Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley

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Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley
LES NOUVEAUX RICHES.
UN ETHNOLOGUE DANS LA SILICON VALLEY.
Marc ABÉLÈS (2002)
Compte
rendu
Paris, Odile Jacob, 278 p.
ISBN 2-7381-1121-1
C
e court texte est un commentaire plutôt qu’un compte
rendu en bonne et due forme. Pour les lecteurs de cette
revue, l’intérêt principal de ce livre, écrit par un anthropologue notoire, est à mon avis qu’il permet de traiter du rapport
apparemment paradoxal entre le développement de l’économie sociale et solidaire et la privatisation du politique. Plus
spécifiquement, Marc Abélès y aborde les liens entre la nouvelle économie et le développement social, en s’arrêtant sur
les contributions des « nouveaux riches », propriétaires
d’entreprises high-tech dans la Silicon Valley, en Californie,
au financement d’organismes communautaires et d’entreprises de l’économie sociale et solidaire. L’anthropologue y
avance que les nouvelles formes de philanthropie qui caractérisent ce groupe sélect concordent tout à fait avec le « nouvel
esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999).
MANON BOULIANNE
Professeure adjointe
Département
d’anthropologie
Université Laval
Manon.Boulianne
@ant.ulaval.ca
Après avoir constaté la nouvelle vogue des donations
dirigées vers des acteurs sociaux qui œuvrent à la mise en
place d’innovations structurantes devant contribuer à l’amélioration des conditions de vie des démunis, l’auteur se
demande pourquoi ce genre d’initiatives est-il maintenant
privilégié aux dépens des organismes de charité ou des
investissements producteurs de visibilité et de prestige social
comme le mécénat dans le secteur de l’art, par exemple.
La comparaison avec d’autres formes de don apparaît
utile à l’analyse. Lors de la première période de développement de l’économie sociale et solidaire, à la fin du XIXe siècle,
les riches qui appuyaient l’entrepreneuriat social n’établissaient pas de lien direct entre leur don et leur entreprise ; ils
gagnaient de l’argent d’une part, ils en donnaient de l’autre.
Par ailleurs, la philanthropie américaine de la vague précédente se caractérisait selon l’auteur par un soutien financier
aux organismes de charité qui se voulait un complément à
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l’intervention étatique, en finançant « une réflexion qui aboutira à une meilleure
compréhension des maux qui frappent la société » (p. 116) ; c’est pourquoi des
fondations privées finançaient notamment les études supérieures et des activités de recherche. Ce type de philanthropie entre, selon Abélès, dans la
catégorie du don « raisonné », ce qui signifie que les donateurs souhaitent que
les sommes fournies contribuent à la compréhension des phénomènes sociaux
qui créent ou maintiennent les inégalités sociales afin de disposer de bases qui
guident l’intervention. Le but ultime est de promouvoir « un ordre social plus
juste, en suscitant l’innovation » (p. 108). Pour Abélès, un changement qualitatif
s’est produit chez les nouveaux philanthropes californiens. Leurs « dons », qui
n’en sont plus vraiment, diffèrent de ceux qui caractérisaient les formes
de philanthropie précédentes ; ils sont désormais intégrés dans une logique de
l’échange et du capital-risque et comme tels ils ne relèvent plus, selon Abélès,
d’une logique du don « raisonné » mais plutôt d’une logique d’investissement,
un investissement servant par ailleurs à exercer un contrôle plus grand sur
la communauté.
En ce qui concerne la dimension « investissement », notons d’abord que
les organismes financés par les donateurs de la Silicon Valley sont suivis de
près par ces derniers, qui tiennent à leur efficacité. L’insistance contemporaine
à évaluer la rentabilité, sociale ou autre, des entreprises collectives ou des
organismes communautaires est, selon l’auteur, liée à cette logique, car qui dit
investissement dit retour sur l’investissement et donc, nécessité de la mesure
de la performance effective des associations. La mesure englobe désormais des
initiatives qui, jusqu’ici, avaient fonctionné dans une logique de l’assistance et
s’étaient refusées à l’évaluation. « La philanthropie-risque peut apparaître ainsi
comme un avatar singulièrement pervers de la théorie maussienne1 » (p. 262).
Ce n’est plus une contrepartie qu’on attend du don, mais un rendement.
Par ailleurs, en ce qui concerne la dimension « communauté », Abélès
découvre à la suite de son travail de terrain qui l’a mené dans les bureaux des
entrepreneurs philanthropes de la Silicon Valley, haut lieu de l’innovation
technique et sociale, que ces derniers sont désireux non seulement de donner
de l’argent, mais également de leur précieux temps ; ils veulent s’impliquer
directement dans les projets qu’ils soutiennent financièrement, les suivre,
vérifier les résultats qu’ils procurent. Comment expliquer cette « générosité »
extra-monétaire ? Il semble bien que la réponse se situe du côté des représentations sociales et politiques qu’ils partagent. Abélès écrit en effet que « […]
Ce qui est en jeu, au-delà des mots et des intentions proclamées, c’est une
représentation du rapport entre l’individu et la communauté » (p. 258). Cette
représentation devient la clé de voûte de ces pratiques de philanthropie
nouvelles. Pour les capitalistes de la nouvelle économie de la Silicon Valley, la
« communauté » devient le lieu d’une action politique ayant une base individuelle et qui ne s’identifie pas du tout comme action politique. Les donateursinvestisseurs se représentent non pas comme citoyens agissant au sein d’un
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espace politique mais bien comme des investisseurs qui agissent dans la sphère
économique, sur une base privée, sans avoir à se soucier des régulations
imposées par une autorité politique quelconque, fût-elle locale ou centrale
(p. 259). Comme dans les communautés résidentielles privées, qui créent des
gouvernements parallèles aux autorités municipales, l’idée de communauté
véhiculée ici implique un rejet de l’État social ; l’intervention publique est jugée
bureaucratique et inefficiente et le « […] salut ne peut venir que de l’initiative
et de l’engagement privés » (p. 259). Dès lors, le lien soutenu par des aides
financières accordées n’est plus vraiment social ; il est plutôt de nature interindividuelle, ce qui représente d’ailleurs selon Abélès un corollaire du fait que
la nouvelle économie fonctionne pour une bonne part « en réseau ». La question
de fond que cette dynamique soulève a donc trait au débat de société qui
concerne le poids respectif à accorder à l’intervention étatique et à l’action individuelle et à l’équilibre à maintenir entre intérêt individuel et intérêt collectif.
D’un point de vue anthropologique, et de manière plus générale, Abélès
insiste sur l’importance de resituer les pratiques philanthropiques dans un
ensemble de significations qui forment une vision du monde et une éthique
culturellement et historiquement marquée, qui leur donne sens.
Note
1.
Car Mauss, en insistant dans son essai sur le don sur l’obligation du retour, développe, selon Abélès,
une théorie de l’échange plutôt qu’une théorie du don qui n’attendrait pas de retour.
Bibliographie
BOLTANSKI, Luc et Ève CHIAPELLO (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard,
843 p.
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