LILLE 2000 EXPRESSION ECRITE

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LILLE 2000 EXPRESSION ECRITE
LILLE 2000
EXPRESSION ECRITE
Dans la première partie du texte, qui commence à « Depuis plus de vingt ans » jusque « la
sempiternelle partition de l’individualisme moderne et des identités culturelles », vous repérerez le
propos de Serge Halimi en 10 lignes maximum.
Votre texte devra suivre la pensée de l’auteur et ne comporter aucune incorrection. Toute erreur
orthographique sera décomptée 1 point.
Désormais, c’est comme si tout devait commencer par un sondage et finir par un débat. Chaque jour,
une poignée d’animateur, de journalistes et d’expert orchestrent l’agenda idéologique de la nation. Ils
se présentent comme les intermédiaires de l’opinion et les garants de la démocratie, mais ils reflètent
un monde social très particulier, très éloigné des vraies discussions et des combats qui se livrent. La
censure à laquelle ils s’adonnent, ce n’est plus le silence, mais la noyade de l’intelligence sous les flots
de l’insignifiance.
Depuis plus de vingt ans, c’est pour un petit jury inamovible d’éditorialistes, de politologues,
d’organisateurs de « débats » que les manifestants devraient défiler, les intellectuels réfléchir, les
citoyens se laisser sonder.
Quand chacun se plie à une telle imposition, devenue naturelle, y résister expose soit à l’accusation,
banale, de « refuser le débat », soit à l’imputation, plus savante puisque badigeonnée de références
à Jürgen Habermas, de s’isoler hors de l’espace public ». Et c’est aussi dans cette obligation de
déférer aux sommations médiatiques à comparaître que se situe le terrorisme intellectuel de nos
sociétés. Patrick Champagne l’a bien établi : « Rien n’est plus trompeur que l’image, souvent
évoquée à propos de la presse, du forum, du lieu où tout pourrait être publiquement discuté. Il
n’existe pas un espace ouvert à tous ceux qui le veulent, mais des agents qui décident en fonction
des lois propres de fonctionnement du champ journalistique, ce qui mérite ou non d’être porté à la
connaissance de publics plus ou moins larges et hétérogènes socialement. »
Faudrait-il désormais ajouter au pouvoir que les journalistes (au pouvoir) s’arrogent de déterminer
des priorités_ qui ne sont pas forcément celles de leurs invités _ la résignation à l’idée que les débats
médiatiques seraient à la démocratie ce que le sondage est à l’ »opinion publique » ? Qu’ainsi, tel le
journaliste-politologue choisissant les questions qu’il se pose, qu’il posera et auxquelles les sondés
devront répondre, le journaliste-présentateur ordonnance à son gré le monde des idées, l’identité et
le nombre des intervenants, l’opportunité de leur donner la parole, le moment et les règles de la
rencontre.
Qui doute de l’extravagance d’une telle puissance octroyée à un quarteron de nomenklaturistes du
grand entretien devrait visionner l’enregistrement de la dernière émission « La Marche du siècle »,
présentée, le 27 janvier denier, par Jean-Marie Cavada. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne,
requis pour la circonstance, on assista pendant plus de trois heures au sacre d’un journal assez
révérencieux pour avoir décroché l’une après l’autre presque toutes les présidences de l’audiovisuel
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public, et d’autant plus persuadé d’être l’égal des plus grands intellectuels qu’il avait disposé du
pouvoir de soumettre certains d’eux à ses questions impénétrables et interminables. Théorisant ses
douze ans d’existence, 395 émissions 4 000 participants et sept 7 d’or, M. Cavada s’attribua
modestement le mérite d’ « avoir beaucoup aidé à la construction du Tribunal pénal international ».
Puis il expliqua : « Nous sommes arrivés à un moment où la société demandait des comptes à tout le
monde. Nous sommes passés d’une démarche verticale à un débat horizontal. »
A l’heure de l’arbitraire patronal et de la généralisation du travail_ y compris dans le secteur du
journalisme, il faut assurément tout l’irénisme que procure une situation matérielle appréciable pour
croire à la disparition de la verticalité sociale. Mais c’est aussi en partant de ce type de postulats
« sociétaux » à la mode, et bien conformes à ce que suggère l’américanisation de la joute idéologique
en France, que les grands animateurs assemblent leurs « débats ». L’alternance de sujets increvables
(la pédophilie, l’étique, la violence urbaine, la « panne de sens ») leur assure à la fois repos
intellectuel et taux d’audience. Quant aux invités _ ici, le terme indique assez l’urbanité qu’on attend
d’eux _ , il leur est en général demandé d’illustrer « concrètement » la sempiternelle partition de
l’individualisme moderne et des identités culturelles.
Faire consommer de l’opinion tiède
Dans ces conditions, comment refuser le simulacre ? Comment « faire le partage entre des questions
imaginaires bruyamment débattues et des questions réelles négligées ou refoulées », choisir les
« silences délibérés sur des sujets qui font courir beaucoup de monde » ? D’abord en s’interrogeant
sur la disposition consistant à privilégier l’expression de ceux qui, ailleurs qu’à l’écran et loin des
ondes, ont quelque chose à dire _ et parfois à faire. L’absolutisme du « débat » médiatique est tel
_ou sa disertion_ à qui s’exprime dans un livre, un film, un cours, un discours, une discussion,
l’organisation d’une manifestation, la constitution d’une section d’entreprise. Là aussi, pourtant, des
débats se nouent, des convictions s’affirment, l’histoire se fait.
Mais c’est le propre de l’insularité du monde journalistique de, sincèrement, ne plus s’en apercevoir.
De ne plus découvrir de problème économique, social ou culturel autrement qu’en des termes déjà
confectionnés ailleurs (« national-républicanisme », « bolco-bonapartisme »), par un ailleurs qui
d’ailleurs n’est pas ailleurs : éditorial d’un confère, sondage, avis d’un « expert ». Le vrai débat, qui
porterait sur cette idéologie endogamique, sur cette circularité narcissique, comment imaginer qu’il
puisse se dérouler dans les médias autrement que par le surgissement éphémère d’un îlot-alibi dans
un océan de pensée conforme ?
L’expression aboutie du néototalitarisme qu’on appelle démocratie de marché, ce n’est pas
l’interdiction de débattre, c’est l’obligation de le faire, mais pour pérenniser la centralité
intellectuelle d’un espace mou, la vitalité d’une discussion-parodie autour de thèmes exsangues
rebattus par des intervenants d’autant plus portés à accepter les raisons leurs contradicteurs _ ou
leurs formulations du « problème » _ qu’ils les partagent assez largement. Car, quand il y a « débat »,
c’est souvent pour permettre aux protagonistes de théâtraliser des divergences accessoires.
La liste qui suit n’est que fragmentaire, mais Luc Ferry et André Compte-Sponville, Claude Imbert et
Jacques Julliard, Françoise Giroud et Bernard-Henri Lévy, Anthony Giddens et Alain Touraibne.
Laurent Joffrin et Philippe Tesson, Olivier Duhamel et Guy Carcassonne…, combien de fois ont-ils déjà
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débattu entre eux décidés à réconcilier gauche et droite, hommes et femmes, grande éthique et
petites vertus, nouveau réalisme et troisième voie, immunité juridique et responsabilité politique,
refus symétriques de la nostalgie et de la démagogie, concepts fades et pensées tièdes ? Quand
Georges-Marc Benamou, directeur de la rédaction de L’Evènement, débat, chaque semaine sur
Europe 1, avec Alain Genester, son confrère-compère du Journal du dimanche, le bouillonnement
démocratique a même ceci de baroque que L’Evènement, Le Journal du Dimanche et Europe 1
appartiennent tous trois au groupe Matra Hachette, que préside M. Jean-Luc Lagardère. Un jour, les
deux journalistes débattront peut-être du talon de fer qu’une poignée de grands industriels
impriment sur la liberté de la presse…
Et puis à quoi bon « débattre » dans l’œil du tribunal médiatique, noyé entre des clips de promotion
pour un spectacle de Gérard Depardieu omniprésent, qu’il vende des pâtes, évoque Alexandra
Dumas, joue Jacques Attali ou Claude Zidi. Simple exemple ? Sans doute, mais on comparera
utilement la place respective que l’ « espace public » a consacrée à ce seul acteur-là et celle qu’il
octroie à la dictature quotidienne que des millions de salariés subissent dans leurs entreprises,
éternelles zones interdites de caméras et de « débats ».
Admettons cependant que l’intervenant dissident consente au risque de caution démocratique d’un
système journalistique moulé par l’arbitraire de quelques gardes-barrières. Comment pourra-t-il
résumer une pensée non conforme s’il est interrompu pour ceux-là mêmes qui bénéficient d’un
accès permanent au forum médiatique ? Car, quand l’orthodoxie s’exprime, elle le fait sans vis-à-vis.
Juge-t-on jamais que Alain Duhamel ou Jean-Marc Silvestre défendent des points de vue
« polémiques » ? Oppose-t-on à chacun de leurs éditoriaux quotidiens la réfutation d’un adversaire ?
Pourquoi les analyses inattendues, déjà très minoritaires dans les grands médias, feraient-elles en
plus de l’objet d’une course d’obstacles ? Octroyer à quelques animateurs le pouvoir de laisser
parler, c’est leur consentir le droit de faire taire.
La presse écrite confectionne elle aussi ses débats et ses polémiques autour des sondages de
popularité, du verdict des ventes et des thèmes à la mode. Presque chaque matin, le directeur de la
rédaction d’un grand quotidien parisien se croyait ainsi en mesure d’éditorialiser sur un sujet
différent, comme s’il disposait d’une compétence sacrée lui permettant de dire le sage et le vrai.
Tel un aimant la limaille, le champ médiatique, qui sait cependant faire front chaque fois que nonspécialistes se mêlent de débattre du journalisme, veut tout avaler _ le droit, l’histoire, la science.
Pourtant, quand un animateur se pique d’inviter un auteur, celui-ci pourrait lui rétorquer :
« Pardonnez-moi de vous renvoyer à ce que j’ai écrit. Ce n’est pas par suffisance, mais par souci
d’efficacité. Le danger quand on interviewe quelqu’un qui vient de publier quelque chose, c’est qu’on
l’amène à répéter oralement _ de façon diffuse, confuse et prolixe _ ce qu’il avait déjà écrit, e façon
claire et concise. » Au demeurant, de tels entretiens et la présence à des plateaux-débats méritent-ils
vraiment que l’auteur y sacrifie autant sa dignité ? Et subordonne la valeur de sa démonstration à la
qualité de sa prestation.
Violences économiques, violences mondaines
Quand l’actuel mode de domination doit être « entendu comme ce qui permet à un monde social de
se reproduire dans la reconnaissance et la méconnaissance de l’arbitraire qui le fonde », tout un
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discours (lui aussi largement importé des Etats-Unis) contribue à la reproduction sociale en
véhiculant un psychologisme qui voudrait que les « débats », susceptibles d’éclairer la « mutation »
en cours, résolvent les conflits résiduels, présumés imputables à une communication individuelle
déficiente. L’obstination de M. Daniel Cohn-Bendit à vouloir « débattre » _ voire « dîner » _ avec
ceux qui l’auraient critiqué procède, en partie, de cette idéologie dans l’air du temps. Il n’est donc
pas très étonnant que ce candidat-là, ancien pilier des talk-shows de la télévision allemande, qui
épouse assez bien la sociologie et la culture libérale-libertaire des salles de rédaction, ait suscité un
tel engouement médiatique. Un écrivain mondain se porta même à son secours, en squattant la
« une » d’un quotidien parisien pour assimiler tous les adversaires de M. Cohn-Bendit à une « France
moisie » nostalgique de la Collaboration. Il n’oublie pas, naturellement, de reprocher à ces derniers
leurs refus de débattre avec le candidat des Verts…
Le 7 février dernier, la journaliste Michèle Cotta demanda de nouveau responsable de la
Confédération générale du travail (CGT) s’il avait été « choisi pour [ses] qualités audiovisuelles ». En
novembre – décembre 1995, M. Thibault avait en effet, lors de plusieurs « débats » télévisés,
défendu avec efficacité la cause des cheminots en lutte. Mais, sans le mouvement social, les
« qualités audiovisuelles » de M. Thibault seraient restées dans l’ombre. Au demeurant, si ses
interventions, posées et précises, avaient marqué, c’est aussi qu’elles rompaient avec la
représentation journalistique dominante du comportement de la CGT. Les « qualités audiovisuelles »
de M. Thibault tenaient en partie au fait que son expression avait tranché sur celle, plus
protestataire, plus rubiconde, des anciens dirigeants du syndicat ouvrier. La remarque de Michèle
Cotta confirmait ainsi que « tout se passe désormais comme si le monde social était soumis à un
partage fondamental entre les individus « intelligents », « compétents », « lucides », et les individus
bornés, ignorants, appelant à être éclairés (…). Les manières douces d’exercer l’autorité,
reconnaissables à un style décontracté, ouvert, fait de distance et de simplicité, font partie du style
de vie de la bourgeoisie scolarisée. »
Quand, moins formés à l’art de contourner par des périphrases l’expression de la violence, certains
manifestants pronucléaires de la Cogema, chasseurs et agriculteurs exprimèrent leur point de vue
avec rudesse, ils établirent néanmoins que l’ère du débat décontracté n’avait pas sonné pour tout le
monde. Et là les folliculaires marquèrent un dégoût unanime, une révulsion dont on eût cherché en
vain la trace lorsque l’écrivain mondain précédemment évoqué aligna, mais avec une distinction
prétendument littéraire, des injures que ne motivaient, dans son cas, ni la peur ni la colère. Les
strabismes journalistiques incubés dans un univers social privilégié feront-il un jour l’objet de
débats ?
L’idéologie en vogue _ hédoniste, technophile, nomade _ n’est plus ouvertement ni réactionnaire ni
brutale. Elle sait dissimuler sous un glaçage mielleux les violences économiques auxquelles chacun
devrait être résigné. Elle mêle cynisme gouailleur, angélisme humanitaire et mépris du peuple. Son
registre est celui des affrontements dérisoires, de l’impertinence onctueuse, des engagements sans
risque. Les « débats » d’aujourd’hui l’aident à confronter l’ordre des choses.
En allant son chemin morose.
Pour se désennuyer un peu.
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Serge Halimi,
Le Monde diplomatique, mars 1999.
Compréhension de texte
1. Dans la première partie du texte qui commence à « Depuis plus de vingt ans » jusque « la
sempiternelle partition de l’individualisme moderne et les identités culturelles », vous repérerez
les idées fondamentales et résumerez le propos de Serge Halimi en 10 lignes maximum.
Votre texte devra suivre la pensée de l’auteur et ne comporter aucune incorrection.
Toute erreur orthographique sera décomptée 1 point.
2. « Le vrai débat, qui porterait sur cette idéologie endogamique, sur cette circularité narcissique ».
Expliquez ce que cela signifie en vous aidant du contexte (cinq ligne maximum).
3. « L’idéologie en vogue n’est plus ouvertement ni réactionnaire ni brutale. »
Expliquez la façon selon laquelle celle-ci s’exprime dorénavant selon Serge Halimi.
4. Apportez votre définition aux termes ou expressions suivantes :
a. Sommations médiatiques à comparaître
b. Postulats sociétaux
c. Irénisme
d. Prolixe
5. Quel titre vous semble le mieux convenir à cet article :
e. Nouveaux enjeux pour la démocratie
f. Le monde social partagé
g. Les débats médiatiquement corrects
h. Faut-il supprimer la télévision ?
6. Dans la phrase « Quand chacun se plie à une telle imposition, y résister encore… »
Quelle est la fonction grammaticale de « y » ?
i. Article
j. Pronom personnel
k. Conjonction de coordination
l. Adverbe
7. Dans le texte le mot »médiatique(s) » apparaît
m. 7 fois
n. 6 fois
o. 12 fois
5
p. 5 fois
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8. « Son registre est celui de l’impertinence onctueuse. » De qui s’agit-il dans le texte ?
q. Jean-Marie Cavada
r. L’orthodoxie
s. Le débat médiatique
t. L’idéologie
9. Dans la phrase « Faudrait-il désormais ajouter au pouvoir que les journalistes (au pouvoir)… »
Les termes soulignés signifient :
I.
Capables de
II.
Liés au pouvoir
III.
Détenteurs de pouvoirs
IV.
Compromis
V.
Compétents
10. L’expression « un quarteron de nomenklaturistes du grand entretien » emprunte à l’histoire
récente. Citez deux références qui vous paraissent pertinentes :
VI.
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VII.
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