Vit-on la renaissance de vieux démons de l`Eglise

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Vit-on la renaissance de vieux démons de l`Eglise
Le Soir Mardi 30 mars 2010
forum
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Dimanche, le primat de l’Eglise catholique belge, André Léonard, a participé à une manifestation contre la
loi dépénalisant partiellement l’avortement, adoptée il y a tout juste vingt ans. Ingérence de l’Eglise dans
les affaires de l’Etat ? Ou expression démocratique d’une opinion divergente ?
A bout portant
Il y a tout juste vingt ans,
le parlement belge adoptait la loi Lallemand-Michielsen, dépénalisant partiellement l’interruption volontaire de grossesse
(IVG).
La manifestation
A l’occasion de cet anniversaire, quelque 1.600 manifestants ont participé, dimanche, à Bruxelles, à une
« Marche pour la vie ». Ils
réclamaient l’abrogation
de la loi d’avril 1990.
Le nouveau primat de l’Eglise catholique belge, André
Léonard, nommé archevêque de Malines-Bruxelles
le 18 janvier dernier, a participé à cette marche ; il
était porteur d’un message
(d’encouragement) du pape Benoît XVI. L’archevêque a en outre estimé qu’il
ne fallait pas considérer
les lois en Belgique « comme si elles avaient été votées pour l’éternité ».
A bout portant
«Vit-on la renaissance de «Le droit de manifester
vieux démons de l’Eglise? » vaut pour les évêques»
Pierre Galand
Eric de Beukelaer
Président du Centre d’Action Laïque (CAL)
Porte-parole des évêques de Belgique
PROPOS RECUEILLIS PAR WILLIAM BOURTON
PROPOS RECUEILLIS PAR WILLIAM BOURTON
La présence du primat de l’Eglise de Belgique à la « Marche pour la vie » de ce dimanche vous a-t-elle surpris ?
On connaît le personnage. On pouvait
donc s’attendre à ce qu’il ne reste pas inactif,
malgré le fait qu’à l’époque de sa nomination, son porte-parole s’est empressé de le présenter comme un homme qui réfléchissait,
etc. Je m’attendais donc à ce que, à un moment ou à un autre, il signifie que ce n’était
plus comme avant… Avec lui, l’Eglise belge
semble réaffirmer un certain nombre de valeurs conservatrices, charismatiques, qui, à
un certain moment, ont été mises en avant
par une série de personnalités, dont le prédécesseur de Godfried Danneels, le cardinal Suenens (archevêque de Malines-Bruxelles de
1961 à 1979, NDLR). Vit-on la renaissance de
vieux démons de l’Eglise catholique, qui veut
non seulement contrôler les consciences et
dicter une éthique mais aussi contester la loi
démocratique belge ?
Le porte-parole des évêques, Eric de Beukelaer, répond à cela qu’il est paradoxal
de vouloir exclure les évêques du débat
démocratique…
J’admire la manière dont il s’adapte à son
nouveau patron… Il ne faut tout de même
pas jouer avec nos pieds : on n’a jamais vu les
cardinaux précédents faire ce genre de démar-
che, descendre dans la rue dans un objectif
politique, en s’associant avec un public largement d’extrême droite !
Ce que nous avions pressenti depuis un certain temps se vérifie : il existe, au niveau international, une volonté des Eglises et des institutions religieuses de s’ingérer dans l’espace public et politique. On le sentait très bien au niveau du parlement européen et des institutions européens ; on risque de le voir de plus
en plus en Belgique.
Le Centre d’Action Laïque pourrait-il reconsidérer sa stratégie ?
Cela nous donne en tout cas raison dans notre analyse. A la fin de la précédente législature, quand j’étais sénateur (PS), j’avais introduit, en bonne entente avec le CAL, et avec
des élus socialistes, libéraux et écolos, une proposition de loi sur la séparation de l’Eglise et
de l’Etat. Ce texte a été repris par Philippe Mahoux (PS) et Christine Defraigne (MR) sous la
législature actuelle, mais il s’est retrouvé bloqué au moment où il devait être introduit en
commission institutionnelle pour être débattu… Or, si notre constitution prévoit la liberté
de croire ou de ne pas croire, il ne s’agit pas
d’une constitution laïque. Il est donc important, par la loi, de préciser ce qu’est l’espace
public dans lequel il convient de préserver la
neutralité. D’autant que, comme je l’ai dit,
nous assistons à une pression des institutions
religieuses, auxquels les politiques sont sensibles… Nous devons donc, nous aussi, être
très attentifs à ces questions de la séparation
de l’Eglise et de l’Etat et de l’impartialité de la
fonction publique.
© BELGA.
Il n’y a pas si longtemps, certains laïques
affirmaient que tout cela, c’était « des
combats du passé »…
Combien de fois, en effet, ai-je entendu
d’éminents collègues de l’ULB me demander :
« Comment peux-tu quitter l’enceinte politique pour aller défendre la laïcité, alors que
nous sommes dans un espace qui a été dégagé de toutes ces questions ? »… Mais le
fait est que je suis un internationaliste. En
tant que président d’Oxfam notamment, j’ai
voyagé dans le monde entier et j’ai pu voir
combien était prégnante la question religieuse. Comprenez-moi bien : il y a 3.200 religions
inventoriées à l’ONU ; chacun croit à ce qu’il
veut, c’est tout à fait respectable… Mais la
manière dont, petit à petit, de par le monde,
j’ai vu le religieux réémerger dans l’espace public, et la manière dont le religieux se « vend »
au politique en lui garantissant une espèce de
« paix sociale », m’ont vraiment interpellé. Et quand j’ai entendu Sarkozy dire que
jamais l’instituteur ne pourra remplacer le
prêtre, j’ai compris que ces messages, que
j’avais entendus en Amérique latine et
en Afrique, arrivaient en Europe. Et ça,
c’est très dangereux !
Pierre Galand
Pierre Galand est né en
1940. Licencié en sciences
économiques et bachelier
en philosophie (UCL), il
est maître de conférences
et conseiller du recteur à
l’ULB. En 2007, après
avoir été actif dans différentes ONG et siégé au Sénat (PS), il a été élu président du Centre d’Action
Laïque (CAL).
Le président du CAL, Pierre Galand, note
que le primat de Belgique s’est mêlé à
une manifestation à laquelle participaient nombre de gens proches de l’extrême droite (lire ci-contre)…
S’il y a bien quelqu’un qui n’a vraiment rien
de commun avec l’extrême droite, c’est moi.
Or, j’étais à cette manifestation. Qu’il y ait eu
quelques personnes « ambiguës » de ce point
de vue, je ne le nie pas… mais je peux vous
dire que ce n’était certainement pas le gros
des gens que j’ai rencontrés, dont des Belges
de religion musulmane. Dans le chef de ses
organisateurs, la manifestation ne se voulait
certainement pas anti-démocratique. Je pense sincèrement qu’aller chercher cela pour
connoter la présence de tous les gens qui
étaient là me semble peu correct. Puisque
vous me mettez en balance avec Pierre Galand, je présume qu’en tant que personne très
soucieuse de la cause palestinienne – ce qui
est tout à son honneur – il s’est parfois retrouvé dans des manifestations en faveur des Palestiniens où se trouvaient des représentants
de mouvements musulmans un peu plus
durs, dont il ne se reconnaissait pas du tout…
Mais si dès qu’il y a des représentants dont on
ne partage pas les points de vue, on doit se
retirer de toute manifestation, alors, de
fait, on ne manifeste plus. En tout cas,
je peux vous répéter qu’à titre personnel, je ne me suis absolument pas
senti mal à l’aise ce dimanche.
présente donc l’opinion majoritaire du moment – dénie à l’opposant le droit de s’exprimer pacifiquement, le jeu démocratique s’en
trouve étouffé.
Pierre Galand dénonce la volonté de
groupes religieux de reprendre la main,
d’ébranler le principe de la séparation
des églises et de l’État. Votre réaction ?
Donc, quand des responsables d’église s’expriment sur la question du respect de la vie à
naître, ils ébranlent la séparation des églises
et de l’Etat, mais quand le président du CAL
milite pour le droit à l’avortement, il n’y aurait
rien à redire ?… Ce deux poids, deux mesures
ne tient pas debout. J’attends de mes amis laïques et favorables à la dépénalisation de
l’avortement qu’ils me respectent au point de
me laisser affirmer publiquement le contraire.
Il y a quelques mois les responsables du monde catholique et de la laïcité interpellaient en
front commun – et à l’initiative de cette dernière – les pouvoirs publics, sans que personne ne parle « d’ébranlement du principe de séparation des églises et de l’Etat ». Curieux,
non ? Il s’agissait alors de la questions des critères de régularisation pour les sans-papiers.
Un sujet qui touche à la dignité humaine. Un
sujet qui – comme l’avortement – ramène au
cœur même du débat démocratique. ■
Au-delà de cette manifestation, ce qui interpelle, c’est
que l’Eglise exige le changement de la loi sur l’IVG...
Ce n’est tout de même pas
un scoop de déclarer que
l’Eglise catholique n’a jamais été en faveur de cette loi… Mgr Léonard n’a
fait que rappeler publiquement cette conviction et je ne parviens
pas à comprendre en
quoi ceci serait intolérable. L’avortement touche à
la protection de la vie à naître et s’il est bien un débat
qui trouve toute sa place au
cœur de la démocratie, c’est
celui-là. Ce débat oppose durement des personnes animées, chacune à leur façon, Eric de Beukelaer est né
d’idéal et de passion. Tant en 1963. Il est licencié en
que chaque parti accepte la droit, philosophie et théoconfrontation des idées, la logie (Université grégodémocratie en sort grandie. rienne de Rome) et en
Mais si le camp qui se trouve droit canon (Münster). Il
du côté de la loi – et qui re-
Eric de Beukelaer
est recteur du séminaire
St-Paul, à Louvain-la-Neuve. En 1991, il a été ordonné prêtre. Depuis 2002, il
est porte-parole francophone des évêques.
www.lesoir.be
1NL
29/03/10 22:29 - LE_SOIR
Faites-vous un lien entre ce que
l’on a vu ce week-end et la montée de revendications
d’autres religions : le
droit de porter le voile
en tout lieu, par exemple ?
Au-delà de leurs divergences et parfois de leurs luttes, les
religions ont en effet une volonté de s’entendre, de se coaliser, au
nom du fait qu’elles sont issues du même monothéisme, etc. ■
La présence du nouveau primat de l’Eglise catholique belge, André Léonard, à la
tête de la « Marche pour la vie », ce dimanche, a surpris pas mal de monde.
Que leur répondez-vous ?
Souhaitent-ils exclure les évêques du débat
démocratique et confiner leur liberté d’expression aux sacristies comme d’autres reléguaient jadis les Indiens dans des réserves ethniques ? Le droit d’exprimer démocratiquement son opposition à une loi vaut pour tous,
en ce compris les évêques catholiques. Est-ce
à un porte-parole d’évêques de rappeler ici la
parole de Voltaire : « Je ne suis pas du tout
d’accord avec vos idées, mais je me battrai
pour que vous puissiez les exprimer » ?…
© D.R.
LE CONTEXTE
L’IVG
du 30/03/10 - p. 16