Gestion des ressources et politiques foncières en Ouganda
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Gestion des ressources et politiques foncières en Ouganda
Gestion des ressources et politiques foncières en Ouganda Alain FRANÇOIS Maître de Conférences en géographie à l'IUFM de Poitiers Texte publié dans « L’Afrique. Vulnérabilité et défis », LESOURD M. (coord.) Collection Questions de géographie, Nantes (France), © Éditions du Temps, 2003, 447 p., pp. 315-332 La question foncière est placée aujourd’hui sur le continent africain au centre des problématiques du développement. Cet intérêt tardif pour les sciences juridiques traduit à l’évidence quelques difficultés, longtemps éprouvées, à concevoir le droit foncier comme une variable déterminante sur l’organisation des systèmes de productions agricoles. Tout au plus pensait-on qu’il s’agissait là d’une question subsidiaire ou secondaire, peutêtre mal formulée mais sans doute aussi quelque peu abstraite pour susciter l’intérêt des non-spécialistes en sciences juridiques. L’obstacle était d’autant plus difficile à franchir que la période 1960-1970 était, rappelons-le, celle de la révolution verte et du triomphe du pragmatisme scientifique et technologique. On pensait alors que les anciennes métropoles coloniales allaient pouvoir racheter leurs erreurs d’antan en faisant preuve d’une bonne conscience humanitaire pour sauver les jeunes Etats indépendants de tous leurs maux grâce aux miracles des sciences exactes. Les problèmes du Sud se résumaient alors à un problème alimentaire, et nul n’était besoin d’aller chercher la solution ailleurs que dans le génie agronomique. Il fallut attendre l’échec de bon nombre de ces approches au cours de ces trente dernières années pour réviser ces certitudes et prendre finalement conscience de l’ampleur et de la complexité plus structurelle que conjoncturelle des difficultés africaines. Progressivement, les sciences humaines devenaient dignes d’intérêt, et faute de présenter l’assurance des sciences exactes, elles passaient au rang supérieur de « sciences crédibles ». Nul doute également que l’intérêt et la portée nouvelle accordés à la question foncière dépendent désormais étroitement de l’importance et de l’urgence avec lesquelles les bailleurs de fonds internationaux doivent aujourd’hui proposer aux gouvernements africains de nouvelles stratégies 1 pour répondre aux problèmes posés par une forte croissance démographique. Car c’est en effet dans un contexte inédit marqué par la découverte de l’espace fini dans les campagnes et l’émergence d’un monde urbain que les sociétés africaines libérées des tutelles coloniales ont désormais à se repenser et à se reconstruire. Alors que les campagnes africaines ont vu depuis les indépendances leurs effectifs passer de 150 à 400 millions de ruraux, que les villes ont crû de 36 à 280 millions de citadins, la capacité des gouvernements à garantir et à organiser l’accès aux ressources devient cruciale. Les conflits territoriaux, la crise du pastoralisme, l’ouverture de nouveaux fronts pionniers et la progression urbaine ont avivé la compétition exercée sur les ressources et posent en des termes nouveaux les modalités de la mise en valeur du continent. Toutefois, si nombre des réformes foncières et institutionnelles en cours témoignent de la prise en compte des menaces majeures que fait peser la contrainte démographique sur le partage et le renouvellement des ressources, il serait naïf de ne pas voir également les fondements idéologiques qui les sous-tendent. L’enjeu des réformes en cours est devenu éminemment politique. L’éclatement du monde communiste en 1991 a mis fin aux modèles de développement dirigistes et centralisateurs, et consacre aujourd’hui l’ère de la mondialisation et du « libéralisme subventionné » en terre africaine. Enjeux fonciers en Ouganda Une attention particulière est portée aujourd’hui sur l’efficacité des systèmes d’encadrement, et en particulier sur la capacité des régimes fonciers africains à organiser de manière équitable et efficace la maîtrise et le partage des ressources. Les bailleurs de fonds internationaux ont émis depuis les années 1980 la volonté de substituer aux régimes fonciers dits « coutumiers », jugés obsolètes, un régime de propriété privée pour permettre l’ouverture d’un véritable marché foncier qui réponde aux simples lois de l’offre et de la demande. Cependant, l’efficacité d’une politique de privatisation des terres est encore vivement débattue compte tenu des problèmes qu’elle soulève et de l’importance des enjeux qui lui sont attachés. Etienne Le Roy rappelle en effet que le rapport foncier est un fait social total1 ; à un régime foncier répond toujours un projet de société global et modifier les droits que les peuples exercent sur la nature détermine toujours le projet de société que l’on entend promouvoir. A l’image du Togo, de la Côte d’Ivoire, du Nigeria et du Ghana, l'Ouganda compte depuis les années 1980 parmi les Etats d’Afrique noire à 1 Etienne Le Roy et al., L’appropriation de la terre en Afrique noire. Manuel d’analyse, de décision et de gestion foncière, Paris, Karthala, 1991, p. 11-12. 2 avoir fait le pari d’une politique de relance économique basée sur une transition au libéralisme. Celle-ci s’inscrit dans le cadre d'un plan d'ajustement structurel mené sous l'égide de la Banque mondiale et du FMI2. La transition de l’Ouganda à l’économie de marché intervenait alors dans un contexte économique profondément perturbé. Suite aux années de dictature et de guerre civile (1971-1986), le secteur des productions commerciales avait considérablement chuté. Seuls les planteurs de café avaient su maintenir le volume de leurs productions à un niveau convenable grâce au développement de la contrebande (magendo). D'importants efforts ont depuis été consentis par le gouvernement et les bailleurs de fonds pour relancer les secteurs agricoles les plus touchés. Ces efforts ont conduit, dès le début des années 1990, à la privatisation des filières de commercialisation des cultures d’exportation sur lesquelles l’Etat exerçait auparavant un monopole par le biais de centrales d’achat (les marketing boards). La Banque mondiale a investi plus de trente millions de 2 Un premier plan d’ajustement structurel avait été engagé au début des années 1980 sous la Présidence de M. Obote. Voir à ce sujet H.B. HANSEN & M. TWADDLE, From Chaos to Order, The Politics of Constitution-Making in Uganda, Fountain Publishers, Kampala, 1994, pp.1-18. 3 dollars en 1995 pour multiplier par dix la production de coton3. Près de quatre millions de nouveaux plants de type BPA et SATU ont été distribués dans les campagnes du Buganda, du West Nile, du Bunyoro, et en particulier dans le district de Masindi où un projet de relance du secteur cotonnier a été mis en place : The Small Holder Cotton Rehabilitation Programme. Par ailleurs, la privatisation de la filière tabac devait ouvrir de nouveaux débouchés commerciaux et engendrer un accroissement du nombre de producteurs. Cette perspective avait incité la British American Tobacco (BAT), devenue premier producteur privé de cigarettes ougandaises, à investir 16 millions de dollars en 1994 dans une nouvelle usine de séchage à Jinja4. Enfin, aux initiatives destinées à relancer les productions commerciales traditionnelles, s'ajoute la nécessité de promouvoir de nouvelles cultures à forte valeur ajoutée. La presse ougandaise se fait régulièrement l’écho depuis le début des années 1990 des campagnes officielles menées auprès des producteurs en faveur d’un développement de l'horticulture, de la riziculture, des oléagineux (tournesol et soja), des épices et des fruits (fruits de la passion, ananas, agrumes...). A terme, il s’agit de promouvoir un accroissement du volume des productions commerciales pour accroître les recettes de l’Etat à l’exportation et de préparer les planteurs ougandais aux nouvelles contraintes imposées par l’ouverture sur les marchés extérieurs et la mondialisation des échanges. En effet, la dégradation actuelle du parc caféier ougandais fait craindre une chute à court et moyen termes de la compétitivité des productions nationales face à la concurrence accrue exercée sur les marchés internationaux, notamment depuis l'arrivée du géant indonésien sur le marché du robusta au début des années 19905. Mais, il s'agit là d'investissements lourds engagés sur le long terme qui requièrent d’importantes garanties préalables pour accéder aux crédits bancaires et protéger dans le temps la rentabilité des investissements en travail et en capital. Ainsi, cette première vague de privatisations des secteurs clés de l’économie ne constituait que le début d’une politique de relance aux ambitions beaucoup plus larges. L’ouverture aux règles du libre échange prévoyait l’application de nombreuses réformes institutionnelles parmi lesquelles figure désormais une loi de privatisation foncière votée le 2 juillet 1998 par le parlement ougandais : The Land Act of 1998. Cette loi compte vraisemblablement parmi les plus importantes mesures entreprises depuis l’accession à la tête de l’Etat, en janvier 1986, de l’actuel Président Yoweri Museveni,. 3 The New Vision du 5/08/1995. 4 The New Vision du 21/03/1994 et du 2/07/1994. 5Les productions de café asiatiques ont pour la première fois devancé celles du continent africain en 1993-1994. Les parts de marché de ce dernier ne représentent en effet plus que 16,6% du marché mondial contre 17,5% aux producteurs asiatiques. Voir Libération du 21 nov. 1994. 4 Le Land Act de 1998 s’inscrit dans le prolongement des grandes orientations économiques prônées aujourd’hui sur le continent par les institutions de Bretton Woods qui font de la création d’un marché foncier et de la libéralisation des économies africaines en général, une des conditions suspensives au développement des pays du Sud et à la mise en oeuvre de leur concours financier. Ainsi, les prédicats du libéralisme l’emportant, il est dorénavant établi que le développement de l’Ouganda doit passer par le renforcement de la sécurité des droits des planteurs via la détention d’un titre de propriété reconnu et protégé par l’Etat. Ceci afin d’encourager l’initiative privée et de relancer l’investissement dans le secteur des cultures de rapport. Les planteurs doivent investir aujourd’hui dans l’achat de nouveaux clones de caféiers robusta réputés pour leurs résistances aux attaques phytosanitaires et leurs hauts rendements. Cependant, l’intensification et la diversification des productions nationales ne sont pas simplement commandées par la nécessité d’accroître la compétitivité des cultures d’exportation. L’enjeu de la politique de privatisation adoptée par Kampala est également de relever le défi d’une modernisation réelle et durable des systèmes de production face à l’augmentation rapide de la pression démographique. Parce qu’il ne peut y avoir relance des productions commerciales sans satisfaction préalable des besoins alimentaires, la privatisation foncière en cours doit porter sur la gestion et la répartition équitable des ressources autant que sur la relance des investissements. La contrainte démographique Les données fournies par les derniers recensements de population mettent en évidence le poids de la contrainte démographique sur le partage et la répartition des ressources en Ouganda. Ce pays fait partie des Etats de la région des Grands lacs qui connaissent de fortes densités de population. Avec 22,5 millions d'habitants recensés en 2002, l’Ouganda affiche une charge démographique moyenne de 114 habitants/km26. En outre, le pays enregistre une croissance démographique de 2,5% par an, soit un taux bien inférieur à celui des pays voisins (Kenya : 3,8%, Tanzanie : 3,7% en 1991), malgré un des plus forts taux de fécondité du continent, établi à 7,3 enfants par femme (un ougandais sur deux est aujourd'hui âgée de moins de 15 ans). Cette croissance relativement faible tient à une mortalité très élevée chez les plus jeunes, premières victimes du 6 Densité établie en rapport à la surface des terres émergées (196.663 km²). L’ouganda dispose en effet de plus de 66.000 km² de marais permanants et d’espaces lacustres, soit 16% de la superficie totale du pays. 5 paludisme et du sida, ainsi que chez les 30-60 ans durement touchés par les effets de la guerre civile qui fit près de 500.000 morts entre 1979 et 19867. Quant au bilan migratoire, aucune donnée précise ne permet aujourd’hui d'en évaluer l’ordre de grandeur. Il faudrait en effet pouvoir tenir compte de l'ampleur, de la nature et de l'orientation des principaux flux qui sont à l'œuvre dans le pays. Seule l’étude comparative des taux de croissance annuels nous autorise ici à émettre quelques hypothèses sur les migrations interrégionales et risquer, avec la prudence qui s’impose, quelques commentaires. Les forts taux enregistrés dans le sud semblent accréditer la thèse d’un exode rural vers Kampala et Jinja, les deux plus grandes agglomérations du pays, et l'ouverture de nouveaux fronts pionniers sur d'anciens no man's land (districts de Iganga, Mubende et de Kalangala) ; sortes de dernières zones de retranchement pour des populations acculées aujourd’hui à coloniser des espaces jusqu'alors délaissés pour des raisons probablement d'isolement et/ou d'insalubrité (marécages, fonds de vallées saisonnièrement inondés et rives du lac Victoria). Ainsi, la population des îles Sese (district de Kalangala) a plus que doublé en vingt ans, passant de 8.600 en 1980 à 18.900 hab. en 2000, soit une croissance annuelle record de 5,9%, suivie de près par celle de la capitale (4,8%) au cours de la même période. En revanche, on sait bien peu de choses sur les migrations internationales si ce n’est que les troubles des années Idi Amin ont contraint au déplacement de populations en direction du sud-Soudan8. Toutefois, depuis la fin des années 1980, l’Ouganda offre de nouveau l’image d’un pays attractif et serait aujourd’hui une terre d’accueil pour de nombreux réfugiés soudanais, rwandais, ex-zaïrois et somalis tandis que des populations nordistes fuient toujours le pays. Il est donc bien difficile en l’état actuel des choses de savoir dans quelle mesure ces mouvements migratoires se compensent9. Quoi qu’il en soit, les bouleversements politiques des années 19711986 semblent avoir marqué la société ougandaise au point d'en avoir modifié sensiblement la structure démographique. Ces changements apparaissent au travers d'une évolution notable du profil de la pyramide des âges qui traduit un rajeunissement sensible de la population : les personnes âgées de 0 à 30 ans représentent 75% de la population totale en 1991, contre 71,5% en 1969. Cette rupture d'équilibre révèle un renouvellement plus rapide de la population, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'évolution à venir du marché foncier. La répartition des densités montre que le sudougandais connaît les plus fortes contraintes démographiques avec des 7Voir B. Calas, « Esquisse géographique de l’Ouganda actuel », in L’Ouganda contemporain, (sous la direction de) G. Prunier et B. Calas , Karthala-IFRA, 1994, pp. 159192. 8Sur la question des réfugiés voir L. Pirouet, « Refugees in and from Uganda in the postcolonial périod », in Uganda Now, James Currey, London, 1991, pp. 239-253. 9B.Calas, 1994. 6 charges bien supérieures à la moyenne nationale. La carte des densités fait clairement ressortir un axe nord-est/sud-ouest de fortes concentrations humaines prenant en écharpe toute la rive nord du lac Victoria, des flancs du Mont Elgon à l'est à la frontière ougando-rwandaise à l'ouest. Il s'agit là d'une constante dans la géographie du peuplement ougandais depuis le début du XXe siècle. Les régions densément peuplées du Buganda et du Busoga couvrent 19% seulement de la surface du pays mais totalisent à elles seules 31% du parc foncier, avec plus de 660.000 exploitations. Quant au district de Mbale, où sont relevées localement les plus fortes charges démographiques avec plus de 1.000 habitants au km², on dénombre un peu plus de 100.000 exploitations, soit près de 5% du parc foncier sur 1,2% seulement du territoire national. La réduction des disponibilités en terre par habitant dans le sud semble déjà se traduire par une précarisation sans précédent des systèmes de production, perceptible notamment par la disparition des espaces pâturés, l'abandon du salariat agricole, l'appauvrissement des sols et la simplification des systèmes de production. Ainsi, les régions du Buganda et du Busoga, auparavant réputées pour leurs productions de bananes plantains, ne sont plus aujourd'hui autosuffisantes. Quant aux cultures commerciales, le constat semble tout aussi préoccupant. Le coton a quasiment disparu des systèmes de production depuis les années 1980 dans le Busoga, région pourtant de forte tradition cotonnière depuis les années 1920. Toutefois, l’évolution à venir du marché foncier ougandais (reprises et créations potentielles d’exploitations) sera fonction du nombre d’exploitations déjà existantes et non, stricto sensu, des densités de populations actuelles (la différence tenant au nombre de personnes par exploitation). Cette observation tend à relativiser alors la validité d’une analyse qui ne reposerait que sur des indicateurs démographiques. Enfin, bien qu’aucune relation évidente ne puisse être établie a priori entre la nature des systèmes de production et les comportements démographiques régionaux, force est de constater que ce sont les campagnes productrices de café, sur lesquelles repose l’essentiel de la richesse nationale, qui connaissent aujourd’hui les plus fortes contraintes démographique et foncière. L'engorgement des terroirs caféiers devient localement très préoccupant et les campagnes du sud-ougandais sont bien entendu placées aujourd'hui au centre du projet de privatisation engagé par Kampala. La loi de privatisation foncière du 2 juillet 1998 L’acte fondateur de la nouvelle politique foncière ougandaise remonte à 1995, date à laquelle fut votée la nouvelle constitution ougandaise et l’abolition du Land Reform Decree institué en 1975 par le 7 régime militaire d’Idi Amin Dada, présenté comme l’une des principales entraves à la sécurisation des droits des planteurs, nécessaire au développement du secteur des cultures d’exportation et à l’investissement agricole. Le Land Reform Decree avait aboli l’ensemble des régimes de droits fonciers en vigueur dans le pays. Les droits coutumiers qui régissaient alors le statut des planteurs sur près de 90% du territoire national n’étaient plus reconnus mais simplement tolérés, et la propriété privée, appliquée sur 2,2 millions d’hectares dans la région centrale du Buganda, avait été purement et simplement abolie et convertie en baux locatifs de 49 à 99 ans au profit d’un Etat nouvellement autoproclamé propriétaire éminent du sol. Ainsi, l’Ouganda des années 1975-1995 présentait, ni plus ni moins, l’image déplorable d’un Etat dont l’essentiel de la richesse à l’exportation (le café) était produit de manière quasi illégale par des planteurs qui ne bénéficiaient officiellement d’aucun statut juridique. Depuis 1995, les quatre principaux régimes de tenure sont de nouveau reconnus : la tenure « coutumière » (customary tenure), la propriété privée (freehold tenure), la tenure mailo (mailo tenure) et la tenure à bail (leasehold tenure). Mais le Land Act de 1998 propose désormais la généralisation de la propriété privée et devient un prétexte à la résurgence de différents courants de pensées qui s’affrontent sur fond de querelles idéologiques, religieuses et politiques nourries depuis l’indépendance et dont il a largement été fait écho dans la presse locale. Ainsi, les dispositions du Land Act annoncées quelques mois avant leur ratification par le parlement ougandais ont fait immédiatement scandale à Kampala, générant une vague de protestations en tout genre, plus ou moins bien fondées, de la part de différents groupes ethniques ougandais parfois mal informés. Le Sunday Monitor du 14 mai 1998 annonçait que les Basoga ne voulaient pas que cette loi franchisse le Nil et porte atteinte à ce qu’ils ont de plus cher : leurs terres et leurs femmes. Les Acholi menaçaient quiconque oserait « toucher » à leur sol. Les Iteso ainsi que les Bagisu posaient leurs conditions en réclamant au préalable la rétrocession par Kampala des domaines accordés indûment par les Britanniques aux chefs coloniaux au siècle dernier. En revanche, les Baruli voulaient profiter de cette réforme pour récupérer leurs territoires ancestraux dans le nord du district de Luwero et expulser enfin « l’envahisseur baganda ». Le Buganda était également en effervescence car les monarchistes, favorables au début des années 1990 à la privatisation, s’opposaient finalement aux dispositions qui l’accompagnaient. En signe de protestation, le roi du Buganda annonça même son intention de ne pas fêter le quatrième anniversaire de sa réintronisation. Enfin, des parlementaires annonçaient déjà, ici et là, des actes de résistance passive et mettaient en garde le gouvernement contre le risque d’une guerre civile dans différents districts ougandais. Mais le 8 président Yoweri Museveni affirmait dans le Monitor du 19 mai sa détermination à maintenir la loi de privatisation et ce, quel qu’en soit le prix. Pour dépasser la dimension purement médiatique et la violence de ces réactions prises à chaud en juin 1998 à Kampala, rappelons que la réforme foncière ougandaise relève avant tout d’un choix à la fois politique et économique défendu depuis la fin des années 1980 par de nombreux intellectuels et responsables politiques. Ces derniers s’appuient sur les conclusions des missions d'experts de la Banque Mondiale ainsi que sur un rapport (rendu public en 1989) d'une équipe de chercheurs du Land Tenure Center de l'Université du Wisconsin (Madison, Etats-Unis)10 favorables à l’introduction et à la généralisation d’un régime de propriété privée pour encourager la liberté d’entreprise en valorisant l’initiative privée. L’acquisition d’un droit de propriété individuel dégagé des charges et obligations traditionnelles encore bien souvent en vigueur dans les campagnes était présentée comme un frein à la responsabilisation individuelle des planteurs. Certains prétendent en effet que l’acquisition d’un droit de propriété irrévocable et exclusif protégé par la détention d’un titre foncier délivré par l'Etat garantirait aux producteurs l’accès aux ressources en les mettant à l’abri des risques de spoliation et d'expulsion. Ce droit confèrerait ainsi aux producteurs un sentiment de sécurité, ou l’assurance d’une protection dans le temps et l’espace. Les producteurs pourraient ainsi hypothéquer leurs exploitations pour accéder aux crédits bancaires et accroître alors de façon substantielle leurs capacités d’investissement. Facilités auxquelles ne donnent pas droit les systèmes fonciers dits « coutumiers » qui ne considèrent pas la terre comme un bien doté d'une réelle valeur marchande mais comme un patrimoine collectif inaliénable. Enfin, on déplore une certaine confusion engendrée par des systèmes de droit coutumiers, ou un flou juridique responsable du maldéveloppement actuel du pays comme de celui de l’ensemble des Etats d’Afrique noire. Situation particulièrement complexe qui résulterait d’un curieux métissage de pratiques juridiques où se mêleraient des responsabilités à géométrie variable débouchant parfois sur une marchandisation imparfaite du sol assortie de droits mal définis, donc mal protégés. Il s’agirait là d’une complexité nouvelle, parfois source de conflits. Ainsi, tournant résolument le dos aux systèmes de droit fonciers « coutumiers », W. Kisamba-Mugerwa faisait l’apologie en 1991 de la première forme de propriété (ou propriété mailo) introduite en Ouganda par les Britanniques en 1900, en écrivant que la privatisation foncière et la 10Makerere Institute of Social Research & Land Tenure Centre of University of Wisconsin, Land Tenure and Agricultural Development in Uganda, Makerere University and University of Wisconsin (Madison, U.S.A.), janvier 1989, 255 p. 9 création d’un marché foncier sur le modèle occidental auraient facilité l’investissement et le développement de la province du Buganda11 (cette dernière assure aujourd’hui plus de 70% des productions nationales de robusta). Pour sa part, Khiddu Makubuya écrivait dans un article intitulé "Land Law and Rural Development in Uganda", qu'il est maintenant reconnu de manière pratiquement unanime que la tenure coutumière a été l'une des entraves majeures au développement économique de l'Ouganda. Ce dernier souhaitait que les efforts entrepris depuis 1975 par le régime Idi Amin pour l'abolition des systèmes fonciers coutumiers soient poursuivis et complétés12. Il apparaîtrait également, d’après le quotidien ougandais The New Vision, daté du 5 janvier 1993, que les systèmes fonciers coutumiers favoriseraient le pastoralisme et l'agriculture itinérante avec, pour conséquences, la dégradation de l'environnement et un faible niveau d'éducation et de santé : « [le tenancier coutumier] sait que la terre ne lui appartient pas, il lui est donc normal de vouloir y prélever rapidement le maximum en y investissant le moins possible pour migrer ensuite sur une autre terre. Cette absence d'un sens de la propriété conduisit à l'emploi de méthodes d'exploitation rudimentaires et à de sérieuses dégradations de l'environnement ». Cette analyse rejoint par ailleurs celle de M. Falque pour qui « partout où une ressource limitée est traitée comme un bien collectif, c'està-dire où l'absence de droit de propriété entraîne une dissociation entre autorité et responsabilité, entre droit et devoir, on retrouvera la tragédie des biens communaux puisque chacun a intérêt à épuiser la ressource immédiatement avant qu'un autre ne le fasse à sa place13". Enfin, le Professeur A. Nsibambi élargissait les avantages de la privatisation à des considérations politiques en présentant la création d’un marché foncier comme un outil d'intégration et d'unification nationale14 : « Des groupes ethniques ougandais prétendent que la terre ne doit pas être vendue à d'autres ethnies. Certains chefs traditionnels, garants de l'intégrité de leur territoire coutumier, invitent les membres de leurs tribus à ne pas vendre la terre aux "étrangers". Les étrangers sont dans ce cas précis des ougandais qui ne sont pas issus des territoires de ces mêmes chefs traditionnels ! 11 W. Kisamba-Mugerwa, « Problems of Landholding, Institutional dimensions of land tenure reform », in Changing Uganda, East African Studies, 1991, pp. 311- 321. 12Khiddu Makubuya, "Land Law and Rural Development in Uganda", in Rural Rehabilitation and Development, Proceedings of the Conferance on Rural Rehabilitation and Development, (A. Nsibambi and J. Katorobo eds.), 1981, p. 323. 13Citation extraite de E. Le Roy, A. Karsenty, A. Bertrand, La sécurisation foncière en Afrique. Pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris, Karthala, 1995, p. 40. 14A. Nsibambi, « The restoration of traditional rulers », in From Chaos to Order. The Politics of Constitution-Making in Uganda, James Currey, London, 1994, p.56. 1 Il y a deux problèmes à cette approche sectaire. Premièrement, elle ne permet pas l'organisation d'une société basée sur la libre circulation des biens et des services. Elle retarde également la réalisation d'une intégration nationale durable. Deuxièmement, cette politique sectaire est difficile à appliquer parce que si un individu vend un bien sur le marché, il le fait au plus haut prix sans tenir compte des origines ethniques ou religieuses. De ce point de vue, les lois économiques de l'offre et de la demande sont si fortes qu'elles ignorent les considérations ethniques. Il est préférable que les chefs traditionnels encouragent la libre circulation des biens et des services entre les différentes ethnies ougandaises. Cela développerait à la fois l'intégration locale et nationale ». D’autres, en revanche, mettent l’accent sur les dangers d'une généralisation de la propriété privée, considérant qu'il s'agit là d'une réponse abstraite et parfois inappropriée. Ils dénoncent l’application d’une véritable « thérapie de choc » là où des solutions négociées et adaptées aux contraintes locales rencontrées par les différents partenaires (Etat, banques, producteurs) auraient plus de chance de succès. Certains attirent également l’attention sur les conséquences socio-économiques pour le moins hasardeuses que peut engendrer l’introduction et l’application d’un droit de propriété encore étranger, à bien des égards, aux réalités de la tenure foncière en vigueur dans les campagnes. Ainsi, Justus Mugaju remettait en question l'efficacité de la propriété foncière appliquée au Buganda au cours du XXe siècle sur le développement économique, en déclarant : "Les [anciennes terres privatisées mailo] qui étaient destinées à montrer le chemin d'une agriculture capitaliste produisirent une classe de propriétaires réactionnaires et improductifs au lieu d'en faire les agents de la modernisation et du développement [sur le modèle] capitaliste... Les nouveaux propriétaires fonciers n'étaient pas une classe de capitalistes révolutionnaires. Ils étaient simplement préoccupés à conserver et à consolider leurs privilèges traditionnels... L'appropriation des terres […] ne s'est pas accompagnée d'un processus de consolidation des droits fonciers similaire à celui des enclosures au XVIIIe siècle en Angleterre. Les propriétaires n'ont pas évincé les paysans de leurs terres. Ils n'ont pas non plus cherché à les convertir en une masse d'ouvriers agricoles... Les propriétaires se sont enrichis sur les prélèvements d'impôts, et leurs revenus ont davantage servi à consommer qu'à investir15". 15The New Vision du 16 septembre 1995. 1 Lors d'une interview accordée au Sunday Vision du 30 juillet 1995, le Professeur Guran Hyden n'avait pas manqué également de mettre en garde les autorités ougandaises en déclarant que la privatisation seule ne pouvait apporter de réponse aux problèmes de l'Ouganda ni d'aucun autre pays16. D'autres vont plus loin, comme Asfaw Kumssa, chargé de projet au CNUDR (Centre des Nations Unies pour le Développement Régional), en affirmant que « Cela reste une énigme de savoir pourquoi des institutions financières internationales et certains hommes politiques font un tel fétichisme de la privatisation, alors qu'il est abondamment prouvé que la libéralisation et la privatisation ne créeront pas de développement durable en Afrique subsaharienne. Même la Banque Mondiale a admis dans un rapport récent (1994) que sur vingt-neuf pays d'Afrique subsaharienne ayant adopté le programme d'ajustement structurel (avec l'accent mis sur la privatisation), onze d'entre eux avaient vu leurs conditions économiques se détériorer, tandis que neuf autres ne faisaient preuve que d'une légère amélioration17 ». Ces controverses présentent cependant l’inconvénient de fonctionner sur un dualisme trompeur opposant droit coutumier et droit moderne. En effet, plutôt que d’alimenter les discours alarmistes des nostalgiques d’une tradition africaine en perdition, ou de défendre les tenants du tout libéral qui préconisent l’introduction et la généralisation de privatisation des terres, on en vient aujourd’hui à vouloir dépasser cette représentation maladroite et fort éloignée de la réalité dans laquelle on a trop longtemps voulu enfermer le débat. La monétarisation des échanges, l’explosion démographique, l’accès à de nouveaux modes de consommation et de communication ont réformé depuis déjà bien longtemps l’ensemble des repères employés dans les campagnes ougandaises à la gestion des ressources et à la sécurisation des rapports de l’homme à la terre. Ainsi, ce n’est pas en termes d’oppositions ou d’affrontements, mais bien de combinaisons et de syncrétismes singuliers et innovants que doit désormais être appréhendée et restituée la problématique du sujet. L’invention d’une propriété foncière « à l’africaine » L’histoire du XXe siècle montre qu’il n’y a pas eu rejet des principes libre-échangistes, ni même simple et passive soumission des campagnes ougandaises aux règles de marché, mais participation active selon d’autres modalités, d’autres schémas. 16Le Professeur Guran Hyden est Directeur des Etudes Africaines à l'Université de Floride, Président de l'Association des Etudes Africaines d'Amérique et fut représentant de la Fondation FORD à Nairobi de 1980 à 1985. Il est connu notamment pour ses travaux sur la politique de l'Ujaama du Président Nyerere en Tanzanie. 17Asfaw Kumssa, "L'économie politique de la privatisation en Afrique subsaharienne", in Problèmes économiques, n° 2.480, 24 juillet 1996, pp. 9-15. 1 Ainsi, et à y regarder de plus près, la privatisation des terres mailo en 1900 n’a pas institué le diktat de la raison moderne ou celui de la théorie libérale fondée sur cette fameuse illusion d’une loi universelle de l’offre et de la demande. Le concept de propriété a muté pour réintégrer le cours « normal » des choses. La création dès 1900 de grands domaines privés au Buganda n’a pas donné lieu à l’émergence d’un capitalisme agraire classique. Certes, les uns et les autres ont vu leurs rapports évoluer, mais tous sont restés dans le cadre d’une relation complexe qui n’a pas débouché sur une idéologie conflictuelle entre les détenteurs de titres de propriété et ceux qui en étaient dépourvus. La conversion en propriété privée des terres du Buganda n’a pas mené à l’expulsion des dizaines de milliers de tenanciers coutumiers qui y résidaient. Ainsi est né un curieux enchevêtrement d’acteurs et de pratiques résultant de la surimposition d’un droit de propriété à des droits « coutumiers » devenus illégaux, mais néanmoins conservés dans la pratique par une armée de petits planteurs qui ont continué à prendre en charge l’essentiel des investissements productifs sur des terres sur lesquelles ils revendiquent encore des droits ancestraux. De nouveaux rapports socio-économiques sont nés entre propriétaires et tenanciers, desquels ont émergé une propriété foncière « à l’africaine » et un nouveau système de tenure, la « mailo kibanja tenure », échappant partiellement aux cadres juridiques établis. Voilà la complexité d’une situation sur laquelle repose aujourd’hui toute l’ambiguïté du bilan de l’introduction d’un régime de propriété sur l’évolution des campagnes. La « fusion » des concepts de droit moderne et autochtone explique également la curiosité des logiques qui commandent depuis le Land Act de 1998 les règles du marché foncier institué par Kampala. Ainsi, certains planteurs ont entamé les procédures d’enregistrement au cadastre sans pouvoir les mener à terme. Des demandes d’enregistrement sont en effet restées lettre morte dans les tiroirs d’une administration absentéiste et mal payée alors que les terres avaient déjà été achetées par les planteurs pour un montant bien souvent équivalent à quelques millions de shillings ougandais. D’autres chefs d’exploitation n’ont en revanche pas pu finaliser la procédure d’enregistrement et obtenir leur titre de propriété faute de liquidités ou suite à des dépenses imprévues (décès, hospitalisation ...). Ainsi, certains planteurs ont commencé par payer les frais du géomètre et le dépôt des bornes en ciment, et attendent d’économiser l’argent nécessaire pour entamer l’étape suivante, c’est-à-dire le paiement d’un numéro de parcelle. Le Land Act de 1998 prévoit pour ces derniers la création d’un fonds d’aide à la propriété (The Land Fund), mais pourront-ils rembourser leurs emprunts dans les délais qui leur seront imposés 18 ?. Ainsi, et sans trop 18Ces délais ne sont pas spécifiés dans le Land Act du 2 juillet 1998. 1 schématiser, on pourrait dire qu’on achète ici la terre un peu comme on construit sa maison, c’est-à-dire sur plusieurs années (voire sur deux générations) et au fur et à mesure de ses liquidités. Mais ces entorses faites aux logiques de privatisation ne résultent pas simplement des déficiences de l’administration ou de difficultés financières passagères. Ce serait là une interprétation trop rapide et superficielle. Ainsi, certains acquéreurs ont interrompu volontairement la procédure d’enregistrement au relevé du géomètre et au dépôt des bornes. Si celles-ci ne figurent pas au cadastre, elles prouvent néanmoins, et à moindre frais, qu’une procédure d’enregistrement a bien été entamée. C’est davantage ici l’effet dissuasif de ce nouveau marquage au sol contre toute convoitise dans le village qui semble être recherché et non la finalisation de la procédure par l’obtention d’un titre. Des planteurs ont également acheté leur exploitation sans chercher à légaliser leur acquisition auprès des services du cadastre car ils redoutent que l’obtention d’un titre de propriété n’attire la convoitise des investisseurs étrangers et des citadins qui disposent d’une puissance financière suffisante pour contourner les lois et corrompre ceux qui sont chargés de les protéger. Ainsi, une terre bornée et privatisée est perçue comme une menace permanente d’expulsion. En d’autres termes, on refuse de remettre son destin entre les mains des « gens de la ville » et de s’exposer aux conséquences de la corruption et des passe-droits qui ont lieu dans les couloirs de l’administration ougandaise. Car rester dans l’illégalité c’est se prémunir du risque d’hypothèque. Une terre non inscrite au cadastre ne peut en effet être mise en gage et aboutir à une procédure d’expulsion. En effet, sans droits légaux il n’y a pas d’expulsion légale qui tienne. D’ailleurs, à quoi bon finaliser une procédure d’enregistrement si c’est pour accéder à des crédits bancaires qui ne pourront être remboursés à temps et aux taux exorbitants actuellement pratiqués par les institutions bancaires (18 à 30% d’intérêt) ? Enfin, certains propriétaires affirment que l’objectif premier recherché par la détention d’un titre foncier n’est pas l’accès aux crédits par l’hypothèque, mais une forme nouvelle de prestige social et la constitution de nouveaux domaines familiaux (Bataka). Il ne s’agit plus cependant de ces vastes constructions territoriales érigées naguère en véritables fiefs de clans et conservés sur les lointaines terres originelles, mais de nouveaux lieux de mémoire où l’on regroupe les sépultures des ancêtres. C’est le groupe de parenté qui est concerné et qui, bien souvent, se cotise pour financer l’achat du terrain et l’enregistrement au cadastre. Compte tenu de l’inflation des prix sur le marché foncier il devient rare en effet qu’un planteur puisse assumer seul les frais de procédure. Une terre peut se négocier aujourd’hui près de Kamplala autour d’1 million de shillings ougandais l’acre (0,4 ha)19. On ne se situe plus dès lors dans une 19A titre de comparaison, cette somme équivaut au revenu annuel que peut escompter un petit planteur de sa production de café. 1 logique d’individualisation foncière mais dans une « recommunalisation » de la tenure qui interdit de nouveau l’hypothèque et l’accès aux crédits. CONCLUSION L’important est donc de constater qu’il n’y a pas dans les campagnes rejet des apports extérieurs, mais emprunt partiel pour reconstruire et élaborer de nouveaux modes de gestion et de répartition des ressources. Le premier enseignement porte en effet sur l’ampleur des mutations foncières réalisées, qu’il s’agisse de l’introduction des titres de propriété et de l’ouverture d’un marché foncier, de la descente des prérogatives foncières des unités de parentés élargies à celles, restreintes, des groupes familiaux et du recours aux testaments pour régler les questions d’héritages. Ou bien, de la création d’un marché des droits de cultures entre tenanciers, de la cohabitation pacifique sur une même terre de deux types de droits acquis à perpétuité et enfin du réemploi de la borne déposée par le géomètre pour dissuader les convoitises d’autrui dans le village, tout témoigne de campagnes résolument innovantes et dynamiques en quête perpétuelle de nouvelles formes de sécurisation pour garantir l’accès aux ressources et protéger la rentabilité des investissements réalisés en travail et en capital. Le second enseignement porte sur l’originalité de ces mutations qui, à y regarder de plus près et contrairement parfois aux apparences, ne tendraient pas à reproduire simplement une pâle copie des systèmes de droits modernes. En effet, de l’avis même des planteurs, les transactions foncières devront cesser par endroit au cours des prochaines décennies pour laisser la terre et les hommes réintégrer les logiques plus sécurisantes des domaines familiaux (Bataka). Mais ces logiques de sécurisation seront-elles alors identiques à ce qu’elles étaient ? Ainsi, pour certains chefs d’exploitation, l’insécurité provient de la détention d’un titre de propriété alors que pour d’autres, c’est l’usage du titre de propriété qui permet un retour à des bataka nouvelle formule. On ne se situerait plus alors dans un mouvement que l’on croyait linéaire et à sens unique, du foncier coutumier au foncier moderne, du collectif au particulier, du droit commun au droit privé, mais dans un faisceau de rapports agencés et combinés les uns avec les autres selon un ordre nouveau et intelligible qui n’est plus coutumier, qui n’est pas moderne et qui n’est pas non plus entre les deux. Curieuse et passionnante expérience que celle qui ressort alors ici de la rencontre de deux projets de sociétés, de deux mondes d’idées contraints d’inventer des formes de coopérations nouvelles et tout à fait inattendues. Mais si on a rompu depuis déjà bien longtemps avec les images d’une 1 Afrique immobile, empêtrée à jamais dans ses traditions, encore faut-il en prendre la mesure et tenter d’en comprendre le sens général. Voilà vraisemblablement une réalité nouvelle à laquelle il faut désormais se familiariser en dépit d’une terminologie juridique qui tend toujours maladroitement à en uniformiser et à en figer les diverses manifestations sous un seul et même vocable « coutumier ». La sécurisation foncière, préalable à l’investissement agricole, relève avant tout d’une dynamique de droit, ou d’un « mouvement juridique » sans cesse renégocié pour « coller » à l’évolution des sociétés et des économies locales parvenues à un certain degré d’ouverture sur le monde et les marchés extérieurs. Il s’agit désormais de proposer un changement de perspective pour l’étude d’une Afrique en mouvement : celle qui, à l’image des campagnes du sud ougandais, fit preuve d’une remarquable faculté d’adaptation aux contraintes successives imposées de l’extérieur. Ainsi, l’observation des faits en Ouganda nous incite à relativiser dès à présent l’impact et la portée d’un régime de propriété sur l’évolution des économies africaines. L’introduction du concept de propriété ne produira pas vraisemblablement la dislocation des spécificités et des particularismes locaux aujourd’hui dénoncés avec véhémence par les gardiens d’une Afrique dite « traditionnelle », quelque peu utopiste et illusoire. Elle ne mènera pas non plus à une révolution libérale, ou au passage du continent à cette modernité typiquement occidentale. Ainsi, et à l’image des expériences similaires entreprises récemment au Ghana et au Cameroun20, il semble que le Land Act voté le 2 juillet 1998 à Kampala n’instituera pas cette marche forcée, ou cette fuite en avant vers un idéal de modernisation dont la privatisation serait le passage obligé. Ce serait oublier la contribution singulière et plurielle que peut apporter le monde rural ougandais pour la construction de son propre projet de société à l’aube du XXIe siècle. Bibliographie Darbon D. et Du Bois du Gaudusson J., La création du droit en Afrique, Karthala, Paris, 1997. François A., "La place et le rôle du café dans les politiques agricoles en Ouganda", in Caféicultures d’Afrique orientale. Territoires, enjeux et politiques, pp. 143-163, Kathala-IFRA, Paris-Nairobi, 1998. 20 D. Darbon et J. du Bois de Gaudusson, La création du droit en Afrique, (sous la direction), Karthala, Paris, 1997, 496 p. 1 François A., "Mythes et réalités des effets de la propriété privée sur le développement économique en Ouganda", in Sociétés Africaines, L’Harmattan, Paris, n° 6, Paris, 1997, pp. 45-66. Hansen H.B. & Twaddle M., From Chaos to Order, The Politics of Constitution-Making in Uganda, Fountain Publishers, Kampala, 1994. Karugire S.R., A Political History of Uganda, Heinemann Educational Books, Nairobi, 1980. Kisamba-Mugerwa W., "Problems of Landholding, Institutional dimensions of land tenure reform", in Changing Uganda, East African Studies, Kampala, 1991, pp. 311- 321. Kumssa A., "L'économie politique de la privatisation en Afrique subsaharienne", in Problèmes économiques, n° 2.480, Paris, 24 juillet 1996, pp. 9-15. Le Roy E. et al., L’appropriation de la terre en Afrique noire. Manuel d’analyse, de décision et de gestion foncière, Paris, Karthala, Paris, 1991. 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