Alma SALADIN

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Alma SALADIN
De l’abstraction de la vitesse à la violence
Images saccadées, brutalité, les vidéos NEEIIN et Fantômes et le vidéogramme IASI sont marqués
par une abstraction de la vitesse nous conduisant à être témoin d’une violence incarnée à chaque instant et
dans chaque parcelle des œuvres de l’artiste.
Absence de figure humaine
Humain, où es-tu ? Immergés dans les vidéos de Tania Mouraud, nous avons perdu sa trace. Cette
désertion de toute figure humaine retentie de façon tonitruante. Pourtant, en filigrane des vidéos,
il
est
possible
de
déceler l’ombre d’un passage humain. Que ce soit à travers les plaques
mortuaires de NEEIIN qui témoigne d’un « ayant été » humain ou dans Fantômes. Au premier
visionnage de cette seconde vidéo, des tâches de couleur apparaissent, glissantes, comme des larves
entamant l’ultime descente aux enfers. Par illusion, nous tentons de discerner
des silhouettes qui,
les unes après les autres, se font happer par une marrée noire épaisse et interminable. Au cours des 4 :
04 min de vidéo, l’inlassable accentuation du rythme de diffusion des images ne permet aucune
certitude quant à l’identification d’une forme humaine. Pourtant, il s’avère que cette vidéo, filmée avec
une caméra sur monopode, est constituée d’une séquence tournée-montée Gare du Nord, à l’heure de
pointe, moment où les escaliers de la sortie de la gare ne désemplissent pas.
S’érigeant comme une référence à Metropolis, la vidéo Fantômes est marquée plastiquement par un
expressionnisme proche de celui de Fritz Lang ainsi que par le même anéantissement de l’homme par la
machine. Avec cette vidéo, Tania Mouraud restitue l’homme comme marqué par la fragilité, l’espoir et la
vie, et représente la société par la machine qui écrase tout sur son passage. D’ailleurs, c’est cet
univers cinématographique qui est à l’origine du choix de ce lieu de captation.
Violence et construction des images
Exercices de violence, c’est le titre que Jacinto Lageira donne à son article rédigé sur le travail de Tania
Mouraud. Justes et pertinents, ces mots résument l’univers féroce à travers lequel l’artiste nous conduit.
Ce chemin qu’elle adopte pour nous plonger dans cette violence relève de la manière avec laquelle elle
construit ses images.
NEEIIN est synonyme de fragment, de tourbillon sans rythme. Comme un plongeon en Israël, les images
de plaques mortuaires du mémorial de Yad Vashemde à Jérusalem sont accolées les unes aux autres, de
façon saccadée. Par soubresauts, le spectateur décèle que ces pierres sont destinées aux gens n’ayant
pas de sépulture, cette sorte de fiction émotionnelle permettant de faire le deuil se traduit par une
accentuation constante de la vitesse. Aucun espace stable ne permet au spectateur de trouver une place
face à ces images, caractérisées par une instabilité dans la vitesse elle-même ; vitesse qui donne un
caractère presque abstrait aux images. Nous sommes toujours renvoyés au premier plan, à la surface de
la vidéo.
Articulation de l’esthétique au caractère politique
Esthétique ou politique ? Tania Mouraud ne tranche pas, elle choisit les deux. Immanquablement, la
question se pose, comment arrive-t-elle à articuler un tel niveau esthétique et pictural à un caractère
éminemment politique à l’intérieur même de ses œuvres ? Le vidéogramme IASI, photographie extraite
d’une capture vidéo ayant servie à créer la vidéo No Name, témoigne de ce caractère ambivalent présent
dans les œuvres de l’artiste. Plastiquement, le rendu questionne. Cette photographie de tombes à
l’apparence de meules semble incontestablement être en 3D, mais aucunes lunettes ne sont nécessaires à
sa perception. Cela confère à l’œuvre une qualité à la fois figurative et abstraite, accentuée par son
large format, 120 X 214 cm, qui ajoute au tournis.
À cette dimension picturale, s’ajoute l’engagement, ici, l’esthétique ne chasse pas le politique.
Notamment par le sujet même de la photographie : une vue du plus grand cimetière juif de Roumanie, à
Iasi, ces cent cinquante mille tombes ne sont pas sans aux conflits ayant marqué ce territoire. Néanmoins,
ce lieu sans stèle s’érige telle une structure minimaliste assez déroutante de par son sens et son
apparence.
Ce caractère politique ne se restreint pas à cette photographie ni à ce médium, la capture-vidéo de
laquelle elle est extraite témoigne également de cette esthétique éminemment engagée. Lorsque l’on fait
un arrêt sur image, l’impression d’être face à un tableau est subjuguant. Ce qui est renforcé par la partie
gauche du diptyque, représentant une joueuse de didgeridoo. Cette bouche illustre l’impossibilité de dire,
l’impossibilité de faire. Elle est le symbole du monde que l’on construit, qui nous maintient dans une
perturbation constante.
La composition sonore : une chorégraphie
D’un point de vue technique, ces deux vidéos sont significatives quant à la place du son relativement
aux images. En tant que public, nous nous laissons imbiber par le ces mélodies ténébreuses, violentes et
entremêlées de cœurs. L’artiste explique que la composition sonore vient pendant le montage «
comme une sorte de chorégraphie ». Et à l’évidence, une réflexion sur les entrées et les sorties des
différents bruits et instruments est aussi méticuleusement construite que l’agencement des couleurs à
la manière d’un peintre de la Renaissance.
Pour exemple, le son de NEEIIN est composé, entre autre, d’une sorte de souffle crescendo tandis que le
son de BORN TO BE KILLED oscille entre sons étranges d’animaux et sons industriels. Cette vidéo,
comme l’ensemble de l’oeuvre de Tania Mouraud, tourne autour de la mort, la composition sonore se
présente comme un accélérateur de l’angoisse et ajoute à la sensation de n’avoir aucune échappatoire.
Face à des images en perpétuel glissement, le spectateur a tendance à vouloir se rattacher au sonore, la
réponse n’y est pas, aucune narration n’est amorcée, c’est le hasard qui règne. Libre au public d’accepter
ou non ce regard.
La texture des images : un négligé élaboré
L’intégralité des œuvres de l’artiste s’énonce comme des fragments de réflexion sur la condition humaine.
Pour traduire cela, Tania Mouraud agence ces images les unes aux autres d’une manière très particulière,
en arabesque ou en caméra sur épaule, elle saisit l’instant et le retranscrit en veillant à ne pas choisir
des images du type National Geographic afin d’accorder au spectateur une grande place. Elle travaille
soigneusement à ce que les clichés ne soient pas « trop beaux » pour établir une certaine proximité
avec les publics par le brouillage et la qualité réduite des images.
Alma SALADIN

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