Le dernier empereur

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Le dernier empereur
Le dernier empereur
T
oujours en grande tenue,
cape, épaulettes ou bijoux de rigueur, canne à
la main et barbe noire
très soigneusement taillée,
l’homme semble tout droit
sorti d’un film des années 1960,
personnage extravagant qui
ajouterait les traits d’Omar
Sharif dans Lawrence d’Arabie
à la dégaine d’un basileus des
temps modernes. La comparaison byzantine n’est d’ailleurs pas innocente : arrièrepetit-neveu du grand martyr
de l’Église orthodoxe saint
Chrysostome de Smyrne, Michel Elefteriades a grandi au
sein d’une famille grecque
d’Asie Mineure installée au
Liban, dans la ville côtière de
Jounieh,à quelques encablures
de Beyrouth. Une enfance en
plein cœur du fief des Phalanges, marquée par la guerre
mais aussi par un multiculturalisme
très levantin. « Ma mère était libanaise,
on mangeait grec, mais je lisais en français et mes chanteurs préférés étaient Léo
Ferré et Boby Lapointe », se souvient le
quadragénaire.
À 17 ans, le jeune homme s’engage
dans l’armée du généralAoun,avec qui
il se bat contre les Syriens,jusqu’à l’exil
du leader libanais en France. Il part
ensuite étudier à Nantes dans une école
d’arts graphiques,puis rentre au Liban
en 1991. Michel Elefteriades fonde
alors les Mouvements unis de résistance pour lutter contre l’occupant,
mais doit bientôt repartir pour la
France puis Cuba après avoir échappé
à deux tentatives d’assassinat. Il attendra l’élection d’Émile Lahoud à la tête
de l’État pour revenir au Liban, à la fin
des années 1990.
Issu d’une famille impliquée sur la
scène musicale libanaise et lui-même
peintre, l’homme reprend dès lors le
flambeau artistique et se tient à l’écart
de la politique pour un temps.
Il accompagne de nombreux artistes
locaux et étrangers au sein de sa maison de disques Elefrecords et les fait
jouer dans sa grande salle de spectacle
au cœur de Beyrouth,le Music Hall.Sa
passion pour les rencontres culturelles
fait naître des mélanges détonnants.
Capable d’associer sur un même disque
un vieux chanteur libanais et un
ment un grand concert pour le retour
au pays du général Aoun.Mais il refuse
de s’engager plus avant sur la scène
politique : « Je n’ai pas voulu intégrer son
parti comme cadre, bien qu’on me l’ait
proposé. J’ai considéré que le général faisait très bien les choses sans moi, et qu’il
était inutile que je gaspille mon énergie
sur la politique intérieure libanaise. »
Car l’artiste a un grand projet, mégalo à souhait. La même année, en présence d’un représentant de l’Onu et
du ministre de la Culture du Liban, il
annonce la naissance du “Nowheristan”, dont il se proclame premier et dernier empereur. Un pays“de nulle part”
ayant vocation à remplacer l’ensemble
des gouvernements, pour placer la
population mondiale sous
l’autorité éclairée de deux
sénats composés par les anciens les plus sages de la planète.
Assis dans son quartier général, Utopia Now, sous de
grandes citations peintes sur
les murs où se mêlent des
phrases d’Einstein, de Baudrillard et de Helder Camara,
l’empereur s’amuse de l’incrédulité de ses interlocuteurs
et rappelle que toutes les grandes aventures humaines – religions, philosophies et utopies
politiques – ont commencé à
partir de la volonté d’un seul
homme.
Soudain, une voix l’interrompt. Un serveur en livrée
s’approche du petit salon et
annonce : « Son Altesse est servie. » Ce soir,le premier et derSon Altesse
nier empereur du Nowherisorchestre gipsy d’Europe cen- impériale
tan reçoit les ambassadeurs au
trale ou de faire chanter une Michel
Liban du royaume de Beljeune artiste spécialisée dans la Elefteriades, gique, du Chili et de la Corée
musique arabe sur des airs de premier
du Sud, comme il l’a déjà fait
salsa joués par des musiciens et dernier
avec des personnalités aussi
cubains, il organise tous les empereur
diverses que Sting, Tariq Rasoirs des shows survoltés sur la du “Nowhe- madan, Michel Onfray,Noam
scène de son music-hall, pour ristan”.
Chomsky, Zucchero, Roland
le plus grand bonheur des
Dumas, Kevin Spacey ou
spectateurs venus de tout le Moyen- encore l’ambassadeur des États-Unis.
Orient.
Des rendez-vous réguliers étonnants
C’est par la musique qu’il revient à où Michel Elefteriades est capable
l’activisme en 2005.L’assassinat du pre- de faire venir son orchestre jouer la
mier ministre Rafic Hariri vient d’en- Marche consulaire pour ses invités.
traîner le pays dans la révolution du Forcément extravagant, absolument
Cèdre et Michel Elefteriades se lance rock’n roll… mais pas si déjanté.
VALENTIN G OUX
dans les festivités, organisant notamROGER MOUKARZEL
Liban Artiste,
businessman
et activiste, Michel
Elefteriades est surtout
le révolutionnaire
le plus baroque
du Moyen-Orient.
Portrait d’une figure
incontournable
de la vie beyrouthine.
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