temps. Ce que nous appelons l’histoire prend une signification nouvelle : c’est l’effort des hommes pour se trouver, se réunir en vue de leur action dans l’histoire universelle, pour conquérir sur le plan spirituel et sur le plan technique l’équipement nécessaire au voyage. Nous ne faisons que commencer. » (On peut penser à des développements analogues de Teilhard de Chardin). Hannah Arendt souligne que Jaspers, ainsi, tout en partageant le sentiment que notre époque est parvenue en un sens à une fin, « désavoue le couplet sur le destin qui accompagne généralement de tels diagnostics » ; elle cite L’esprit européen : « Nous vivons comme si nous étions en train de frapper à des portes encore fermées » (trad. J. Hersch ; dans Bilan et Perspectives, p. 56 ; cité par H. Arendt, p. 104). H. Arendt ajoute : « Ce qui commence maintenant, après la fin de l’histoire universelle, c’est l’histoire de l’humanité. Ce qu’il adviendra d’elle, nous l’ignorons. Nous pouvons nous y préparer grâce à une philosophie de l’humanité dont le concept central serait le concept jaspersien de communication. Cette philosophie n’abolira pas, ni même ne critiquera, les grands systèmes philosophiques du passé en Inde, en Chine et en Occident, mais elle les dépouillera de leurs prétentions métaphysiques dogmatiques, elle les dissoudra, pour ainsi dire, en chaîne d’idées qui se rencontrent et se croisent entre elles, communiquent les unes avec les autres et, éventuellement retiennent ce qui est universellement communicable. On distingue une philosophie de l’humanité d’une philosophie de l’homme en ce que celle-là insiste sur le fait que ce n’est pas l’homme se parlant à lui-même en un dialogue solitaire mais que ce sont les hommes parlant et communiquant les uns avec les autres qui habitent la terre. » (H. Arendt, ibid., p. 104-105). Dans cette perspective, la politique ne serait plus un mode de vie inférieur ou un mal nécessaire, mais l’un des grands domaines de la vie humaine (derrière les concepts jasperiens d’humanité et de citoyenneté mondiale, il faut se rappeler le concept kantien d’humanité : l’histoire n’offrirait que le spectacle d’une « contingence désolante » s’il n’y avait espoir que les actions décousues et imprévisibles des hommes puissent faire de l’humanité une communauté politiquement unifiée et entraîner un développement accompli de l’humanité de l’homme ; il faut aussi se rappeler la notion hégelienne d’histoire universelle). 3) Reste une question spécifique pour les chrétiens : même si l’on met en avant l’intérêt de la référence à l’époque axiale comme référence commune à l’humanité, même si l’on essaie de favoriser une nouvelle « époque axiale » bénéficiant de la communication entre des hommes désireux de vivre ensemble (malgré les résurgences de la violence ici et là), la foi chrétienne est porteuse d’une prétention unique : pour elle, le Christ est venu pour tout homme, il s’est livré pour tous, et ce qu’il a vécu concerne donc l’humanité tout entière. Paradoxalement, la conscience nouvelle que nous avons de la mondialisation nous accule davantage à dire ce qui est l’originalité irréductible de la foi chrétienne – non pas pour l’imposer, mais simplement parce que c’est ce que nous croyons, c’est ce dont nous vivons et ce que nous désirons partager autour de nous. La question est : comment dire cela d’une manière qui rejoigne notre humanité, qui lui fasse comprendre et surtout éprouver que l’Evangile est pour tous ? Une piste s’ouvre à nous : découvrir comment le Dieu de JésusChrist était déjà à l’œuvre dans les siècles précédant la venue du Christ, et comment l’annonce de l’Evangile a opéré sur cet héritage ancien – recueillant le meilleur de ce qui s’y exprimait, et apportant, par rapport à tout le reste, la nouveauté de la Révélation du Christ. Questions 1) L’exposé a indiqué de quelles manières l’époque moderne s’est intéressée aux grandes figures religieuses de l’Antiquité, dans la période des VIIe-Ve siècle avant J.-C. Qu’en est-il pour nous ? Avons-nous quelque connaissance de ces figures, et, si oui, quels regards portonsnous sur elles ? 2) A la différence des peuples de l’Antiquité (ou de beaucoup d’entre eux, en tout cas), nos nations d’aujourd’hui ont de plus en plus de liens entre elles. Comment la référence aux « événements spirituels » des VIIe-Ve siècles peut-elle être inspiratrice dans la situation européenne et, plus largement, dans le contexte de la mondialisation ? 3) Comment percevons-nous le christianisme dans son rapport aux autres traditions religieuses issues de l’Antiquité ? (Le problème se pose-t-il autrement que pour le rapport du christianisme à l’islam, qui s’est répandu à partir du VIIe siècle de notre ère ?). La figure d’Ulysse : sa postérité (appendice à l’exposé de Nathalie Wolff) (Inoï, 2 août 2011) 1) L’Odyssée a eu une grande postérité à l’époque moderne. J’en donne trois exemples, qui ne sont évidemment pas exhaustifs : - Des aventures moralement exemplaires : au 17e siècle, un auteur chrétien, Fénelon, écrit Les Aventures de Télémaque. Il met l’accent, non pas sur la figure d’Ulysse, mais sur celle de son fils Télémaque qui est notamment évoqué dans les premiers livres de l’Odyssée. Et il raconte toutes sortes d’aventures de ce héros. Par la voie de la fiction, il cherche en fait à montrer comment doit se former un être humain, comment il doit apprendre, s’exercer à la vertu, devenir un exemple pour d’autres. A travers les pérégrinations de son héros, Fénelon dessine un modèle idéal de morale politique, et même, plus discrètement, le modèle d’une sagesse pénétrée par l’Evangile. - L’itinéraire du moi : au 20e siècle, l’écrivain James Joyce écrit un gros ouvrage intitulé Ulysse. Plus grand-chose à voir, ici, avec l’épopée d’Homère, sauf sur un point essentiel : la recherche d’une patrie. Pour le héros de J. Joyce, il s’agit de chercher son identité à travers toutes sortes d’aventures, d’expériences, de vicissitudes. J. Joyce écrit après les grandes découvertes de la psychologie moderne, notamment de Freud : la reprise de la figure d’Ulysse incarne ici une quête individuelle de ce qu’on est en profondeur – y compris dans la profondeur de son inconscient. 3) Le retour au récit : dans les décennies récentes, des auteurs écrivent des livres qui cherchent d’abord à « raconter » l’histoire d’Ulysse avec leurs propres mots et qui font notamment ressortir l’humanité de ce personnage. Ainsi le grand helléniste J.-P. Vernant, dans L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines (Paris, Seuil, 1999) : il raconte comment Ulysse a toujours été confronté au risque de l’inhumain, et comment il finit par revenir et se retrouver lui-même, c’est-à-dire homme, simpl(ment homme. Ou encore Pietro Citati, dans La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odysssée (trad. de l’italien, Paris, Gallimard, 2004). (Pour mémoire, se rappeler par ailleurs le personnage d’Ulysse dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Giraudoux ; mais ici s’agit de l’Ulysse d’avant la guerre de Troie, non pas de l’Ulysse de l’Odyssée). 2) Faisant retour à l’Antiquité, je voudrais évoquer une œuvre qui ne traite pas directement d’Ulysse mais qui peut être comprise, à certains égards, comme une transformation assez radicale de l’Odyssée. Il s’agit de l’Enéide de Virgile. Dans cette grande épopée, à l’époque de l’empereur Auguste, il s’agit aussi d’un voyage : non plus celui d’un grec comme Ulysse, mais celui d’un Troyen, Enée, qui à travers toutes sortes d’aventures se retrouve en Italie, dans le Latium. On trouve là comme une transposition d’épisodes de l’Odyssée (par exemple : les tempêtes en mer ; la confrontation avec un personnage qui rappelle le cyclope ; etc.), mais il y a une différence capitale : alors qu’Ulysse revient dans sa patrie d’Ithaque, Enée ne revient pas (et pour cause) dans sa cité de Troie qui a été détruite, mais quitte définitivement sa patrie pour fonder une nouvelle patrie, sur la terre qui deviendra celle de Rome. On voit bien sûr l’orientation de cette épopée : il s’agit de célébrer les origines de ce qui allait devenir Rome et l’empire romain. Mais indépendamment de cette orientation politique, le point suivant doit être noté : ce qui est mis en avant, ici, ce n’est plus l’itinéraire d’un homme qui va retrouver finalement sa patrie initiale ; c’est l’itinéraire d’un homme qui quitte sa patrie pour une autre, par fidélité à ce qu’il perçoit comme sa propre mission. Il y a donc au moins deux manières de voyager à la recherche d’une patrie : - Celle d’Ulysse dans l’Odyssée, qui rejoint la patrie dont il était parti (mais enrichi par toute l’expérience qu’il a vécue) ; - Celle d’Enée dans l’Enéide, qui ne revient pas là d’où il était parti et qui répond à la mission de fonder ailleurs une autre patrie. J’ajouterais cependant qu’il y a une troisième manière de voyager à la recherche d’une patrie, c’est celle dont nous parle la Bible, en particulier l’épître aux Hébreux à propos d’Abraham (He 11, 8 et suiv.) : « Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait… Ceux qui parlent ainsi font voir clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie. Et s’ils avaient pensé à celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner.. Or, en fait, ils aspiraient à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste… Il y a donc des différences entre les pérégrinations d’Ulysse, le voyage d’Enée et l’exode d’Abraham – pour ne rien dire ici de l’exode que constitue en elle-même toute existence chrétienne, depuis la naissance jusqu’à l’entrée, jamais achevée, dans la patrie du Royaume de Dieu. 3) Qu’est-ce qui fait pourtant que, malgré ces différences, le récit de l’Odyssée trouve en nous, et peut-être plus que jamais, un écho si puissant ? C’est qu’à travers l’Odyssée un seuil est franchi dans la représentation du divin et de l’humain : le divin est perçu comme « tourné vers les mortels », on voit émerger (malgré la forte présence de la mythologie) une plus grande attention à l’histoire individuelle et à ses drames, et surtout une attention à la personne humaine en ce qu’elle a d’unique, on découvre aussi une conscience de la finitude en même temps que du désir d’éternité, et plus que tout une grande profondeur d’humanité. Cela ressort notamment si l’on compare la littérature homérique à d’autres littératures de l’Orient ancien, comme l’a bien vu H. Urs von Balthasar : dans les grandes épopées de l’Inde, écrit-il, l’action se déroule « non dans l’espace de l’Histoire, mais dans celui de la mythologie ». « En face de l’Un sans forme, on trouve, en Inde – malgré l’élévation de la conscience morale – une multiplicité informe, qui dissimule l’Un plus qu’elle ne le révèle ; il s’agit plus d’une apparence que d’une manifestation ; c’est pourquoi elle ne peut pas, comme la Grèce, revêtir le caractère d’un Avent tendu vers une incarnation de Dieu d’une valeur universelle1. » Et H. Urs von Balthasar demande finalement, au terme de son étude sur Homère : « Qu’adviendra-t-il de cette “grâce ineffable”…qui, par Homère, a été déposée dans le berceau de l’Occident et qui devrait le rendre “aimable” ? L’équilibre entre Dieu et l’homme, entre la grâce et la nature, la douleur et son apaisement, sera-t-il maintenu à la lumière de la gloire ici dévoilée et réalisée ? Mais en vérité, même si cette gloire devait se dissiper, quelle promesse pour les millénaires dans un tel commencement2… ! » 1 . H. Urs von Balthasar, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la Révélation, IV, Le domaine de la métaphysique. Les fondations, trad. de l’allemand, Aubier-Montaigne, Paris, 1981, p. 53 n. 1 ; l’auteur ajoute : « En Inde et en Extrême-Orient, une manifestation du divin, d’un caractère obligatoire n’apparaît, comme l’a bien montré René Grousset (L’homme et l’Histoire, Paris, 1954) qu’à la suite de l’expédition d’Alexandre » (ibid.). 2 . Ibid., p. 52-53. Les Perses d’Eschyle (Inoï, 3 août 2011) Je voudrais d’abord situer la tragédie d’Eschyle dans son cadre historique, religieux et littéraire, puis j’en viendrai à la pièce elle-même en l’interrogeant sous trois angles successifs, avant d’évoquer pour finir une résonance ou une harmonique de cette pièce dans la littérature du XXe siècle. Une brève introduction, d’abord, sur le cadre historique et religieux de la tragédie Les Grecs ont inventé la tragédie. Ce fut, écrit J. de Romilly, une éclosion soudaine, brève, éblouissante. Et la première tragédie conservée, c’est justement Les Perses, une pièce représentée en 472. A partir de là les chefs-d’œuvre vont se succéder, avec trois principaux poètes – Eschyle, Sophocle et Euripide – mais un certain nombre d’autres auteurs aussi, sans parler des auteurs comiques dont le plus fameux fut Aristophane. Et puis cela s’arrêta : à partir de 404, époque où Athènes succomba sous les coups de Sparte, nous n’avons pratiquement plus que des fragments. La grande tragédie dans le monde grec ancien n’a donc duré que 80 ans environ. De plus, même pour les trois grands tragiques, nous n’avons conservé qu’un petit nombre d’œuvres (7 d’Eschyle, sur 90 ; 7 de Sophocle, sur plus de 100 ; 18 d’Euripide, sur 92 ; donc au total une trentaine de pièces, sur plus d’un millier de tragédies qui ont été écrites : un « naufrage immense » ; mais celles que nous avons gardées, heureusement, sont en général des chefs-d’œuvre). Je ne ferai guère de considération générale sur la manière dont se passaient les représentations elles-mêmes, car le site d’Epidaure permet de s’en faire une idée suffisante ; mais je soulignerai au moins que la tragédie grecque a une origine religieuse, liée au culte de Dionysos (le mot « trag-oedia » signifie « le chant du bouc », et l’hypothèse la plus répandue est que ce bouc serait à rapprocher des satyres associés au culte de Dionysos ; mais dès l’Antiquité on a préféré comprendre que le bouc était, soit la récompense offerte au meilleur participant, soit la victime offerte en sacrifice). On jouait les tragédies aux fêtes de Dionysos, notamment la fête des Dionysies urbaines, au printemps (dans le théâtre il y avait d’ailleurs un siège de pierre pour le prêtre de Dionysos, et un autel du dieu au centre, là où évoluait le chœur ; les masques que portaient les acteurs faisaient d’ailleurs penser à des fêtes rituelles archaïques. La fête religieuse était en même temps une fête nationale ; chaque fête donnait lieu à un concours qui durait trois jours, et chaque jour un auteur faisait représenter trois tragédies à la suite ; la représentation était organisée par les soins de l’Etat, et tout le peuple était invité à venir au spectacle. La tragédie est née du dithyrambe, c’est-à-dire d’un dialogue entre le chœur et un personnage (le chœur était dans l’orchestra, avec au centre l’autel du dieu, et les personnages évoluaient sur une scène distincte de l’orchestra. Or il y a eu une évolution : à l’origine, le chœur était l’élément le plus important (une quinzaine de membres), or son rôle devint peu à peu moins central ; corrélativement, les personnages prirent de plus en plus d’importance. C’est Eschyle qui semble avoir, le premier, introduit un deuxième personnage, puis un troisième, et le nombre de personnages continua ainsi à se développer. J’en viens à Eschyle lui-même : Dates 525-455 Deux repères historiques : 490, victoire de Marathon ; 480, victoire de Salamine. Eschyle, né à Eleusis, est « l’homme des guerres médiques » (J. de Romilly, p. 51). Il s’est lui-même battu à Marathon et à Salamine, et il a été marqué par ces événements. Son œuvre (qui comprend aussi Les Sept contre Thèbes, Les Suppliantes, la trilogie de l’Orestie – et le Prométhée enchaîné, si du moins l’on tient son authenticité) porte l’empreinte de son époque et de son expérience même : Athènes, menacée par les Perses, avait été confiée à la garde des dieux, or elle avait été sauvée ; cela confirmait pour Eschyle qu’il y a une justice divine, et c’est là une conviction de foi ardente chez lui. En même temps, les Athéniens s’étaient battus : leur victoire devait donc stimuler aussi le respect d’un certain héroïsme humain, collaborant avec les dieux. J’en viens plus précisément aux Perses. Il faut d’abord réaliser qu’Eschyle a choisi ici un sujet de grande actualité. Habituellement, le sujet des tragédies est emprunté aux traditions ou légendes fort anciennes (pensons à Œdipe roi et Antigone chez Sophocle, ou aux tragédies liées à la guerre de Troie ou ses suites – comme l’Orestie) ; mais il y a des exceptions, comme justement Les Perses, puisque cette tragédie date de 472, soit huit ans seulement après la victoire des Grecs sur les Perses à Salamine. Le sujet est tout simple : en l’année 480 avant JC, l’armée du roi des Perses, Xerxès, avait franchi l’Hellespont et envahi la Grèce ; mais elle avait été vaincue lors d’une bataille navale autour de l’île de Salamine, non loin d’Athènes. Huit ans plus tard, en 472, Eschyle fait représenter sa tragédie Les Perses. Mais la trouvaille géniale du poète est que la victoire des Grecs sur les Perses est ici traitée, non du point de vue des vainqueurs, mais du point de vue des vaincus (c’était déjà le cas, cependant, dans Les Phéniciennes de Phrynichos). La scène se passe tout entière en Perse, à Suse, devant le palais du roi ; les Perses, qui s’attendent à voir revenir leurs soldats en vainqueurs, vont apprendre que l’armée de leur roi Xerxès a été vaincue par les Grecs. Au début le chœur s’interroge sur le sort de l’expédition ; et le rêve qu’a fait Atossa, la reine, accroît leur anxiété ; puis un messager vient annoncer et raconter le désastre ; après lui, l’ombre du roi Darius (père de Xerxès) ; à la fin paraît Xerxès lui-même. Le drame va de l’inquiétude au désespoir. On voit du même coup l’ambiguïté de la pièce : d’un côté elle exalte indirectement les Grecs ; de l’autre, elle montre au spectateur la souffrance des vaincus. Trois entrées peuvent nous aider à approfondir la portée de cette tragédie : nous pouvons l’envisager du point de vue politique, puis du point de vue éthique et religieux, et finalement il sera possible de reconnaître les valeurs universelles qui ressortent de la pièce. La dimension politique Il faut d’abord se rappeler l’image que les Grecs avaient globalement des Perses, avant Marathon et Salamine. Le Mède Harpage avait conquis l’Ionie pour le compte de Cyrus, vers 545. Jusque là, les Grecs avaient dû combattre les Assyriens et avaient eu quelques démêlés avec les Egyptiens, mais ils n’avaient jamais vécu au sein d’un grand empire (du moins, pas depuis l’empire hittite dont ils avaient tout oublié) ; la venue de Cyrus marqua donc une date cruciale pour eux autant que pour les Juifs. Plus tard, Strabon (géographe qui a vécu au tournant de l’ère chrétienne) devait écrire (XV, 3, 23) : « Les Perses sont le peuple barbare le plus célèbre chez les Grecs, car aucun des autres peuples barbares qui avaient dominé l’Asie n’avait subjugué des Grecs ; et ces peuples ne connaissaient pas les Grecs, non plus que les Grecs ne les connaissaient, si ce n’est que pendant de brèves périodes, par des on-dit lointains. Homère, en tout cas, ne connaît ni l’Empire assyrien ni l’Empire mède ; autrement, étant donné qu’il nomme la Thèbes d’Egypte et mentionne son opulence et celle de la Palestine, il n’aurait pu passer sous silence celle de Babylone, de Ninive et d’Ecbatane. » Les événements entre la conquête de la Lydie vers 546 et le soulèvement des Ioniens contre la Perse vers 500 durent avoir un gros impact ; en quelques années, la Perse avait occupé la Babylonie, s’était impliquée dans une guerre malheureuse contre une reine mythique de l’Orient lointain (guerre qui se termina par la mort de Cyrus) et avais pris possession de l’Egypte ; Cambyse fut célèbre par son impiété, les mages se révoltèrent ; Darius sortit vainqueur de la lutte contre les mages, mais mit son armée en péril au cours d’une folle entreprise contre les Scythes en Russie méridionale. En tout cas, en 490, les Athéniens remportent à Marathon une victoire sur l’armée perse. Dix ans plus tard,le 27 septembre 480, sous le règne de Xerxès, Athènes est envahie et l’Acropole est incendiée ; mais les Athéniens s’établissent sur leurs 300 navires, emmenés par leur chef Thémistocle, et remportent sur les Perses la victoire navale de Salamine. On comprend que, sur le fond de l’histoire vécue durant les décennies récentes, la Perse suscite à la fois attrait et répulsion. D’une part, la Perse est perçue comme une terre nourricière, et l’image de l’or est associée à sa royauté ; de l’autre, la Perse apparaît comme le pays qui a conquis beaucoup de peuples, dont l’armée a de très gros effectifs, et qui a des prétentions énormes. C’est en tout cas, pour les Grecs, un pays lointain dont on connaît mal les limites (d’où une réputation d’étrangeté). Dans Les Perses, une place considérable est donnée au Conseil : ce sont les conseillers du Roi qui forment le chœur (noter qu’il s’agit seulement des conseillers, non pas du peuple lui-même !) ; devant Darius ils sont simplement soumis, mais à la fin on les voit capables de remontrances vis-à-vis de Xerxès ; on apprend par ailleurs que d’autres conseillers, auparavant, avaient exercé une influence malfaisante sur Xerxès. Tout cela forme sans doute un hommage indirect au régime d’Athènes, dont le Conseil (la Boulè) était une instance essentielle. La pièce laisse entendre que la bataille de Salamine a été gagnée, pour une part, en amont, grâce à des préparatifs judicieux, à la cohésion d’un peuple, et au recours à la ruse ; à cela se sont ajoutés, sur le moment, le courage et la détermination (cf. le long récit de la défaite perse à Salamine). Surtout, la pièce manifeste une critique de la tyrannie. Par contraste, les Athéniens sont présentés comme ne pouvant être dits esclaves ni sujets de personne ; cet hommage indirect apparaît notamment à travers le dialogue entre la reine Atossa et le chœur (éd. Garnier-Flammarion (= GF), p. 105-107). La pièce laisse même entendre que les Athéniens, luttant pour leur propre liberté, sont investis d’une mission bien plus vaste, et qu’ils parviennent à libérer les vassaux du roi des Perses. Eschyle contribue à la réputation de Salamine comme événement fondateur de la démocratie. Avec Salamine, la société grecque a pris conscience d’elle-même et a affirmé l’excellence de ses principes. La pièce d’Eschyle fait indirectement l’éloge des valeurs athéniennes. La dimension éthique et religieuse : l’impiété de Xerxès La faute de Xerxès, c’est l’hybris, la démesure ; celle-ci s’oppose au précepte « rien de trop ». Eschyle concentre l’attention sur le geste qui marque le mieux cette folie : le franchissement de l’Hellespont. Non seulement Xerxès a outrepassé la condition humaine, mais il a prétendu régenter la nature et l’asservir. Darius avait su se restreindre à son propre territoire, mais avec Xerxès les Perses ont voulu franchir les limites… Xerxès aurait dû se limiter à la domination continentale en Asie, or il a prétendu dominer la mer, détruire les temples et les tombeaux d’Athènes. La conduite de l’armée des Perses a été à l’image de celle du roi : outrages contre les sanctuaires, pillage d’objets sacrés… ; voir ici les paroles de Darius (v. 808-815 ; GF, p. 147). Peut-être même Xerxès a-t-il cédé au piège de l’égarement que les dieux envoient à celui qu’ils veulent perdre (Atè). Derrière lui, il y a une présence divine qui agit ; « Eschyle est théologien », a-t-on dit : le vrai protagoniste contre les Perses, ce n’est pas Thémistocle ni les Grecs, c’est la volonté divine. En tout cas, ce qu’Eschyle laisse entendre, c’est que la victoire de Salamine a en fait restauré l’ordre normal, voulu par les dieux : la « démesure » (hybris) a été punie, les choses sont revenues à l’ordre. Mais si la tragédie condamne la politique des Perses et, surtout, la démesure de leur roi, elle laisse en même temps paraître des valeurs universelles qui se dégagent de l’événement Malgré l’évident patriotisme de la pièce, on voit s’élever un chant universel, valable pour les Perses comme pour les Grecs. D’abord le chant de la terre (la terre natale qui nourrit…). Mais aussi la voix de la compassion, plus forte que le carnage : parents qui ne verront plus leurs enfants, épouses abandonnées, vieillards apprenant jusqu’où va la douleur. On entend ici les voix de la tragédie, suscitant crainte et pitié. Cf. la plainte pathétique du chœur après l’annonce du désastre (GF, p. 127-129) ; ou encore sa plainte après l’intervention de Darius, lorsqu’il évoque le passé en contraste avec le désastre qui vient d’arriver (p. 149-151) ; et bien sûr le dialogue final avec Xerxès, qui s’achève dans des cris pathétiques (p. 153 et suiv.) Dans Les Perses, les vaincus nous sont nommés, dénombrés, et on les voit finalement en la personne de Xerxès ; or jamais un nom de chef ou de soldat grec n’est prononcé ! Comme s’il y avait des vaincus sans vainqueur. La postérité est appelée à se souvenir d’une défaite qui est née de la démesure. Cela, d’un côté, était comme une façon d’éterniser la juste victoire des Athéniens ; mais c’était aussi, de l’autre, un avertissement pour les Athéniens eux-mêmes, les invitant à se garder de la présomption… D’une certaine manière, en présentant la souffrance des vaincus, Eschyle dit aux Athéniens : voilà ce qui peut vous arriver si, un jour, vous cédez à votre tour à la démesure. La souffrance même des vaincus, telle qu’elle est ici présentée, peut toucher les vainqueurs eux-mêmes et, par là même, purifier leurs vélléités de démesure. Appendice Le thème des Perses n’a pas été repris comme tel dans la littérature ultérieure. Mais il y a une œuvre du XXe siècle qui, bien que très différente par son sujet et par son genre littéraire, peut résonner par rapport à la tragédie d’Eschyle : Le silence de la mer, un récit publié clandestinement en 1942 par Vercors (dont le vrai nom était Jean Bruller, né en 1902). Dans une vieille maison, durant l’hiver 1940, un vieil homme et sa nièce hébergent un officier allemand. Celui-ci, chaque soir, descend dans la grande pièce où ses hôtes veillent en silence. Il parle de son pays, de la musique, de son amour de la France, de ses espoirs ; il parle seul, dans le silence (mais un silence qui n’est pas hostile, et l’officier le sent). Peu à peu, il arrache ses hôtes à l’indifférence ; ils continuent à se taire (ils ne peuvent pas parler…), mais ils écoutent et commencent même à admirer l’obstination de l’officier allemand. Après une permission parisienne, l’officier cesse ses veillées. Six mois se passent. Un soir il redescend, mais c’est pour dire son désespoir : il a vu à Paris ce que ses chefs s’apprêtaient à faire de la France, il est presque au point de prêcher la révolte à ses ennemis même. Il annonce son départ. Il fait ses adieux en silence, mais cette fois la jeune fille lui répond par un adieu, à peine audible mais suffisant… Les différences avec Les Perses sont évidentes : indépendamment du genre littéraire, on n’est pas ici après la victoire des uns ou la défaite des autres, on est encore en guerre ; et l’on a un face à face entre les deux peuples ennemis, à travers les personnages du Silence de la mer. Mais on perçoit aussi des analogies avec Les Perses : on entend uniquement la parole de l’allemand (sauf tout à la fin) ; à travers cette parole jaillit beaucoup d’humanité ; alors même qu’on est en pleine guerre, Vercors fait sentir quelque chose de l’ordre d’une fraternité qui unit des hommes malgré l’horreur de la guerre. Questions pour les groupes : 1) Dans la tragédie Les Perses, qu’est-ce qui vous a le plus touchés ? Les paroles du chœur ? Le messager annonçant la défaite ? La reine Atossa, mère de Xerxès ? Le personnage de Darius, le père de Xerxès, qui échappe un moment au séjour des morts ? Ou Xerxès lui-même à la fin de la pièce ? 2) L’image qu’Eschyle nous donne des Perses battus à Salamine n’est pas sans ambiguïté ; avez-vous été plus sensibles à sa manière de glorifier indirectement le peuple grec, ou plutôt à son souci de mettre en évidence le drame des vaincus ? 3) A travers toute tragédie, écrivait Aristote, est offerte au spectateur une possibilité de « purification » (katharsis) ; qu’en est-il dans le cas des Perses ? De quoi le spectateur peut-il être « purifié », par le simple fait d’avoir assisté à cette tragédie ? A quelles valeurs fondamentales de l’humanité peut-il être davantage éveillé ? 4) L’œuvre de Vercors Le Silence de la mer, malgré toutes ses différences avec la tragédie d’Eschyle, en donne un certain écho dans le contexte de la seconde guerre mondiale. Il serait possible de revenir sur ce contexte, et se demander si d’autres situations historiques, à l’époque moderne et contemporaine, auraient pu (ou pourraient) inspirer un sujet comparable à celui des Perses. 5) Et la Bible ? Trouve-t-on, dans des passages de l’Ancien Testament, cette même attitude qui consiste à se placer du point de vue des vaincus ? (On peut s’interroger ici sur ce qu’il en est du rapport entre Israël et l’Egypte, du rapport à Babylone, des relations avec la Perse…). Comment entendre, sur ce fond, la parole de Jésus « Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 6, 44) ? Socrate, ou mourir pour ses idées (Inoï, 5 août 2011) Les Perses dataient de 472. Or Socrate est né vers 470, et il meurt en 399. Sa vie a bien sûr marqué ses contemporains, mais plus encore sa mort ; cette mort aura un écho considérable, non seulement sur le moment, mais bien après – et jusque parmi les chrétiens eux-mêmes (cf. le mot de saint Justin : « ceux qui ont vécu avec le Logos sont chrétiens… », et Justin range Socrate parmi eux !). Socrate nous est surtout connu par les fameux dialogues de Platon, mais je ne parlerai pratiquement pas de celui-ci ; mon exposé sera centré sur Socrate lui-même, et plus précisément sur ce qui l’a conduit à « mourir » en 399. A l’âge de 70 ans, en effet, en cette année 399, Socrate fut accusé par Mélètos, Anytos et Lycon de ne pas reconnaître les dieux de la cité, d’introduire de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. Socrate se défendit lui-même dans un discours. Il fut condamné à 60 voix de majorité sur 500 ou 501 votants. Invité à fixer sa peine, il s’y refusa pour ne pas se reconnaître coupable et demanda même, selon Platon, d’être nourri au prytanée (le prytanée était le foyer ou la maison de la cité-Etat, là se trouvait le feu sacré qui était le symbole de la permanence de la cité ; il était consacré à Hestia, la déesse du foyer et de la famille ; les magistrats y siégeaient, on y recevait les honneurs publics, on y faisait des offrandes aux dieux de la cité ; à Athènes le prytanée se confondait avec le tholos, dans l’agora). Cela fut perçu comme une bravade, et le jury le condamna à mort à une majorité plus forte. Il fut mis en prison ; il aurait pu s’en évader mais refusa de le faire (d’après Criton), et continua de s’entretenir avec ses disciples admis dans sa prison. Puis il but la ciguë et mourut avec sérénité. Un de ses disciples, Platon, écrivit trois ans plus tard une Apologie ; certes, celle-ci ne reproduit pas les paroles mêmes de Socrate ; Platon a dû cependant en reprendre l’essentiel. Quatre temps dans mon exposé : - Qu’est-ce qui a conduit Socrate au procès ? - Le procès lui-même - L’Apologie de Socrate écrite par Platon - J’ajouterai enfin quelques mots sur un dialogue fort intéressant que Platon a écrit vers la même époque, et qui contribue beaucoup à nous éclairer sur la religion de Socrate et sur ce qui l’a conduit à la mort. 1) La vie de Socrate : qu’est-ce qui a conduit à son procès ? Voir l’introduction de M. Croiset dans l’édition des Belles Lettres. Les lignes qui suivent s’en inspirent de près. Pour comprendre la destinée de Socrate, il faut d’abord tenter de saisir ce qu’avait été son rôle. Il était né en 470/469 (fils d’un ouvrier-sculpteur, Sophronisque, et d’une sage-femme, Phainarété). Après avoir exercé quelque temps le métier de son père, il abandonna toute profession ; consentant à vivre pauvre, il étendit ses connaissances et se consacra à la méditation. C’est vers la période de ses 25-35 ans que se produisit ce tournant décisif. Athènes était alors un haut lieu de la pensée ; des hommes remarquables y affluaient des autres régions du monde grec. Ceux qu’on appelait les « sophistes », des savants qui faisaient profession d’enseigner leur science, y donnaient des conférences qui passionnaient la jeunesse. Mais Socrate ne se laissait pas aisément satisfaire par les affirmations dogmatiques ; celles-ci excitaient plutôt sa pensée, provoquaient ses doutes, le stimulaient ; et en interrogeant, il s’apercevait que la plupart des affirmations tenues ne résistaient pas. Pour ce qui est des sciences de la nature, il lui semblait qu’elles donnaient lieu à des affirmations qui dépassaient la portée de l’esprit humain, et qu’elles détournaient les hommes de la connaissance indispensable, celle du bien. Socrate, lui, était avant tout épris de vertu ; la vertu assurant à l’homme tout le bonheur souhaitable, il pensait qu’on ne pouvait pas faire le mal autrement que par ignorance ; il fallait donc instruire les hommes pour les rendre vertueux. Mais cela exigeait une autre méthode que la méthode commune : ce n’est pas par de beaux discours qu’on peut montrer la vérité, car chacun porte en lui-même la vérité, il faut donc la faire remonter (par delà les idées fausses et les illusions qui l’enveloppent), et cela par des questions propres à éveiller la réflexion, à la conduire pas à pas ; tout homme de bonne foi pourrait ainsi se rendre finalement à ce témoignage intérieur, à cette voix du dedans qui était la sienne – ou celle de Dieu parlant en lui. Socrate mit cette doctrine en pratique, errant dans les rues d’Athènes du matin au soir, pauvrement vêtu, seulement soucieux de rendre ses concitoyens meilleurs. Mais les hommes ainsi interrogés pouvaient ainsi en venir à dire ce qu’ils n’auraient pas voulu dire, reconnaître des vérités gênantes… Les petites gens, certes, n’avaient guère à craindre Socrate : ils n’avaient guère d’amour-propre, ils convenaient de tout ; mais les beaux esprits trouvaient dans les interrogatoires de Socrate une épreuve redoutable, à laquelle ils ne pouvaient pas se dérober (leur réputation était en jeu) ; Socrate, quant à lui, se présentait modestement, disant ne rien savoir et sollicitant le plus souvent une définition ; mais la réponse obtenue suscitait une enquête serrée, impitoyable ; peu à peu, toute la thèse de l’interlocuteur tombait en ruine, et sa réputation en était atteinte. Socrate ne faisait aucune concession aux dépens de la vérité. L’ironie – qui faisait de ses entretiens un bel amusement pour les spectateurs, à Athènes où l’on aimait argumenter et entendre argumenter – les rendait d’autant plus amers aux yeux de l’interlocuteur. Dès lors, alors même qu’il voulait faire du bien, Socrate se faisait des ennemis. Dans les trente dernières années de sa vie, l’orage grossit et finit par éclater. Il avait autour de lui un groupe (pas une école, car il n’enseignait pas ; mais des compagnons habituels, des amis, qui avaient plaisir à l’entendre parler et prenaient part à ses entretiens). On connaissait certes mal les idées qui y prédominaient, mais on les soupçonnait d’hétérodoxie en matière religieuse, on tenait le groupe pour un groupe de mécontents au plan politique, et surtout on percevait que l’enseignement de Socrate tendait à modifier profondément les orientations traditionnelles de la vie : Socrate combattait l’attachement aux richesses ; orientant vers la discussion, il semblait détourner du travail profitable ; il semblait protester contre la coutume ; d’autre part il exerçait une grande influence sur son jeune entourage ; à quoi s’ajoutaient les ressentiments personnels de certains. Depuis longtemps déjà il avait été attaqué publiquement : Aristophane, en 423, avait fait de lui une caricature satirique dans Les Nuées (Socrate y apparaissait comme un impie et un charlatan) – même s’il est vrai que la pièce n’avait pas réussi. Mais, pour perdre Socrate, il fallait un homme malveillant et habile qui sût profiter de l’hostilité envers lui. Ce fut Anytos, un des hommes qui dirigeaient la démocratie. On ne sait pas quels motifs personnels firent de lui un ennemi de Socrate ; sans doute s’était-il senti blessé par les jugements trop libres de Socrate sur les chefs du parti populaire. Auteur de l’accusation, il la fit déposer par un certain Mélétos, poète tragique sans talent, et c’est ce Mélétos qui en prit la responsabilité. Tous deux s’adjoignirent un orateur de quelque renom, Lycon. 2) Le procès La plainte fut déposée à peu près en ces termes : « Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la cité et d’en introduire de nouveaux ; il est coupable aussi de corrompre la jeunesse. La peine demandée est la mort ». Accusation habile : une accusation d’impiété ne pouvait qu’impressionner le public athénien, car la religion était l’âme de la cité, elle faisait partie de sa constitution, chaque cité avait son culte propre, chacune se reconnaissait redevable de sa prospérité à quelques divinités, qui la protégeaient, et exigeaient d’elle des hommages bien déterminés ; offenser ces dieux ou leur susciter des rivaux, c’était trahir la république. Il est vrai que la religion n’avait pas de dogmes proprement dits ; mais chaque culte s’appuyait sur une légende ; il y avait donc des légendes sacrées qui ne devaient pas être mises en doute, au moins dans ce qu’elles avaient d’essentiel. Or la philosophie ébranlait cela. Les philosophes de la nature tendaient à substituer des forces naturelles et impersonnelles aux vieilles divinités (d’où les difficultés rencontrées au Ve s. par Anaxagore, Protagoras, Diagoras). Certes Socrate, lui, croyait à la personnalité des dieux, à leur bonté, à leur justice, il observait les usages religieux de son pays. Mais aux yeux de la foule il se distinguait mal des autres philosophes et sophistes, et les accusateurs de Socrate ont dû tirer parti de cette confusion. De plus un procès conduirait Socrate à dire ce qu’il pensait en matière religieuse : il devrait bien avouer alors qu’il ne croyait pas aux passions des dieux, à leurs rivalités, etc. Il donnerait ainsi raison à ceux qui l’accusaient d’athéisme et de mépris envers les dieux nationaux. On lui reprochait aussi d’introduire des dieux nouveaux. C’est que, souvent, on l’avait entendu se référer à un avertissement divin, qui le prévenait de ne pas faire ceci ou cela, à une « voix » qui lui parlait secrètement ; il l’appelait « l’esprit divin » (to daimonion). Socrate s’est cru de fait favorisé par une révélation toute personnelle – intermittente, mais fréquente, et émanée d’un dieu. Certes, on admettait alors que les dieux pouvaient avertir les hommes ; mais Socrate affirmait la présence presque continue, auprès de lui, d’un même dieu par ailleurs inconnu, et c’est cela qui le rendait suspect. On voulut ainsi persuader que Socrate, détaché de toute tradition nationale, avait imaginé ce dieu nouveau pour le substituer aux dieux que vénérait la cité. Enfin, la dernière accusation s’explique ainsi : Socrate était accusé de détacher les jeunes gens des traditions religieuses ; de plus, par ses conseils, il intervenait de façon fâcheuse entre les fils et les pères, habituant les premiers à chercher en eux-mêmes ou auprès de leur maître une direction indépendante ; il les détournait en outre de la vie active, du travail utile, les orientant vers des recherches jugées chimériques ; on pouvait en outre insinuer qu’il leur inspirait le mépris des institutions démocratiques, car il démasquait l’ignorance des hommes d’Etat, l’incompétence des assemblées populaires, le règne du bavardage et de la flatterie. Il s’agissait donc d’un procès redoutable : Socrate était presque certain de succomber. Le tribunal fut composé de jurés, tirés au sort ; sans doute étaient-ils 502 (une foule, sans doute bien peu apte à juger de questions aussi délicates que celles qui étaient en jeu !). Mélétos du intervenir le premier, suivi par Anytos et Lycon. Comment Socrate se défendit-il ? D’après Xénophon, Hermogène avait dit à Socrate de préparer ses moyens de défense, et Socrate avait répondu qu’il n’avait pas à s’en soucier, puisque toute sa vie était la meilleure justification qu’il pût présenter, et que d’ailleurs, lorsqu’il avait songé à le faire, son esprit s’y était opposé. Cela semble tout à fait conforme au tempérament et aux convictions de Socrate ; d’ailleurs, s’il avait lui-même fait une apologie, ses disciples l’auraient conservé, et Platon n’aurait pas composé la sienne. Mais cela ne veut pas dire que Socrate se soit laissé condamner sans rien dire ; d’après Xénophon, « il eut à cœur de montrer qu’il n’avait manqué ni à la piété envers les dieux ni à la justice envers les hommes » (Apol., 22) ; il devait considérer qu’il était de son devoir d’éclairer ses juges, de leur épargner si possible une faute grave, et en tout cas de faire ce qui dépendait de lui. 3) L’Apologie écrite par Platon Quand Socrate mourut, Platon avait 28 ans. Fils d’une ancienne et riche famille, il avait depuis 9 ans d’étroites relations avec Socrate. Sans nul doute il fut accablé par sa mort ; d’après ses biographes il s’enfuit d’Athènes et se retira à Mégare (dans la banlieue d’Athènes, entre Athènes et Corinthe), révolté par le comportement des Athéniens contre Socrate. Mais rentrant dans sa patrie, vers 396, il vit clairement combien Socrate était mal connu (il n’avait d’ailleurs rien écrit), et conçut le dessein d’écrire l’Apologie ; il eut l’idée de faire parler Socrate lui-même, en sorte que celui-ci puisse se montrer tel qu’il était. Il entendit faire, pour la défense de Socrate, ce que Socrate n’avait sans doute pas fait lui-même : il voulut « faire dire à Socrate tout ce que lui-même jugeait utile de dire à ses lecteurs, mais, en même temps, imiter assez bien sa manière propre, reproduire même assez exactement certains épisodes du procès, certaines déclarations ou paroles mémorables de l’accusé, pour que la fiction pût être prise pour la réalité elle-même » (M. Croiset, p. 133). 1er discours (le plus important) : Exorde : Socrate s’excuse de ne pas parler avec art. Socrate discute le réquisitoire de ses accusateurs. Il déclare qu’il ne connaît pas le langage des tribunaux, et qu’il se bornera à dire la vérité. Il se défend d’abord par rapport à des calomnies anciennes : Socrate déclare qu’il est absolument étranger aux sciences de la nature ; les calomnies contre lui, en fait, viennent surtout de ce que, ayant été proclamé le plus sage des hommes par l’oracle de Delphes, il a voulu savoir si cet oracle disait vrai ; il a interrogé toutes sortes d’hommes, et leur a montré que, tout en se croyant sages, ils ne l’étaient pas ; il a dès lors reconnu sa supériorité : le fait que, n’étant pas sage, il ne croyait pas non plus qu’il l’était ; les jeunes gens qui le fréquentaient l’ont imité, et on l’a accusé de corrompre la jeunesse. D’où les accusations récentes, que Socrate entreprend alors de réfuter. Il montre d’abord que Mélétos ne s’est jamais préoccupé de l’éducation de la jeunesse, et que lui, Socrate, ne peut pas corrompre celle-ci volontairement (l’auteur de la plainte est ainsi convaincu de ne pas savoir ce qu’il dit). Ensuite, Mélétos prétend que Socrate ne croit pas aux dieux, mais de l’autre il affirme que Socrate croit aux démons qui sont fils des dieux (de nouveau, l’auteur de la plainte est ainsi convaincu de ne pas savoir ce qu’il dit). Jusqu’ici, on le voit, Socrate a plutôt fait ressortir la légèreté de l’accusateur que l’inanité de l’accusation ; il a implicitement fait paraître que l’accusateur ne savait pas ce qu’il disait (ce qui est tout à fait dans la manière de Socrate).Mais dans la suite Socrate va exposer sa mission, car c’est comme une mission divine qu’il représente son rôle. Pourquoi, en effet, se livre-t-il à des occupations qui le mettent en danger de périr ? C’est que, répond-il, il s’est donné, sur l’ordre du dieu de Delphes, la mission d’améliorer ses concitoyens. Mais pourquoi, alors, ne monte-t-il pas à la tribune pour donner des conseils à la cité ? C’est, répond-il, qu’une voix familière l’en a toujours détourné (avec sa franchise, il n’aurait pas vécu longtemps) ; il n’a jamais fait de concession contraire à la justice ; de plus, aucun de ses disciples ne l’accuse. Socrate s’en tient là dans sa défense, ne voulant pas recourir à des supplications indignes de lui et des juges. 2e discours : Socrate, ayant été condamné après le plaidoyer qui précède, devait à ce moment fixer sa peine ; il dit que ses services méritaient, non une peine, mais une récompense : être nourri au prytanée ; il offrit une mine, puis, pressé par ses amis, trente mines. 3e discours : (en fait, la séance étant levée, ces dernières paroles n’ont guère pu s’adresser qu’à un groupe réuni autour de lui). Socrate, ayant été condamné à mort par une majorité plus forte que la première, montre aux juges qui l’ont condamné le tort qu’ils se sont fait (ils n’échapperont pas aux censures de la jeunesse), et s’entretient de la mort et de l’audelà avec ceux qui l’ont acquitté : la mort ne peut pas être un mal pour lui (si c’est un sommeil, c’est un bonheur ; si c’est un passage dans un autre lieu où l’on doit rencontrer les héros du passé, quel plaisir ce sera de s’entretenir avec eux !) ; enfin, Socrate recommande aux Athéniens de traiter ses enfants comme il a traité ses concitoyens, et de les réprimander s’ils préfèrent la richesse à la vertu. (Nous avons aussi une Apologie de Socrate par Xénophon ; elle a dû être écrite longtemps après le procès, et diffère beaucoup de celle de Platon, par sa brièveté, par la raideur du ton et le manque de grâce, mais aussi par l’attitude qu’elle prête à Socrate ; Socrate, ici, apparaît comme doué d’un vrai don de prophétie, et les termes de l’oracle de Delphes sont modifiés de façon à devenir un éloge complet de la vertu de Socrate, éloge que Socrate aurait fait complaisamment – ce qui est tout à fait invraisemblable – ; rien à voir avec la bonhomie et l’humeur enjouée que Platon prêtait à Socrate dans sa propre Apologie). 4) Eutyphron L’Eutyphron est censé se passer peu avant le procès de Socrate ; sans doute Platon l’at-il écrit autour de 395. Ce dialogue apparaît comme un complément philosophique nécessaire à l’Apologie. Il se passe sur les marches du Palais de justice peu de temps avant le procès : ce qui va en être le sujet, c’est le fond même de l’affaire qui conduira Socrate à la mort (mais une fois dans le palais, il ne sera plus possible d’en traiter vraiment…). Comme Socrate avait été accusé d’irréligion, Platon a jugé nécessaire de montrer ce qu’il en était en fait. L’accusé n’aurait pu s’expliquer sur ce point, cela n’aurait pu qu’irriter davantage les juges ; aussi Platon a-t-il imaginé Socrate s’expliquant lui-même avant son procès – et cela par la voie du dialogue (l’apologie ne l’aurait pas permis). Eutyphron était un devin, assez populaire à la fin du Ve siècle ; il prétendait posséder la science des choses divines, être en mesure d’interpréter les volontés des dieux et même d’annoncer l’avenir. Cet homme tout imbu des croyances traditionnelles pouvait être aux yeux de Platon l’interlocuteur adéquat. Socrate lui pose la question : en quoi consiste la piété ? Eutyphron répond : c’est d’agir comme il agit dans la circonstance présente : en poursuivant son père devant les tribunaux, il imite Zeus qui a enchaîné son père, Cronos, pour le punir d’une injustice. Socrate donne alors son point de vue sur les traditions relatives à des conflits entre des dieux : il n’y croit pas. Et il questionne à nouveau Eutyphron, lui demandant une définition générale de la piété. Eutyphron répond : la piété, c’est ce qui est agréable aux dieux. Socrate argumente : pour que la définition soit acceptable, il faudrait d’abord admettre que tous les dieux sont d’accord entre eux sur tout ; sinon, un même acte serait agréable à l’un, désagréable à l’autre : « Absurdité, à laquelle le polythéisme ne pouvait guère échapper qu’à la condition d’être ramené, sinon à un monothéisme absolu, du moins à une conception de la hiérarchie divine équivalant en fait au monothéisme » : M. Croiset, dans l’édition des Belles Lettres, p. 181). Socrate demande alors : les jugements divins ne doivent-ils pas être toujours conformes à une notion supérieure, celle du juste ou du bien ? Cette dernière position tend en fait à identifier l’essence de la divinité avec l’idée même de justice (excluant tout arbitraire divin) ; elle impliquerait logiquement que soit éliminée toute mythologie, et que la religion populaire soit réformée. Socrate demande alors : si tout ce qui est pieux doit être juste, la piété et la justice se confondent-elles ? Ou bien la piété n’est-elle qu’une partie de la justice ? Eutyphron se range à cette dernière position ; Socrate demande quelle partie de la justice est plus précisément la piété ; Eutyphron répond : c’est celle qui concerne les soins dus aux dieux par les hommes – c’est-à-dire le culte. Le culte serait donc selon une sorte de service des dieux. Mais, demande Socrate, les dieux ont-ils besoin que des serviteurs leur rendent service comme à des maîtres ? Eutyphron est embarrassé ; Socrate insiste. La piété dans le culte, demande-t-il, n’est-elle pas la science des sacrifices et des prières qu’il faut adresser aux dieux ? Elle consiste donc à savoir ce qu’il faut leur offrir pour obtenir d’eux, en échange, ce que nous désirons ; mais ce serait alors une sorte de technique commerciale, fondée sur une réciprocité d’intérêts ; or quels avantages les dieux peuvent-ils attendre de nous ? Aucun… Il reste alors possible de penser que les offrandes sont seulement une marque de respect, un moyen d’être agréable aux dieux ; mais si c’est le cas, on en revient à la définition qui a été auparavant écartée. Eutyphron, incapable de s’en sortir, se retire… Ainsi, le prêtre Eutyphron lui-même n’a pas su justifier sa définition de la piété ! L’incapacité du dialogue à conclure est très significative…. Socrate a quant à lui démontré que la vraie piété ne peut pas être séparée de la justice, et que le culte doit être avant tout l’hommage à une justice supérieure. On voit ainsi se dégager la religion de Socrate : « essentiellement morale, désireuse de s’accommoder des formes traditionnelles, mais à condition d’y infuser un esprit nouveau, bien décidée en tout cas à n’accepter aucune mythologie contraire aux lois éternelles de l’humanité » (M. Croiset, p. 183). Mais Platon montre cela par le biais du dialogue, qui fait ressortir, à travers Eutyphron, « le type de cette ignorance naïve et incurable qui avait condamné Socrate » (ibid.). Le fait même qu’Eutyphron se retire à la fin signifie cela. Le dialogue est ainsi un complément indispensable de l’Apologie. Pistes de travail pour les groupes 1) (En rapport avec l’Apologie de Socrate) Socrate invitait à chercher d’abord de ce qui est vrai, juste et bon, n’hésitant à dénoncer ce qui allait à l’encontre de cela dans l’Athènes de son temps. Il suivait lui-même une voix intérieure qui le dissuadait à temps de s’engager sur un chemin erroné. Questions : - Comment je me situe moi-même par rapport aux opinions reçues, aux habitudes acquises, au comportement social, à la vie politique, etc. ? - Est-ce que je suis très dépendant de ce qui se dit et fait autour de moi ? M’est-il arrivé de donner, dans telle ou telle situation, la priorité à la voix de ma conscience ? - Dans quels domaines (ou à propos de quelles situations) faudrait-il aujourd’hui actualiser le message de Socrate ? 2) (en rapport avec l’Eutyphron) - S’il nous était demandé de dire ce qu’est la religion, que répondrions-nous ? (Un certain nombre d’observances ? Ce qui plaît à Dieu ? Ce qui exprime notre relation à une transcendance ? Notre manière de rendre hommage à une Justice supérieure ?...) - Les critiques formulées par Socrate par rapport à certaines conceptions de la religion nous paraissent-elles garder leur pertinence, dans les situations que nous connaissons aujourd’hui ? Comment faire droit, en particulier, au lien entre religion et justice ? - On peut aussi penser à ce que Jésus dit sur les pratiques religieuses de son temps (dans le Sermon sur la montagne ; au chapitre 23 de Mt ; etc.). Trouvons-nous là certaines parentés avec l’enseignement de Socrate ? Mais qu’est-ce que l’enseignement de Jésus apporte aussi de nouveau ? Les chrétiens des premiers siècles et le monde grec (Inoï, 6 août 2011) Nous étions partis d’un regard sur ce qui s’est produit, à peu près vers la même époque des VIe-Ve siècles, dans des lieux aussi différents que la Chine de Confucius, l’Inde de Gautama, la Perse de Zarathoustra, la Palestine de Jérémie, la Grèce de Socrate. En tous ces lieux se produisirent des événements de portée spirituelle, liés à des personnes qui eurent conscience de devoir réformer leur propre tradition et qui d’ailleurs, dans chaque cas, se heurtèrent à des objections et parfois même à des persécutions. Nous avons réfléchi à la suite de K. Jaspers et de H. Arendt sur le fait qu’il s’agissait là d’une époque majeure, susceptible de fournir aujourd’hui même des références communes à notre humanité. Cependant, dès le premier jour, j’ajoutais deux remarques : 1) Le fait que des événements de portée spirituelle aient surgi aux VIe-Ve siècles ne signifie pas que ces événements aient été identiques les uns aux autres : il y a bien des différences entre les événements de Confucius, du Bouddha, de Jérémie et de Socrate, et ces différences doivent être reconnues et respectées – sinon on tombe dans la confusion ou le « syncrétisme ». Alors, ne pouvant considérer chacune des « mondes » ainsi évoqués, nous avons fait le choix, du fait même que nous sommes ici en Grèce, de nous concentrer principalement sur le monde grec, en visitant quelques-uns de ses lieux antiques (Delphes, Mycènes ou Epidaure, Corinthe), et en nous arrêtant sur trois moments de sa littérature : l’épopée, à travers Ulysse ; la tragédie, à travers Les Perses ; la philosophie, à travers Socrate et Platon. Nous avons ainsi mieux saisi, à travers ces étapes, quelque chose de ce qui a fait le monde grec ancien. Cc faisant, d’ailleurs, nous n’avons pas oublié « les autres » : au contraire, nous avons eu l’occasion de reconnaître que la tradition grecque s’est elle-même développée dans et à travers le conflit ou le dialogue avec autrui : - c’est à travers l’expérience de ses voyages et de ses rencontres qu’Ulysse a accédé à une plus claire conscience de son identité et de ce qui était sa patrie ; - à travers les conflits avec l’empire perse, l’Athènes du Ve siècle a pris une conscience plus nette de son identité politique et des valeurs fondatrices de sa civilisation ; - dans cette même Athènes du Ve siècle, l’expérience du dialogue socratique, puis, au IVe siècle, le développement de la philosophie platonicienne, ont conduit à ne plus identifier le beau, le vrai, le bon et le juste avec les traditions particulières d’Athènes ou du monde grec ou de quelque peuple que ce soit, mais à rechercher ce qui est beau en soi, vrai en soi, bon en soi, juste en soi, et qui comme tel a valeur universelle. Ainsi, nous avons approfondi notre compréhension de la tradition grecque ancienne, mais nous avons aussi reconnu comment cette tradition s’était développée à travers la confrontation à diverses formes d’altérité, et comment elle avait été elle-même travaillée par le souci de ce qui a une portée non seulement pour le monde grec mais finalement pour tout homme. 2) La seconde réflexion que je proposais dès le premier jour était celle-ci : s’il est vrai que des événements spirituels se sont produits en diverses parties du monde vers les VIe-Ve siècles avant Jésus-Christ, nous ne pouvons pas nous contenter d’y voir (à la suite de K. Jaspers) des références communes à l’humanité ; comme chrétiens, nous sommes aussi appelés à reconnaître ce qui fait l’originalité de l’Evangile par rapport à toutes les traditions confucéenne, bouddhiste, mazdéenne ou grecque. Et nous y avons été aidés par la lecture de l’épître aux Galates proposée par Roland Meynet, épître qui nous permet de comprendre ce qui est pour Paul le cœur même de cet Evangile. Or dans la mesure même où nous sommes davantage conscients de ce qui fait l’originalité irréductible de l’Evangile du Christ mort et ressuscité pour nous et pour la multitude, nous sommes du même coup invités à regarder les traditions de l’humanité à la lumière de cet Evangile – ou pour le dire avec un terme ignatien (mais qui est d’abord paulinien), à opérer un discernement. A la lumière de l’Evangile, quel regard pouvons-nous aujourd’hui porter sur les traditions qui ont précédé le christianisme ? Cette question peut être maintenant abordée pour elle-même ; pour cela je vais prendre appui sur le témoignage des chrétiens des premiers siècles, puisque cela a été pour eux une question essentielle – eux qui pour beaucoup étaient de tradition grecque et qui ont dû, les premiers, annoncer l’Evangile à ceux qui, comme eux, étaient héritiers du monde grec, ou plus largement du monde de l’Antiquité. A cette question, le discours de Paul en Ac 17 apportait déjà une réponse : Paul prend appui sur le meilleur de la « culture » grecque ; il dénonce aussi l’idolâtrie ; finalement, il fait référence à « un homme » par qui Dieu vient juger le monde et annonce la résurrection. Les réactions manifestent pour une bonne part de l’incrédulité ; mais il y a aussi à l’Aréopage un certain Denys et quelques autres qui accueillent le message de Paul. On peut aussi rappeler ce qui est dit dans la suite des Actes à propos de Corinthe, où beaucoup devinrent croyants ; et aussi l’enseignement de Paul dans les deux épîtres aux Corinthiens. Comment les chrétiens des générations suivantes se sont-ils situés par rapport au monde grec ? Trois étapes seront ici évoquées : - Un discernement à l’œuvre, à travers l’itinéraire de Justin et l’œuvre de Clément d’Alexandrie (IIe siècle) - Le conflit d’interprétations : Origène contre Celse (IIIe siècle) - Christianisme et hellénisme (IVe-VIe siècles) 1) Un discernement à l’œuvre, à travers l’itinéraire de Justin et l’œuvre de Clément d’Alexandrie (IIe siècle) (Je reproduis ici des extraits de ce que j’ai développé plus longuement à propos de Justin et de Clément dans La voie du Christ. Genèses de la christologie dans le contexte religieux de l’Antiquité, du IIe siècle au début du IVe siècle, Cerf, Paris, 2006). a) Au IIe siècle, l’itinéraire de Justin « philosophe et martyr » Justin est né à Naplouse ; il a cherché la vérité, interrogeant à ce sujet des philosophes. Il raconte qu’il s’était d’abord adressé à un stoïcien, puis à un disciple d’Aristote ; déçu par les réponses recueillies auprès d’eux, il fréquenta un platonicien et, cette fois-ci, eut le sentiment d’avoir trouvé le vrai chemin : « En peu de temps, je me croyais devenu un sage ; je fus même assez sot pour espérer voir immédiatement Dieu : car tel est le but de la philosophie de Platon3. » C’est alors que, retiré dans un endroit solitaire, « près de la mer » (peut-être à Ephèse, ou plus probablement à Césarée de Palestine), Justin eut la rencontre décisive avec « un vieillard à l’aspect vénérable qui portait sur lui quelque chose de doux et de grave4 ». Ils engagèrent une conversation au sujet de la philosophie, et le vieillard finit par convaincre le philosophe de ce que ni Platon ni Pythagore n’avaient pu atteindre la parfaite connaissance de Dieu. « A quel maître, s’exclama Justin, peut-on donc recourir et où trouver aide, si même ces grands hommes n’ont pas la vérité ? » Et le vieillard de répondre : « Il y eut dans les temps reculés, plus anciens que tous ces prétendus philosophes, des hommes heureux, justes et chers à Dieu, qui parlaient par l’Esprit Saint, et rendaient sur l’avenir des oracles maintenant accomplis : on les appelle les prophètes. Seuls ils ont vu et annoncé aux hommes la vérité, sans égard ni crainte de personne ; ils n’obéissaient pas au 3 4 . Dialogue avec Tryphon, 2, Migne, Paris, 1994, p. 102. . Ibid., 3 (loc. cit., p. 103). désir de la gloire, mais ils ne disaient que ce qu’ils avaient entendu et vu, remplis de l’Esprit Saint. Leurs écrits subsistent encore : ceux qui les lisent peuvent, s’ils ont foi en eux, en tirer grand profit, tant sur les principes que sur la fin, sur tout ce que doit connaître le philosophe. Ce n’est pas sous forme de démonstration qu’ils ont parlé : au-dessus de toute démonstration, ils étaient les témoins fidèles de la vérité ; les événements passés et présents forcent à croire à ce qui a été dit par eux. Les prodiges qu’ils ont accomplis les rendaient dignes de foi, car ils ont glorifié l’Auteur de l’univers, Dieu et Père, et ont annoncé le Christ qui vient de lui, son Fils5. » Justin avait cherché des témoins de la vérité au sein de l’histoire gréco-romaine, or il était désormais révélé qu’une autre histoire, celle des juifs, avait fourni de tels témoins – et que ces témoins-là étaient même les témoins les plus fidèles et les plus sûrs, eux dont les paroles avaient été confirmées par les événements ultérieurs et, plus que tout, par la venue du Christ. Ayant donc cité les paroles du vieillard, Justin reprend le cours de son récit : « Il me dit toutes ces choses et beaucoup d’autres encore qu’il n’est pas le moment de rapporter ici, et il s’en alla en me recommandant de les méditer. Je ne l’ai plus revu. Mais un feu subitement s’alluma dans mon âme ; je fus pris d’amour pour les prophètes et pour ces hommes amis du Christ. Je repassai en moi-même toutes ces paroles, je reconnus que c’était la seule philosophie sûre et profitable. Voilà comment et pourquoi je suis philosophe. Je voudrais que chacun ait les mêmes sentiments que moi, et ne s’écarte pas de la doctrine du Sauveur. Elle possède, en effet, une majesté redoutable qui la rend propre à effrayer ceux qui se détournent du droit chemin ; elle procure par contre le plus doux repos à ceux qui s’y attachent. Si tu as quelque souci de toimême, si tu tiens à être sauvé, et si tu as confiance en Dieu, comme tu n’es pas étranger à ces choses, tu peux connaître le Christ de Dieu, devenir parfait et être heureux6. » Justin a donc trouvé le chemin auquel il aspirait tant : chemin qui est tout à la fois de vérité, de bonheur et de salut. On aura remarqué que cette découverte n’est pas le simple « produit » de la rencontre avec le vieillard ; l’expression employée – « un feu subitement s’alluma dans mon âme » – dit bien qu’il s’agit d’un événement de conversion, certes préparé par la conversation avec le vieil homme, mais néanmoins soudain et nouveau. Justin suggère, sans le dire expressément, qu’il a sa source en Dieu même. Mais on remarque aussi la formule qui suit : « Voilà comment et pourquoi je suis philosophe ». Justin ne dit point : j’étais philosophe, je suis maintenant chrétien ; mais plutôt : devenu chrétien, je suis vraiment philosophe. Cette manière de parler tient pour une part à la signification ancienne du mot « philosophie », qui ne désignait pas simplement ni même d’abord un ensemble de doctrines mais, inséparablement, un genre de vie et une manière de se comporter dans l’existence : parlant du christianisme comme de « la seule philosophie sûre et 5 6 . Ibid., 7 (loc. cit., p. 109-110 ; trad. modifiée). . Ibid., 8 (loc. cit., p. 110-111). profitable », Justin ne fait donc pas seulement référence au contenu de la Révélation chrétienne mais à la voie enseignée par le Christ et pratiquée par ses disciples. En ce sens-là déjà, le païen converti demeure bien « philosophe » – même s’il ne l’est pas à la manière dont l’étaient d’autres « philosophes » de son temps. Mais l’expression « Voilà comment et pourquoi je suis philosophe » se charge d’une autre résonance : si la conversion est bien un événement nouveau dans la vie de Justin, elle ne marque pas pour autant une pure et simple rupture avec son passé. Il se produit quelque chose d’analogue à la situation de l’apôtre Paul qui, même après sa conversion, parlait au présent de son identité juive : « Je suis juif », disaitil à ceux qui l’interrogeaient (Ac 21, 39). « Je suis philosophe », dit semblablement Justin, signifiant ainsi la permanence d’une identité malgré ou plutôt à travers l’événement subit de la conversion. Il y a donc à la fois continuité et discontinuité : c’est précisément ce qui va permettre à Justin, une fois devenu chrétien, de se retourner vers sa « culture » gréco-romaine pour opérer en elle un discernement. La foi qu’il a désormais embrassée lui inspirera la condamnation de ce qui, dans cette culture, lui apparaîtra comme incompatible avec l’Evangile, en même temps qu’elle l’autorisera à déceler au sein de cette même culture la présence au moins « partielle » du Verbe de Dieu. Et il sera d’autant plus autorisé à mener ce discernement qu’il ne le fera pas « de l’extérieur », mais comme quelqu’un qui est lui-même héritier du monde gréco-romain et qui, dans ce monde justement, a été atteint par le message des prophètes et du Christ. Ainsi Justin est-il devenu chrétien, et, une fois converti, il fonde une école de philosophie à Rome. A la lumière de sa foi, il relit l’héritage du monde grec et du monde romain : d’un côté il est ébloui par des figures comme celles de Socrate, de l’autre il reconnaît ce qui dans les traditions antiques est incompatible avec l’Evangile : « Ceux qui ont vécu selon le Logos sont chrétiens, même s’ils ont été tenus pour athées, comme par exemple, chez les Grecs, Socrate, Héraclite, et d’autres leurs pareils et, chez les Barbares, Abraham, Ananias, Azarias, Misaël, Elie et quantité d’autres, dont nous renonçons pour l’instant à énumérer les œuvres et les noms, sachant qu’il serait trop long de le faire7. » Phrase audacieuse entre toutes – et même unique, sous cette forme, dans la littérature chrétienne des premiers siècles. Il est vrai que, isolée de son contexte, elle peut donner lieu à certains malentendus. On risque d’abord d’en induire que Justin témoignait d’une ouverture quelque peu naïve au monde gréco-romain. Mais, outre que sa sévérité vis-à-vis de la 7 . Apologie pour les chrétiens, 46, 3. mythologie le défend par elle-même contre un tel soupçon, il faut prêter attention à la phrase qui suit aussitôt notre texte : « Dès lors aussi, ceux qui, parmi les hommes des temps passés, ont vécu loin du Logos, furent mauvais, ennemis du Christ, meurtriers de ceux qui vivaient selon le Logos, tandis que ceux qui ont vécu et qui vivent encore selon le Logos sont chrétiens, sans crainte et sans inquiétude8. » C’est Justin aussi qui reprend aux stoïciens l’idée du « logos spermatikos », et, la transposant chrétiennement, présente le Logos de Dieu comme « disséminé » dans l’univers (une manière de dire que le Dieu de Jésus-Christ se communiquait déjà, de quelque manière, aux générations des siècles passés – pour y être, soit accueilli, soit refusé). b) Clément d’Alexandrie Alexandrie est la capitale de l’Egypte hellénisée. Là se développe une communauté chrétienne fortement marquée par les traditions issues de la Grèce antique. Les principaux Pères de l’Eglise alexandrins, Clément d’Alexandrie et Origène, connaissent très bien la culture grecque, notamment la philosophie. Clément d’Alexandrie reprend et développe l’intuition de Justin : à la lumière de la Vérité il importe pour lui de reconnaître et de rassembler les vérités çà et là « disséminées » dans les traditions du monde. Il annonce en tout cas que son ouvrage Les Stromates n'hésitera pas à « utiliser les plus beaux éléments de la philosophie et de la culture qui nous prépare à la science9 ». Il affirme que « la philosophie aussi est en quelque sorte une œuvre de la providence10 ». Il ajoute même qu'elle est « une image évidente de la vérité, un don de Dieu aux Grecs », et qu'on peut donc travailler avec ceux-ci pour la « démonstration de la foi11 ». Il loue la conception que Socrate avait de la philosophie, et si on lui objecte que les Grecs n'ont professé des théories conformes à la vérité que par simple « accident », il répond que « cet accident fait partie du plan divin12 ». Sans doute la philosophie grecque est-elle incomplète : elle « ne saisit pas la vérité dans son ampleur », et elle est par ailleurs « radicalement impuissante à faire pratiquer les commandements du Seigneur » ; néanmoins elle « prépare la voie à la doctrine royale par excellence », et « par quelque biais elle assagit l'homme, elle 8 . Ibid., 46, 4. . Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 1, 15, 3 (SC 30, p. 55). 10 . Ibid., I, 1, 18, 4 (loc. cit., p. 57). 11 . Ibid., I, 2, 20, 1 et 2 (loc. cit., p. 58). 12 . Ibid., I, 19, 92, 3 à I, 19, 94, 1 (loc. cit., p. 118-119). 9 préforme son caractère, elle le prépare à se laisser pénétrer de la vérité, pourvu qu'il admette la Providence13. » Mais c'est surtout le chapitre 5 du premier Stromate qu’il importe de citer : « Avant la venue du Seigneur, la philosophie était indispensable aux Grecs pour les conduire à la justice ; maintenant elle devient utile pour les conduire à la vénération de Dieu. Elle sert de formation préparatoire aux esprits qui veulent gagner leur foi par la démonstration. “Ton pied ne trébuchera pas”, comme dit l'Écriture, si tu rapportes à la Providence tout ce qui est bon, que ce soit grec ou chrétien. Dieu est la cause de toutes les bonnes choses, des unes immédiatement et pour elles-mêmes, comme de l'Ancien et du Nouveau Testament, des autres par corollaire, comme de la philosophie. Peut-être même la philosophie a-t-elle été donnée elle aussi comme un bien direct aux Grecs, avant que le Seigneur eût élargi son appel jusqu'à eux : car elle faisait leur éducation, tout comme la Loi celle des Juifs, pour aller au Christ. La philosophie est un travail préparatoire, ouvrant la route à celui que le Christ rend ensuite parfait… Il n'y a, certes, qu'une voie de la vérité, mais elle est comme un fleuve intarissable, vers lequel débouchent les autres cours d'eau venus d'un peu partout. D'où ces paroles inspirées : “Écoute, mon fils, et reçois mes paroles pour avoir beaucoup de chemins vers la vie. Je t'enseigne les voies de la sagesse pour que les sources ne te manquent pas”, les sources qui jaillissent de la même terre. Et ce n'est pas seulement pour un seul juste que l’auteur dit : il y a plusieurs voies de salut ; il ajoute qu'il y a, pour des foules de justes, des foules d'autres routes ; il le fait entendre ainsi : “Les sentiers des justes brillent comme la lumière”. Eh bien, les préceptes et les instructions préparatoires sont sans doute des routes, des mises en train de notre vie14. » Clément ne veut pas dire qu’il y a « plusieurs voies de salut » qui seraient toutes équivalentes les unes et autres : il s'agit toujours d'« aller au Christ ». Mais précisément les chemins qui conduisent vers lui sont divers, et cette diversité répond au dessein même de la Providence. Plus loin, au livre VI, Clément n'hésitera pas à écrire que « la philosophie a été donnée surtout aux Grecs comme une alliance qui leur est propre.15 » Il est vrai que l'hommage ainsi rendu semble atténué par une affirmation longuement développée au livre I : la pensée grecque doit presque tout à la pensée « barbare », qui lui est antérieure. Le chapitre 15 développe ce thème, n'hésitant pas à faire mention de peuples lointains parmi lesquels la « philosophie » a pu être de quelque manière honorée : «…la philosophie, ce trésor si fructueux, fut dès les anciens temps en honneur chez les Barbares et rayonna parmi les nations ; c’est plus tard qu’elle arriva chez les Grecs. Ses maîtres furent en Égypte les prophètes, en Assyrie les Chaldéens, en Gaule les Druides, en Bactriane les Samanéens, chez les Celtes les philosophes de là-bas, en Perse les Mages – qui par leur magie surent même prédire la naissance du Sauveur et furent guidés par une étoile à leur arrivée en terre Juive –, en Inde les Gymnosophistes et d'autres philosophes barbares ; car ils en ont deux sortes, dites Sarmanes et Brachmanes. Parmi les Sarmanes, les Hommes des 13 . Ibid., I, 16, 80, 6 (loc. cit., p. 108). Certes, Clément reconnaît ailleurs que la philosophie « ne nous aide que de loin à la découverte de la vérité », mais il ajoute peu après qu'elle est « cause auxiliaire et coopérante de l'intelligence du vrai » (ibid., I, 20, 98, 3 et I, 20, 99, 1 ; loc. cit., p. 123). 14 . Ibid., I, 5, 28, 1 à I, 5, 29, 3 (loc. cit., p. 65-66 ; trad. un peu remaniée) ; cf. Prov 3, 23 ; 4, 10, 11 et 21 ; 4, 18. 15 . Stromates, VI, 8, 67, 1. bois, comme on les appelle, n'habitent pas les villes, n'ont pas de maison. Ils s'habillent d'écorces d'arbres, se nourrissent de fruits sauvages, boivent de l'eau dans le creux de leur main, ignorent le mariage et la procréation – comme ceux qu’on appelle aujourd’hui Encratites. Il y a aussi dans l'Inde ceux qui obéissent aux préceptes de Bouddha qu'ils vénèrent, vu son extrême sainteté, comme un dieu16. » Ce passage méritait d'être cité car, par son allusion aux brahmanes hindous et à Bouddha, il reflète particulièrement l'ample regard de Clément sur les sagesses du monde. Mais son sens premier, comme celui des autres passages qui l'entourent, est de montrer que la philosophie grecque a des précédents et, par là même, de la relativiser. Et parmi les peuples qui bénéficient d'une telle antériorité figure, en première place, le peuple juif : «…le plus antique, de beaucoup, de tous ces peuples, est le peuple juif, et le fait que leur philosophie écrite est antérieure à la philosophie grecque est démontré avec maintes preuves par Philon, le Pythagoricien, sans compter Aristobule, le Péripatéticien, et bien d'autres. Je n'ai pas le temps de les désigner nommément, mais quoi de plus clair que ces lignes de l'écrivain Mégasthène, contemporain de Séleucus Nicator – au livre III des Choses des Indes – : “Tout ce que les Anciens (Grecs) ont dit sur la nature est dit aussi par les philosophes étrangers à la Grèce : soit aux Indes par les Brachmanes, soit en Syrie par ceux qu'on appelle les Juifs17. » Que la philosophie soit empruntée ou même « volée », cela ne met d’ailleurs pas en cause sa valeur puisque ce qui est ainsi dérobé participe réellement de la Vérité – cette Vérité dont Clément expliquait au livre I qu'elle était « disséminée » parmi les nations – ; c'est même ce qui fonde, non seulement la possibilité de parler le langage des Grecs pour les acheminer vers le Christ, mais l'exigence de recueillir les « semences dispersées » pour accéder à une connaissance complète du Logos, selon ce qu'annonçait le même livre des Stromates : « si l'on rassemble les lambeaux épars, et reconstitue leur unité, on contemplera sans danger d'erreur, sachez-le bien, le Verbe intégral, la Vérité18. » On imagine en tout cas la joie qui pouvait saisir Clément et ses lecteurs lorsque, relisant tel vers d'un poète grec ou tel passage d'un philosophe, ils y découvraient le même enseignement que dans l'un ou l'autre texte des Écritures19 ! Mais cela ne veut pas dire que le thème du « larcin » n'exprime rien d'autre ou rien de plus que le thème des « semences de Vérité ». Sa fonction propre est de souligner la 16 . Stromates, I, 15, 71, 3 à 6 (SC 30, p. 101-102 ; trad. remaniée). . Ibid., I, 15, 72, 4-5 (loc. cit., p. 102-103 ; trad. retouchée). 18 . Stromates, I, 13, 57, 1-6 (SC 30, p. 91-92). 19 . Cf. A. Méhat : « si artificiels et superficiels que soient les rapprochements opérés au au Ve Stromate, l'auteur et sans doute ses lecteurs éprouvaient le sentiment exaltant de découvrir un nouveau sens à de vieilles formules, de les conserver en les rajeunissant » (Etude sur les « Stromates » de Clément d’Alexandrie, Seuil, Paris, p. 360361). 17 dépendance de la culture grecque (en ce qu'elle a de meilleur) par rapport à la Révélation communiquée au peuple juif. Nous avons certes, aujourd'hui, des informations beaucoup plus exactes sur les chronologies respectives de l'histoire grecque et de l'histoire juive, et nous savons qu'un certain nombre de correspondances établies par Clément entre les textes de la littérature grecque et les textes de la Bible sont trop immédiates pour être comme telles admises. Mais cela ne doit pas dispenser de reconnaître l'enjeu véritable, proprement théologique, de la théorie de l'emprunt ou du larcin : la culture grecque, par ce qu'elle a produit de bon et de vrai, dépend en réalité de l'unique Révélation. Il y a là une importante précision par rapport à ce que nous avons vu plus haut : lorsque Clément parle de la « Vérité démembrée », lorsqu'il évoque l'équivalence entre la philosophie grecque et la Loi donnée aux juifs, il n'envisage pas un pur et simple parallélisme entre le chemin des Grecs et la Révélation accordée au peuple juif ; il maintient plutôt la primauté de celle-ci20, en soulignant qu'elle se manifeste jusque dans le monde grec (et le plus souvent à l'insu de ce monde). En ce sens, la théorie du « larcin » ne serait-elle pas pour Clément une manière de faire droit, dans le cadre de sa propre pensée, à la perspective biblique de l'« élection » ? Elle nous invite en tout cas à réfléchir encore sur sa compréhension de l'économie du salut et de son déroulement dans l'histoire du monde. III) Le conflit des interprétations : Origène contre Celse Mais de la part du christianisme il n’y a pas seulement eu la reconnaissance de l’œuvre de Dieu chez les Grecs et parmi les autres nations ; les chrétiens ont été aussi soumis à l’épreuve du conflit. Il ne s’agissait pas d’abord d’un conflit entre les chrétiens et les grecs, mais d’un conflit entre héritiers du même monde grec – les uns étant devenus chrétiens, les autres s’étant opposés au christianisme. Déjà Justin et d’autres avaient dû défendre leur foi contre ceux qui la contestaient : on les appelle « apologistes ». Mais la contestation devint très radicale lorsque, vers 176, un philosophe grec écrivit un livre contre les chrétiens : au nom des traditions les plus anciennes et les plus vénérables, il s’en prenait à la nouveauté instaurée par le christianisme ; il 20 . Primauté dont il voit justement le signe dans la priorité historique de Moïse ; mais il n'est pas non plus esclave de cet argument chronologique, comme le montrent les passages où il n'hésite pas à citer le Nouveau Testament lui-même à propos de textes de Pythagore, de Platon ou d'Euripide ; cf. Stromates, V, 5, 28, 3 ; V, 14, 91, 3-4 ; V, 14, 97, 2 (SC 278, p. 71, 177, 185) ; voir A. Méhat, op. cit., p. 359. s’appuyait sur le « logos » pour tenter de ruiner les croyances fondamentales des chrétiens, telles que la croyance à l’Incarnation et à la Résurrection. Quelque 70 ans plus tard, vers 248, Origène lui répond par un ouvrage Contre Celse. C’est la plus grande apologie chrétienne des trois premiers siècles. Origène lui aussi fait appel au « logos », mais pour le mettre au service de la Révélation chrétienne. Le conflit n’oppose pas d’abord le christianisme au monde grec ; il oppose plutôt deux hommes qui, tous deux héritiers de la même culture, l’interprètent différemment. En voici un exemple : Contre Celse, II, 78-79. L’objection de Celse portait sur la doctrine selon laquelle le Logos de Dieu était né dans un lieu unique : « Si Dieu, comme le Zeus de la comédie qui se réveille d’un long sommeil, voulait délivrer le genre humain de ses maux, pourquoi envoya-t-il cet esprit que vous dites dans un seul coin de terre ? Il aurait fallu insuffler de la même manière un grand nombre de corps et les envoyer par toute la terre21. » Objection radicale, ici encore, puisqu’elle engageait toute une conception de l’universel : Dieu, pensait Celse, aurait dû aussi bien se communiquer dans une multiplicité de lieux, or les chrétiens prétendaient que le Logos s’était incarné dans un lieu unique… Mais Origène répond d’abord que, si Jésus est venu en un temps donné, il n’en a pas moins été « de tout temps » bienfaiteur de l’humanité ; de plus, sa naissance en Judée n’était pas fortuite, et par sa seule venue en cette terre le Logos de Dieu pouvait en fait se communiquer au plus grand nombre : «…la venue de Jésus, apparemment dans un seul coin de terre, avait ses raisons : il fallait que celui qui fut prophétisé vînt à ceux qui ont appris qu’il y a un seul Dieu, qui lisent ses prophètes et apprennent l’annonce du Christ ; et qu’il vînt au moment opportun où la doctrine allait d’un seul coin se répandre sur toute la terre. Et c’est pourquoi il n’était pas besoin qu’il existât partout un grand nombre de corps et un grand nombre d’esprits tels que Jésus, pour que toute la terre des hommes fût illuminée par le Logos de Dieu. Car il suffisait que le Logos unique, “levé comme un soleil de justice”, envoyât de la Judée ses rayons jusqu’aux âmes de ceux qui veulent l’accueillir. Et si l’on désire voir un grand nombre de corps remplis de l’esprit divin, à l’imitation de ce Christ unique, se dévouer en tous lieux au salut des hommes, que l’on considère ceux qui en tous lieux vivent dans la pureté et la droiture, enseignent la doctrine de Jésus, et sont eux aussi appelés “christs” par les divines Ecritures : “Ne touchez pas à mes christs, ne faites point de mal à mes prophètes22 !” » On voit la portée de cette réponse : non seulement Origène justifie la naissance de Jésus en Judée par l’existence du peuple d’Israël qui a préparé sa venue, mais il souligne que cette venue du Logos « dans un seul coin de terre » suffisait à la réalisation du dessein de Dieu. Là où Celse liait l’universel à la distribution égalitaire des biens divins, notre auteur 21 22 . Cité dans Contre Celse, VI, 78 (SC 147, p.375). . Ibid., VI, 78-79 (loc. cit., p. 377-379 ; trad. légèrement remaniée) ; cf. Mal 4, 2 ; Ps 104, 15. comprend que l’universel passe en réalité par l’unique – le « Christ unique », venu dans un lieu unique et en un temps unique de l’histoire. C’est que le Logos ainsi incarné n’est pas une manifestation de Dieu parmi d’autres, mais – comme Origène le dit ailleurs – « le Logos en personne, la Vérité en personne, et encore la Sagesse en personne23 » ; c’est aussi que les hommes peuvent en tous lieux devenir « d’autres christs », montrant par là même comment le don de Dieu, communiqué par le Logos incarné, peut dépasser les frontières de la Judée et se propager parmi toutes les nations. Ainsi le débat avec Celse conduit-il Origène à des développements majeurs sur la doctrine de l’Incarnation. D’autres conflits analogues se produisent par la suite : ainsi, dans la seconde moitié du IIIe siècle, Porphyre écrit un traité Contre les chrétiens. III) Christianisme et hellénisme (IVe-VIe siècles) a) La persistance des conflits Même après la « conversion de Constantin » et l’édit de Milan (313), l’empereur Julien voudra retirer aux chrétiens le droit d’enseigner, entreprendra de rétablir « l’hellénisme », et écrira à son tour un traité Contre les Galiléens ; Grégoire de Nazianze, dans la suite du IVe siècle, lui répondra en composant des discours contre lui ; il lui reprochera de vouloir confisquer « l’hellénisme », et soulignera que les chrétiens, autant que les autres, ont le droit de faire appel à l’héritage du monde grec, dès lors que cet héritage est compatible avec ce qu’ils croient. b) Un travail d’« inculturation » Les Pères de l’Eglise, pour beaucoup d’entre eux, ne sont pas étrangers à la culture grecque ; ils la connaissent de l’intérieur, et s’efforcent d’exprimer la foi dans un langage qui se veut audible et crédible pour des grecs, en même temps que fidèle à la Révélation chrétienne. Cela implique que, dans bien des cas, ils donnent un sens nouveau à des mots ou concepts qui font partie de l’héritage grec, ou qu’ils créent même de nouveaux termes. On s’en rend compte avec le mot homoousios (« de même substance » que le Père), ou encore 23 . Contre Celse, VI, 63 (loc. cit., p. 337). avec l’évolution du mot « personne » qui va prendre un sens unique dans le cadre de la doctrine trinitaire et de la réflexion sur le Christ. c) Retour à l’Aréopage : l’œuvre du « Pseudo-Denys » Un auteur de langue grecque a voulu se faire passer pour Denys, celui qui s’était converti après avoir entendu Paul sur l’aréopage d’Athènes. Mais on sait aujourd’hui qu’il a en fait vécu bien après, vers la fin du Ve ou le début du VIe siècle. Fortement marqué par la philosophie « néo-platonicienne », il a exprimé dans le langage de celle-ci une pensée profondément chrétienne. C’est sans doute, de ce point de vue au moins, l’un des fruits les plus remarquables de la rencontre entre le christianisme et le monde grec. Arrêtons-nous surtout sur la Lettre VII, fictivement adressée « à Polycarpe, grand prêtre ». Cette Lettre s’ouvre ainsi : « Pour mon compte, je n’ai jamais polémiqué, que je sache, ni avec les Grecs ni avec personne. Je ne crois pas, en effet, que les hommes de bien aient rien de mieux à souhaiter que de pouvoir, autant qu’ils le peuvent, et connaître et exposer la vérité en soi dans son authentique réalité. Dès le moment que cette vérité, quelle qu’elle soit, est démontrée avec rectitude et sans erreur, dès lors qu’elle est clairement établie, par là même toute affirmation étrangère, prît-elle le masque de la vérité, sera réputée étrangère à la vérité telle qu’elle se présente en soi, dissemblable, spécieuse, plutôt qu’authentique. Il est donc superflu à qui révèle le vrai de disputer avec celui-ci ou celui-là, car chacun prétend que sa pièce de monnaie est authentique, alors qu’ils ne possèdent peut-être qu’une lointaine contrefaçon de quelque parcelle de vérité24. » Ces derniers mots rappellent l’idée chère aux apologistes chrétiens des premiers siècles : ce que l’on trouve en dehors du christianisme peut dans les meilleurs des cas participer de la vérité révélée, ou n’en être qu’une vague imitation. Mais le passage dit surtout le refus de la polémique, et sur ce point, reconnaissons-le, Denys tranche par rapport à d’autres auteurs de la tradition antérieure. Cela témoigne, beaucoup plus profondément, de la conviction essentielle selon laquelle l’exposition de la vérité suffit de soi à sa propre défense. Cette vérité s’impose en quelque sorte par sa seule présence : « Tout ce qui n’est pas entièrement conforme à cette vérité se trouvera rejeté ipso facto par la seule présence inébranlable de l’authentique vérité. Persuadé de ce principe que je crois bon, je n’ai jamais provoqué aucune polémique ni avec les Grecs ni avec d’autres adversaires, 24 . Lettre VII, 2 (Œuvres complètes du Pseudo-Denys, de M. de Gandillac, Aubier-Montaigne, Paris, 1943, p. 331-332). mais il me suffit d’abord (plaise à Dieu que j’y réussisse !) de connaître le vrai, puis, une fois connu, de l’exposer convenablement25. » Mais Denys évoque alors le reproche qui lui est adressé par un « sophiste » du nom d’Apollophane : « il me traite de parricide sous prétexte que j’utilise de façon impie contre les Grecs le bien même des Grecs ». Denys renverse alors l’argument : « Il serait plus vrai de lui répondre que ce sont les Grecs qui retournent de façon impie les armes divines contre les réalités divines, lorsqu’ils essayent de détruire le respect qui est dû à Dieu au nom de cette sagesse même qui vient de Dieu26. » Et Denys précise qu’il ne fait pas allusion ici « aux croyances d’un peuple matérialiste et passionné qui ajoute foi aux récits des poètes et qui adore la créature au lieu du Créateur » ; mais ce qu’il reproche ici aux Grecs, c’est de se servir de la connaissance – c’est-à-dire de ce qu’ils appellent la « philosophie » – pour ne pas reconnaître et adorer Dieu comme « Cause » universelle. Ils mettent en œuvre ce qui vient de Dieu (la sagesse, la connaissance, la philosophie) mais pour le retourner contre Dieu, alors que la philosophie ou la sagesse de Dieu « devrait servir aux vrais philosophes de tremplin pour s’élever jusqu’à Celui qui est l’auteur, non seulement de toute existence, mais encore de la connaissance même qu’on peut avoir de cette existence27 ». Peu importe que le « Pseudo-Denys » soit sans doute un moine syrien du Ve siècle ; le point décisif est qu’il se soit lui-même considéré ou voulu comme un Grec, un héritier de la culture grecque (au même titre qu’Apollophane), mais un héritier qui (à la différence d’Apollophane) avait accueilli la prédication de Paul sur l’Aréopage et avait dès lors embrassé la foi chrétienne. Son œuvre témoigne, de ce point de vue, d’une rencontre profonde entre le christianisme et l’héritage du monde grec. J’ai essayé de montrer, à travers quelques exemples, ce qu’a été l’attitude des chrétiens des premiers siècles par rapport au monde grec ancien – il s’agissait bien d’un discernement : les chrétiens, ceux surtout qui étaient héritiers de la tradition grecque ancienne, ont été conduits à porter un nouveau regard sur cette tradition et à reconnaître comment celle-ci avait été, dans certains cas, visitée et animée par l’Esprit de Dieu, tandis que par d’autres aspects elle pouvait faire obstacle à ce même Esprit de Dieu. 25 . Ibid., 1, p. 332. . Ibid., 2 (p. 332). 27 . Ibid., 2 (p. 332-333). 26 Bien sûr, il y a une très grande différence entre les Pères de l’Eglise et nous : c’est que, sauf pour les Grecs évidemment, nous ne sommes plus aujourd’hui des héritiers immédiats de la tradition grecque : les chrétiens d’aujourd’hui héritent d’autres traditions : traditions de tels pays d’Afrique, traditions de l’Inde, traditions de la Chine – et j’ajoute : traditions de l’Europe moderne elle-même avec les caractéristiques qui sont les siennes et qui constituent notre univers culturel. Mais dans ces situations diverses, nous devons faire quelque chose d’analogue à ce qu’on fait les Pères de l’Eglise en leur temps : certains chrétiens de l’Inde le savent, lorsqu’ils s’efforcent de relire leur héritage à la lumière de la nouveauté de l’Evangile, en découvrant comment l’Esprit de l’Evangile est à l’œuvre à travers le meilleur de la mystique hindoue, et en découvrant aussi comment l’Esprit de l’Evangile est contredit là où des hors-castes (ou dalits) subissent l’humiliation et l’oppression. Les chrétiens n’ont pas, il va de soi, à imposer la lecture qu’ils font de telle ou telle tradition – tout simplement parce qu’ils n’ont pas à imposer l’Evangile. Mais ils sont appelés à se prononcer par rapport à leurs diverses traditions, pour la même raison qui conduisait Paul, puis les Pères de l’Eglise, à relire les traditions du monde grec ancien et à se prononcer à leur sujet. Il y va de l’Evangile lui-même, qui ne peut être annoncé parmi les nations que moyennant l’attention à ce qui, dans ces nations, peut être reconnu comme fidèle à l’Esprit ou comme contraire à ce même Esprit. L’Evangile ne nous demande pas d’être en dehors des cultures de notre temps ; mais à partir du moment où le feu de l’Evangile s’est allumé en nous (comme pour Justin jadis), nous sommes appelés à laisser l’Evangile travailler ces mondes qui sont les nôtres, purifiant ce qui doit être purifié et recueillant ce qui doit être recueilli – que ce soit à Athènes, dans d’autres pays d’Europe, et bien au-delà de la Méditerranée jusque sur les rivages du Pacifique. Questions 1) Saint Justin, philosophe chrétien, écrivait au IIe siècle : « Ceux qui ont vécu selon le Logos sont chrétiens, même s’ils ont été tenus pour athées, comme par exemple, chez les Grecs, Socrate, Héraclite, et d’autres leurs pareils et, chez les Barbares, Abraham, Ananias, Azarias, Misaël, Elie et quantité d’autres, dont nous renonçons pour l’instant à énumérer les œuvres et les noms, sachant qu’il serait trop long de le faire28. Dès lors aussi, ceux qui, parmi les hommes des temps passés, ont vécu loin du Logos, furent mauvais, ennemis du Christ, meurtriers de ceux qui vivaient selon le Logos, tandis que ceux qui ont vécu et qui vivent encore selon le Logos sont chrétiens, sans crainte et sans inquiétude29. » Justin va-t-il trop loin (est-il « récupérateur ») en qualifiant Socrate comme « chrétien » ? Mais d’un autre côté, la foi chrétienne n’invite-t-elle pas à reconnaître comment le Dieu de Jésus-Christ était à l’œuvre dans les siècles précédant l’Incarnation ? 2) Les Pères de l’Eglise, dont un certain nombre étaient héritiers de la culture grecque, ont fait l’expérience de trouver dans celles-ci des « préparations » de l’Evangile et, en même temps, des obstacles à son annonce. Ferions-nous le même diagnostic par rapport aux cultures d’aujourd’hui ? 3) Quels textes bibliques nous semblent le plus aptes à fonder un tel diagnostic ? 28 29 . Apologie, 46,3. . Ibid., 46,4.