Extrait : Le BA-BA du B-HL Enquête sur le plus grand

Transcription

Extrait : Le BA-BA du B-HL Enquête sur le plus grand
Introduction
L
e monde ne nous envie pas
Bernard-Henri Lévy. Lorsque
Perry Anderson, historien britannique et directeur de la New
Left Review, livre en septembre 2004 un état des lieux de la
vie intellectuelle française, c’est le « cas » Bernard-Henri Lévy
qui l’intrigue le plus : « Alors que des travaux individuels
d’une valeur remarquable continuent d’être produits, l’état
général de la vie intellectuelle française se mesure à l’étrange
prédominance de Bernard-Henri Lévy, de loin le plus célèbre
“penseur” de moins de soixante ans dans ce pays. Difficile
d’imaginer un renversement plus spectaculaire des critères
nationaux du goût et de l’intelligence que l’attention
accordée à ce grand nigaud [crass booby] dans l’espace public
français en dépit des innombrables manifestations de son
incapacité à comprendre quoi que ce soit à un fait ou à une
idée. Un phénomène aussi ridicule pourrait-il prospérer dans
toute autre grande nation occidentale aujourd’hui 1 a ? »
a Les notes de références figurent en fin d’ouvrage.
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Le B.A.-BA du BHL
Lorsque Gaby Wood, journaliste à The Observer, vient
rendre visite en 2003 à Bernard-Henri Lévy dans son grand
appartement parisien, il note au passage : « Peut-être n’est-il
pas nécessaire de le prendre au sérieux autant que lui-même
se prend au sérieux 2. » Et lorsqu’à New Delhi nous rencontrons début 2004 le journaliste écossais William Dalrymple,
grand connaisseur de la région et auteur pour la New York
Review of Books d’une critique très sévère de Qui a tué Daniel
Pearl ?, l’avant-dernier ouvrage de Bernard-Henri Lévy, c’est
lui qui nous pose la première question : « Mais qui est ce
type 3 ? »
Ce livre est né d’un étonnement : difficile d’expliquer à ce
grand reporter britannique pour quelles raisons, par quels
cheminements, un livre comme Qui a tué Daniel Pearl ?
avait pu connaître un tel succès. Comment une enquête
entachée de nombreuses erreurs, construite sur une argumentation abusive et menant à des conclusions invraisemblables, célébrant par ailleurs un pseudo-nouveau genre, le
« romanquête », qui nie la légitimité du devoir de rigueur
et d’objectivité du journalisme, avait-elle pu être (presque)
unanimement saluée par la critique et devenir un bestseller ? C’est ce fil qu’il fallait remonter, car ce qui nous est
apparu à l’issue de notre contre-enquête sur Qui a tué Daniel
Pearl ? nous a semblé plus grave que tout ce qui avait
précédé dans le parcours – tantôt courageux, tantôt ridicule – de Bernard-Henri Lévy. Son livre et sa réception sont
les produits d’une histoire et d’un système dont il nous a
semblé nécessaire aujourd’hui de rendre compte.
Ce livre n’est ni un pamphlet ni une biographie. Plutôt
une enquête dans l’œuvre d’un auteur. L’inverse d’un
« romanquête ». Une investigation sur la construction
– quasi romanesque – d’une œuvre à prétention philosophique, littéraire et politique. Si nous avons été amenés à
suivre un déroulement dans son ensemble chronologique
(du « nouveau philosophe » apparu au milieu des années
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Introduction
1970, à l’auteur de Qui a tué Daniel Pearl ?, paru en 2003),
c’est donc moins par souci de rendre compte d’une « vie »
– qui en elle-même nous intéresse assez peu – que pour
tenter de comprendre la conjonction des facteurs qui
rendent possibles l’émergence et la pérennité d’un tel
phénomène. Car il y a l’« objet » Bernard-Henri Lévy, et le
contexte qui permet son épanouissement. C’est à la jonction des deux que se situe ce livre. Les « réseaux BHL », son
argent, ses amis ? Nous ne nous y sommes intéressés que
dans l’exacte mesure où ils nous éclairaient sur les conditions de réception de sa production.
Enquête sur textes et déclarations donc. À partir des livres
de Bernard-Henri Lévy, de ses prises de position publiques,
de ses interventions dans les journaux, à la radio, à la télévision, de ce qu’il y dit et de ce qu’on y dit de lui. À partir,
aussi, d’entretiens que nous avons eus avec de nombreux
observateurs proches ou éloignés du phénomène. Nombre
des documents et des informations que nous avons utilisés
pour ce travail appartiennent au domaine publica, des pages
de Voici et Gala jusqu’au rapport que lui ont commandé en
2002 la présidence de la République et le chef du gouvernement sur la participation de la France à la reconstruction de
l’Afghanistanb.
Romancier récompensé, essayiste prolixe et intellectuel
de plus en plus médiatique dans les années 1980 et 1990,
Bernard-Henri Lévy est un personnage à part du paysage
éditorial français. Il vend beaucoup de livres. Parle souvent
dans les journaux, à la radio, à la télévision. Chroniqueur
a Un remerciement tout particulier à Lilianne Lazar, grande admiratrice de
Bernard-Henri Lévy et auteure d’un site Web précieux (<www.lilianelazar.com>), où l’on peut consulter un grand nombre d’articles de et sur
Bernard-Henri Lévy.
b Par souci de discrétion, compte tenu des déboires rencontrés, dans le passé,
par les rares auteurs d’enquêtes critiques à son égard, pour ne pas ajouter
d’autres obstacles à notre parcours, et parce qu’il a, par médias interposés, à
plusieurs reprises déclaré ne pas souhaiter recevoir les journalistes qu’il
savait au travail à son sujet, nous n’avons pas rencontré Bernard-Henri Lévy.
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Le B.A.-BA du BHL
pour Le Point, hebdomadaire le plus vendu en kiosque,
régulièrement reporter pour Le Monde, spécialiste autodéclaré du terrorisme international sur les plateaux de télévision, il donne aussi très souvent son avis sur les sujets les
plus divers : la politique intérieure française, la littérature,
les États-Unis, l’islam, l’amour, etc. Bernard-Henri Lévy est
écouté.
Personnage contradictoire, difficile à appréhender, qui
se dérobe à la critique, il est aussi recherché par les paparazzi pour sa chemise déboutonnée en toutes occasions,
ses amitiés célèbres et son épouse à l’image excentrique et
surannée. Trop mondain, trop léger, trop médiatisé pour
être lu, discuté, disputé par philosophes, universitaires,
directeurs de revue, chercheurs… Apprécié de la critique
pour ses livres faciles à lire, et de ses amis critiques pour
l’efficacité généreuse de son entregent, Bernard-Henri Lévy
bénéficie d’une exceptionnelle indulgence. Si, en privé, ces
mêmes critiques, mais aussi les universitaires et chercheurs,
émettent souvent des doutes sur la qualité de la production
estampillée « BHL », ils les gardent pour eux, et n’en font
que très rarement part à un public qui peut donc, sur la foi
de tout le bien qui en est dit dans la presse, continuer à
massivement acheter et lire ses livres.
Faudrait-il, sous prétexte qu’il ne gêne pas la production
d’un savoir véritable, laisser Bernard-Henri Lévy à ceux qui
n’ont ni le temps ni les moyens de s’intéresser à ce savoir ?
Faudrait-il laisser au « grand public » approximations,
contrevérités et pensée molle ? Nous ne le pensons pas. Et
c’est le propos même de ce livre, à travers le « cas » BernardHenri Lévy, de s’interroger sur le fonctionnement de
l’espace public et du débat démocratique en France.