Le masque blanc et le masque noir

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Le masque blanc et le masque noir
« Le masque blanc et le masque noir »
La lune se cache derrière un nuage fugitif qu’un vent glacial pousse sur le ciel noir qui entoure
Venise, déposant sur la lagune des fantômes qui s’étirent, épuisés par ce mois de décembre 1579. Des
ombres circulent sans bruit en ce lendemain de Noël qui a révélé le mystère de la Nativité mais cache
dans un mutisme total les trésors de ce 26 que l’on attend toute l’année. Le jour de la Saint Etienne
donne le signal de la fête qui durera jusqu’à mardi gras, ses plaisirs, ses surprises, ses lâchetés, ses
exploits, ses bassesses, ses éclats de rire, ses quolibets, ses danses au son des violons du Doge, ses
mutineries et ses chansons reprises en coeur par les gondoliers.
Les canaux ne sont plus assez larges et les mutines embarcations trop peu nombreuses. La
place saint Marc grouille de robes et de chapeaux, de bottes et de capes mais … là commence
l’intrigue, le duel du bien et du mal… est-ce une femme ou bien un homme ? Un ange ou un démon ?
La Bautta et Pulcinella, le masque blanc et le masque noir entament le grand combat annuel venu tout
droit de la nuit des temps.
La bautta laisse sa longue cape noire flotter au vent coulis, sans griserie, simple, ample et sans
astuce. Pulcinella pavane avec ses couleurs criardes qui laissent deviner sa double personnalité, son
insolence allant jusqu’à la méchanceté, son astuce pour cacher sa couardise et faire croire à son
courage. On penserait facilement que la Bautta porte la mort dans son manteau de geai et Pulcinella la
vie dans ses couleurs de feu mais le tournoi n’est qu’une joute de masques : le porteur de lumière
face à celui des ténèbres.
Les Vénitiens n’approchent pas, ils se tapissent dans les portes des hôtels, profitent de
l’ombre des ponts, s’abritent sous les porches des églises et guettent cet instant magique : la Bauta
ne se méfie pas et avance face au danger. Pulcinella déverse ses sarcasmes et insultes, ricane, certain
de sa victoire. Le noir domine, rage. Depuis des siècles la tentation de cet instant qui verrait sa
victoire. Chaque année, il reprend espoir pour une nuit d’hiver à Venise, conjurer le sort, prouver une
fois que le mal est plus fort que le bien. La Bauta semble s’épuiser, elle pleure en silence, sa force est
ailleurs. Toute la nuit le masque noir s’opposera au masque blanc. Tant que la lumière de l’aube ne
sera pas sortie de sa torpeur il a ses chances, il faut tenir jusque là, lancer le coup fatal et alors
pouvoir hurler à la face de cette ville qui le défit depuis des siècles : « Il est à terre, il expire, j’ai
vaincu celui qui seul peut transformer le monde, le Bien ! »
La Bautta n’en peut plus mais dans un dernier élan d’énergie se retourne et met son masque
immaculé face à l’astre de la nuit déjà palissant mais dont la dernière clarté lui donne la victoire :
Pulcinella ébloui s’écroule, battu une fois encore et aveuglé par sa primitive ennemi : la lumière.
Les Vénitiens rentrent chez eux, silencieux, rassurés pour une année : le masque blanc a
vaincu le masque noir, le carnaval peut commencer, faire exploser sa joie, s’enivrer d’amour, le mal ne
prendra pas le pouvoir ! Anonyme derrière masques et déguisement chacun lui fait un pied de nez…
Vieux conte vénitien