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PLATON EU T H Y PH RON COLLECTION classiqua AVANT – PROP OS Cette édition de Eutyphron ou de la Sainteté reprend en grande partie, le travail de traduction accompli au XIXe siècle par M. Schwalbe. Techniquement, votre livre électronique a été enregistré au format PDF. Cette extension permet l’interactivité et préserve la mise en forme. Néanmoins, si de nombreux logiciels reconnaissent et lisent le format PDF, tous ne permettent pas d’exploiter l’interactivité développée. A titre informatif, ci-dessous la liste des principales fonctions disponibles sur Acrobat reader ou lecteur PDF équivalent. Interactivité • Navigation par signet • Navigation par table des matières • Hyperliens actifs Protection du texte • Possibilité d’imprimer le texte • Accès au texte pour les lecteurs d’écran destinés au mal voyants • Fonction copier coller non disponible • Fonction modification du texte non disponible Le téléchargement de cet ebook est destiné uniquement à un usage privé. Toute diffusion sans autorisation ou utilisation commerciale est strictement interdite. www.ebooks-and-pictures.fr Tous droits réservés © Table des matières Avant–propos Arguments de l’Euthyphron développés dans l’édition traduite par M. Schwalbé. EUTHYPHRON Arguments de l’Euthyphron développés dans l’édition traduite par M. Schwalbé. Le devin Euthyphron dit à Socrate qu’il veut accuser son père du crime de meurtre, parce qu’il a fait périr, en le mettant aux fers, un de ses fermiers, meurtrier d’un de ses esclaves ; et il est persuadé qu’il fait là une action sainte et qu’il imite Jupiter, qui avait enchaîné son propre père. Mais qu’est‑ce qu’une action sainte, ou plutôt qu’est-ce que le saint ? Le saint est ce qui plaît aux dieux, et l’impie, par conséquent, est ce qui leur déplaît. Mais les dieux ont souvent entre eux des inimitiés, des haines ; et s’ils sont en différend, il faut qu’ils le soient sur le juste et l’injuste, l’honnête et le déshonnête, le bien et le mal : choses qui divisent ordinairement les hommes. Et si une même chose est aimée et haïe des dieux, si elle leur est agréable et désagréable en même temps, il faut que le saint et l’impie soient la même chose, et c’en est fait alors de la sainteté. Le saint, reprend Euthyphron, est ce qui est agréable à tous les dieux, et l’impie est ce qui leur est désagréable à tous. Le saint, demande Socrate, est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ? Les dieux ne peuvent aimer le saint que parce qu’il est saint, et il n’est pas saint parce qu’il est aimé des dieux. Il suit alors qu’être saint et être aimable aux dieux sont choses fort différentes : car, si être saint et si être aimable aux dieux étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux est aimé par sa propre nature ; et comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé d’eux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Mais le saint, poursuit Euthyphron, est sans doute une partie du juste, et cette partie du juste qui concerne les soins que l’homme doit aux dieux, toutes les autres parties du juste regardant les soins que les hommes se doivent les uns aux autres : et ces soins-là embrassent la prière et le sacrifice, qui conservent les familles et les cités. D’après cela, la sainteté est l’art de demander et de donner aux dieux : or on ne peut demander que ce dont on a besoin, et l’on ne peut donner que ce que l’on a besoin de recevoir, et la sainteté devient une espèce de trafic ; et comme les dieux ne peuvent tirer aucune utilité de nos offrandes, il s’ensuit que le sacrifice devient inutile, et que la nature de la sainteté reste encore à expliquer, puisqu’elle n’est point ce qui est aimable ni ce qui est utile aux dieux. On voit l’importance de ce petit dialogue, qui ne tend à rien moins qu’à renverser la religion et le culte tels qu’ils étaient établis chez les païens, et c’est là une tentative que Socrate a payée de la vie. Les prêtres du paganisme étaient et ne pouvaient pas ne pas être embarrassés de définir la sainteté, car la sainteté ne pouvait être connue d’eux ; ils pensaient et agissaient dans cette sphère inférieure où l’homme ne prend pour guide dans ses actions que ses propres inspirations et sentiments, et alors comment connaître et pratiquer la sainteté ? Tant que la volonté d’un homme n’a point été identifiée avec la volonté divine, la sainteté sur la terre n’est pas possible ; l’homme pourra faire des actions justes, équitables, belles et grandes, mais il ne fera pas des actions saintes : il fera des actions justes parce qu’elles lui seront utiles à lui-même ou à sa patrie ; il les fera encore parce que le sentiment du devoir les lui commande ; mais il ne les fera pas parce que la volonté divine les lui inspire, les lui commande, et lui montre que tout dans ce monde doit tendre à l’accomplissement de cette volonté : il ne sera donc pas saint dans sa conduite privée ; et quanta ses rapports avec Dieu, il lui adressera des prières, des offrandes, mais il ne saura pas prier ni offrir le sacrifice parfait. Que peut-il, en effet, demander à Dieu ? Les biens terrestres et la justice terrestre, la seule qu’il connaisse. Que peut-il offrir à Dieu ? Les biens terrestres encore ; mais les victimes réelles ne sont qu’une ombre du sacrifice véritable qui n’a été établi que par le christianisme, où Dieu s’allie avec sa créature et lui donne en même temps le moyen d’offrir quelque chose de convenable à sa majesté. Ainsi il était facile à Socrate, avec sa droite et ferme raison, et à Platon, avec sa dialectique profonde, d’attaquer et d’ébranler le paganisme ; et ces deux hommes ont été en quelque sorte les préparateurs de la doctrine meilleure qui devait suivre celle qu’ils ont combattue. EUTHYPHRON OU DE LA SAINTETÉ. EU TH Y PHRON, SOCR AT E . Euthyphron. Quel changement dans tes habitudes, Socrate ! Quel motif t’a pu faire quitter le Lycée pour venir fréquenter le portique du roi ? Tu n’as pas cependant comme moi une action à exercer devant le roi. Socrate. Non, Euthyphron, ce n’est pas une action, mais une affaire d’État qui m’amène ici ; du moins les Athéniens l’appellent ainsi. Euthyphron. Que dis-tu! Quelqu’un apparemment a porté contre toi une accusation ; car je ne croirai jamais que tu accuses personne. Socrate. Non certes. Euthyphron. C’est donc un autre qui t’accuse ? Socrate. Précisément. Euthyphron. Quel est cet homme ? Socrate. Je ne le connais pas bien moi-même, Euthyphron, car il paraît être jeune et n’avoir pas encore de célébrité ; cependant, si je ne me trompe, on l’appelle Mélitus, et il est du bourg de Pithos. Peut-être te rappelles-tu quelqu’un de ce bourg qui se nomme Mélitus, avec des cheveux longs et plats, une barbe rare, et un nez légèrement aquilin. Euthyphron. Je ne reconnais personne à ce portrait, Socrate. Mais quelle est l’accusation qu’il a intentée contre toi ? Socrate. Quelle accusation ? Elle n’est pas commune, à ce qu’il me semble ; car il n’est pas ordinaire qu’un jeune homme connaisse de choses si importantes : il sait, à ce qu’il prétend, de quelle manière on corrompt les jeunes gens et quels sont ceux qui les corrompent. Apparemment c’est un sage. Aussi, s’apercevant de mon ignorance et du mal que je faisais aux jeunes gens, il est venu m’accuser devant la patrie comme devant une mère ; et de tous nos hommes d’État, c’est le seul qui me paraisse débuter convenablement : car il est d’une bonne politique de commencer par s’occuper des jeunes gens, afin de les rendre le plus vertueux possible ; comme un habile laboureur commence avec raison par prendre soin des jeunes plantes, et après cela de toutes les autres. C’est peut-être aussi dans cette intention que Mélitus commence par nous retrancher, nous qu’il accuse de corrompre les jeunes générations ; ensuite, il s’occupera certainement de ceux qui sont plus avancés en Age : et par cette conduite il procurera a sa patrie les avantages les plus nombreux et les plus considérables, comme un pareil début peut le faire conjecturer. Euthyphron. Je fais des vœux pour qu’il en soit ainsi, Socrate ; mais je crains qu’il n’arrive tout le contraire : car chercher à te faire du tort, c’est, selon moi, attaquer sa patrie en commençant par la famille. Mais apprends-moi ce qu’il dit que tu fais pour corrompre les jeunes gens. Socrate. A l’entendre du moins, merveilleux Euthyphron, je fais des choses absurdes, car il prétend que je fabrique des dieux, et qu’il m’accuse parce que j’introduis des dieux nouveaux et ne reconnais pas les anciens : ce sont là ses paroles. Euthyphron. J’entends, Socrate : c’est parce que tu te vantes d’avoir un démon qui te conseille en chaque circonstance ; et, à cause de cette prétendue innovation en matière de religion, il t’intente cette accusation, et vient porter sa calomnie devant les tribunaux, sachant bien que de pareilles imputations sont reçues facilement par la multitude. Que ne m’arrive-t-il pas à moi-même lorsque, dans ses assemblées, je lui parle des choses divines et lui prédis l’avenir! Elle se moque de moi comme d’un insensé. Ce n’est pas qu’aucune des choses que j’ai prédites ait manqué d’arriver ; mais c’est qu’elle nous porte envie, a nous tous qui sommes habiles dans ces matières. Que faire ? Ne pas s’en mettre en peine et aller toujours son chemin. Socrate. Mon cher Euthyphron, essuyer la moquerie ce n’est pas là une grande affaire : car les Athéniens, je crois, ne se mettent pas beaucoup en peine que l’on ait quelque supériorité, pourvu que l’on ne se mêle pas de communiquer son savoir ; mais, s’ils vous jugent capable d’enseigner ce que vous savez, ils se mettent en colère contre vous, soit par envie, comme tu dis, soit par tout autre motif. Euthyphron. Aussi, sur ce sujet, je ne désire nullement éprouver quels sont les sentiments qu’ils ont pour moi. Socrate. Voila pourquoi aussi tu es si fort réservé, et tu ne communiques pas volontiers ta sagesse. Pour moi, je crains de passer aux yeux des Athéniens pour un homme que son amour de l’humanité porte à prodiguer a chacun son savoir, non-seulement sans lui demander de récompense, mais en le prévenant même et en le pressant de m’écouter. S’ils se contentaient de se moquer de moi, comme tu dis qu’ils se moquent de toi, ce ne serait pas une chose désagréable de passer ici quelques heures à rire et à plaisanter ; mais, s’ils prennent la chose au sérieux, il n’y a que vous autres devins qui sachiez ce qui en arrivera. Euthyphron. Mais l’accusation, Socrate, n’aura peut-être pas de suites fâcheuses, et tu conduiras ton affaire à bonne fin comme j’espère y conduire la mienne. Socrate. As-tu ici quelque affaire, Euthyphron ; défends-tu ou poursuis-tu ? Euthyphron. Je poursuis. Socrate. Qui ? Euthyphron. Quand je te l’aurai dit, tu me croiras fou. Socrate. Eh quoi! Poursuis-tu quelqu’un qui vole ? Euthyphron. Tant s’en faut qu’il vole, qu’il peut à peine marcher de vieillesse. Socrate. Qui est-ce enfin ? Euthyphron. C’est mon père. Socrate. Ton père, excellent Euthyphron ! Euthyphron. Oui, lui-même. Socrate. Et de quoi l’accuses-tu ? Euthyphron. D’homicide. Socrate. Par Hercule, Euthyphron, voilà une accusation dont le peuple ne comprendra pas la justice ; car je ne crois pas qu’un homme ordinaire soit en état de la bien soutenir, et il faut pour cela un homme consommé en sagesse. Euthyphron. Oui, par Jupiter, il faut qu’il le soit. Socrate. Est-ce un de tes parents que ton père a tué ? Cela doit être ; car si c’était un étranger, tu ne citerais pas Ton père en justice. Euthyphron. Il est ridicule, Socrate, de penser qu’il y ait de la différence entre la mort d’un étranger et celle d’un parent. La seule question est de savoir si le meurtrier a tué justement ou injustement : si c’est justement, il faut le laisser en repos ; si c’est injustement, tu es obligé de le poursuivre, quand même il serait ton ami et ton hôte. C’est se rendre complice du crime que d’en connaître l’auteur, d’avoir commerce avec lui, et de n’en pas poursuivre la punition, qui puisse décharger la conscience de l’un et de l’autre. Mais, pour te mettre au fait, le mort était un de nos fermiers, qui tenait une de nos terres lorsque nous habitions Naxos. Un jour qu’il avait trop bu, il s’emporta si violemment contre un de nos esclaves qu’il le tua. Mon père le fit mettre dans une basse fosse pieds et poings liés, et sur-le-champ il envoya ici consulter l’exégète pour savoir ce qu’il devait faire. Pendant ce temps-là il ne s’occupa plus du prisonnier, et le négligea comme un assassin dont la vie n’était d’aucune conséquence: Aussi en mourut-il ; la faim, le froid et la pesanteur de ses chaînes le tuèrent avant que l’homme que mon père avait envoyé chez le magistrat fût de retour. Sur cela, toute la famille s’élève contre moi de ce que, pour un assassin, j’accuse mon père d’un homicide qu’ils prétendent qu’il n’a pas commis ; et, quand même il l’aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier, et que d’ailleurs c’est une action impie qu’un fils poursuive son père criminellement ; tant ils sont aveugles, Socrate, sur les choses divines, et savent peu discerner ce qui est saint et ce qui est impie ! Socrate. Mais, par Jupiter, toi-même, Euthyphron, penses tu avoir une connaissance si exacte des choses divines, de ce qui est saint et de ce qui est impie, que, le fait s’étant passé comme tu dis, tu ne craignes pas, en poursuivant ton père, de commettre une impiété ? Euthyphron. Il n’y aurait pas à faire grand cas de moi, et Euthyphron n’aurait guère d’avantage sur les autres hommes s’il ne savait tout cela parfaitement. Socrate. Merveilleux Euthyphron, il est du plus grand intérêt pour moi de devenir ton disciple, et, avant le jugement de mon procès, de faire signifier à Mélitus que j’ai toujours attaché beaucoup d’importance a la connaissance des choses divines, et qu’aujourd’hui, puisqu’il m’accuse d’être tombé dans l’erreur en agissant avec témérité et en introduisant des divinités nouvelles, je me suis mis à ton école. Ainsi, Mélitus, lui dirai-je, si tu conviens qu’Euthyphron est versé dans ces matières et a la-dessus des opinions justes, apprends que je suis dans les mêmes sentiments, et cesse de me poursuivre. Si tu crois le contraire, fais assigner le maître avant dé t’en prendre au disciple, puisqu’il perd des vieillards, son père et moi : moi, en m’enseignant une fausse doctrine ; et son père, en l’accusant et en le poursuivant en justice d’après cette doctrine. S’il n’écoute pas mes raisons et ne se relâche pas de sa poursuite, ou s’il l’abandonne pour s’en prendre à toi, tu ne manqueras pas de comparaître et de lui dire ce que je lui aurai fait signifier. Euthyphron. Oui, par Jupiter, Socrate, s’il ose m’attaquer, je crois que je trouverai bientôt son côté vulnérable, et qu’il aura plutôt à songera sa défense que moi à la mienne. Socrate. Je le sais, mon cher ami, et voilà pourquoi je désire si fort devenir ton disciple, bien convaincu que personne n’ose te regarder en face ; pas même Mélitus, qui n’a pas eu de peine à lire au fond de mon âme, et l’a observée avec tant de pénétration qu’il m’accuse d’impiété. Maintenant donc, par Jupiter, dis-moi ce que tu affirmais tantôt que tu savais d’une manière précise. Qu’est-ce que le saint et l’impie sur le meurtre et sur tout autre sujet ? La sainteté n’est-elle pas toujours semblable à elle-même dans toutes sortes d’actions ; et l’impiété, qui est son contraire, n’est-elle pas aussi toujours la même : de sorte que la même idée d’impiété se trouve dans tout ce qui est impie ? Euthyphron. Assurément, Socrate. Socrate. Dis moi donc ce que tu appelles le saint et l’impie. Euthyphron. J’appelle saint ce que je fais maintenant, de poursuivre en justice tout homme qui commet des meurtres,des sacrilèges et autres injustices de ce genre, que ce soit père, mère ou tout autre ;et j’appelle impie de ne pas le poursuivre. Suis-moi, Socrate, je vais te donner une preuve certaine qu’une telle action est conforme a la loi, et qu’il est juste, comme je l’ai dit a beaucoup de personnes, de n’avoir aucun ménagement pour l’impie, quel qu’il soit. En effet, les hommes ne croient-ils pas que Jupiter est le meilleur et le plus juste des dieux ? ne conviennent-ils pas aussi qu’il enchaîna son père parce qu’il dévorait ses enfants contre toute justice, et que Saturne avait mutilé son père pour quelque autre faute semblable ? Cependant on se soulève contre moi parce que je poursuis mon père pour une action injuste, et l’on se met en contradiction en jugeant si différemment de la conduite des dieux et de la mienne. Socrate. Est-ce là, Euthyphron, ce qui m’a fait appeler en justice, parce que, quand on me débite de ces contes sur les dieux, je ne les reçois qu’avec peine ? C’est la apparemment le crime que l’on va m’imputer. Or, si toi, qui es si habile en ces matières, tu adoptes ces fables, il faut aussi, à ce qu’il semble, que nous les croyions. Que dirons-nous en effet, nous qui confessons ingénument n’avoir aucune connaissance de ces choses! C’est pourquoi, au nom du dieu qui préside à l’amitié, ne me trompe pas, crois-tu que toutes ces choses soient réellement arrivées ? Euthyphron. Et de plus étonnantes encore, Socrate, que le peuple ne soupçonne pas. Socrate. Crois-tu qu’il y ait réellement entre les dieux des inimitiés, des haines, des combats, et toutes ces autres actions étranges que les poètes nous racontent, que les grands peintres nous représentent dans leurs tableaux étalés dans les temples, et dont on bigarre ce voile mystérieux qu’on porte en procession à l’Acropolis dans les grandes Panathénées ? Devons nous, Euthyphron, recevoir toutes ces choses comme des vérités ? Euthyphron. Non-seulement celles-là, Socrate, mais encore beaucoup d’autres, comme je te le disais tout à l’heure, que je t’expliquerai si tu veux, et qui, j’en suis sûr, te rempliront d’étonnement. Socrate. Je n’en serai point surpris ; mais tu mêles expliqueras une autre fois à loisir. Pour le moment, tâche de répondre avec précision à ce que je te demandais tout à l’heure : car tu n’as pas encore pleinement satisfait à ma question, et tu ne m’as pas enseigné ce que c’est que le saint ; tu m’as dit seulement que c’est ce que tu fais en poursuivant ton père pour crime de meurtre. Euthyphron. Et je disais la vérité, Socrate. Socrate. Peut-être ; mais n’y a-t-il pas, Euthyphron, beaucoup d’autres choses que tu appelles saintes ? Euthyphron. Il y en a effectivement. Socrate. Rappelle-toi donc que ce que je t’ai demandé, ce n’est pas de m’enseigner une ou deux choses saintes parmi un grand nombre d’autres, mais de me donner l’idée elle- même qui fait que toutes les choses saintes sont saintes : car tu m’as dit toi-même qu’il y a un seul caractère qui fait que ce qui est impie est impie, et que ce qui est saint est saint ; ne t’en souviens-tu pas ? Euthyphron. Oui, je m’en souviens. Socrate. Enseigne-moi quelle est cette idée, afin que, l’ayant toujours devant les yeux, et m’en servant comme d’un modèle, je sois en état d’assurer sur tout ce que je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce qui lui ressemblera sera saint, et que ce qui ne lui ressemblera pas ne sera pas saint. Euthyphron. Si c’est là ce que tu veux, Socrate, je suis prêt à te satisfaire. Socrate. Je le veux assurément. Euthyphron. Je dis donc que le saint est ce qui est agréable aux dieux, et que l’impie est ce qui leur est désagréable. Socrate. Fort bien, Euthyphron, tu m’as enfin répondu comme je le souhaitais : si ce que tu dis est vrai, je ne le sais pas encore ; mais tu me convaincras sans doute de la vérité de ce que tu avances. Euthyphron. Je t’en réponds. Socrate. Eh bien! Examinons ce que nous disons : ce qui est agréable aux dieux, soit chose, soit homme, est saint ; et ce qui est désagréable aux dieux, soit chose, soit homme, est impie. Le saint n’est pas le même que l’impie, mais lui est tout à fait opposé, n’est-ce pas ? Euthyphron. Sans contredit. Socrate. Et cela paraît bien dit ? Euthyphron. Je le crois, Socrate ; car cela a été dit. Socrate Mais il a été dit aussi, Euthyphron, que les dieux sont souvent divisés, et qu’il règne parmi eux des haines et des inimitiés. Euthyphron. Je l’avoue. Socrate. Et ce qui produit, excellent Euthyphron, ces haines et ces inimitiés, n’est-ce point une différence de sentiments ? Examinons cela de cette manière. Si nous disputons, toi et moi, sur deux nombres, pour savoir lequel est le plus grand, cette différence d’opinions nous rendrait-elle ennemis, et nous porterait-elle à des actes de violence ; en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d’accord ? Euthyphron. Certainement. Socrate. Et si nous disputions sur deux corps pour savoir lequel est le plus grand ou le plus petit, ne nous mettrions nous pas à les mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute ? Euthyphron. C’est vrai. Socrate. Et en nous mettant à les peser pour savoir lequel est le plus pesant ou le plus léger, ne tomberions-nous pas d’accord ? Euthyphron. Le moyen de ne pas s’accorder ! www.ebooks-and-pictures.fr Tous droits réservés ©