Relation éducative et violences

Transcription

Relation éducative et violences
Vignette clinique des ateliers de conceptualisation : Violences en institution et posture éducative.
J’ai souhaité aborder cette présentation en vous faisant part de la situation d’une jeune adolescente que
j’ai rencontrée pour la première fois, il y a deux ans à l’internat des Espaces d’Avenir. Je la nomme
Sabine. C’est le prénom que j’ai choisi pour préserver son anonymat.
C’est donc à travers le récit que je me propose d’évoquer cette expérience. Il s’agit d’abord d’une
aventure humaine : Ce parcours témoigne d’une histoire ou plutôt d’un cheminement. Il explique la
relation conflictuelle, mais néanmoins nécessaire entre une jeune adolescente en difficulté dans sa
construction et un éducateur dans le questionnement de son identité professionnelle. Je tiens à préciser
que les événements de cette transcription s’échelonnent sur une période longue d’environ un an et
demi
Sabine a douze ans lorsqu‘elle arrive en 2007, sur le dispositif d’urgence des Espaces d’Avenir dans le
cadre d’un placement judiciaire. Nous avons peu d’éléments à son arrivée. Toutefois, nous apprenons
que Sabine est placée depuis sa petite enfance, avec ou sans sa mère, en foyer et en famille d’accueil.
Ses placements sont nombreux et émaillés de ruptures, en partie à cause du comportement violent de
Sabine. Sa fratrie se compose d’un frère de dix-sept ans et d’une petite sœur de dix ans. Sa mère est
divorcée et on est sans nouvelle du père depuis de nombreuses années. Nous apprenons également que
la mère a déjà été hospitalisée à plusieurs reprises en psychiatrie à Grenoble.
Plus précisément, Sabine arrive dans des conditions particulières. En effet, Sabine est exclue de
l’institution qui l’accueillait près de Dijon, après à un passage à l’acte exercé sur un des éducateurs qui
l’accompagnait. Cet événement sera vécu comme un abandon pour Sabine, car lors de son
hospitalisation aucune parole sur cette rupture ne sera dite. Cette orientation vers les Espaces d’Avenir
générera une grande souffrance de Sabine et de nombreux conflits. Malgré nos efforts, ce départ
restera déchirant pour elle et ce, pendant de nombreuses semaines. En effet, le personnel de son ancien
foyer s’opposera à toute visite. Elle cherchera en vain à leur dire au revoir.
Je ne suis pas présent à son arrivée et c’est à travers la réunion d’équipe que je fais sa connaissance.
Elle est arrivée depuis deux jours et plus de la moitié de la réunion lui est consacrée .En effet les deux
premières soirées ont été ponctuées de crises violentes de la part de Sabine. L’équipe est surprise par
cet aspect de son comportement basé sur l’agressivité et a du mal à canaliser sa souffrance. Je suis
nommé co-référent de la jeune fille à la fin de cette réunion.
Je la rencontre le soir même, elle a un physique de garçon : les épaules larges, habillée en survêtement,
basket et surtout une casquette qu’elle ne quitte pratiquement pas. Je la salue et me présente dans la
cuisine, elle me répond et me toise comme si elle tentait d’en savoir plus en testant mon regard. Le
repas s’effectue de manière calme mais, en début de soirée prétextant un coup de téléphone à donner à
sa mère, elle entre dans une crise très violente nous mobilisant à deux éducateurs pendant plusieurs
heures. Une longue contention physique est nécessaire pour la calmer. Cette immobilisation consiste à
la maintenir plaquée au sol en lui maintenant les mains jusqu’à ce qu’elle « revienne à elle. » Le
dossier de l’institution précédente préconise ce type d’intervention et le qualifie de« thérapeutique ».
Personnellement, j’ai eu rapidement beaucoup de doute sur ce mode d’intervention (que je n’avais
jamais pratiqué à ce stade) surtout quand ces pratiques se sont multipliées. J’avais l’impression que
Sabine nous aspirait dans une sorte de jeux « de corps à corps » dans lequel nous ne ressortions pas
indemne. D’un point de vue psychique, c’étais très éprouvant. En effet, je ressortais de ses luttes,
étourdi et lesté de culpabilité. J’essayais lors de ses contentions, de lui parler, malgré ses cris et ses
pleurs, pour humaniser un tant soi peu, cette pratique devenue quotidienne.
Après un certain temps, on commence toutefois, à pouvoir lire les signes annonciateurs des crises :
Elle s’énerve, frappe les objets qui l’entoure, les murs, elle change physiquement, son corps se crispe,
son regard change, les insultes ordurières fusent, puis les coups pour ceux qui s’opposent et semble-t-il
sans distinction. Elle est dans ces moments à la fois bourreau et victime et ses symptômes se
manifestent dans d’autres passages à l’acte (Fugues, agressions verbales, physiques, scarifications,
simulacre de suicide, …). La contention est alors nécessaire et l’apaisement n’intervient que plusieurs
heures plus tard ou nécessite l’arrivée d’un tiers (Médecin, cadre de service, pompier, policier…)
Pourtant, nous notons qu’elle peut participer au fonctionnement du foyer, faire la cuisine avec la
maitresse de maison, participer à des réparations de matériel et bricoler avec l’homme d’entretien .Elle
est sensible au processus de réparation et répare les dégâts matériels qu’elle cause pendant ses crises.
De même, après coup elle est capable de verbaliser certains de ses ressentis. Ainsi après une soirée de
crise, une fois posée, lorsque nous l’interrogeons pour mieux la cerner, elle nous dit : « Je sais que ma
mère commence à boire le soir vers 21 heures c’est pour cela que dès le début de soirée, j’ai des
angoisses. Cela commence par une boule dans l’estomac, puis elle bouge, je m’énerve et j’ai envie de
frapper quelqu’un ».
Son seuil de tolérance à la frustration est alors très bas. En outre, elle a un rapport à son corps
difficile : elle s’habille de manière peu féminine et elle a des difficultés d’hygiène corporelle. Ses
habitudes alimentaires sont très chaotiques : elle jeûne ou elle se remplie.
Son mode relationnel est très paradoxal : Elle provoque le conflit, sollicite l’adulte jusqu’au
harcèlement, mais aussi recherche la relation exclusive et l’attention permanente d’adultes qu’elle
choisit. Néanmoins, dans ce tumulte quelques observations importantes : les crises sont plus espacées
voire inexistantes le week-end, lorsque le groupe est plus restreint. Nous remarquons aussi que Sabine
a un comportement très agressif avec les éducateurs qui reviennent après une longue absence (congés,
maladie, …).
Elle génère également de la violence dans le groupe de jeunes de la villa. Son mal-être attise
l’agressivité des autres adolescents de la villa .Ceux-ci la maltraitent ou encore instrumentalisent sa
force physique contre les éducateurs .Nous remarquons également que lorsque nous évitons les effets
de miroir face à son mode agressif, elle provoque alors les autres jeunes pour provoquer notre
intervention.
De plus, Sabine est peu ou pas occupée dans la journée du fait de sa rapide déscolarisation ; or il
semble que la recherche du conflit sert d’activité au retour de ses pairs de l’école. Autre détail
important : la place centrale du téléphone lors des départs de crise. En effet, celui-ci semble
questionner le lien ou plutôt l’envahissement de la problématique familiale.
Sabine est inscrite dans un dispositif partenarial prévoyant un suivi auprès d’un psychiatre du CMP
ainsi que la possibilité d’une hospitalisation à l’hôpital en cas de crise. Mais le subtil équilibre entre le
soin et l’éducatif a peu ou pas fonctionné. Les tentatives d’hospitalisation ou de médication ont été
sans suites. De ma place, j’avais l’impression que nos tentatives pour la stabiliser du coté du soin
étaient toutes vouées à l’échec. J’en voulais à nos partenaires de ne pas nous entendre. Nous étions
impuissants devant une situation qui se dégradait et j’étais maintenant persuadé que quelque chose de
grave allait arriver.
Il a fallu l’agression de plusieurs éducateurs et plusieurs dépôts de plainte pour mettre un terme à ce
déferlement de violences et stopper ce placement devenu impossible. J’en suis moi-même la dernière
victime, lors d’une tentative d’agression de sa part, sur le parking de la villa. Sabine est alors placée en
foyer d’accueil d’urgence, après une comparution immédiate devant le juge des enfants. Ainsi, une
nouvelle fois dans son histoire, elle est exclue après un passage à l’acte et elle quitte l’institution, sans
que nous ayons pu nous reparler.
Après quelques jours d’accalmie, ce qui a perduré chez moi, c’est ce mouvement paradoxal de
culpabilité, de frustration et d’insatisfaction engendré par cette expérience initiale. Ce bricolage
judiciaire pour offrir une prise en charge médicale m’est resté longtemps en travers de la gorge. La
fenêtre thérapeutique pour poser Sabine et il est vrai, pour nous soulager aussi, n’est jamais venue.
Après deux mois de mise à distance et de soins, Sabine revient aux Espaces d’Avenir à sa demande,
mais sous conditions, car notre institution ne pratique pas l’exclusion. Notre chef de service nous
annonce son retour lors d’une réunion tendue, où la peur de revivre les événements passés, est bien
présente au sein de l’équipe éducative.
Je suis moi même très sceptique quant à l’idée de son retour, car l’expérience initiale avait prouvé que
le relais du soin n’opérait pas.
Néanmoins, Sabine a beaucoup changé : elle est globalement plus posée et moins agressive. Mais, je
suis à ce moment là, la cible de ses attaques (provocations, insultes, menaces, tentatives
d’intimidation, agression…). Nous tentons une médiation avec l’aide de la psychologue du dispositif
MARS (Mission Accompagnement Relai Soin). Sabine ne veut pas lui parler, c’est donc moi qui
rencontre la psychologue, seul, pour expliquer mes difficultés avec Sabine. Celle ci se montrera
curieuse du contenu de cet échange, surprise que je puisse m’intéresser à elle .Quelque chose de
différent semble s’amorcer.
Petit à petit, avec le soutien de différents appuis, personnels et institutionnels, j’arrive à me décaler
pour m’économiser, pour tenir sans trop m’épuiser et je trouve une posture (moins en bugne à bugne ),
où j’accepte de différer ,de passer par le tiers, mais aussi en communiquant autrement. J’établis dans
ma pratique, une sorte de glissement : Une nouvelle orientation dans la prise en charge de Sabine
s’opère.
Aujourd’hui, je qualifierais cette position de « périphérique » au sens, où Sabine est abordée « là où
elle en est, dans sa difficulté, dans le lien et par l’éducateur que je suis ». J’adopte cette nuance
particulière, car avec Sabine, la règle notamment se devait d’être adaptée, voire individualisée, à sa
problématique ou devenait à certaines occasions impossibles à tenir (par exemple avec l’utilisation du
téléphone).
Ainsi, dans cette dynamique, on obtenait un retournement où une difficulté pointée était mesuré, requestionnée, évaluée à la lueur des événements du quotidien.
Tout d’abord par petites touches, puis en les maillant les unes aux autres, jusqu’à obtenir un
positionnement global de la prise en charge de Sabine.
Un jour, à l’occasion d’un trajet en voiture, Nous terminons assis côte à côte sur le bord d’un trottoir
en évoquant nos disputes précédentes sur le mode du « parler vrai ». Elle me dit alors notamment
quelques phrases qui sont restées dans ma mémoire: « Je n’avais rien de particulier contre toi, je ne
sais pas ce qui me poussait à te provoquer, c’étais plus fort que moi … Quand on est allé voir la
psychologue de Mars, j’ai vu et j’ai compris que tu faisais des efforts pour moi ».
Nous adoptons à partir de ce jour là, un mode de communication concerté, authentique, où nous
acceptons de nous « réapprivoiser » sur un registre beaucoup plus amical et grâce à l’apport de
médiations, puisé dans ses centres d’intérêts. (Médiations football, journaux, travail scolaire, loisirs…)
Aujourd’hui, Sabine est toujours aux Espaces d’Avenir, elle est beaucoup plus posée, même si sa
situation reste fragile et quelquefois compliquée. Elle a des relations beaucoup plus équilibrées avec
les éducateurs et les jeunes de la villa. Elle a effectué un travail de remise à niveau formidable et
beaucoup travaillé cet été .Elle a ainsi, grâce à son travail et porté par l’équipe éducative, retrouvé une
scolarité normale en septembre. Notre accompagnement se poursuit au quotidien pour l’étayer dans le
long processus de reconstruction qui l’attend.
Hervé CHAPELIER

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