La science comme elle va, le monde comme il va

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La science comme elle va, le monde comme il va
1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO -- Table ronde thématique: Philosophie, science et éthique
La science comme elle va, le monde comme il va
Paulin J. Hountondji
1 La science comme elle va
1.1 Questions refoulées
Je voudrais commencer par décrire comment nous faisons de la science hors d’Europe, hors
d’Occident. Une telle question peut paraître saugrenue. En général, on ne la pose pas. On se
contente de constater les progrès réalisés, le rythme impressionnant de l’accumulation du savoir
à l’échelle mondiale. On ne s’interroge pas sur les modalités de cette accumulation, la
contribution respective des différentes régions du monde, les conditions réelles du travail
scientifique à la périphérie du système, la manière dont est géré, à l’échelle mondiale, le capital
ainsi produit, les déséquilibres dans la production, dans l’accumulation et dans la gestion du
savoir.
Au Sud comme au Nord, ces questions sont d’habitude refoulées. En Afrique, nous nous
interrogeons rarement, dans nos laboratoires et cabinets d’étude, sur le sens de notre pratique
d’hommes de science, sa fonction réelle dans l’économie d’ensemble du savoir, sa place dans le
procès de production des connaissances à l’échelle mondiale. Nous ne mettons pas en cause les
rapports actuels de production scientifique à l’échelle mondiale. Nous ne les mettons pas en
cause parce qu’en réalité, nous n’en sommes pas vraiment conscients. Notre seule ambition est
d’être nous-mêmes performants et assez productifs pour être acceptés, connus et reconnus par
nos pairs occidentaux. Étant donné cette ambition, nos seules préoccupations sont d’ordre
quantitatif. Nous déplorons l’insuffisance des équipements, de la documentation et d’autres
outils de travail qui auraient permis à nos laboratoires, à nos équipes de recherche et à nousmêmes d’être beaucoup plus compétitifs. Nous déplorons, non sans raison, nos mauvaises
conditions de travail et de rémunération. Mais nous ne nous interrogeons pas, par exemple, sur
l’origine des appareils et autres équipements qui peuplent nos laboratoires, les motivations
réelles derrière le choix de nos sujets de recherche, le destin des résultats de recherche, le lieu
géographique où, et la manière dont ils sont consignés, gérés, capitalisés, la manière dont ils
sont, le cas échéant, appliqués, les liens complexes entre cette recherche et l’industrie, entre
cette recherche et l’activité économique en général. Nous restons à mille lieues des questions du
genre : à quoi sert notre travail intellectuel ? A qui profite-t-il ? Comment s’insère-t-il dans notre
propre société ? Dans quelle mesure nos peuples parviennent-ils à s’en approprier eux-mêmes
les résultats ?
Si l’on s’avise de poser ces questions, de libérer ces interrogations habituellement refoulées, on
s’aperçoit très vite que la différence n’est pas seulement quantitative, mais qualitative, entre
l’activité scientifique en Afrique et cette même activité dans les métropoles industrielles. La
différence ne concerne pas seulement les niveaux de développement de la science ici et là-bas,
mais la manière dont celle-ci fonctionne, son mode d’articulation aux autres secteurs d’activité,
sa finalité pratique. D’un mot, je redirai ici ce que j’ai déjà dit et répété ailleurs : la recherche en
Afrique, et plus généralement au Sud, est encore, dans l’ensemble, une activité extravertie,
tournée vers l’extérieur, ordonnée et subordonnée à des interrogations venues d’ailleurs et aux
besoins et intérêts qui, directement ou indirectement, motivent ces interrogations, au lieu d’être
auto-centrée et de répondre en priorité aux questions posées, directement ou indirectement, par
les sociétés concernées elles-mêmes.
1.2 Un péché originel
Je ne m’attarderai pas sur les origines de la science moderne dans le Tiers-Monde, en ce qui la
distingue des savoirs dits traditionnels. Ces origines coloniales ou semi-coloniales expliquent
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sûrement le caractère originellement extraverti de l’activité scientifique à la périphérie.
Économiquement, en effet, la colonie fonctionnait comme un réservoir de matières premières
destinées à alimenter les usines de la métropole. De même, elle fonctionnait, sur le plan
scientifique, comme un immense réservoir de faits nouveaux, recueillis à l’état brut pour être
communiqués aux laboratoires et centres de recherche métropolitains qui se chargeaient, et
pouvaient seuls se charger, de les traiter théoriquement, de les interpréter, de les intégrer à leur
juste place dans le système d’ensemble des faits connus et reconnus par la science. La colonie
manquait de laboratoires comme elle manquait d’usines. Ce qui faisait défaut dans les deux cas,
ce qui, grosso modo, n’avait jamais lieu à la colonie mais toujours en métropole, c’était le procès
de transformation, le travail sur la matière brute nécessaire pour créer de la valeur ajoutée. La
colonie n’avait que faire, pensait-on, de ces lieux spécialement aménagés pour le travail
conceptuel, de ces bibliothèques savantes ou, le cas échéant, de ces équipements sophistiqués,
nécessaires pour la transformation des faits bruts en connaissances vérifiées – ce qui s’appelle
l’expérimentation. En revanche, les laboratoires métropolitains trouvaient, à la colonie, une
source précieuse d’informations nouvelles, une occasion irremplaçable de créer des banques de
données nouvelles, point de départ de connaissances nouvelles.
1.3 Les changements et leurs limites
La question à poser aujourd’hui est donc la suivante : avons-nous dépassé ce stade, et si oui,
dans quelle mesure ? Il est clair qu’avec la décolonisation, la situation a changé. Ni le vide
industriel, ni le vide théorique ne sont plus aujourd’hui aussi criards qu’autrefois. Nous avons un
tissu industriel qu’on ne peut pas tenir pour rien. De même, nous avons des universités et des
centres de recherche dont certains, est-on tenté de dire, n’ont rien à envier à ceux des grandes
métropoles industrielles. Personne n’ignore cependant que la multiplication des usines n’a pas
conduit à un authentique développement, mais au mieux, à ce qu’on a appelé une « croissance
sans développement. » L’implantation des chaînes de montage de voitures et d’autres unités
industrielles du même genre, continue d’obéir à une logique de l’extraversion. L’industrie néocoloniale reste massivement déterminée par les besoins des classes aisées de la périphérie,
besoins identiques, en substance, à ceux des groupes sociaux dirigeants de la métropole. En ce
sens, elle vise à produire des biens de consommation de luxe destinés aux minorités privilégiées,
plutôt que des biens de consommation de masse.
Mutatis mutandis, je disais volontiers, voici quelques années, que la multiplication, à la
périphérie, des structures de production intellectuelle et scientifique, loin de mettre fin à
l’extraversion, a eu pour fonction jusqu’ici, au contraire, de rendre plus faciles le drainage de
l’information, la marginalisation des savoirs traditionnels et l’intégration lente, mais sûre, de
toute l’information utile disponible dans le Sud au procès mondial de production des
connaissances. J’observais que ce processus était géré et contrôlé par le Nord. Dans ces
conditions, les structures de production scientifique à la périphérie m’apparaissaient en dernière
analyse comme des structures d’« import-substitution » au même titre que les chaînes de
montage de biens d’équipement. Loin de mettre fin à l’extraversion, elles la renforçaient au
contraire, accentuant du même coup la dépendance de la périphérie vis-à-vis du Centre. Je ne
renierais pas aujourd’hui cette analyse, même s’il convient de la nuancer sur quelques points.
1.4 Constats et hypothèses
Entre autres indices persistants de la dépendance, on citera donc les faits suivants : le fait que
l’activité scientifique, dans nos pays, reste largement tributaire des appareils de laboratoire
fabriqués ailleurs, des bibliothèques et archives situées en Europe ou en Amérique du Nord, des
revues scientifiques et autres périodiques publiés au Nord ; le fait que nous nous croyions nousmêmes obligés de publier nos résultats de recherche dans des revues nordiques, et que les
quelques périodiques spécialisés créés par nos universités et nos sociétés savantes soient plus lus
à l’étranger que dans nos propres pays, en raison, tout simplement, de la concentration massive
du lectorat scientifique dans les pays industrialisés ; la tendance massive de la recherche, dans
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les pays de la périphérie, à s’enfermer dans le particulier, ce qui conduit par exemple l’historien,
le sociologue, le philosophe africains à se croire obligés de faire de l’histoire africaine, de la
sociologie africaine, de la … « philosophie africaine » (quel que soit le sens que l’on donne à
cette expression)1 ; la fonction évidente de certains secteurs de la recherche qui est d’être au
service d’une activité économique qui reste elle-même profondément extravertie et dépendante :
par exemple, dans le cas de la recherche agronomique, l’orientation, toujours aussi massive
malgré la décolonisation, vers l’amélioration des cultures d’exportation (palmier à huile, café,
cacao, arachide, coton, etc.) au détriment des cultures vivrières, dont vit la grande masse des
populations locales.
Ainsi, nous utilisons dans nos laboratoires des équipements qui ne sont pas fabriqués sur place,
mais importés d’Europe ou d’Amérique. La plupart de nos ouvrages de référence viennent
également des pays nordiques. Il y a sans doute eu de ce point de vue, ces 40 ou 50 dernières
années, un progrès appréciable : nous avons un nombre de plus en plus important d’universités
et de centres de recherche, où se fait parfois un travail intellectuel considérable, nous avons des
annales d’universités, nous avons de plus en plus de revues scientifiques spécialisées, nous
avons quelques maisons d’édition. Mais on remarquera au passage que même ces publications
locales, qui sont la plupart du temps faites dans des langues européennes, sont lues plus en
Europe et en Amérique du Nord que dans les pays mêmes. Le chercheur du Tiers Monde sait
donc qu’il écrit d’abord pour un lectorat nordique. Et le système est tel que, lorsqu’il écrit un
article, les comités dont dépend, le cas échéant, sa promotion seront davantage impressionnés si
cet article a été accepté pour publication et effectivement publié dans un périodique spécialisé en
France ou aux États-Unis plutôt que dans une revue scientifique africaine ou asiatique. Donc,
l’organisation même de notre système local nous pousse à rechercher la reconnaissance de
l’étranger et, par suite, le dialogue vertical avec nos pairs des pays occidentaux plutôt que
l’échange et le dialogue horizontal avec les hommes de science, les femmes de science et autres
spécialistes de notre pays, de notre sous-région ou de notre région. Notre activité scientifique est
ainsi extravertie dans un sens très précis : elle est tournée vers l’extérieur, et dans le choix même
de nos sujets et thèmes de recherche, nous cherchons moins, en Afrique, à intéresser le public
africain que le public non-africain, le public dit « international » d’où nous vient la consécration
que nous recherchons.
1.5 Le tourisme scientifique
On trouvera parfaitement normal, dans ces conditions, un phénomène dont on s’est souvent
scandalisé à tort : le « brain-drain ». La fuite des cerveaux du Sud vers le Nord n’est qu’une
manifestation accidentelle de l’extraversion globale de notre économie et, plus spécialement, de
notre activité scientifique. Ceux qui partent, en effet, ne sont pas les seuls : ceux qui restent sont
pris, indirectement, dans le même tourbillon. En toute rigueur, tous les cerveaux du TiersMonde, toutes les compétences intellectuelles et scientifiques sont portées, par tout le courant de
l’activité scientifique mondiale, vers le centre du système. Quelques-uns « s’installent » dans les
1
Le rapport à l’Afrique n’est pas le même dans les trois cas. L’historien et le sociologue africanistes étudient
l’histoire et la sociologie de l’Afrique, et ils en ont le droit. Ce qu’on récuse ici, c’est l’obligation où se croient
l’historien et le sociologue africains d’être des africanistes, c’est-à-dire des spécialistes de l’Afrique - comme s’il
n’y avait aucun intérêt pour l’Africain à connaître, par exemple, l’histoire de l’industrialisation de l’Europe
occidentale, de l’Amérique du Nord ou du Japon, ou à étudier de près le fonctionnement d’autres sociétés.
Transposé en philosophie, cet enfermement devient insoutenable. Le philosophe africaniste ne fait pas la
philosophie de l’Afrique au sens d’un génitif objectif, il n’étudie pas l’Afrique comme l’historien ou le sociologue,
mais prétend restituer la philosophie de l’Afrique elle-même, au sens du génitif subjectif, inventant ainsi le mythe
d’un sujet collectif qui serait le seul vrai. Sur l’idée de « philosophie africaine » et la critique de l’ethnophilosophie,
on lira avec intérêt Paulin J. Hountondji, Sur la « philosophie africaine » : critique de l’ethnophilosophie, Paris,
Maspero, 1977 ; Id., The struggle for Meaning : Reflections on Philosophy, Culture and Democracy in Africa,
Athens, Ohio University Press, 2002.
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pays hôtes, d’autres font le va-et-vient entre la périphérie et le Centre, d’autres encore, dans
l’impossibilité d’effectuer le déplacement, survivent tant bien que mal à la périphérie, où ils
luttent tous les jours, avec un succès variable, contre les démons du cynisme et contre le
découragement, les yeux cependant toujours tournés vers le Centre d’où viennent, pour
l’essentiel, appareils et instruments de recherche, traditions, publications, modèles théoriques et
méthodologiques, et tout le cortège des valeurs et des contre-valeurs qui les accompagne.
Forme mineure de cette fuite des cerveaux, le tourisme scientifique Sud/Nord est aussi un indice
de l’extraversion scientifique. Dans l’activité normale du chercheur du Tiers-Monde, le voyage a
toujours été une nécessité incontournable. Le chercheur doit se déplacer physiquement, partir
vers les grandes métropoles industrielles, soit pour parfaire sa formation d’homme de science,
soit, une fois lancé son programme de recherche, pour le poursuivre au-delà d’un certain seuil.
La question n’est pas de savoir si de tels voyages sont agréables ou non. Le vrai problème
concerne la nécessité structurelle de tels voyages, les contraintes objectives qui les rendent
inévitables, et qui font du chercheur du Sud un nomade institutionnel.
De ce tourisme scientifique Sud/Nord, il faut soigneusement distinguer le tourisme scientifique
Nord-Nord. S’il est vrai, en effet, que le mathématicien, l’économiste, l’historien français,
allemand, britannique sont comme aspirés vers les États-Unis, comme celui du Sénégal ou du
Bénin est aspiré vers la France, les motivations sont loin d’être identiques : le tourisme
scientifique Nord-Nord n’a ni le même sens, ni le même degré de nécessité que le tourisme
scientifique Sud-Nord. Parce qu’il existe en Europe, qu’on le veuille ou non, et plus
généralement dans les vieux pays capitalistes, il existe en France, en Allemagne, en Angleterre,
un système de la recherche parfaitement autonome qui se suffit à lui-même. Le tourisme
scientifique Nord-Nord n’a donc pas la même nécessité structurelle que le tourisme scientifique
Sud-Nord : parce qu’il n’y a pas au Sud, ou du moins dans le Sud « classique », un système de la
recherche autonome qui se suffirait à lui-même.
Le tourisme scientifique Nord-Sud n’a pas non plus le même sens ni le même degré de
nécessité : le géographe français n’allait pas aux colonies pour chercher des livres, des revues
scientifiques, des bibliothèques, des collègues avec qui discuter, des modèles théoriques et
méthodologiques, en un mot, des paradigmes scientifiques ; il y allait pour collecter des données
et des informations nouvelles, et il revenait en France pour traiter ces informations, dans des
conditions qui lui permettaient d’enrichir le savoir existant, ce que Thomas Kuhn appellerait « la
science normale ». Des pans entiers du savoir contemporain sont nés de cet investissement
scientifique du Sud par le Nord. En sont issues des disciplines nouvelles, telles l’ethnologie ou
l’anthropologie culturelle, les études orientales, les études africaines, etc., et des spécialisations
diverses au sein des disciplines plus anciennes. Le savoir ainsi constitué, le savoir sur l’Afrique
et le Tiers-Monde, échappe entièrement à l’Afrique et au Tiers-Monde eux-mêmes. Il est, au
contraire, systématiquement ramené vers le Nord, rapatrié, capitalisé, accumulé au Centre du
système. Nulle extraversion, par conséquent, dans le mouvement Nord/Sud, mais simple détour
stratégique au service d’une science qui reste basée au Nord, gérée et contrôlée par le Nord.
1.6 Les savoirs endogènes
S’il est un autre indice de l’extraversion scientifique, il faut le chercher dans les politiques
linguistiques actuelles, caractérisées par l’usage des seules langues européennes comme langues
d’enseignement et de communication scientifique. Ces politiques, qui n’ont jamais été
sérieusement remises en cause dans l’immense majorité des pays d’Afrique subsaharienne,
montrent à l’évidence le parti pris de choisir comme partenaires privilégiés les locuteurs de ces
langues, et d’exclure du débat scientifique tous ceux qui ne les pratiquent pas.
Par rapport à cela, il faut s’interroger sur le destin des savoirs et des savoir-faire
« traditionnels. » Que deviennent ces savoirs dans le contexte actuel ? Que deviennent ces vastes
corpus de connaissances sur les plantes, les animaux, la santé et la maladie, dont l’étude a donné
lieu à la naissance de quelques-unes des disciplines nouvelles signalées ci-dessus :
l’ethnobotanique, l’ethnozoologie, l’ethnomédecine, etc. ? Au lieu que ces savoirs se
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développent et gagnent en rigueur et en exactitude au contact de la science exogène, ils ont
plutôt tendance à se replier sur eux-mêmes et à s’étioler. L’intégration au processus mondial de
production des connaissances a ainsi pour effet de marginaliser les savoirs anciens, voire, dans
le pire des cas, de les refouler hors du souvenir conscient des peuples qui les ont, à un moment
donné, produits.2
1.7 Des informateurs savants
Comment fonctionne, par rapport au savoir mondial ainsi construit, le chercheur du Tiers
monde ? J’ai observé naguère que l’anthropologue africain d’aujourd’hui fonctionne un peu
comme l’interprète semi-lettré de l’époque coloniale. L’ethnologue européen avait besoin d’un
interprète parce qu’il ne parlait pas lui-même la langue ; cet interprète comprenait tant bien que
mal le français (ou l’anglais, quand il travaillait avec un anthropologue anglais) et, bien entendu,
il comprenait parfaitement les langues du pays : petit à petit, s’est constituée une catégorie
d’intellectuels locaux – on en trouvait beaucoup, par exemple, parmi les instituteurs de l’époque
coloniale ou parmi les commis expéditionnaires – qui se substituaient simplement à
l’anthropologue occidental parce qu’ils avaient intégré le genre de questions que posait
d’habitude l’enquêteur anglais ou français, et ils ont écrit des compendiums qui en eux-mêmes
sont extrêmement intéressants. Mais ce qu’il faut observer, c’est que ces écrits étaient
forcément, comme ceux des enquêteurs occidentaux, destinés en priorité au public
métropolitain.3
Ainsi, dans l’économie générale du savoir anthropologique, l’anthropologue du Tiers-Monde
fonctionne aujourd’hui comme un informateur savant au service de l’accumulation du savoir au
centre du système. On pourrait même généraliser : le mathématicien, le biologiste, l’économiste,
tous les savants du Sud, quelle que soit leur spécialité, fonctionnent un peu sur ce modèle.
Pour y changer quelque chose, pour corriger les excès des rapports de production intellectuelle
et scientifique à l’échelle mondiale, il faut commencer par le commencement : mettre fin
progressivement, mais résolument, aux aspects les plus visibles de l’extraversion en réorientant,
par exemple, le discours des anthropologues indigènes pour le destiner en priorité au public
local. Si on fait cet effort, on se rend compte très vite que les questions qui paraissaient les plus
importantes aux yeux du public savant nordique ne sont pas forcément les plus importantes pour
le public cultivé des pays concernés eux-mêmes. En changeant ainsi de public, ou plus
exactement, en priorisant un autre public que le public nordique, le chercheur du Tiers Monde se
voit obligé de reformuler les questions elles-mêmes, voire de reformuler l’agenda scientifique
lui-même.
2 Le monde comme il va
2.1 Déchirures du sens
Les événements du 11 septembre, on s’en souvient, ont suscité dans le monde entier une
émotion sans précédent et une réaction de solidarité avec le peuple américain. Tous ont souhaité,
en leur for intérieur, que les auteurs, commanditaires et complices de ce crime abominable
2
Sur toutes ces questions, on voudra bien se reporter, notamment, à Paulin J. Hountondji, « L’appropriation
collective du savoir : tâches nouvelles pour une politique scientifique », Genève-Afrique, vol. XXVI / 1, 1988, pp.
49-66 ; « Recherche et extraversion : éléments pour une sociologie de la science dans les pays de la périphérie »,
Afrique et développement / Africa Development, XV 1988, n° 3 / 4 : Africa in the 1980s. State and social sciences.
Proceedings of the sixth general Assembly of CODESRIA, pp. 149-158 ; “Scientific dependence in Africa today”,
Research in African literatures (Bloomington), vol. 21, n° 3, 1990 : pp. 5-15; “Producing knowledge in Africa
today”, African Studies Review (Atlanta), vol. 38, n° 3, 1995 : p. 1-10. On lira aussi avec intérêt Paulin J.
Hountondji (dir.), Les savoirs endogènes : pistes pour une recherche, Dakar : Codesria, 1994.
3
Cf. Paulin J. Hountondji, « Situation de l’anthropologue africain : note critique sur une forme d’extraversion
scientifique », Revue de l’Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1988, n° 3-4, pp. 99-108.
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soient identifiés et subissent un châtiment exemplaire, à la mesure de leur forfaiture. Au-delà des
dégâts matériels considérables, ce qui a le plus choqué, ce qu’aucun homme et aucune femme de
bonne volonté ne pouvait accepter, c’était la mort de ces milliers de victimes innocentes qui
n’avaient rien à voir avec la politique des États-Unis et n’étaient en rien responsables, ni
directement, ni indirectement, de ce qui pouvait déplaire, le cas échéant, dans la gestion des
affaires intérieures et internationales par l’administration en place. L’essence du terrorisme, c’est
peut-être justement cette vengeance aveugle qui, mettant tout le monde « dans le même sac »,
frappe sans discernement coupables présumés et innocents, et ébranle la société tout entière dans
ses racines les plus profondes.
Dans le même temps cependant, beaucoup ont déploré la réaction passablement simpliste des
dirigeants américains qui, réduisant tout le conflit à un choc des cultures, voire des religions, et à
un combat mythique entre l’axe du bien et l’axe du mal, n’imaginaient d’autre riposte possible
que de bombarder l’Afghanistan. A terrorisme, terrorisme et demi : la même vengeance aveugle,
le même châtiment infligé indistinctement aux coupables présumés et aux innocents, mais de
façon encore plus intolérable puisqu’il s’agit cette fois d’un terrorisme d’État.4
Résultat : l’accusation de terrorisme devient, dans le discours des porte-parole de
l’administration américaine et de ceux de l’administration taliban, une accusation réciproque. Le
même mot est employé, mais avec des contenus totalement différents. Aucun dialogue n’est
possible. Les mots deviennent des armes, des balles qu’on se jette à la figure en prélude à un
échange de balles réelles. Rien de plus assourdissant que ce dialogue de sourds porté de part et
d’autre par un refus têtu du dialogue, et qui engendre à son tour, le démultipliant à l’infini, le
malentendu. Le monde comme il va, désormais dominé par la guerre des mots. Il y a comme une
déchirure du sens, qui fait que les mêmes mots sont employés avec des significations totalement
différentes.
C’est un peu comme à la belle époque de la guerre froide. On ne pouvait parler de
« démocratie » sans être aussitôt mis en demeure de dire s’il s’agissait de la démocratie
« bourgeoise » ou de la démocratie « prolétarienne », on ne pouvait parler du beau sans être mis
en demeure de dire s’il s’agissait de la beauté selon l’esthétique bourgeoise ou au sens du
réalisme socialiste. De ce point de vue, la chute du mur de Berlin a pu paraître, voici quelques
années, non seulement comme un événement politique majeur, mais aussi comme une
reconquête du sens, parce que désormais, les mêmes mots pouvaient enfin revêtir à nouveau le
même sens. L’illusion ne pouvait cependant durer, dès lors que cette apparente reconquête du
sens ne résultait pas d’une synthèse, mais de l’élimination d’un des termes en opposition, non
d’un dépassement du malentendu, mais d’un retour en deçà du malentendu par réduction au
silence de l’une des voix discordantes.
2.2 Manipulations
Je n’ai jamais oublié un spectacle incroyable auquel j’ai eu le privilège d’assister voici quelques
années, en novembre 1978, à Conakry en Guinée. J’avais été invité à un « colloque idéologique
international » (sic) organisé par le Parti Démocratique de Guinée sur le thème : « L’Afrique en
marche ». J’étais d’abord impressionné par l’apparente beauté du spectacle : plusieurs centaines,
peut-être un millier d’hommes et de femmes tous de blanc vêtus, réunis en une foule compacte
dans une salle de conférence. J’appréciais aussi l’atmosphère conviviale et l’apparente
disponibilité des hauts cadres de l’État et du Parti, à commencer par le Président Sékou Touré
4
La deuxième guerre contre l’Irak et ses milliers de victimes innocentes, tenues pour quantité négligeable au
regard du noble objectif initialement proclamé - débarrasser l’Irak de ses armes de destruction massive – objectif
visiblement imaginaire dès lors que de telles armes n’ont jamais été découvertes à ce jour, est une autre illustration
tragique de ce terrorisme d’Etat, et de la menace gravissime qu’il fait peser désormais sur les relations
internationales. N’est pas en cause, ici, le résultat politique de cette guerre, qui a permis accessoirement de
débarrasser l’Irak d’une dictature passablement féroce, mais le coût humain de l’opération et surtout la morale
politique qui était derrière (1er mai 2003).
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lui-même. Il donnait l’impression d’être abordable par le dernier des citoyens et des invités.
Cette simplicité contrastait fortement avec ce que je savais par ailleurs de la dictature féroce qui
sévissait dans le pays. Tout se passait donc apparemment dans le calme, et avec le sourire. C’est
aussi avec un sourire tranquille que le « Guide suprême de la révolution guinéenne » énonçait
les pires atrocités : par exemple, dans un discours-fleuve qu’il s’est amusé à lire pendant près de
cinq heures, et dont le texte avait été largement distribué dans la salle, cette réponse à une
dénonciation récente d’Amnesty International :
On nous reproche d’avoir exécuté quelques ministres, quelques officiers ; même s’il y a des centaines de
ministres et d’officiers félons, traîtres à leur Patrie, le Peuple guinéen s’en débarrassera définitivement pour
que la Nation demeure à jamais libre et souveraine dans le cadre de la paix et de la dignité.
Un tonnerre d’applaudissements salue cette déclaration. Toute l’assistance se lève pour
acclamer. J’observe les ministres et officiers supérieurs potentiellement visés par cette menace
de leur Président. Ils acclamaient aussi. J’observe les représentants des partis communistes et
autres formations de gauche d’Europe de l’Est et de l’Ouest. Ils applaudissaient. J’observe les
représentants des partis frères d’Afrique, y compris ceux du Parti de la Révolution Populaire du
Bénin (PRPB) qui, je dois le dire, toléraient avec bienveillance la présence à leurs côtés de
l’intellectuel franc-tireur que j’étais. Ils acclamaient, bien entendu. J’étais peut-être le seul, dans
cette foule compacte, à ne pas applaudir spontanément. Mais qu’on se rassure : au bout de 20
secondes, sécurité personnelle oblige, je me mis aussi à applaudir.
Voilà comment nous fonctionnons, et comment fonctionnent nos « démocraties » : il faut faire
comme tout le monde et se faire remarquer le moins possible. Accepter le monde comme il va.
Prendre acte et poursuivre sa route. Oublier, ou faire semblant d’oublier, qu’une alternative est
toujours possible ; qu’au-delà du réel, on est soi-même porteur d’une responsabilité quant à
l’état du monde, et qu’on peut tenter de mettre en place, avec d’autres hommes et d’autres
femmes de bonne volonté, les stratégies les plus adéquates pour changer le cours des choses.
3. La philosophie aujourd’hui
La philosophie en Afrique ne peut s’empêcher de réfléchir à ces questions. Elle peut et doit
s’étonner de l’état de choses actuel ; que le monde aille comme il va, que la science aille comme
elle va. Elle peut et doit s’étonner de ce triomphe de l’absurde et du non-sens, de ce cynisme
arrogant qui prévaut désormais dans les relations internationales et qui tient lieu de morale.
Il fut un temps, je l’ai rappelé, où l’on croyait que l’obligation principale de tout philosophe
africain était d’alimenter le savoir mondial sur les systèmes de pensée des peuples dits primitifs
en confirmant, corrigeant, enrichissant les travaux des africanistes sur la pensée africaine, la
philosophie bantu, la philosophie dogon, la métaphysique yoruba, la morale ouolof, etc. On peut
encore aujourd’hui trouver matière à réflexion dans les nombreux travaux ainsi produits. On
peut même trouver intérêt à poursuivre et à approfondir ces travaux à partir des résultats déjà
obtenus. Mais on sait désormais, en Afrique, que de telles recherches relèvent de l’anthropologie
culturelle et non de la philosophie. On sait que l’ethnophilosophie, chapitre de l’ethnologie qui
se prend à tort pour de la philosophie, est un « chemin qui ne mène nulle part » (pour
paraphraser Heidegger) et qui manque à la fois les objectifs de la philosophie et ceux de
l’ethnologie ;5 qu’une philosophie à la troisième personne, consistant à rapporter ce que d’autres
pensent ou ont pensé (« Ils disent que », « ils croient que », « leurs rites impliquent que », etc.)
n’est pas une philosophie du tout et que le penseur, qu’il vienne d’Afrique ou d’ailleurs, a
l’obligation de faire face, de façon responsable et libre, aux réalités et aux problèmes
d’aujourd’hui.
C’est dans ce contexte que se pose aujourd’hui en Afrique la question du rôle du philosophe et
des tâches actuelles de la philosophie comme discipline. En deux mots, je dirai simplement
5
La critique de Marcien TOWA reste, sur ce point, indépassable. Cf. M. TOWA, Essai sur la problématique
philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé : Clé, 1971.
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1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO -- Table ronde thématique: Philosophie, science et éthique
qu’au-delà du ghetto africaniste où les philosophes africains, comme tous les praticiens africains
des sciences sociales et humaines, ont longtemps accepté de se laisser enfermer, il y a place
aujourd’hui pour un double mouvement : l’appropriation critique de ce qu’il y a de meilleur dans
la tradition philosophique internationale, d’une part ; d’autre part, une réappropriation non
moins critique et responsable de ce qu’il y a de meilleur dans les traditions de pensée africaines.
En refusant l’enfermement et le confort intellectuel que, paradoxalement, il garantit, nous nous
trouvons de plain pied avec les problèmes réels de notre société et de l’humanité tout court.
Soyons encore plus précis. Comme théorie de la science, la philosophie est aujourd’hui
l’héritière d’une longue et riche tradition. La philosophie en Afrique peut et doit s’approprier
cette tradition de façon assez responsable pour l’approfondir et la développer par elle-même, de
manière autonome. Mais au-delà de l’épistémologie classique, au-delà de la réflexion normative
sur les fondements de la connaissance scientifique, une théorie de la science ne peut manquer
d’être attentive, en Afrique, aux rapports de production intellectuelle et scientifique à l’échelle
mondiale, aux déséquilibres sur lesquels reposent ces rapports, aux contraintes de tous ordres qui
pèsent sur la recherche scientifique à la périphérie du marché mondial, à la frayeur des grandes
puissances qui redoutent comme la peste les excès auxquels pourrait conduire la réinvention du
nucléaire dans ces régions du globe. Elle sera en outre forcément attentive aux traditions
endogènes en matière de savoir et de savoir-faire et s’interrogera sur les conditions d’une
validation et d’un réinvestissement critiques de cet héritage. L’épistémologie classique s’ouvre
dès lors sur une anthropologie des savoirs traditionnels, une sociologie de la science et une
économie politique de la science. Elle conduit aux problèmes pratiques de politique scientifique
et technologique et aux problèmes d’éthique et de politique internationales.
Comme théorie de l’action, la philosophie est l’héritière d’une riche tradition de réflexion
éthique sur les fondements et les normes de l’action individuelle, et de réflexion politique sur la
société et ses modes de gestion. La philosophie en Afrique peut et doit s’approprier cette
tradition, de façon critique et responsable. Mais elle ne peut oublier d’interroger en outre les
pratiques et les normes dominantes dans l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui. Elle ne peut faire
l’économie d’une réflexion sur l’hégémonisme et les formes nouvelles du cynisme et de
l’immoralité. Elle peut donc, s’il y a lieu, aller au-delà de l’éthique et de la philosophie politique
classiques pour suggérer un nouvel ordre. Inventer, nous le pouvons et le devons. Nous n’avons
besoin, pour cela, de la permission de personne.
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© UNESCO 2004